Les Chemins de fer et le budget (Colson)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 133 (p. 371-407).
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LES CHEMINS DE FER
ET LE BUDGET

II.[1]
LES CHARGES DE L’ÉTAT EN 1894 VARIATIONS DEPUIS 1884 ET PERSPECTIVES D’AVENIR

Nous avons précédemment passé en revue les lois et conventions en vertu desquelles l’Etat a assumé une part notable des charges entraînées par l’établissement de notre réseau de chemins de fer. Il faut reconnaître que, pour les lignes à très faible trafic, surtout quand elles traversent des pays difficiles, où la construction est toujours coûteuse, cette intervention financière de l’Etat est une nécessité. Quand, dans un intérêt de solidarité nationale, les pouvoirs publics décident la construction d’une ligne qui ne doit pas rémunérer le capital qu’elle absorbera, même en tenant compte du trafic qu’elle procurera aux lignes auxquelles elle servira d’affluent, il faut bien que les contribuables couvrent le déficit, sous une forme ou sous une autre. À plus forte raison doit-il en être ainsi, pour les lignes construites dans un intérêt militaire, ou pour celles que l’on établit dans les pays neufs, en vue d’y développer la colonisation. Nous verrons d’ailleurs que, sans parler des bénéfices indirects dus au développement de la richesse générale, le Trésor public trouve une compensation partielle dans les recettes importantes qu’il tire directement des chemins de fer.

Ce n’est donc pas le principe même du concours de l’Etat que l’on peut critiquer. Mais, en voyant l’énormité des charges qu’il entraîne, on doit se demander s’il n’a pas été étendu à des lignes vraiment trop coûteuses pour les services qu’elles rendent ; si, dans beaucoup de cas, la part contributive des populations intéressées n’a pas été réduite outre mesure ; enfin et surtout, il faut reconnaître qu’on a été un peu vite, depuis vingt ans, dans la voie des dépenses et des dégrèvemens, en matière de chemins de fer comme en beaucoup d’autres. Dans le système d’association établi chez nous entre l’Etat et les compagnies, la sagesse voudrait que l’Etat n’accrût ses charges, pour les lignes neuves, que dans la mesure où les charges assumées pour les lignes anciennes s’atténuent par le développement du trafic. Ni les auteurs du grand programme de travaux publics de 1879, ni ceux des conventions passées en 1883 pour ne pas abandonner l’exécution de ce programme, ne croyaient sortir de cette mesure. Le développement des charges budgétaires, depuis cette époque, a prouvé qu’ils s’étaient singulièrement trompés. Quelle est, dans les déceptions subies à cet égard, la part des erreurs qu’il eût été possible d’éviter, et quelle est la part des événemens impossibles à prévoir ou des fautes commises depuis lors ? C’est là une recherche historique, qui peut contenir d’utiles enseignemens pour l’avenir.


Avant d’entrer dans les détails, nous croyons utile de placer sous les yeux du lecteur un tableau graphique qui résume, sous une forme saisissante, la marche générale des dépenses et des recettes du réseau des chemins de fer d’intérêt général, depuis l’année 1872, la première après la mutilation de notre territoire.

De 1872 à 1894, la longueur moyenne des lignes en exploitation chaque année a plus que doublé, passant de 17 438 à 35 973 kilomètres, tant par la construction de lignes nouvelles que par l’incorporation de chemins de fer d’intérêt local. Le capital dépensé, au 1er janvier de chaque année, sur les lignes en exploitation pendant l’année, a suivi une marche parallèle, passant de 8 033 à 15 437 millions. On peut s’étonner que le capital d’établissement croisse presque aussi rapidement que la longueur kilométrique, alors que les lignes secondaires, qui se construisent actuellement, sont bien moins coûteuses que les grandes artères, qui comportent un excellent profil et des installations de gare beaucoup plus importantes. Mais il ne faut pas oublier que le capital d’établissement ne s’accroît pas seulement du coût des lignes neuves : les travaux complémentaires, les augmentations de matériel roulant nécessaires sur les anciennes lignes, jouent, dans son accroissement, un rôle presque égal. C’est ce qui explique que, même depuis le ralentissement des travaux neufs, cet accroissement soit encore de 250 à 300 millions par an, ce qui correspond à une progression de 10 à 12 millions dans les dépenses annuelles d’intérêts et d’amortissement.

Tandis que les charges du capital suivent ainsi une marche régulièrement ascendante, les recettes brutes, au contraire, ne progressent que fort irrégulièrement, et avec d’amples oscillations. De 1872 à 1879, malgré ces oscillations, la ligne s’écarte peu de la direct ion générale répondant à une progression moyenne de 22 millions par an, soit 2, 5 pour 100, par an, de la recette moyenne pendant cette période. De 1886 à 1894, nous constatons également une progression assez régulière, atteignant en moyenne 20 millions, ou 2, 2 pour 100 de la recette brute, pour chaque année. Mais dans l’intervalle, de 1879 à 1886, nous trouvons d’abord une poussée absolument anormale, suivie d’une dépression non moins exceptionnelle, donnant comme résultat final, entre la première et la dernière année de cette période, une progression moyenne de 13 millions seulement par an, inférieure d’une dizaine de millions à ce qu’elle aurait dû être, d’après la loi générale des deux périodes antérieure et postérieure. De là un retard de 60 à 80 millions sur la progression normale des recettes, qui n’a pas été rattrapé depuis lors.

La courbe des dépenses et celle des recettes nettes présentent à peu près la même marche que celle des recettes brutes, jusque vers 1890. Les augmentations ou les diminutions des dépenses suivent, avec un peu de retard, celles des recettes. C’est qu’en effet, quand une augmentation exceptionnelle de trafic se produit brusquement, on commence par y faire face, tant bien que mal, avec les moyens d’action dont on dispose, par un surcroît d’efforts de tous les agens ; c’est seulement peu à peu que l’on met le personnel, le nombre des trains, etc., en rapport avec les besoins, et que les dépenses suivent la progression des recettes. De même, dans les momens de crise, il faut un certain temps pour effectuer les modifications de service et les réductions de personnel qui permettent de réaliser les économies indispensables.

Jusqu’en 1890, la comparaison des trois courbes n’offre rien d’anormal. Mais de 1890 à 1893, on constate ce phénomène très inquiétant, d’une diminution des recettes nettes coïncidant avec une augmentation des recolles brutes. C’est qu’en effet, dans cette période, l’accroissement des dépenses dépasse de beaucoup celui des recettes, et atteint le chiffre excessif de 27 millions en moyenne par an. De là l’ascension rapide des garanties d’intérêts, qui, se produisant en dehors de toute crise, avait à si juste titre effrayé les pouvoirs publics. Heureusement, ce mouvement ascendant des dépenses a pu être enrayé grâce à un effort énergique des compagnies, encouragées par l’administration. En 1891, on a pu faire face à un accroissement notable du trafic sans aucune augmentation des dépenses, et par suite, le produit net a sensiblement progressé. L’année 1895, comme l’année 1894, se présente sous un aspect plus rassurant que les précédentes.

Le tableau montre que les conventions de 1883 ont été passées à un moment pour ainsi dire unique dans l’histoire des chemins de fer, au lendemain d’une période de prospérité sans précédens, et à la veille d’une crise également sans précédens. De là l’optimisme général qui régnait au moment de la discussion ; de là aussi la déception qu’on a éprouvée, aussitôt après la mise en vigueur du nouveau régime. Si la prudence devait faire prévoir qu’on ne conserverait pas, dans leur intégralité, les bénéfices de plus-values évidemment exceptionnelles, rien ne pouvait annoncer une chute aussi profonde. C’est en 1881 que le produit net avait atteint son maximum, 550 millions. Quatre années après, il avait baissé de 80 millions. Laissant de côté l’année d’exposition 1889, nous voyons qu’en 1890 et 1891 on avait à peine retrouvé le produit net de 1881, tandis que, dans l’intervalle, le capital d’établissement avait augmenté de quatre milliards. En 1893, par suite de l’augmentation des dépenses, on avait reperdu 30 millions ; on les a regagnés en 1894. On n’a donc plus perdu de terrain, mais on n’en a toujours pas gagné, pendant que le capital à rémunérer et à amortir continue d’augmenter.

Les chemins de fer d’intérêt local présentent un résultat encore moins satisfaisant. Les lignes nouvelles, construites sous le régime de la loi de 1880, ont remplacé celles qui ont été incorporées dans le réseau d’intérêt général, à la suite des rachats de 1878 et des conventions de 1883. Le capital d’établissement, qui atteint 330 millions, la recette brute, qui s’élève à 18 millions, sont remontés à peu près aux chiffres maxima atteints avant les incorporations. Mais le revenu net, qui était alors de 4 à 5 millions, n’est plus que de 3 millions, car les lignes nouvelles ne valent pas les anciennes. Les tramways transportant des marchandises, qui sont de véritables chemins de fer sur routes, y ajoutent 08 millions de capital, et une recette brute de 5 millions. qui ne dépasse que d’un million les frais d’exploitation.

Le réseau algérien et tunisien donne un résultat analogue. Il y a vingt ans, on exploitait 513 kilomètres, qui avaient coûté 160 millions, et qui donnaient 4 à 5 millions de recettes brutes. Il y a dix ans, le réseau avait 1 780 kilomètres, le capital montait à 391 millions et la recette à 18 millions. En 1894, pour 3 175 kilomètres, le capital dépasse 650 millions et la recette brute 25 millions. Mais en raison du peu de productivité des lignes nouvelles, le produit net reste voisin de 3 millions, et ne contribue que pour une part insignifiante à la rémunération du capital.

C’est cette extension générale du réseau, et du capital employé à sa construction, qui, n’étant pas accompagnée d’une progression équivalente des recettes, a amené le développement des charges dont nous allons maintenant examiner le détail.


Dans cet examen, nous prendrons pour base, non pas les dépenses soldées sur le budget de l’exercice 1894, mais les charges et recettes afférentes à l’année d’exploitation 1894. Les paiemens imputés sur un budget ne donneraient pas une idée exacte de la situation. En effet, la garantie d’intérêt afférente à une année n’apparaît pas au budget de cette année ; elle n’apparaît même qu’en partie au budget de l’année suivante, au moment où la compagnie présente ses comptes. L’Etat verse, à ce moment, une forte provision ; puis on règle le solde, quelques années après, quand les comptes sont vérifiés ; enfin, si la compagnie n’accepte pas toutes les décisions prises par le ministre à la suite de la vérification, et porte ses réclamations devant le Conseil d’Etat, il peut y avoir des versemens complémentaires plusieurs années après, quand les procès sont jugés. De même, les annuités donnent lieu à des versemens de provisions, à des paiemens ultérieurs de soldes, et enfin à des règlemens contentieux. Les imputations faites sur un budget dépendent donc, en partie, de la marche de la vérification des comptes, et ne donneraient pas une idée exacte de la situation propre à chaque année.

Pour la plupart des règlemens de comptes entre l’Etat et les compagnies relatifs à l’exercice 1895, nous sommes obligés de prendre les chiffres donnés par les compagnies, la vérification n’étant pas encore faite. Nous pouvons seulement indiquer, d’après les résultats obtenus pour les exercices antérieurs, que le résultat probable de cette vérification sera d’alléger un peu les annuités, pour charger les garanties d’intérêts ; en effet, les compagnies tendent naturellement, dans tous les cas douteux, à charger le compte des subventions qui leur sont définitivement acquises, plutôt que celui des avances remboursables.

Nous tenons d’ailleurs à spécifier que nous n’entendons donner ici d’avis sur aucune question litigieuse. Nous recherchons la marche générale des charges budgétaires ; or, malgré leur importance souvent assez grande, les rectifications auxquelles conduiront les débats en cours ne peuvent exercer sur cette marche qu’une influence secondaire. Nous utilisons donc les chiffres des statistiques ou des comptes, en les arrondissant généralement, et en passant, autant que possible, à côté des discussions de détail qui ne rentrent pas dans notre sujet.

C’est d’après ces bases que nous allons examiner les charges incombant au budget, 1° comme intérêts de capitaux dépensés par l’Etat, 2° comme garanties d’intérêts aux grandes compagnies, 3° comme garanties aux compagnies secondaires.


I. — INTÉRÊTS DES DÉPENSES D’ÉTABLISSEMENT SUPPORTÉES PAR L’ÉTAT

Les statistiques fixent à 15 437 millions les dépenses d’établissement faites au 1er janvier 1894 sur les lignes d’intérêt général qui ont été exploitées dans le courant de l’année. Ce chiffre ne comprend que les dépenses faites par l’État, les localités, et les compagnies qui existent actuellement. Les travaux exécutés par des compagnies qui ont disparu ne sont portés en compte que pour le prix de rachat payé par les concessionnaires actuels ou par l’Etat ; le surplus des dépenses de ces compagnies a disparu dans les faillites et les liquidations ; il est considéré comme amorti. Il y a là un capital de plusieurs centaines de millions, dont la perte ne doit pas être oubliée, car le caractère aléatoire que l’industrie des chemins de fer présentait au début, pour les capitaux engagés, est précisément ce qui explique et justifie la rémunération élevée reçue aujourd’hui par une partie de ces capitaux.

La statistique officielle divise les dépenses en part contributive de l’Etat, part des localités, part des concessionnaires ; mais elle comprend l’administration des chemins de fer de l’Etat parmi ces derniers. Au point de vue qui nous occupe, nous devons modifier un peu les bases adoptées pour cette répartition. Les dépenses de rachat et d’achèvement des lignes du réseau d’État rentrent dans celles qui ont été faites directement sur fonds du Trésor. Au contraire, les dépenses faites par les compagnies en remboursement de leur ancienne dette ne peuvent, sans double emploi, être confondues dans celles dont les intérêts grèvent directement le budget, puisque les obligations émises pour y faire face sont comprises dans le capital garanti. Ces rectifications faites, on trouve, pour la somme fournie effectivement par l’Etat, un chiffre de 4 363 millions, et pour les subventions locales 179 millions. Avec les travaux en cours sur les lignes en construction, la dépense faite par l’État, pour l’établissement de notre réseau, dépassait 4 milliards et demi au 1er janvier 1894.

La part contributive de l’Etat dans le capital d’établissement prend une importance relative de plus en plus grande, à mesure que l’on construit de plus mauvaises lignes. Elle s’est accrue surtout dans la période des rachats et des grands travaux, de 1878 à 1883. Au 1er janvier 1878, les sommes fournies par l’Etat, en travaux et subventions aux compagnies, ne dépassaient pas 1 milliard et demi ; au 1er janvier 1884, les dépenses de l’Etat sur les lignes en exploitation ou on construction atteignaient 3 milliards et demi, avec une augmentation de 2 milliards en six années. Depuis lors, l’accroissement a été bien moins rapide, en raison du ralentissement des travaux, et aussi de l’importance des imputations faites sur le remboursement de l’ancienne dette des compagnies, dans les premières années qui ont suivi les conventions.

Les dépenses de l’Etat ont été couvertes les unes au moyen des ressources directes du budget, les autres au moyen d’avances faites par les compagnies.


Le premier groupe monte à environ 2900 millions, d’après une étude très soignée faite, en 1894. par M. Burdeau, ministre des finances. La presque totalité de cette somme a été réalisée par voie d’emprunts. M. Burdeau estimait, avec raison, que même la fraction minime qui a été imputée sur les crédits du budget ordinaire, devait être considérée comme ayant grossi la dette publique ; en effet, presque aucun des budgets où cette imputation a été admise ne s’est soldé sans un déficit notable, et il est naturel de considérer les emprunts, au moyen desquels a été comblé ce déficit, comme affectés plus particulièrement à celles des dépenses du Trésor qui constituaient une sorte de placement, c’est-à-dire aux travaux neufs. L’analyse des conditions de réalisation de ces emprunts le conduisait à évaluer les intérêts qui grèvent le budget, en raison des sommes réalisées directement pour la construction des chemins de fer, au chiffre de 130 millions, que nous adoptons. Dans ce chiffre, les chemins de fer de Dakar à Saint-Louis, du Soudan et du Sud Oranais entrent pour 34 millions en capital, et pour 1 million et demi en intérêts.

Les dépenses de cet ordre ne paraissent pas devoir augmenter beaucoup dans l’avenir. En 1894 et 1895, les dépenses d’établissement faites sur fonds d’Etat, pour les chemins de fer, ont été d’environ 11 millions. Au budget de 1890, on a réduit à 8 500 000 francs les crédits correspondans ; pour les travaux complémentaires et acquisitions de matériel roulant du réseau d’Etat, le crédit est de 5 millions, à peu près égal à la dépense à prévoir dans chacun des exercices ultérieurs ; pour la construction de lignes neuves, tant en France qu’en Algérie, on a ramené les crédits à 4 300 000 francs, par une réduction peut-être excessive. Il reste, en effet, à dépenser 13 à 14 millions, pour terminer les lignes du réseau d’État en construction, longues de 138 kilomètres, et 4 millions pour terminer la ligne d’Aïn-Sefra à Djenien-bou-Rezg. Après cet achèvement, il ne restera guère à exécuter, sur fonds du Trésor, que 180 kilomètres environ de lignes évaluées à 40 millions, et ne présentant d’ailleurs pas un caractère d’urgence, puis, peut-être, une ou deux nouvelles pénétrations dans le Sud Algérien.

En tout cas, il est difficile d’estimer à moins de 9 ou 10 millions par an la somme qui devra continuer à être inscrite au budget ordinaire de chaque exercice, pour des travaux neufs ou complémentaires destinés à accroître le capital d’établissement du réseau national. Cette dépense n’augmenterait pas les charges d’intérêts de la dette, si nos budgets se soldaient en équilibre.

Les charges d’intérêts et d’amortissement des dépenses d’établissement faites par l’Etat, au moyen d’avances des compagnies de chemins de fer, sont plus faciles à dégager dans le budget, car elles font l’objet de crédits spéciaux.

Les annuités dues par application des conventions antérieures à 1883 figurent dans deux chapitres : l’un, montant à 41 millions, dont près de 4 afférens aux lignes algériennes de la compagnie de Lyon, est inscrit au budget du ministère des finances, et contient les annuités définitivement réglées ; l’autre, qui est de 7 à 8 millions, figure au budget du ministère des travaux publics et comprend les annuités en voie de règlement, et principalement les annuités provisoires dues pour les lignes où des doublemens de voie ont été opérés, dans un intérêt stratégique, avant que les besoins du service commercial n’imposent cette dépense à la compagnie. L’ensemble de ces annuités, montant à 48 millions, ne parait devoir subir, dans l’avenir, que des variations relativement peu importantes, en plus ou en moins.

Il n’en est pas de même des annuités répondant aux avances faites par les compagnies en vertu des conventions de 1883. Ces annuités vont en augmentant chaque année, et continueront à augmenter pendant une longue période. Les dépenses faites au 1er janvier 1894, en vertu des conventions de 1883, atteignaient 1 186 millions ; mais, sur cette somme, 568 millions provenaient des subventions des compagnies et du remboursement de leur dette, en sorte que l’ensemble des avances faites à l’Etat n’atteignait que 614 millions, donnant lieu au paiement d’annuités qui montent à 35 millions pour l’année 1894. Les dépenses restant à faire, pour achever le réseau concédé en 1883, y compris les quelques lignes qui ne sont pas encore dénommées, sont évaluées entre 1 200 et 1 300 millions, dont moins de 300 à la charge des compagnies. C’est donc près d’un milliard que celles-ci auront encore à avancer à l’État ; les annuités augmenteront par suite, d’ici à la fin des travaux, d’environ 40 millions, si l’on admet que le taux d’intérêt et d’amortissement reste voisin de 4 pour 100 ; mais cela suppose que le loyer de l’argent continuera à baisser, puisque la charge de l’amortissement augmente, à mesure que l’on approche du terme des concessions.

L’estimation que nous donnons, pour les travaux des lignes en construction ou à construire, d’après les études faites jusqu’ici, répond à une moyenne dépassant 250000 francs par kilomètre, non compris les frais généraux et intérêts intercalaires. C’est un chiffre élevé, et la Chambre a souvent exprimé le désir de le voir réduire à 200000 francs ; mais c’est là un désir auquel il ne dépend pas de l’administration de donner entière satisfaction. En effet, les concessions faites comprennent, d’une part, des lignes stratégiques (fui doivent être établies dans des conditions techniques très onéreuses, d’autre part, des lignes de montagne, qui seront fort coûteuses, dans quelques conditions qu’on les établisse. L’emploi de la voie étroite ne donne de sérieuses économies que pour les lignes situées dans les régions assez tourmentées ; mais il n’est pas applicable aux sections isolées, de trop faible longueur pour avoir une exploitation indépendante. Les crémaillères, la traction électrique sur fortes rampes, peuvent donner, pour quelques sections en montagne, des solutions avantageuses ; mais il faudra toujours se résigner à une dépense moyenne très élevée, si l’on ne veut abandonner aucune partie d’un programme dressé à une époque où l’on ne reculait pas devant la dépense.

Nos prévisions comprennent 51 millions à dépenser par la compagnie de l’Ouest, au compte du remboursement de sa dette, pour ouvrir aux diverses lignes de son réseau et à la Ceinture un nouvel accès dans Paris (gare des Invalides), et pour doubler les voies de Rennes à Brest et de Caen à Cherbourg : ces travaux font l’objet d’une convention soumise aux Chambres. Ils n’aggraveront pas les charges futures de l’État, car si les conventions en vigueur n’étaient pas modifiées, la somme encore due par la compagnie de l’Ouest serait presque entièrement absorbée par l’accumulation des intérêts composés, portés en compte jusqu’à l’entier achèvement des lignes concédées en 1883 ; si la ratification du nouveau contrat ne venait pas donner à cette somme un emploi utile, c’est la part contributive des compagnies dans les dépenses futures qui se trouverait réduite, et non la somme à imputer au compte des annuités. Comme, d’ailleurs, il s’agit de travaux qui seront sans doute rémunérateurs, on peut espérer que leur exécution aux frais de la compagnie de l’Ouest ne grossira pas non plus la garantie d’intérêts.

En combien de temps les 40 millions d’annuités futures viendront-ils s’ajouter aux 25 millions dus pour 1894 ? Cela dépendra de la marche imprimée aux travaux. Cette marche est réglée par un article de la loi de finances, qui fixe, pour chaque année, le montant maximum des travaux neufs à exécuter sur les lignes concédées en 1883. Mais, jusqu’ici, cette limitation a été superflue, car l’administration est toujours restée au-dessous des autorisations de dépenses accordées par le Parlement ; l’écart a été, chaque année, d’une vingtaine de millions au moins. La dépense effective atteignait 106 millions en 1884, en raison du grand nombre de lignes entreprises dans les années précédentes ; elle a été ramenée aux environs de 120 millions de 1886 à 1889, et aux environs de 100 millions de 1890 à 1893.

Le nombre de kilomètres pour lesquels des crédits étaient prévus au budget, qui était de 3 400 au 1er janvier 1884, était descendu à 1 900 au 1er janvier 1892. Mais il a été considérablement augmenté en 1892 et 1893, en sorte que la longueur des lignes en construction était remontée à 2 550 kilomètres au 1er janvier 1894.

Cette augmentation n’a pas eu d’effet immédiat sur les dépenses de 1894, car les lignes nouvellement inscrites au budget n’entraînent que fort peu de frais dans les premières années. Les études et les enquêtes auxquelles donne lieu l’emplacement des stations, la rédaction des projets d’exécution, les formalités légales des acquisitions de terrains, prennent environ deux années, pendant lesquelles des crédits minimes suffisent. Mais sitôt les expropriations faites et les premières adjudications passées, il importe que les travaux soient poussés avec activité, car une fois les dépenses engagées, les intérêts des capitaux qu’elles absorbent constituent une charge sans compensation, tant que la ligne n’est pas ouverte à l’exploitation. L’inscription de nombreuses lignes nouvelles aux budgets de 1892 et de 1893 aurait donc entraîné une forte augmentation des dépenses des exercices suivans, si des mesures énergiques n’avaient été prises pour y obvier.

Déjà M. Viette avait réduit à 240 kilomètres les inscriptions nouvelles au budget de 1894, en reconnaissant la nécessité de restreindre l’étendue des chantiers. M. Jonnart ramena à 95 millions les dépenses effectives de l’exercice, en ajournant, pour en réviser les projets, les lignes trop onéreuses qui n’étaient pas commencées ; il proposa de réduire à 90 millions les dépenses autorisées pour 1895, et de ne doter au budget de cet exercice aucune ligne nouvelle. Non seulement ces propositions ont été sanctionnées par les Chambres, mais encore le Sénat a introduit dans la loi de finances un article, d’après lequel la liste des lignes à construire chaque année, au lieu d’avoir le caractère d’un simple renseignement communiqué au Parlement, constituera désormais un tableau annexé au budget, de sorte qu’aucun chemin de fer nouveau ne pourra être entrepris sans un vote formel des deux Chambres.

Poursuivant le programme d’économies dressé par MM. Jonnart et Burdeau, puis adopté par MM. Barthou et Poincaré, le Parlement vient de réduire à 80 millions les dépenses autorisées pour 1896 ; dans le tableau annexé à la loi de finances, on a supprimé 207 kilomètres de lignes antérieurement dotées, et reconnues trop onéreuses ou trop peu productives, en y substituant, il est vrai, 164 kilomètres de lignes nouvelles.

Grâce à ces mesures, l’étendue des chemins de fer en construction, à la fin de 1896, sera ramenée à 1 900 kilomètres, pour l’achèvement desquels il restera à dépenser, à ce moment, environ 320 millions. On pourra encore réduire ce chiffre, tout en remplaçant chaque année, par des inscriptions nouvelles au budget, une partie des lignes à ouvrir au cours de l’exercice. Si, comme cela est probable, les travaux à faire, d’ici à 1900, comprennent les lignes à exécuter par la compagnie de l’Ouest sur le remboursement de sa dette, le maximum de la dépense totale annuelle pourra être maintenu à 80 millions, sans que la part à rembourser par l’Etat en annuités dépasse 60 millions.

Ainsi, le montant des annuités correspondant aux conventions de 1883 croîtrait, à raison de 2 à 3 millions par an. Il atteindrait le plein de 65 millions environ vers 1910 ou 1912. C’est, en effet, vers cette date que seraient terminés les 2 000 kilomètres de lignes qui ne sont pas encore dotées au budget, en supposant qu’on les y inscrive à raison de 200 kilomètres en moyenne par an à dater de 1897. Les pouvoirs publics restent d’ailleurs entièrement maîtres d’accélérer ou de ralentir cette marche, selon la situation budgétaire. Mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est qu’il est impossible, en cette matière, de procéder par à-coups ; que toutes les fois qu’on commence une ligne nouvelle, on engage plusieurs budgets, et qu’entreprendre trop de travaux, pour les traîner ensuite en longueur, est un véritable gaspillage de la fortune publique. Il importe donc au plus haut degré, en arrêtant la liste des lignes à commencer chaque année, de porter ses vues sur un avenir un peu étendu, et de ne pas aller de l’avant sans programme arrêté ; comme on l’a fait à certains momens. Pour compléter le tableau des annuités incombant au Trésor, nous devons y faire figurer la soulte due à la compagnie d’Orléans, pour l’échange de lignes fait en 1883 entre elle et le réseau d’Etat ; cette soulte représente l’excédent du produit net des lignes cédées sur celui des lignes reçues ; elle est portée, dans les comptes de la compagnie, pour une somme voisine de 3 millions par an, que le règlement final paraît devoir réduire sensiblement.

Nous omettons volontairement l’annuité de 20 500 000 francs que l’Etat sert à la compagnie de l’Est, en vertu de la convention du 17 juin 1873, tant comme paiement des lignes détachées de son réseau par suite de la perte de l’Alsace-Lorraine (lignes remises à l’Allemagne pour une somme des 325 millions en déduction des s’milliards), que pour lui tenir compte de divers autres dommages, et des travaux nécessaires pour rendre exploitable son réseau mutilé. Cette annuité rentre dans les charges de la guerre, et nullement dans les dépenses assumées par l’Etat pour le service des chemins de fer de la France actuelle.

De même, l’annuité de 2 millions et demi que l’Etat sert aux compagnies en remplacement des garanties de 1871 et 1872, les intérêts des 208 millions d’obligations à court terme émises de 1886 à 1891 pour le paiement des garanties d’intérêts, et ceux des 103 millions de prélèvemens faits depuis lors, dans le même but » sur la dette flottante du Trésor, ne sauraient être compris dans les dépenses que l’Etat supporte pour le service public des chemins de fer en 1894. La situation financière a conduit à imputer sur fonds d’emprunts, à certains momens, des dépenses qui avaient pour objet, non d’améliorer l’outillage national, mais de subvenir à une partie du déficit annuel ; que l’insuffisance des ressources normales ait été dissimulée sous des apparences de comptes spéciaux, ouverts pour couvrir les dépenses permanentes résultant des conventions, ou qu’elle apparaisse franchement dans les découverts des anciens budgets, elle n’en conserve pas moins le caractère d’un déficit budgétaire qui ne rentre pas dans l’objet spécial de notre étude.


En résumé, nous constatons que les charges d’intérêts des capitaux consacrés par l’Etat à l’établissement ou au rachat de chemins de fer atteignent, pour l’année 1894, la somme totale de 130 + 48 + 25 + 3 = 206 millions. Sur ce total, 201 millions s’appliquent à des dépenses faites dans la France métropolitaine, et 5 millions à des dépenses intéressant l’Algérie ou le Sénégal. À ces sommes s’ajouteront peu à peu 40 millions pour les avances restant à faire par les grandes compagnies en vertu des conventions de 1883 ; la progression annuelle paraît devoir être de 2 à 3 millions, d’après la marche plus lente adoptée depuis peu par les pouvoirs publics pour les travaux.

A côté de ces charges d’intérêts, les dépenses annuelles, en travaux neufs ou travaux complémentaires, imputés sur le budget ordinaire et concernant surtout le réseau d’Etat, ont atteint 11 millions pour l’année 1894. On peut les ramener à 9 ou 10 millions, mais ce chiffre constitue certainement un minimum pour une assez longue période.


II. — GARANTIES D’INTERETS DES GRANDES COMPAGNIES

De toutes les charges budgétaires dues aux chemins de fer, la garantie d’intérêts est celle qui soulève le plus de récriminations. C’est, en effet, celle qui donne lieu aux variations les plus amples, puisqu’elle se règle d’après les profits et pertes de cinq grandes exploitations industrielles, dont le chiffre d’affaires approche d’un milliard. On conçoit le trouble que doit jeter dans les prévisions budgétaires un élément aussi aléatoire ; mais on voit aussi que, contrairement aux autres dépenses, dont la progression est continue, celle-ci trouve dans l’élasticité des recettes une chance très sérieuse de réductions futures.

Nous avons vu que, de 1872 à 1879, quatre compagnies avaient fait appel à la garantie, pour des sommes dont le total annuel variait entre 30 et 50 millions. En 1881 et 1882, au contraire, la compagnie de l’Ouest continuait seule de demander à l’Etat des avances, l’une de 10 et l’autre de 7 millions, tandis que l’Est, le Midi et l’Orléans remboursaient ensemble au Trésor des sommes doubles. La compagnie de Lyon, qui n’avait pas de dette envers l’état, donnait 75 puis 65 francs de dividende à ses actionnaires. Déjà, en 1883, la situation était moins bonne ; l’Est et l’Ouest avaient ensemble 10 millions de déficits, en regard de 6 millions seulement d’excédens à reverser par le Midi et l’Orléans. La compagnie de Lyon ne pouvait distribuer un dividende de 55 francs qu’en portant au compte d’établissement 10 millions de déficit, usant ainsi, presque pour la première fois, de la faculté de capitaliser les insuffisances des lignes neuves, qu’elle s’était réservée dans les conventions de 1875. En 1884, un changement à vue se produit : les cinq compagnies font appel à la garantie pour plus de 40 millions.

Il était naturel qu’une pareille transformation, se produisant l’année où les conventions entraient en vigueur, fît invoquer l’adage : post hoc, ergo propter hoc. C’est, on peut le dire, le véritable fondement du déchaînement qui s’est produit contre les conventions scélérates. Cependant, quand on y regarde de près, on voit qu’elles n’entrent presque pour rien dans les déficits de 1884. Nous avons expliqué que, sauf l’augmentation du dividende du Midi, représentant 2 500 000 francs, le revenu attribué aux actionnaires était sensiblement le même sous le nouveau régime que sous l’ancien. Le concours des compagnies à la construction du réseau qui venait de leur être concédé commençait seulement à fonctionner, et ne grevait encore l’exercice 1884 d’aucune charge d’intérêts. Les lignes antérieurement construites et cédées gratuitement par l’Etat, couvraient à peu près leurs frais d’exploitation ; l’Orléans, qui abandonnait des lignes meilleures que celles qu’il recevait, compensait la différence par une soulte entrant à l’actif des comptes de garantie. Deux compagnies seulement, celles du Nord et de Lyon, incorporaient dans le réseau garanti un ensemble de lignes secondaires rachetées à un prix assez, élevé, et qui dès lors ne couvraient pas leurs charges ; mais le Nord ne faisait pas appel à la garantie, et le déficit du réseau des Dombes, inférieur à 3 millions, était en partie compensé par la suppression de la concurrence que ce réseau avait fait jusque-là aux anciennes ligues de la compagnie de Lyon.

On n’aperçoit donc aucune charge nouvelle en rapport avec le brusque accroissement du déficit. On a prétendu que les compagnies, après avoir fait des économies excessives sous la menace du rachat, avant les conventions, s’étaient relâchées dans leur gestion, dès qu’elles avaient été sûres de l’avenir ; la courbe des dépenses montre, au contraire, un mouvement ascendant rapide jusqu’en 1883, et ensuite des économies considérables.

La vraie cause des déficits qui ont suivi les conventions, c’est la longue crise qu’ont traversée le commerce, l’agriculture et l’industrie. Si la chute a été si brusque en 1884, c’est qu’à cette cause, dont les effets devaient encore s’accentuer dans les exercices suivans, s’ajoutait un élément momentané de pertes sensibles, le choléra, éloignant du midi de la France tous les voyageurs qui n’y étaient pas appelés par des nécessités absolues.

Sous l’influence de la crise, et aussi d’un changement d’imputation de certaines dépenses dont nous parlerons tout à l’heure, la garantie monte à 72 millions en 1880, à 82 millions en 1886. Puis le mouvement descendant commence, avec la reprise des affaires ; les avances reviennent aux environs de 60 millions en 1887 et en 1888, puis de 50 millions en 1890 et en 1891[2]. Si ce progrès se fût continué, la situation actuelle ne serait pas mauvaise. Mais l’accroissement des dépenses d’exploitation reporte les déficits à 86, millions en 1892, à 97 millions en 1893 ; c’est cette brusque poussée qui inquiétait si justement le ministre des finances en 1894. Le progrès des recettes, et les mesures d’économie prises à ce moment, ont heureusement ramené la garantie à 77 millions en 1894, et on espère descendre à 62 millions en 1895. Mais le nouveau recul des deux années précédentes a singulièrement ébranlé la foi du public dans l’allégement futur des charges, par le développement progressif et régulier du trafic.


Il importe, cependant, de remarquer que l’augmentation des charges tient en partie aux modifications apportées, depuis 1884, dans le mode d’établissement des comptes, en ce qui concerne les lignes neuves, modifications qui, en grevant fortement les exercices actuels, ont dégagé l’avenir de menaces inquiétantes.

Nous avons dit que les conventions de 1883 autorisaient les compagnies à capitaliser, chaque année, l’excédent des charges afférentes aux lignes neuves (intérêts des capitaux et frais d’exploitation), sur les recettes de ces lignes. Le compte spécial ainsi ouvert, sous le nom de compte d’exploitation partielle, pouvait comprendre les lignes concédées en 1875, aussi bien que les concessions nouvelles de 1883, et ne devait être fermé qu’après l’entier achèvement de ces dernières. Comme les lignes dont il s’agit donnent, en moyenne, des recettes dépassant à peine les frais d’exploitation, ce système équivalait à ajouter au compte d’établissement les intérêts composés de tous les capitaux à dépenser par les compagnies, en travaux neufs, pendant une longue période. Dès 1884, les déficits ainsi capitalisés atteignaient 23 millions, dont près de 17 pour la seule Compagnie de Lyon. Si l’on eût continué à appliquer le même régime dans les exercices suivans, ces déficits auraient grossi jusqu’à atteindre aujourd’hui de 45 à 50 millions ; ils devraient continuer à grossir encore, tant par le jeu des intérêts composés que par les dépenses nouvelles, pendant une quinzaine d’années.

Conçu dans la double hypothèse que la période de construction des lignes neuves serait d’une dizaine d’années, et qu’à son expiration les recettes des anciennes lignes excéderaient largement le revenu garanti, ce régime devenait souverainement imprudent, du moment où il pouvait fonctionner pendant vingt ou trente ans, rejetant sur l’avenir des charges que les plus-values du produit net de l’ensemble du réseau ne semblaient plus devoir couvrir. Dès 1888, nous signalions ce danger, d’autant plus sérieux qu’en dissimulant une partie des déficits, on s’exposait à perdre de vue la gravité de la situation des garanties. Les Chambres et le gouvernement s’en émurent, et une série de conventions passées de 1889 à 1891 y remédièrent. Aujourd’hui, les lignes neuves viennent se confondre dans le réseau garanti, dès le 1er janvier qui suit leur ouverture complète à l’exploitation, pour les compagnies de l’Est, de l’Ouest et du Midi, et cinq années plus tard, pour celles d’Orléans et de Lyon.

Pour cette dernière, on a même modifié, d’un commun accord, les conditions dans lesquelles avaient été présentés les comptes des exercices 1885 à 1890, qui n’étaient pas encore réglés. La compagnie, ne voulant pas mettre en relief l’importance de ses déficits, avait fait une répartition assez arbitraire des lignes entre le compte de garantie et le compte d’exploitation partielle, grâce à laquelle les déficits capitalisés dans ce dernier étaient grossis, jusqu’à dépasser 22 millions en 1887. La commission de vérification des comptes des compagnies avait bien reconnu que cette répartition pouvait être contestée ; elle n’avait pas cru, néanmoins, qu’il y eût, pour l’Etat, intérêt à provoquer une rectification chargeant le présent, en vue de décharger l’avenir. La compagnie de Lyon est, en effet, de beaucoup, celle qui a le plus de chances de cesser promptement de faire appel à la garantie, et celle-ci, d’ailleurs, prend fin, sans contestation, en 1914. La commission des comptes ne voyait donc aucun avantage à grossir les avances de garantie, pour diminuer d’une somme égale un compte d’établissement dont les charges cesseraient de grever le budget assez prochainement, sans doute, et en tout cas, à partir de 1915. Le ministre ayant adopté cet avis, M. Baïhaut l’interpella à ce sujet, le 26 janvier 1891, et M. Pelletan, appuyant l’interpellateur, fit voter un ordre du jour qui invitait le ministre à modifier sa décision. La compagnie, mieux avisée qu’elle ne l’avait été en surchargeant le compte d’exploitation partielle, adhéra à la rectification, sauf pour l’année 1884 dont le compte était déjà réglé. On reporta ainsi, du compte d’établissement au compte de garantie, 52 millions, pour les exercices 1885 à 1890. La nécessité d’avancer à la compagnie cette somme, qu’elle n’avait pas demandée, a été l’une des causes des embarras de la Trésorerie en 1894. Si, comme il y a lieu de l’espérer, la compagnie de Lyon rembourse dans l’avenir sa dette, l’inconvénient n’aura été que momentané. Si, contrairement aux prévisions, elle devenait insolvable, ce serait pour l’Etat 52 millions perdus ; à partir de 1915, les actionnaires, allégés des deux millions de charges annuelles que la capitalisation de ces déficits leur auraient imposées, devraient à l’adoption de la proposition de MM. Baïhaut et Pelletan une augmentation de dividende de près de 3 francs par titre, jusqu’en fin de concession.

Ainsi, la longueur des lignes comprises dans les comptes d’exploitation partielle, au lieu de s’augmenter des 5 500 kilomètres mis en exploitation par les cinq compagnies depuis 1884, a diminué très largement. D’autre part, tandis que les lignes portées à ce compte, en 1884, couvraient à peine leurs frais d’exploitation, celles qui y figurent, en 1894 donnent, grâce au trafic détourné par quelques-unes d’entre elles, au détriment des lignes anciennes, un produit net de 3 millions, qui vient en déduction des intérêts capitalisés. Ceux-ci n’atteignent plus que 10 millions, dont 8 pour la compagnie d’Orléans, qui, par le remboursement de sa dette, a supporté une fraction importante des dépenses d’établissement des lignes récemment ouvertes.


Pour suivre la marche du déficit réel des cinq réseaux depuis 1884, il faut ajouter aux insuffisances couvertes par la garantie, celles qui ont été capitalisées dans les comptes d’exploitation partielle. On voit ainsi que, parti de 63 millions en 1884, le déficit total atteint 103 millions en 1886 ; ramené à 73 millions en 1890, il est remonté à 109 millions en 1893, puis heureusement redescendu à 87 millions en 1894 et vers 73 en 1895. Dans la période décennale de 1884 à 1894, la garantie a augmenté de 37 millions ; mais le déficit total n’a augmenté que de 24 millions, grâce à la réduction des déficits capitalisés. L’augmentation de la garantie dépasse à peine le montant total des charges annuelles qui y ont été réintégrées, par les mesures que nous venons d’analyser.

Les lignes ouvertes à l’exploitation, dans cet intervalle, n’influent sur le déficit total que par les charges des capitaux absorbés pour leur établissement, ou par le rôle qu’elles jouent, comme affluens, dans le développement du trafic des lignes anciennes. Un examen détaillé permet, en effet, de se rendre compte que leur trafic propre, qui est d’une trentaine de millions, soit en moyenne 5 500 francs par kilomètre, couvre, à peu près exactement, les frais d’exploitation[3].

Pour nous rendre compte des causes des variations constatées depuis les conventions, et des craintes ou des espérances qu’elles justifient pour l’avenir, nous allons étudier successivement les trois élémens essentiels de la situation financière de chaque année, savoir : 1° les charges des capitaux d’établissement, dans lesquelles nous comprendrons l’intérêt et le dividende garantis, l’amortissement des titres, les redevances, loyers, participation au chemin de Ceinture, etc., le tout sous déduction des intérêts de capitaux, loyers et annuités payés par l’État ou par les autres compagnies, 2° les recettes, 3° les dépenses d’exploitation. Le tableau ci-après donne, en millions de francs, la situation, à cet égard, des cinq réseaux garantis, au lendemain des conventions et à l’époque actuelle.


Longueur moyenne exploitée Charges des capitaux Recettes[4] brutes d’exploitation Dépenses[5] d’exploitation Déficit
Ligne au compte de garantie 1884 20 389 442 843 441 40
« 1894 26 703 523 947 501 77
« Augmentation 6 314 81 104 60 37
Compte d’exploitation partielle 1884 2 508 23 21 21 23
« 1894 1 723 13 13 10 10
« Diminution 785 10 8 11 13
Ensemble des cinq réseaux 1884 22 897 465 864 462 63
« 1894 28 426 536 960 511 87
« Augmentation 5 529 71 96 49 24


§ 1er. — Charges des capitaux dépensés par les Compagnies.

Les charges des capitaux d’établissement figuraient dans les comptes de garantie, en 1884, pour 442 millions. Dans ce chiffre, les dividendes des actionnaires entrent pour 122 millions, excédant de 60 millions environ l’intérêt à 5 pour 100 du capital versé par eux. Cet excédent, qui n’a pas varié depuis les conventions, est loin d’être intégralement fourni par la garantie ; car, sur les 60 millions, 45 proviennent des compagnies d’Orléans et de Lyon, qui n’ont demandé au Trésor que 28 millions d’avances en 1894, et moitié moins en 1895. Les dividendes ont été accrus de 2 à 3 millions en 1883 ; le surplus provient de la consolidation des bénéfices acquis aux actionnaires avant 1859, et des bénéfices réalisés par eux, de 1859 à 1883, sur le taux forfaitaire de la garantie.

De 1884 à 1894. les charges des emprunts afférens aux lignes garanties ont augmenté de 81 millions, tandis que celles qui se capitalisaient au compte d’exploitation partielle diminuaient de 10 millions. Ces 81 millions représentent l’intérêt et l’amortissement d’un capital de 1850 millions environ, dans lequel les dépenses de construction, d’outillage et d’armement des lignes concédées en 1875, ou antérieurement, entrent pour plus d’un milliard ; la majeure partie de ce milliard était d’ailleurs dépensée avant les conventions, sur les lignes qui, en 1884, figuraient au compte d’exploitation partielle, ou étaient en construction. Le surplus des 1 850 millions se partage, à peu près par moitié, entre les dépenses faites sur les lignes concédées en 1883 (remboursement de la dette, concours aux travaux, fourniture du matériel) et les dépenses nécessitées par les travaux complémentaires et les augmentations du matériel roulant des lignes anciennes.

Le taux moyen des emprunts contractés de 1875 à 1883 était d’environ 4,75 pour 100, tandis que, de 1884 à 1893, ce taux, amortissement compris, a constamment décru, de 4,75 à 3,90 pour 100. Les emprunts les plus anciens sont donc proportionnellement les plus onéreux ; dans les 81 millions de charges nouvelles, on peut évaluer à 17 millions la part afférente aux dépenses faites sur les lignes concédées avant 1883, et à 47 millions chacune de celles qui répondent, d’une part, aux dépenses faites sur les lignes concédées en 1883, d’autre part, aux travaux complémentaires et augmentations du matériel des lignes anciennes, depuis cette date.

Les 47 millions de charges afférentes au milliard dépensé sur les concessions antérieures, ne sont évidemment pas imputables aux conventions de 1883. Il en est autrement des 17 millions provenant du concours des compagnies à la construction et à la mise en exploitation des lignes nouvelles. Mais les dépenses assumées par les compagnies, de ce chef, eussent été supportées directement par le Trésor, si la construction des lignes antérieurement classées eût été poursuivie sans entente avec elles. Au lieu de figurer dans la garantie, les charges correspondantes figureraient dans la dette publique, et n’auraient pas le caractère d’avances remboursables et susceptibles de s’atténuer par le développement du trafic ; la situation serait donc moins bonne pour l’Etat.

Il est plus difficile de formuler un avis, en ce qui concerne le dernier article, les 17 millions de charges dues aux travaux complémentaires et augmentations du matériel des lignes anciennes. En 1883, la plupart des compagnies achevaient d’épuiser les crédits ouverts par les conventions antérieures, pour dépenses de cette nature en addition au capital garanti ; seule, celle du Midi avait encore une certaine marge. Il semble donc, au premier abord, que, pour les autres réseaux, les conventions, en supprimant toute limitation, ont considérablement grossi la garantie. Mais il ne faut pas oublier que, dans les travaux complémentaires, ceux qui se seraient imposés en tout état de cause, ceux que les compagnies auraient dû exécuter en prélevant l’intérêt du capital dépensé sur le revenu réservé aux actionnaires, constituent la fraction la plus minime. Les autres travaux, ayant un caractère facultatif, sont précisément ceux dont le but est, non pas d’assurer simplement la marche du service, mais d’accroître le produit net, en augmentant les recettes ou en réduisant les dépenses d’exploitation ; ceux-là seraient restés inexécutés, et le compte de garantie y aurait sans doute plus perdu que gagné, sans parler du tort que l’inexécution des améliorations correspondantes aurait causé au public. Ainsi, les 17 millions en question comprennent certaines sommes qui eussent pu continuer à être imputées au compte de garantie, sous le régime des anciennes conventions, d’autres qui fussent restées au compte des actionnaires, d’autres, enfin, qui n’eussent pas été dépensées, mais au grand détriment de la recette nette et du service public.

Le capital dépensé en travaux complémentaires et en matériel roulant sur les cinq réseaux, dans la période décennale, qui a précédé 1894, a atteint 512 millions, pendant que la recette n’augmentait que de 96 millions[6]. Ce chiffre dépasse singulièrement la proportion, admise autrefois, de 3 millions par million d’augmentation de recette brute. La modification s’explique, en partie, par la baisse des tarifs, sur laquelle nous reviendrons plus loin. Par suite de cette baisse, les quantités transportées, comme marchandises et surtout comme voyageurs, ont augmenté bien plus vite que la recette ; or, ce qui exige une augmentation des moyens d’action des compagnies, ce n’est pas l’augmentation de la recette, c’est celle des quantités transportées. D’autre part, l’accroissement moyen des recettes, dans la période que nous envisageons, a été particulièrement lente ; mais les besoins croissans de confort et de sécurité imposent des dépenses en quelque sorte indépendantes du trafic. Ainsi, l’application des freins continus, des enclenchemens et autres mesures de sécurité prescrites par l’administration, depuis 1880, a entraîné, pour les cinq réseaux, une dépense de près de 80 millions, presque entièrement réalisée dans la période que nous envisageons.

Les augmentations des charges du capital garanti, à prévoir dans les prochaines années, sont les suivantes.

D’abord, les 13 millions d’intérêts portés au compte d’exploitation partielle en 1894 viendront successivement, dans les cinq années suivantes, se confondre dans la garantie. De plus, la part des cinq compagnies dans les dépenses à faire, pour l’achèvement complet des concessions de 1883, représente près de 300 millions[7] qui, à 4 pour 100 amortissement compris, entraîneront une charge annuelle de 12 millions. Cela fait, en tout, 25 millions, qui viendront s’ajouter aux charges actuelles, en quinze ou dix-huit années, soit un million et demi par an.

On peut estimer à deux millions les charges à provenir des travaux complémentaires et des acquisitions de matériel roulant que nécessiteront, chaque année, l’ouverture des lignes neuves et le développement du trafic des anciennes lignes. En effet, une partie des causes qui ont porté à plus de 50 millions les dépenses de cette nature dans la dernière période continueront à agir pendant quelques années. Le renforcement des voies et l’augmentation du poids des rails des grandes lignes, en vue de permettre l’accélération de la vitesse des express, ne sont pas terminés. La réforme des tarifs de grande vitesse a entraîné un accroissement du matériel roulant qui était loin d’être complet à la fin de 1893 ; elle obligera également à reprendre les travaux d’agrandissement des gares des grandes villes, si onéreux en raison du prix des terrains et des sujétions qu’entraîne l’impossibilité d’interrompre le service. On peut presque dire que les améliorations des gares de Paris et de leurs accès immédiats absorbent tous les bénéfices dus au développement du trafic de banlieue ; elles ont coûté (Nord compris) 120 millions de 1884 à 1894 ; l’achèvement des travaux approuvés et les projets présentés, y compris la nouvelle gare des Invalides, comportaient encore 80 millions de dépenses, et on entrevoit déjà la nécessité d’autres extensions.

Il est donc difficile d’admettre que le chiffre moyen de 50 millions, pour les dépenses annuelles à prévoir sur les cinq réseaux en travaux complémentaires et acquisitions de matériel, soit exagéré. Ce que l’on peut dire, c’est qu’il doit permettre de faire face à des plus-values de trafic supérieures à celles de la période qui vient de s’écouler. Il serait possible, notamment, d’assurer le service avec un nombre moindre de machines, en faisant un plus grand usage de la double équipe, au lieu de limiter, comme on le fait trop souvent, la durée du travail journalier de chaque machine, d’après celle du travail que l’on peut demander au seul mécanicien et au seul chauffeur admis à la monter. En ayant ainsi un matériel moindre, qu’on userait plus vite, on pourrait plus facilement le maintenir au niveau des progrès de la science. Mais pour réaliser cette amélioration, il faut avoir l’énergie de résister aux campagnes contre l’insuffisance du matériel, que les industriels intéressés à en augmenter la vente reprennent périodiquement dans la presse, en invoquant notamment les intérêts militaires, bien que le ministre de la guerre ait maintes fois constaté et déclaré que le matériel actuel dépasse tous les besoins de la mobilisation.

Au total, on peut admettre, pour les charges du capital garanti, d’ici une quinzaine d’années, une augmentation de près de 4 millions par an, moitié pour les lignes neuves, moitié pour les travaux complémentaires. L’augmentation annuelle ayant été double, de 1884 à 1894, on voit que la situation sera sensiblement meilleure dans l’avenir, si on persévère dans les mesures de prudence relative adoptées aujourd’hui pour les travaux neufs, et si l’administration s’abstient de peser sur les compagnies pour leur faire réaliser des améliorations qui ne seraient pas productives.


§ 2. — Recettes.

Au point de vue des recettes, on avait déjà reperdu, en 1884, tout ce que la plus-value des années antérieures avait d’exceptionnel ; pour l’ensemble des cinq réseaux, la recette était inférieure de 16 millions à celle de 1883, bien que les conventions eussent augmenté la longueur exploitée de 2 000 kilomètres. Dans les deux ou trois années suivantes, la baisse n’a fait que s’accentuer, et les cinq réseaux ont encore perdu 5 : 1 millions. La progression a repris ensuite, elle a atteint loi millions, de sorte que le résultat final de la période décennale est une augmentation de 96 millions, ou de 11 pour 100 de la recette initiale.

L’augmentation s’est produite presque exclusivement sur les réseaux de l’Ouest, de l’Est et de Lyon. Ces trois réseaux ont réalisé 88 millions de plus-values, tandis que les recettes de l’Orléans et du Midi restaient presque stationnaires ; en 1893, elles étaient au même chiffre qu’en 1884 ; seule, l’année 1894 donne un progrès appréciable, d’environ 4 millions pour chacun des deux réseaux.

Cette situation s’explique, pour le Midi, par les ravages du phylloxéra. La diminution dans les transports de vins, qui a atteint également les réseaux d’Orléans et de Lyon, a été bien plus sensible sur celui du Midi, où ce trafic jouait un rôle prépondérant ; en outre, toute la région que dessert ce dernier a passé, eu quelques années, d’une extrême prospérité à un état de gêne, et le trafic de toute nature s’en est profondément ressenti.

Pour l’Orléans, une cause locale de pertes sensibles résulte des détournemens produits par l’ouverture progressive des lignes du réseau d’Etat. Il n’y a plus de concurrence entre les deux réseaux, depuis que la convention de 1883 a réglé le partage du trafic ; mais, naturellement, les raccourcis produits par les lignes de l’Etat enlèvent à la compagnie voisine le trafic dont l’itinéraire légal se trouve modifié. La compagnie évalue à 8 ou 9 millions les recettes qui lui ont été ainsi enlevées, et cette évaluation se trouve confirmée par ce fait que, sur les 16 millions d’augmentation constatés, pendant la période décennale, dans les recettes du réseau d’État, 7 millions et demi ont été réalisés de 1885 à 1887. Or c’est entre ces deux années, en juillet 1886, que la principale ligne de ce réseau, a été ouverte. Le léger écart entre le gain des chemins de fer de l’Etat, et la perte accusée par la compagnie, répond bien à la différence de prix dont ont bénéficié les marchandises et les voyageurs à qui on offrait un itinéraire plus économique.

En dehors de ces raisons spéciales, qui expliquent les différences de situation des réseaux, la faiblesse générale de la progression des recettes a tenu surtout à ce fait que, dans la période décennale qui vient de s’écouler, la richesse publique et le mouvement des affaires n’ont progressé que d’une manière insuffisante. Le trafic des marchandises s’en est principalement ressenti ; dans l’augmentation totale de 96 millions, les voyageurs et les bagages entrent pour 56 millions, les marchandises pour 40 millions seulement, dont les deux tiers proviennent de la grande vitesse.


Il est vrai que les quantités transportées ont augmenté dans une bien plus forte proportion que la recette, en sorte que le peu de progrès de celle-ci peut aussi être, dans une certaine mesure, attribué à la réduction des tarifs. Cette réduction est facile à constater pour les deux principales catégories de transports.

Pour les marchandises à la tonne, en petite vitesse, le nombre de tonnes transportées à un kilomètre a augmenté, sur les cinq réseaux, de 1 202 millions, ou de 14 p. 100, tandis que la recette n’augmentait que de 8 millions, ou de moins de 2 p. 100 ; le tarit moyen par tonne et par kilomètre, au contraire, descendait de 5c, 99 à 5c, 32, avec une réduction de 11 p. 100. Il est difficile de savoir si la réduction du prix moyen tient uniquement à l’abaissement des tarifs, ou si elle provient en partie d’une modification dans la composition du trafic. Il est évident, en effet, que si le mouvement des marchandises pondéreuses, qui supportent des taxes faibles, augmente plus que celui des produits soumis à des tarifs élevés, le prix moyen doit baisser, sans que ce fait indique un abaissement dans les tarifs. Mais, sans avoir une décomposition complète du trafic par catégories, nous voyons, dans les statistiques, que les combustibles minéraux, la plus importante des marchandises pondéreuses, qui représentaient 14 p. 100 du tonnage kilométrique des cinq réseaux en 1884, atteignent seulement 18 p. 100 en 1894. Cette modification aurait entraîné, tout au plus, 2 pour 100 de baisse dans la taxe moyenne. Il faut donc reconnaître que, si celle-ci a baissé, c’est surtout par l’effet des réductions de tarifs, et principalement de la réforme générale, qui a été opérée sur tous les grands réseaux, au cours de la période que nous envisageons, en exécution des engagemens pris par les compagnies el communiqués aux Chambres au moment du vote des conventions.

Pour les voyageurs, le résultat est encore plus net. Le nombre de voyageurs transportés à un kilomètre, sur les cinq réseaux, a augmenté de 2 524 millions, ou de 47 p. 100, tandis que la recette a augmenté de 55 millions, ou de 21 p. 100 seulement ; la taxe moyenne, qui était de 4c, 85 en 1884, est descendue à 4 centimes par kilomètre en 1894, diminuant de 17 p. 100. La réduction, commencée par le développement donné aux billets d’aller et retour, de 1884 à 1888, a été accentuée considérablement par la réforme opérée comme conséquence du dégrèvement de l’impôt, en 1892.

Il est très difficile d’apprécier dans quelle mesure l’augmentation des transports a été produite par la diminution des tarifs, ou dans quelle mesure, au contraire, celle-ci a constitué, au profit du public et au détriment de la garantie d’intérêt, un sacrifice sans compensation. Nous examinerons plus en détail, à ce point de vue, les effets de la réduction des tarifs de grande vitesse, quand nous étudierons les impôts sur les transports. Nous verrons que la réforme n’a ni ralenti ni accéléré la progression des recettes des compagnies ; sous l’influence de deux dégrèvemens simultanés, dont le plus fort était consenti par l’Etat, et l’autre par les compagnies, l’impulsion donnée au trafic a suffi pour compenser ce dernier, en sorte que la perte finale est exactement constituée par le sacrifice de l’Etat. Les modifications des tarifs de petite vitesse ayant été moins radicales, et surtout n’ayant pas été simultanées, il est beaucoup plus difficile d’en dégager les résultats. Il en est, certainement, qui ont amené un développement du trafic, aussi profitable aux compagnies qu’au public. Mais dans les révisions générales, une partie des abaissemens a porté sur des transports qui n’étaient pas susceptibles d’en recevoir une réelle impulsion. Il paraît bien probable que les avantages de clarté et de simplicité des nouveaux tarifs ont été acquis, pour une petite partie, au détriment des recettes, puisque, dans l’ensemble, celles-ci ne se sont pas développées en même temps que les transports. Les engagemens pris en 1883 ont donc, à cet égard, légèrement grevé la garantie, en procurant aux usagers des chemins de fer des réductions dont les contribuables ont subi le contre-coup. Le nouveau régime douanier, en restreignant les échanges internationaux, n’a pu que diminuer le mouvement des transports. Quelque opinion que l’on ait sur la protection ou le libre-échange, on doit reconnaître qu’un système qui tend à faire produire, autant que possible, par chaque peuple tout ce dont il a besoin, doit donner lieu à moins de transports qu’un système qui laisse chacun spécialiser ses productions, d’après ses aptitudes spéciales, et se procurer ensuite, par voie d’échange, les objets qui lui sont nécessaires. Les compagnies de l’Est, de Lyon et du Midi, qui desservent des frontières de terre, évaluent à 10 ou 12 millions les diminutions amenées dans les recettes des transports internationaux, par le changement du régime douanier.

On pourrait citer également, comme un fait économique ayant porté une sérieuse atteinte aux recettes des chemins de fer, le déplacement de l’industrie métallurgique du centre de la France. Les hauts fourneaux établis dans le bassin houiller de la Loire s’alimentaient en minerais très purs, amenés à grands frais de points éloignés, par voie ferrée. Les progrès de l’industrie ont permis de tirer la fonte et l’acier des minerais sulfureux et phosphoreux de Meurthe-et-Moselle, et la grande métallurgie s’est transportée sur ces minerais, à proximité des houilles belges et allemandes. La moindre longueur des transports des matières premières, et la concurrence des voies navigables, font que la compagnie de l’Est est loin d’avoir regagné, de ce chef, tout ce qu’ont perdu les réseaux du centre.

Le développement de la navigation intérieure est une des plus importantes, parmi les causes qui entravent la progression des recettes des réseaux garantis. Les cinq compagnies ont fait une estimation des pertes subies par elles de ce chef, et les évaluent entre douze et quinze millions de recette annuelle. Nous n’insisterons pas sur ce point pour le moment, nous réservant d’y revenir avec les développemens qu’il comporte dans nos conclusions générales.

En regard des causes qui ont entravé le développement des recettes, dans ces dernières années, nous devons signaler, comme ayant favorisé leur accroissement, l’extension rapide des réseaux. Si les 5 500 kilomètres de lignes neuves ouvertes de 1884 à 1894 n’ont pas contribué à l’augmentation des recettes nettes, leurs produits propres entrent pour 30 millions dans l’accroissement des recettes brutes. Mais, même à ce dernier point de vue, l’extension du réseau n’est pas un avantage sans compensation. Si les lignes neuves, allant chercher un trafic nouveau dans des localités qui n’étaient pas desservies, servent d’affluens aux lignes anciennes, en revanche elles constituent souvent, pour le trafic préexistant, des raccourcis d’où résultent des diminutions sensibles de recettes. Avec les barèmes kilométriques, qui s’appliquent aujourd’hui à la majeure partie du trafic, les prix se calculent, dans chaque réseau, par la plus courte distance. Toute ligne nouvelle donne, pour certains parcours, des réductions qui abaissent les taxes de bout en bout, sans que, le plus souvent, il en résulte de réduction dans le prix de revient des transports, car les compagnies trouvent économie à continuer de faire passer le trafic par les lignes anciennes, dont le profil est généralement meilleur. C’est ainsi, par exemple, que la distance légale de Paris à Marseille, qui était de 864 kilomètres, a été réduite, en 1882, à 844 kilomètres par l’ouverture de la ligne d’Avallon à Dracy-Saint-Loup, et en 1895, à 829 kilomètres, par l’ouverture de la ligne d’Orange à l’Isle-sur-Sorgue ; il en est résulté une diminution de taxe pour un grand nombre de transports, dont l’itinéraire effectif n’a d’ailleurs pas été modifié. De même, la nouvelle ligue de Limoges à Montauban a réduit de 750 à 712 kilomètres la distance de Paris à Toulouse.


De l’étude que nous venons de faire du passé, il est bien difficile de tirer des pronostics pour l’avenir ; on peut, cependant, y trouver quelques motifs d’espérer que cet avenir sera meilleur que la période décennale qui vient de s’écouler. Sans considérer comme une loi absolue la progression constante des recettes, on peut admettre que la crise par laquelle a débuté cette période a présenté une intensité absolument anormale. Le fléau qui avait dévasté la moitié de la France est à peu près conjuré, et la reconstitution de nos vignobles paraît ramener l’ancienne prospérité dans les régions méridionales. Ce sont ces régions qui ont le plus contribué aux 22 millions de plus-values constatées sur les cinq réseaux en 1894, aux plus-values à peu près égales de 1895. Il semble que les relations commerciales avec l’étranger doivent aussi s’améliorer, plutôt que subir de nouvelles restrictions. Les grandes réformes des tarifs sont également terminées. La navigation, il est vrai, continuera sans doute à progresser, car la batellerie commence seulement à être organisée de manière à profiter des améliorations réalisées, à grands frais, par l’Etat sur les voies anciennes ; mais du moins semble-t-il peu probable qu’on crée de nouvelles voies de concurrence. Il semble donc que, malgré le ralentissement qui se produit dans le développement du réseau, on peut, sans être taxé d’optimisme, prévoir, pour les prochaines années, une progression des recettes brutes, supérieure plutôt qu’inférieure à celle de la période écoulée depuis les conventions.

§ 3. — Dépenses d’exploitation.

La marche des dépenses d’exploitation, depuis dix ans, est analogue à celle des recettes. L’année 1884 se présentait, pour l’ensemble des cinq réseaux, avec 6 millions d’augmentation sur 1883, ce qui, avec un allongement de 2 000 kilomètres, pouvait être considéré déjà comme un commencement d’économies. Dans les années suivantes, on réussit à ramener la dépense à 50 millions au-dessous du chiffre de 1884. Une pareille compression ne pouvait évidemment se maintenir après la crise ; il s’est produit, depuis lors, une augmentation de 99 millions, en sorte que le résultat final de la période décennale se traduit par 49 millions d’accroissement dans les dépenses. En présence d’une augmentation de recettes de 90 millions, on ne peut trouver ce chiffre excessif. Le coefficient d’exploitation, ou rapport des dépenses aux recettes brutes, a légèrement diminué, de 53,5 à 53,2 pour 100. On peut considérer comme un résultat assez satisfaisant que ce coefficient n’ait pas augmenté, pendant que la longueur du réseau s’est accrue de 27 p. 100, par l’ouverture de lignes dont les recettes ne sont pas supérieures aux dépenses.

Mais cette situation est duc à l’amélioration notable qui s’est produite en 1894. Les années 1892 et 1893 avaient été marquées par un développement excessif des dépenses. Grâce à un effort énergique, secondé par le gouvernement, les compagnies garanties ont pu faire face à l’augmentation de trafic qui a donné 22 millions de plus-values en 1894, non seulement sans augmenter leurs dépenses, mais encore en les réduisant, dans l’ensemble, de 5 millions. La compagnie de Lyon, en particulier, a réalisé près de 7 millions d’économies, tandis que ses recettes augmentaient de 9 millions, et a ainsi largement réduit son appel à la garantie, qui avait démesurément augmenté.

L’accroissement des dépenses, comme celui des recettes, s’est produit exclusivement sur les réseaux de l’Est, de l’Ouest et de Lyon. Les compagnies d’Orléans et du Midi, bien que leurs réseaux se soient accrus de 2 200 kilomètres, n’ont pas augmenté leurs frais d’exploitation, de 1884 à 1894, et ce résultat montre le soin qu’elles apportent à exploiter économiquement.


Lorsque l’on recherche les causes de l’augmentation des dépenses, on constate que la première et la principale, c’est l’augmentation du travail produit, tant comme longueur exploitée, que comme quantités transportées.

La mise en exploitation de 5 500 kilomètres de lignes neuves a entraîné une dépense d’une trentaine de millions. Ce chiffre, répondant à 5 500 francs environ par kilomètre, est bien élevé, pour des lignes exploitées en général avec 3 ou 4 trains seulement par jour dans chaque sens, la plupart très peu chargés. Il est vrai qu’il comprend une part des frais généraux et des dépenses des gares communes calculée proportionnellement au nombre des trains, et non à leur chargement ; même en tenant compte de ce fait, quand on le compare aux dépenses des compagnies secondaires, il paraît tout à fait excessif. Cette situation tient à ce fait bien connu, qu’il est infiniment difficile de faire accepter du public l’emploi, par les grandes compagnies, même sur des lignes tout à fait secondaires, des procédés économiques qui permettent aux petites compagnies d’exploiter à très bas prix. Quand, par exemple, une grande compagnie organise le service des très petites gares ou haltes avec un seul agent, ou même avec une femme seule, en insérant dans les règlemens l’obligation, pour les expéditeurs et destinataires, de prêter leur concours à la manutention des colis, elle soulève souvent de très vives récriminations. Il est pourtant impossible d’exploiter au même prix que les petites compagnies, en offrant au public toutes les commodités qu’il a l’habitude de trouver sur les grandes artères. La réduction des dépenses des lignes secondaires est un des points sur lesquels il y a beaucoup à faire. C’est un de ceux sur lesquels il est du devoir de l’administration de stimuler les compagnies, et à plus forte raison, de les soutenir, quand elles prennent l’initiative des mesures d’économie.

L’augmentation des quantités transportées sur les lignes anciennes a été, comme nous l’avons expliqué, très supérieure à celle des recettes, par suite de la diminution des tarifs. Or ce n’est pas l’augmentation des recettes, c’est celle des transports, qui règle la progression des dépenses. Sans doute, sur les lignes à trafic médiocre, on peut y faire face simplement par une meilleure utilisation du matériel et du personnel. Mais dans les grandes gares, le personnel est à peu près proportionnel au trafic ; de même, sur les grandes lignes, où les trains atteignent souvent leur limite de charge, il faut en augmenter le nombre quand le trafic augmente. Abstraction faite des besoins propres des lignes neuves, le nombre de kilomètres parcourus par les trains a augmenté d’environ 30 millions, ou de 18 pour 100, de 1884 à 1894.

Cette augmentation, entraînant au moins 30 millions de francs[8] de dépenses supplémentaires paraît dépasser les strictes nécessités. De tous les élémens de dépenses, le nombre des trains est celui sur lequel le ministre des travaux public sa le plus d’action, puisqu’il le fixe discrétionnairement. Il est peut-être sans exemple qu’il ait usé de ce pouvoir dans le sens de la réduction des propositions des compagnies. Il est vrai qu’il n’en use aussi qu’avec modération pour enjoindre à une compagnie de créer un train qu’elle juge inutile. Mais l’influence administrative s’exerce constamment pour appuyer des demandes d’amélioration dans les correspondances, entraînant soit la création de trains nouveaux, soit des accélérations de marche qui obligent à alléger et par suite à dédoubler des trains. Quand il s’agit de répondre à des besoins réels, l’amélioration des recettes suit généralement celle du service ; mais il importe de ne pas céder, à cet égard, à des demandes injustifiées. C’est ce qui avait eu lieu, en 1893 et 1893, sur le réseau de Lyon : pour accélérer le service, on avait transformé un trop grand nombre de trains mixtes en trains légers, ce qui avait obligé à accroître considérablement le parcours des trains spéciaux de marchandises. Il a fallu revenir en arrière ; en 1894, on a réduit le parcours des trains de 1 200 000 kilomètres. L’expérience a montré que les recettes n’en ont pas souffert ; mais ce n’est évidemment pas sans luttes pénibles qu’on a pu priver les populations des commodités en possession desquelles elles avaient été mises prématurément.


A côté du développement des services, une cause parallèle d’augmentation des dépenses résulte de l’amélioration de la situation du personnel. Dans le mouvement social qui se manifeste partout à cet égard, on peut dire que nos grandes compagnies tiennent la tête. C’est là un progrès très grand ; il ne faut pas s’étonner qu’il se traduise par des dépenses. La question peut être envisagée à deux points de vue principaux : celui des caisses de retraites ou de secours, et celui de la durée de la journée de travail.

Dès l’origine, les grandes compagnies ont créé, pour leurs agens, des institutions de secours et de prévoyance multiples. D’année en année, les catégories d’agens admises à en profiter, les avantages accordés à ces agens, ont été en augmentant. La loi du 27 décembre 1890, qui a obligé les compagnies à soumettre les statuts des caisses de retraite à l’approbation du ministre, a été l’occasion d’une refonte, qui s’est naturellement faite avec une tendance au nivellement, sur le pied des situations les plus favorisées. En même temps, elle a provoqué une révision des calculs servant à l’établissement des réserves, qui a permis de constater que le montant des versemens était insuffisant pour faire face aux engagemens pris. A mesure que le taux de l’intérêt s’abaisse, il en résulte une augmentation des sommes nécessaires pour produire, par le jeu des intérêts composés, la réserve qui permettra de servir à chaque agent, quand il quittera le service, une rente viagère déterminée, réversible en partie sur sa veuve. Les calculs faits, par des méthodes très diverses, par les compagnies et par l’administration des chemins de fer de l’Etat, ont abouti à ce résultat concordant, que pour être au niveau des engagemens, les versemens devaient atteindre 15 à 16 pour 100 des salaires.

Les retenues faites aux agens variaient de 3 à 5 pour 100 selon les réseaux, et n’ont pas été augmentées jusqu’ici. Les versemens des compagnies, au contraire, ont été relevés dans une large proportion. Il en est résulté des augmentations des dépenses annuelles atteignant près de 12 millions dans la période décennale. Malgré cela, la compagnie de l’Ouest a dû encore se décidera appliquer, à partir de 1895, une augmentation qui se traduira par plus de 2 millions de charges. Celle de Lyon a apporté, dans le régime de ses retraites, une transformation qui ne s’appliquera que progressivement, et qui entraînera peu à peu 1 500 000 francs de dépenses annuelles de plus. Au moins semble-t-il que, si la baisse du taux de l’intérêt ne s’accentue pas trop, on sera ainsi au. bout des sacrifices nécessaires. Les agens des chemins de fer sont aujourd’hui, au point de vue des retraites, les mieux traités des citoyens français ; les dispositions législatives qui peuvent intervenir sur la question générale des retraites ouvrières n’accroîtront donc pas les charges de la garantie.

Au point de vue des conditions du travail et des salaires, la situation des compagnies, vis-à-vis d’une grande partie de leur personnel, de tous les agens employés au service des bureaux, à la manutention des colis, etc., est la même que celle de l’industrie privée. Les augmentations de dépenses provenant de l’amélioration de la situation de ces agens, sont donc uniquement celles qui résultent de la loi de progrès économique, si manifestement mise en relief dans ces dernières années, en vertu de laquelle la rémunération du travail va en augmentant, et celle des capitaux nouveaux en diminuant. Mais vis-à-vis des agens dont le service intéresse la sécurité, la situation n’est pas la même. Le pouvoir général qui appartient au ministre, de veillera la sécurité publique, comprend celui d’édicter les règles nécessaires pour que cette sécurité ne soit pas compromise par l’excès de fatigue des agens qui ont à manœuvrer ou à observer les signaux, et de ceux qui dirigent le mouvement des trains. Dès 1864, le travail des aiguilleurs avait été ainsi limité. En ce qui concerne les mécaniciens, M. Yves Guyot avait commencé à poser certaines règles. M. Viette les avait précisées, avec une rigueur mathématique, qui entraînait des sujétions à la fois onéreuses pour les compagnies, et incommodes pour les agens ; les augmentations de dépenses qui en étaient résultées, pour les cinq réseaux garantis, atteignaient de 4 à 5 millions. M. Jonnart modifia ces prescriptions de la manière la plus heureuse, en donnant à la réglementation une souplesse plus grande, qui permit de réduire de 12 heures à 10 le maximum de la journée moyenne de travail, et de ramener plus souvent les agens à leur domicile. Les mécaniciens ont manifesté hautement la satisfaction que leur causait ce nouveau régime, qui a cependant diminué, au lieu de l’accroître, le surcroit de dépenses dû à la réglementation.

Le travail de la dernière catégorie d’agens dont le service intéresse la sécurité, les chefs de gare et leurs suppléans, a été réglementé par M. Barthou. Cette réglementation, très étudiée, a corrigé certains abus sans entraîner des dépenses bien notables. Toutefois. pour qu’elle ne soit pas onéreuse, il importe de combiner son application avec des mesures de sage économie. Ainsi, dans beaucoup de cas, on peut donner au chef d’une petite gare ou halte le repos nécessaire, sans être obligé d’augmenter son personnel, à condition de le dispenser du service du premier train du matin ou du dernier train du soir ; il suffit de supprimer l’enregistrement des bagages à ce train, et de faire délivrer et recevoir les billets par les agens du train, comme cela se fait aux points d’arrêt en pleine voie institués depuis quelques années. S’il s’agit d’un train peu fréquenté, cette mesure est loin de comporter, pour le public, une gêne comparable à la dépense qu’entraînerait la création d’un emploi d’homme d’équipe.


Nous citons ces détails, pour montrer comment une administration libérale peut combiner les mesures nécessaires à la sécurité publique, avec les économies qu’impose la situation budgétaire. Dans l’ensemble, au point de vue de la réglementation du travail, comme au point de vue des retraites, les gros sacrifices sont aujourd’hui faits. Quand on les passe en revue, on s’étonne même que l’augmentation des dépenses d’exploitation, dans la dernière période décennale, n’ait pas été plus forte. La mise en exploitation des lignes neuves, l’augmentation du parcours des trains sur les lignes anciennes, celle des versemens aux caisses de retraites, donnent déjà 72 millions de charges nouvelles ; si on y ajoute les dépenses dues aux réductions des heures de travail, on s’étonne que l’accroissement final ne soit que de 49 millions. Il a fallu, pour obtenir ce résultat, que les économies obtenues par l’amélioration de l’outillage et des méthodes d’entretien ou d’exploitation soient considérables.

On peut espérer, cependant, en réaliser encore, notamment dans l’exploitation des lignes secondaires, si on ne refuse pas aux compagnies les facilités de service nécessaires. D’autre part, il ne semble pas que les prochains exercices doivent présenter des causes d’augmentation comparables aux sacrifices qui viennent d’être faits pour améliorer les services et la situation du personnel.

Ainsi, au point de vue des dépenses d’exploitation, comme à celui des recettes ou des charges des capitaux, il semble que l’avenir se présente mieux que le passé. Pour que l’appel fait chaque année à la garantie n’augmente pas, il suffit que les cinq réseaux donnent, en moyenne, une plus-value, dans le produit net, qui couvre l’augmentation des charges du capital, soit près de 4 millions par an, ou moins de 1 pour 100 du produit net actuel. Tout ce qui sera réalisé en plus viendra en déduction des charges budgétaires. L’exemple des années 1894 et 1895 montre qu’avec une administration économe et prudente, un essor exceptionnel de la prospérité publique n’est pas nécessaire pour que cet excédent soit considérable.


II — LES GARANTIES ET LES DÉFICITS DES RÉSEAUX SECONDAIRES EN FRANCE, EN ALGERIE ET AUX COLONIES

Les garanties d’intérêts des réseaux secondaires diffèrent radicalement de celles des grands réseaux, en ce sens que les versemens annuels de l’Etat ne constituent pas un appoint plus ou moins important, venant s’ajouter au produit net de l’exploitation, pour assurer au capital une rémunération convenue ; c’est, au contraire, la garantie qui rémunère presque seule le capital, tandis que le produit net, s’il y en a un, ne représente qu’une atténuation des charges de l’Etat. Cette atténuation pourra devenir plus importante qu’aujourd’hui, à mesure que les recettes progresseront ; mais l’espoir de voir jamais les Compagnies entrer dans la période du remboursement serait absolument chimérique. C’est donc bien à tort que l’on qualifie d’avances les sommes versées par l’Etat à ces compagnies, et le compte courant tenu avec grand soin, pour leur dette envers l’Etat, est une pure fantasmagorie. Par leur nature, les charges budgétaires que nous examinons maintenant ressemblent beaucoup plus à des annuités données à fonds perdus, pour servir l’intérêt de capitaux affectés à des emplois non rémunérateurs, qu’à des garanties instituées en vue du cas où certaines entreprises ne donneraient pas la rémunération espérée.


Les charges des chemins de fer auxquelles s’appliquent des garanties de cette nature, dans la France métropolitaine, sont les suivantes.

La ligne du Rhône au Mont-Cenis, concédée en 1867 à la compagnie de Lyon et formant un réseau spécial, dont les comptes sont absolument distincts de ceux du grand réseau, a donné lieu, en 1894, à un appel à la garantie voisin de 3 millions. Le produit brut n’atteint pas 5 millions, et le produit net 2 millions. La recette, déjà réduite par l’ouverture de la ligne du Saint-Gothard, diminuera encore, si le percement du Simplon s’effectue, comme cela paraît probable.

Les trois compagnies du Sud de la France, des Chemins de fer économiques et des Chemins de fer départementaux, ont demandé, en 1894, près de 7 millions, pour les lignes qui leur sont concédées ou affermées, lignes dont la recette brute, montant à 6 millions, ne couvre pas les frais d’exploitation. Ce déficit paraît devoir augmenter par l’achèvement des lignes en construction dans les Charentes, et peut-être par l’exécution des lignes concédées éventuellement à ces compagnies, plus vite qu’il ne diminuera par le développement du trafic.

L’appel à la garantie de l’Etat, fait par les lignes d’intérêt local et les tramways, pour l’année d’exploitation 1894, se chiffre par 3 300 000 francs, tandis que les charges incombant aux départemens, pour ces mêmes réseaux, ont atteint 5 600 000 francs. Les recettes brutes des lignes garanties, montant à 10 millions, dépassent à peine les frais d’exploitation.

La loi ou le décret portant déclaration d’utilité publique de chaque réseau fixe, pour les sacrifices annuels de l’Etat, un maximum qui représente, en fait, à peu de chose près, le montant probable de ses charges ; car les cas où le déficit reste au-dessous des prévisions sont rares, et l’écart est toujours minime. Les engagemens pris atteignaient déjà, à la fin de 1894, 5 327 000 francs.

Les lois de finances, d’autre part, limitent par un maximum les engagemens que l’État pourra contracter, pour les lignes déclarées d’utilité publique dans le courant de chaque année ; mais jusqu’à 1895, ce maximum, fixé à un chiffre très supérieur aux besoins, n’était jamais atteint. M. Jonnart a pris l’initiative de rendre la limitation effective, en la rapprochant des besoins constatés. Le montant des engagemens autorisés, pour 1896 comme pour 1895, est fixé à 600 000 francs, et ce chiffre représente à peu près la progression probable des dépenses budgétaires des prochains exercices. Il ne faut pas oublier qu’en vertu des lois organiques, à cette charge s’en ajoute une, au moins égale, imposée aux contribuables dans les budgets départementaux.

Ainsi, l’appel fait à la garantie par l’ensemble des réseaux secondaires d’intérêt général et d’intérêt local de la France métropolitaine, pour l’année d’exploitation 1894, s’élève à 13 millions ; le chiffre correspondant n’atteignait pas 3 millions en 1884, et la progression, de 1 million par an, est due tout entière aux concessions faites depuis lors. Elle sera moins rapide dans l’avenir, si on a la sagesse de ne pas constituer de nouveaux réseaux secondaires d’intérêt général, et de ne pas pousser trop activement les réseaux d’intérêt local. Il paraît difficile, cependant, qu’elle ne dépasse pas un demi-million par an, en moyenne.


Les lignes algériennes peuvent, au point de vue de la garantie, se diviser en trois groupes.

En premier lieu, les lignes concédées à la compagnie de Lyon depuis 1863, donnent un produit net qui couvre presque le revenu de 4 millions garanti au capital. Depuis 1884, deux années ont donné lieu à des remboursemens au profit de l’Etat, les autres à des demandes d’avances toujours inférieures à un million, sauf dans l’année 1893, où une crise exceptionnelle a frappé l’Algérie. On peut donc dire que la garantie, montant à 650 000 francs en 1894, ne constitue plus qu’un appoint temporaire ; mais les recettes ne présentent pas une progression régulière, qui permette de prévoir un remboursement prochain de la dette.

Le second groupe comprend les compagnies de l’Ouest algérien, de l’Est algérien et de Bone-Guelma ; elles ont fait appel à la garantie, en 1894, pour 22 millions ; leurs recettes brutes n’atteignaient pas 43 millions, dépassant à peine la somme allouée pour les frais d’exploitation, en vertu des barèmes forfaitaires, sur lesquels, il est vrai, les trois compagnies ont réalisé un million d’économies. C’est donc, jusqu’ici, la garantie seule qui a rémunéré le capital. Elle a commencé à apparaître au budget en 1879 ; elle atteignait 11 millions en 1884 : elle a augmenté régulièrement, par l’extension progressive du réseau, jusqu’à atteindre près de 23 millions en 1893. L’année 1894 marque un commencement de diminution. On peut espérer que ce progrès s’accentuera ; le trafic des phosphates a déjà donné, en 1895, plus d’un million de plus-values. Les déficits d’exploitation paraissent avoir définitivement disparu ; mais avant que le produit net couvre une fraction importante des 22 millions de revenu qui ont été garantis au capital dépensé, il s’écoulera encore un temps considérable.

Enfin la dernière des compagnies garanties, la Franco-Algérienne a demandé à l’État, en 1894, près de 3 millions, dont plus d’un million pour couvrir les déficits d’exploitation. tandis que le produit brut atteignait à peine ce dernier chiffre. Ce produit ne manifeste aucune progression. La garantie due à cette compagnie, en vertu de contrats tous postérieurs à 1883, ne paraît pas présenter d’élémens sérieux d’atténuation.

Au total, les garanties algériennes ont augmenté de 14 millions dans les dix années qui viennent de s’écouler, et dépassent aujourd’hui 25 millions. Le développement du trafic peut faire espérer une diminution appréciable. Mais si l’on établissait, sous le régime de la garantie, les lignes de pénétration dont l’exécution est réclamée, sur Lalla-Maghnia vers l’Ouest, sur Laghouat et Ouargla dans le Sud, lignes qui absorberont un capital de 70 à 80 millions, il n’est pas douteux que la garantie, au lieu de décroître, continuerait à augmenter dans les prochains exercices.


Les concessions coloniales comprennent deux garanties d’intérêts incombant au budget métropolitain. Le chemin de fer de la Réunion, dont les recettes dépassent 1 million et couvrent à peu près les frais d’exploitation, donne lieu à une charge égale aux intérêts du capital dépensé, soit 1 million. Le chemin de fer de Dakar à Saint-Louis a un revenu garanti de 300 000 francs ; mais les recettes brutes ne sont que de 1 500 000 francs, tandis que les dépenses d’exploitation atteignent 2 400 000 francs, de sorte que la charge totale atteint 1 200 000 francs.


Au total, les réseaux secondaires français ou coloniaux, qui en 1884 n’entraînaient que 14 millions de charges, en imposent aujourd’hui 40 au budget. La progression, dans la période décennale, a été de 26 millions, approchant de celle des garanties d’intérêts des grandes compagnies. Mais les garanties des petits réseaux sont loin de présenter les mêmes chances de réduction que celles des grands réseaux, car les recettes n’ont nullement la même élasticité. Il est évident que des lignes qui. toutes ensemble, ont une recette brute de 48 millions, et une recette nette de 4 millions, n’arriveront jamais à couvrir un déficit de l’importance de celui que garantit l’État.

L’extension des réseaux d’intérêt local et des lignes algériennes peut être une cause sérieuse d’augmentation de charges pour l’avenir. La révision de certains contrats peut apporter quelques réductions ; mais il faut se garder de fonder sur elle des espérances excessives. Les garanties sont motivées par le chiffre élevé des capitaux consacrés à des lignes improductives. Dans plusieurs cas, les concessionnaires ont réalisé, sur les émissions qui ont fourni ces capitaux, et sur les travaux auxquels ils ont servi, des bénéfices excessifs ; en général, ces bénéfices ont profité aux fondateurs des compagnies, plutôt qu’aux compagnies elles-mêmes. En tout cas, aujourd’hui, les travaux sont exécutés, les titres émis et classés, la plupart dans la petite épargne. Il n’y a plus de moyen compatible avec le respect des contrats, pour supprimer les charges volontairement assumées par les pouvoirs publics. Tout ce que l’on peut faire, c’est de réviser les clauses relatives à l’exploitation, de concert avec les concessionnaires, de manière à les intéresser à provoquer le développement du trafic, qui peut seul atténuer les charges du Trésor.


Nous avons passé en revue les dépenses incombant à l’État du chef des chemins de fer. Il faudrait y ajouter, pour être complet, les sommes dépensées pour l’administration et le contrôle du réseau ; ces sommes ne figurent, en quelque sorte, que pour ordre dans le budget, car elles sont remboursées par les compagnies sous le titre de frais de contrôle. Elles dépassent un peu 4 millions.

Au total, on peut résumer ainsi les charges budgétaires des chemins de fer, pour les années d’exploitation 1884 et 1894 :


France métropolitaine 1884 « 1894 Algérie et Colonies 1884 « 1894
165 201 4 5
Garanties d’intérêts des réseaux principaux 40 77 « «
Garanties d’intérêts des réseaux secondaires 3 13 11,5 27,5
Travaux neufs

¬| 66

11[9] 10 0,5
Frais généraux de contrôle 3 4 0,2 0,3
Totaux

¬| 277

306 24,7 33,3


L’augmentation est de 29 millions seulement pour la métropole ; mais il faut remarquer que les dépenses de 1884 comprenaient pour 66 millions de travaux neufs, constituant un accroissement de l’outillage national, tandis que les dépenses analogues n’entrent que pour 11 millions dans le budget de 1894, la plupart des travaux neufs s’exécutant aujourd’hui au moyen des avances des compagnies, remboursables en annuités. L’augmentation réelle des charges annuelles, en dehors des dépenses de premier établissement, est de 84 millions pour la métropole, de 17 millions pour l’Algérie et les colonies.

L’application des lois en vigueur contient, pour l’avenir, deux causes normales et permanentes d’augmentation, dont la progression est réglée, sans doute, par la loi de finance, mais ne saurait être arrêtée absolument : l’une résulte de l’exécution des lignes neuves au compte des annuités, l’autre du développement des lignes d’intérêt local. Si l’on reste dans la voie de sage prudence adoptée depuis deux ans, l’augmentation ne dépassera guère 3 millions par an de ces deux chefs. Elle peut être compensée, et au-delà, par la réduction des garanties d’intérêts des réseaux principaux et secondaires d’intérêt général, due au développement normal du trafic. Mais pour cela, il faut que la prospérité publique ne subisse pas de recul analogue à celui qui s’est produit après les conventions, et que ni le législateur, par la concession de trop de lignes nouvelles, ni l’administration, par une gestion trop prodigue, n’impriment aux dépenses une accélération plus rapide que celle des recettes.

Il nous reste à étudier les revenus et les économies que le régime des chemins de fer procure à l’Etat, et qui forment la contre-partie des charges que nous venons de passer en revue, puis à tirer les conclusions de toute cette étude. C’est ce que nous ferons dans un prochain article.


C. COLSON.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1895.
  2. Nous laissons de côté la baisse toute momentanée produite par l’Exposition, qui a réduit l’appel à la garantie, pour 1889, à 26 millions.
  3. Ces chiffres ont été obtenus en admettant que les quelques lignes neuves qui ont détourné de forts courans de trafic appartenant, avant leur ouverture, aux lignes anciennes (Argenteuil à Mantes, Limoges à Montauban, etc. ), ont une recette et une dépense propres égales à celles des autres lignes neuves, et que l’excédent constaté n’est qu’un déplacement de recettes et de dépenses préexistantes.
  4. Les chiffres des recettes et des dépenses sont ceux du résumé par ligne des résultats de l’exploitation, contenu dans les statistiques du ministère, augmentés des résultats des lignes d’intérêt local exploitées par l’Est et l’Orléans ; nous avons seulement retranché des dépenses d’exploitation, pour les ajouter aux charges des capitaux, les frais de timbre des titres, ainsi que les redevances payées par la Compagnie de l’Est aux Compagnies secondaires dont elle exploite les lignes.
  5. Les chiffres des recettes et des dépenses sont ceux du résumé par ligne des résultats de l’exploitation, contenu dans les statistiques du ministère, augmentés des résultats des lignes d’intérêt local exploitées par l’Est et l’Orléans ; nous avons seulement retranché des dépenses d’exploitation, pour les ajouter aux charges des capitaux, les frais de timbre des titres, ainsi que les redevances payées par la Compagnie de l’Est aux Compagnies secondaires dont elle exploite les lignes.
  6. Ce chiffre comprend le trafic des lignes neuves ; mais celui de 512 millions comprend aussi le matériel de ces lignes, et il y a compensation.
  7. Ce chiffre comprend les dépenses faites, avant 1894, sur les lignes en construction à cette date, le concours des compagnies pour les lignes non dénommées, et les 51 millions de dépenses prévues dans la convention avec la compagnie de l’Ouest soumise aux Chambres.
  8. La division des dépenses totales d’exploitation par le parcours des trains donne un prix moyen de 2 fr. 50 par kilomètre ; mais ce chiffre comprend des frais généraux et des dépenses permanentes qui ne varient pas proportionnellement au nombre des trains.
  9. Non compris 10 millions et demi couverts provisoirement par des obligations du Trésor, mais qui seront réimputés au compte des annuités.