Les Chemins de fer et le budget (Colson)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 132 (p. 859-887).
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LES CHEMINS DE FER
ET LE BUDGET

I
LA FORMATION HISTORIQUE DU RÉSEAU ET LES CONVENTIONS FINANCIÈRES

Lorsque, chaque année, les Chambres doivent voter les crédits nécessaires à la marche des services publics, c’est sur les ministères appelés avec raison les ministères dépensiers, — la Guerre, la Marine, les Travaux publics, — que porte l’effort principal de la discussion. C’est qu’en effet, sur les trois milliards et demi qu’absorbe notre budget actuel, plus de 1 200 millions sont affectés à ces trois ministères. La dette publique, d’autre part, nous impose une charge annuelle sensiblement égale, dont l’origine se rattache à peu près en totalité à la préparation ou aux suites des luttes internationales et à l’établissement des voies de communication. Ainsi, on peut affirmer que plus des deux tiers des charges publiques ont pour cause ou pour objet les guerres proches ou lointaines et les travaux publics. Parmi ces charges, il n’en est aucune que l’opinion publique supporte avec plus d’impatience que celles qui se rattachent aux chemins de fer ; il n’en est aucune, cependant, dont l’accroissement soit plus directement provoqué par cette même opinion publique. L’extension du réseau, l’amélioration des services, l’abaissement des tarifs, ne progressent jamais assez vite pour répondre aux vœux des populations et aux demandes de leurs représentans ; puis on s’étonne que les charges budgétaires croissent, sous l’action continue et concordante de ces diverses causes.

Le cri d’alarme a été poussé avec une énergie particulière, au commencement de l’année dernière, par M. Burdeau, dans l’exposé des motifs du budget de 1895. Il évaluait les charges que ce budget aurait à supporter du chef des chemins de fer à 265 millions, en ne comptant que les crédits spéciaux, à 411 millions, en y ajoutant ceux qui se confondent dans le service général de la dette publique. Il faisait observer que ces charges allaient en croissant d’année en année, qu’elles pourraient augmenter encore d’une centaine de millions, et qu’il n’était point de finances qui pussent supporter longtemps une pareille augmentation pour un seul service.

Ce cri a été entendu. En même temps que la loi des finances de 1895 réduisait, dans une large mesure, les autorisations de dépenses, de manière à enrayer la marche ascendante des annuités incombant au budget, les ministres des Travaux publics, M. Jonnart et M. Darthou, orientaient résolument, à travers toutes les difficultés, l’action de leur administration vers les économies et vers la réduction de la garantie d’intérêts. Ils ont fait, dans ce sens, des efforts d’autant plus méritoires, en cette matière, que ceux qui en assument l’impopularité en recueillent rarement les fruits ; car d’après le mécanisme de nos conventions, c’est seulement dans les budgets ultérieurs qu’apparaissent les résultats des mesures d’économie prises au cours d’un exercice. Ces efforts énergiques n’ont point été stériles, et le budget de 1896 v° déjà en profiter largement.

Le but de l’étude que nous entreprenons est de bien préciser le montant des charges annuelles que les chemins de fer font peser sur le Trésor public, et de placer en regard les recettes qu’ils lui procurent ; de rechercher les motifs des variations survenues dans ces charges et ces recettes, depuis que les conventions de 1883 ont fixé le régime actuel de nos chemins de fer, et notamment la part du déficit total qui doit être attribuée à ces conventions, plus ardemment discutées, peut-être, depuis qu’elles sont sanctionnées par la loi, qu’elles ne l’ont été avant le vote des Chambres ; d’indiquer, enfin, les élémens d’augmentation ou de diminution dans les dépenses qui peuvent nous inquiéter ou nous rassurer sur l’avenir.

Deux motifs rendent plus particulièrement nécessaire d’insister souvent sur ces divers points. Le premier, c’est qu’en matière de chemins de fer, la plupart des dépenses n’apparaissent au budget que tardivement, sous la forme de dettes, contre lesquelles on peut bien récriminer, mais qu’il n’en faut pas moins payer à l’échéance, à moins de faire banqueroute. Les mesures d’économie ou de prudence financière ne trouvent donc point l’appui de cette nécessité immédiate, qui résulte de l’obligation d’établir l’équilibre de chaque budget, au moins sur le papier. La loi de finances de chaque exercice contient, sans doute, divers articles qui règlent le maximum des travaux neufs à faire et des engagemens à prendre dans l’année pour des lignes nouvelles. Mais ces travaux et ces engagemens ne se traduisent par des crédits à inscrire que dans les budgets ultérieurs. C’est ce qui explique comment la Commission du budget, même dans les années où elle montrait le plus d’ardeur à rechercher des économies, n’a presque jamais pris l’initiative de réductions effectives sur ces maxima, et ne les a diminués que quand le gouvernement le lui a proposé.

La seconde raison qui rend l’économie particulièrement difficile dans les questions de chemins de fer, c’est qu’une fraction considérable des charges budgétaires se présente sous la forme de garanties d’intérêts allouées à des compagnies concessionnaires. Il en résulte que, pour réduire le fardeau des contribuables, il faut travailler à diminuer les dépenses et à augmenter les recettes de ces compagnies. Or c’est là une tâche singulièrement difficile à remplir aujourd’hui, pour les représentans et les agens de l’Etat. Dans les luttes qu’ils soutiennent contre les causes incessantes d’accroissement de la garantie, ils ne peuvent défendre les intérêts du Trésor sans défendre, en même temps, ceux des compagnies à qui l’État s’est associé. Comme c’est avec les compagnies seules que le public est directement en contact, c’est trop souvent leur cause que l’administration paraît soutenir, quand en réalité elle n’est préoccupée que des finances publiques. Il faut singulièrement de courage à un ministre, pour ne pas reculer devant l’idée d’être systématiquement traité de suppôt des compagnies et de protecteur de la féodalité financière.

Nous apercevons déjà ici les deux faits caractéristiques qui dominent les rapports des chemins de fer et du budget. L’un constitue un élément constant d’augmentation progressive des charges : c’est la construction de lignes neuves dont le trafic ne peut rémunérer le capital d’établissement. L’autre constitue un élément de variations considérables, tantôt dans un sens tantôt dans l’autre : c’est le lien établi entre les finances publiques et les résultats, en gain ou en perte, de la branche principale de la grande industrie des transports. Comme la marche des travaux est réglée par le législateur, et comme l’exploitation est soumise, dans tous ses détails, au contrôle administratif, les pouvoirs publics exercent sur ces deux élémens une action incontestable. Mais, pour bien apprécier la portée de cette action, et les effets qu’on en peut attendre, il faut avoir sans cesse présentes à l’esprit les formes variées sous lesquelles le régime des voies ferrées se répercute dans le budget. C’est pour cela qu’après les auteurs de tant d’études remarquables, nous ne croyons pas inutile de revenir encore une fois sur cette question, en la serrant d’aussi près que le permettent les documens les plus récens.

Toutefois, avant d’entrer dans le détail de la situation actuelle, nous croyons devoir rappeler brièvement les origines du régime de nos chemins de fer. Envisagé directement en lui-même, abstraction faite des circonstances auxquelles a été subordonné son développement, ce régime, apparaîtrait comme un chef-d’œuvre d’absurdité. La connaissance des faits successifs d’où sont sorties, peu à peu, les conditions actuelles de la garantie d’intérêts, ainsi que le mode et le montant de la participation respective de l’Etat et des compagnies dans le développement du réseau, est indispensable pour permettre de comprendre la situation qui est faite aujourd’hui au Trésor public, et les engagemens qui pèsent sur lui. Nous sortirions de notre sujet, en entrant à cet égard dans trop de détails ; mais nous sommes obligé d’esquisser, à grands traits, l’historique de nos chemins de fer, pour pouvoir ensuite parler couramment des charges et des recettes budgétaires qui s’y rattachent aujourd’hui.


I. — LES CONVENTIONS DE 1859 ET LEURS DÉVELOPPEMENTS

L’histoire des chemins de fer, en France, est marquée par trois grandes étapes : la loi du 11 juin 1842, — les conventions de 1859, — celles de 1883.

La loi du 11 juin 1842 n’a laissé, dans notre réseau actuel, d’autre vestige que l’excellente constitution de son ossature, due à l’heureux tracé adopté, à cette époque, pour les lignes magistrales répondant aux grands courans de trafic. Cette loi organisait, pour la construction des chemins de fer, un système dans lequel les localités devaient payer les deux tiers du prix des terrains, et l’État devait supporter la majeure partie des dépenses d’établissement ; les concessionnaires ne devaient fournir que la voie et le matériel d’exploitation. Réduisant ainsi considérablement le capital à rémunérer et à amortir par les compagnies, on aurait pu instituer des concessions assez courtes, qui auraient vécu de leurs propres ressources. Malheureusement ce système fut, en pratique, très vite abandonné.

L’essor qui avait suivi la promulgation de la loi de 1842 était déjà arrêté par la crise financière de 1847, quand la révolution de 1848 vint aggraver et prolonger cette crise. En 1852, notre réseau ne comprenait que 4 000 kilomètres concédés, auxquels s’ajoutaient environ 1 000 kilomètres exploités ou à construire par l’Etat. La longueur totale exploitée était de 3 500 kilomètres, et la dépense faite n’atteignait pas un milliard et demi, dont les deux cinquièmes avaient été fournis par le Trésor.

L’Empire provoqua les fusions qui ont constitué nos six grandes compagnies actuelles. En même temps, il étendit largement leurs concessions ; celles-ci, à la fin de 1858, atteignaient 16 000 kilomètres, dont plus de moitié en exploitation. Les dépenses faites dépassaient quatre milliards, et les dépenses restant à faire étaient évaluées à deux milliards et demi.

Les grandes compagnies, en possession des principales artères du réseau, donnaient des dividendes fort élevés, et leurs titres jouissaient de toute la faveur du public, quand survint la crise financière de 1857. Elle ne tarda pas à réagir sur le marché des chemins de fer. L’opinion publique s’émut de l’idée que les lignes restant à construire, moins productives que les anciennes, constitueraient une charge supérieure, peut-être, aux bénéfices antérieurement acquis, et de nature à atteindre même la solvabilité des compagnies. Il devint bientôt évident que celles-ci ne pourraient pas réaliser les émissions d’obligations nécessaires pour tenir l’engagement qu’elles avaient pris, d’achever, dans un délai de quelques années, les lignes dont elles étaient concessionnaires.

C’est la décision adoptée, dans cette situation, par les pouvoirs publics, qui a fixé, on peut presque dire définitivement, le régime de nos chemins de fer. À ce moment, le gouvernement de l’Empire pouvait opter entre deux solutions ; le choix qu’il a fait a commandé la plupart des mesures prises depuis.

Il eût été assurément légitime, en 1859, de laisser les compagnies subir le sort qui résulterait, pour chacune d’elles, de la valeur de ses lignes et de la solidité de son crédit. Les unes eussent traversé la crise ; d’autres y auraient succombé. Pour ces dernières, les capitaux déjà dépensés auraient été amortis en grande partie par des faillites ; des sociétés nouvelles se seraient substituées aux anciennes, soit par une transmission dans les formes résultant du droit commercial, soit à la suite de la mise en adjudication prévue par le cahier des charges, en cas de déchéance d’un concessionnaire de travaux publics. Les chemins de fer fussent restés, en France, ce qu’ils sont en Angleterre et aux Etats-Unis : une industrie subissant toutes les chances, bonnes ou mauvaises, des entreprises privées.

A tort ou à raison, le gouvernement recula devant les ruines qui allaient en résulter, devant l’ébranlement du crédit public, et le retard qu’une pareille secousse apporterait à l’achèvement du réseau, dans un pays où l’initiative privée est loin d’avoir la même hardiesse que chez les peuples anglo-saxons. Il résolut de prêter l’appui de son crédit aux compagnies, et créa de la sorte, entre elles et l’Etat, cette association que l’on n’a pas réussi à dissoudre depuis lors.

Ce qui explique cette décision, c’est que, pour tous les bons esprits, à cette époque, les difficultés que traversaient les compagnies n’étaient que momentanées. On ne doutait pas que, si leur crédit consolidé leur permettait d’attendre, elles retrouveraient un jour une situation au moins équivalente à celle qu’elles avaient avant la crise. Les conventions de 1859 eurent pour seul objet de leur donner les moyens de traverser la période de mise en valeur des nouvelles lignes, en faisant avancer par le gouvernement, chaque année, les sommes nécessaires pour payer l’intérêt et l’amortissement des emprunts, et pour donner aux actionnaires un dividende voisin de celui qui leur était acquis quand était survenue la crise. Lorsque les produits de l’exploitation atteindraient, puis dépasseraient le chiffre nécessaire pour assurer le service des emprunts et le dividende ainsi fixé, l’excédent serait d’abord affecté à rembourser à l’Etat ses avances, augmentées des intérêts à 4 pour 100 ; après quoi les compagnies retrouveraient la disposition de leurs revenus et la liberté d’accroître leurs dividendes.

Ainsi fut créée la garantie d’intérêts. Elle portait sur le capital de premier établissement, qui était fixé à forfait pour quelques lignes, tandis que pour les autres on devait inscrire en compte le montant des dépenses réelles et dûment justifiées, dans les limites de maxima fixés par les conventions. Pour calculer, chaque année, les avances nécessaires à chaque compagnie, l’État devait constater le chiffre réel du produit net de l’exploitation, en vérifiant le montant effectif des dépenses et des recettes. Le taux de l’intérêt garanti était le seul élément du calcul toujours fixé à forfait, quel que fût le taux réel des emprunts que contracteraient les compagnies.

Les clauses que nous résumons ainsi n’apparaissent pas au premier coup d’œil dans les conventions de 1859 ; elles y sont enveloppées dans des complications d’une extrême ingéniosité. La garantie ne s’applique, nominalement, qu’au nouveau réseau, constitué par les lignes les plus récemment concédées ; elle est accordée pour cinquante ans à dater de 1865, au taux de 4 pour 100 plus l’amortissement, ce qui donne 4,655 pour 100 seulement. Les artères principales constituent l’ancien réseau, qui n’a aucune garantie. Sur les produits de cet ancien réseau, chaque compagnie retient, à titre de revenu réservé, la somme nécessaire pour payer le dividende de ses actionnaires, et pour porter à 5,75 pour 100[1] la somme dont elle pourra disposer pour assurer l’intérêt et l’amortissement des capitaux dépensés en dehors du capital-actions. Le surplus du produit net de l’ancien réseau est déversé sur le nouveau, pour venir en déduction des déficits à combler par la garantie de l’Etat. Mais comme il n’était pas douteux (et sur ce point l’expérience a confirmé les prévisions) que l’ancien réseau fournirait largement, et au-delà, le revenu réservé, toutes ces combinaisons revenaient, au fond, à la garantie d’un dividende conventionnel pour le capital-actions, et d’un revenu de 5,75 pour 100 pour le capital-obligations.

Du jour où les conventions de 1859 ont été ratifiées, le crédit des compagnies est devenu une branche du crédit de l’État, qui s’est trouvé engagé moralement autant que légalement envers les porteurs de titres. Dès lors, l’association créée entre les contribuables et les concessionnaires commandait toutes les mesures à prendre dans le présent et dans l’avenir. En particulier, l’extension du réseau n’était plus possible que de concert avec les compagnies. Il était bien clair, en effet, qu’autoriser la création de lignes concurrentes, pour les grands courans de trafic, eût été folie, de la part de l’Etat, dont la garantie s’atténuait de toutes les sommes déversées sur le nouveau réseau par les artères principales. Ainsi, toutes les lignes à décréter dans l’avenir devraient être nécessairement conçues comme des affluens des lignes déjà construites ; elles ne pourraient, par suite, être avantageusement concédées qu’aux détenteurs de ces lignes préexistantes, appelés à bénéficier, en tout état de cause, de l’apport de trafic dû aux voies nouvelles.

Le jour où l’entente cesserait pour les extensions nécessaires du réseau, une seule voie raisonnable resterait à l’Etat, le rachat des concessions des grandes compagnies. Mais ce rachat serait une mesure grave, et assez onéreuse ; car les clauses en sont réglées par le cahier des charges, de manière à assurer aux compagnies, d’abord un revenu égal au revenu net acquis dans les exercices antérieurs à ce rachat, puis, en outre, une véritable indemnité d’expropriation, par le paiement supplémentaire d’une somme égale à la valeur du matériel roulant. C’est seulement dans le cas où l’Etat se trouverait, par le fait des avances de garantie, créancier d’une compagnie, pour une somme au moins égale à la valeur de son matériel, que les conventions de 1859 lui donneraient le droit de reprendre possession de son réseau sans avoir à payer autre chose qu’une annuité égale au produit net antérieur au rachat ; dans ce cas, en effet, le prix du matériel se compenserait, jusqu’à due concurrence, avec la créance de l’Etat, et le rachat cesserait d’être onéreux, l’annuité à payer devant être précisément égale au revenu net en possession duquel l’État entrerait.

En garantissant ainsi aux compagnies non seulement les intérêts de leur dette, mais encore un dividende élevé, le législateur de 1859 n’entendait pas leur faire une libéralité. Ce n’était pas par une fiction que l’on attribuait à la garantie le caractère d’une avance remboursable. Sans doute, la créance de l’Etat ne devait être qu’une créance conditionnelle ; elle ne deviendrait exigible que si un jour les produits nets du réseau excédaient le revenu garanti, ou encore quand la concession expirerait ou serait rachetée, et alors, jusqu’à concurrence seulement de la valeur du matériel roulant. Mais des calculs dont l’expérience a vérifié l’exactitude, tant que la consistance des réseaux n’a pas été par trop modifiée, évaluaient la durée effective de la garantie à une vingtaine d’années, à partir de l’année 1865 où elle entrerait en vigueur[2]. Ensuite, on comptait bien que les produits nets permettraient de rembourser ces avances, puis d’accroître le dividende, et peut-être même d’arriver au partage des bénéfices, que l’Etat avait stipulé pour le cas où le dividende dépasserait un chiffre implicitement fixé, sensiblement supérieur au dividende garanti.

Ainsi les compagnies ne devaient pas cesser d’être intéressées au développement de leur trafic. Il est vrai qu’à moins d’une baisse des recettes absolument invraisemblable, les actionnaires étaient assurés de toucher le dividende implicitement garanti. Mais ce dividende, inférieur au dividende qu’auraient donné les premières lignes concédées, si les compagnies n’avaient pas imprudemment étendu leur réseau après 1852, n’était qu’un minimum. Le stimulant fort efficace laissé aux compagnies, c’était l’espoir très sérieux d’éteindre un jour leur dette, et de recouvrer la liberté de leur dividende. Les auteurs des conventions de 1839 considéraient cette éventualité comme certaine. S’il en eût été autrement, si le dividende minimum assuré aux compagnies eût été, en même temps, le maximum pratiquement réalisable, leur système n’eût tendu à rien moins qu’à transformer ces compagnies en des régisseurs désintéressés, gérant pour le compte de l’Etat des exploitations dont les résultats n’auraient jamais pu se traduire, pour elles, ni en bénéfice ni en perte. Nous croyons inutile d’insister sur ce fait, que si une pareille situation venait jamais à se réaliser d’une manière durable, elle constituerait incomparablement le plus déplorable de tous les modes d’exploitation imaginables.


Pendant une vingtaine d’années, les conventions de 1859 ont pu s’adapter à tous les besoins, grâce à des conventions successives qui ont modifié le capital garanti et la consistance des divers réseaux, mais qui ne touchaient pas au fond du système. Sans entrer dans le détail de ces conventions, il est bon de dire un mot de quelques-unes de leurs clauses, pour faire voir comment, lorsqu’on a mis le doigt dans l’engrenage de la garantie d’intérêts, le corps y passe tout entier.

Les conventions de 1859 n’attribuaient une garantie qu’aux dépenses de premier établissement, c’est-à-dire aux dépenses nécessaires pour la construction, l’armement et la mise en exploitation des lignes. On dut bientôt y ajouter les travaux complémentaires, c’est-à-dire les dépenses faites sur les lignes en exploitation, pour améliorer leur situation en augmentant leurs moyens d’action. En théorie, il semble que rien n’empêchait de laisser à la charge des actionnaires l’intérêt et l’amortissement des capitaux empruntés pour ces travaux, puisque les compagnies n’avaient rien stipulé à ce sujet dans les conventions primitives. En pratique, on reconnaît bien vite que, du jour où une compagnie jouit d’une garantie basée sur les recettes et dépenses réelles de l’exploitation, l’intérêt même de son garant est de l’autoriser à porter en compte les travaux complémentaires.

En effet, parmi ces travaux, il n’en est qu’un petit nombre qui s’imposent en tout état de cause, par exemple ceux que le ministre prescrit par des motifs de sécurité ; ceux-là, l’Etat aurait évidemment tout bénéfice à en laisser la charge aux actionnaires. Mais la plupart des travaux complémentaires ont pour but soit d’attirer un trafic nouveau, soit de réduire les dépenses d’exploitation ; ils n’ont aucun caractère obligatoire, et ne peuvent s’effectuer que si les charges qu’ils imposent peuvent être inscrites dans les mêmes comptes que les bénéfices qu’ils procurent. Quand une compagnie, par exemple, dépense deux ou trois millions pour exécuter, dans une gare de triage, une transformation qui permettra d’économiser 200 000 francs par an sur les dépenses de manœuvres et d’exploitation, elle fait une opération qui se traduit pour elle, et pour le compte de garantie, par une économie notable. Cette opération ne se réaliserait évidemment pas, si l’économie profitait à l’Etat, tandis que l’intérêt du capital dépensé, ne pouvant figurer dans les comptes de garantie, devrait être prélevé sur les sommes réservées pour le dividende. De même, jamais une compagnie ne proposerait une réduction de tarifs, même avec la conviction qu’elle donnera une augmentation notable de trafic, si la plus-value des recettes devait venir en déduction des avances de l’Etat, tandis que l’intérêt des dépenses d’agrandissement des gares ou d’augmentation du matériel qui en seraient la conséquence resterait à la charge des actionnaires.

Ainsi, l’impossibilité de porter les travaux complémentaires en compte dans la garantie arrêterait tout progrès dans l’exploitation des lignes auxquelles cette garantie s’applique, et amènerait une situation aussi intolérable pour le public qu’onéreuse pour l’État. C’est pour cette raison que les pouvoirs publics ont été conduits à étendre la garantie d’intérêts aux dépenses faites, pour ces travaux, dans les limites de maxima qu’on augmentait quand ils étaient atteints.

Ils l’ont étendue également à une série de lignes nouvelles, ajoutées successivement aux six grands réseaux, et qui en avaient porté, peu à peu, la longueur à 23 000 kilomètres à la fin de 1875, malgré la mutilation de l’un d’eux à la suite de la guerre de 1870. Comme nous l’avons dit, une fois maîtresses des principales artères, les grandes compagnies étaient seules en situation d’exploiter avantageusement les lignes affluentes, et elles n’acceptaient naturellement la concession de ces lignes, de moins en moins productives, qu’à la condition de pouvoir en comprendre les charges dans le compte de la garantie.

Elles tenaient, d’ailleurs, à ce que cette augmentation du capital garanti ne vînt pas accroître les déficits dans une proportion qui leur eût enlevé tout espoir de jamais s’acquitter envers l’État. Quand une ligne traversait des régions difficiles, et devait par suite absorber un capital hors de proportion avec la recette à attendre soit de son trafic propre, soit des plus-values qu’elle procurerait aux lignes préexistantes, la compagnie n’en acceptait la concession que moyennant une subvention fixe, donnée à fonds perdus par l’État. Souvent les compagnies se chargeaient de réaliser elles-mêmes le capital alloué ainsi à titre de subventions, et l’État se bornait à leur servir une annuité égale à l’intérêt et à l’amortissement des obligations émises à cet effet ; mais cette annuité, non remboursable, restait indépendante et distincte des avances de garantie. C’est ainsi que, tout en étendant, sous la pression des besoins, les opérations faites avec la garantie d’intérêts, l’État et les compagnies s’appliquaient à conserver à cette garantie le caractère d’une avance remboursable, ne désintéressant pas les concessionnaires des résultats de leur exploitation.


II. — LES COMPAGNIES SECONDAIRES, LES RACHATS ET LE GRAND PROGRAMME DE 1879

Retenues par cette même préoccupation, — de ne pas trop grever le compte de garantie, — les grandes compagnies ne se prêtaient qu’avec une assez grande résistance à l’extension de leurs réseaux, toujours trop lente au gré des régions non desservies. Aussi le gouvernement, pour répondre aux besoins des populations, se trouva-t-il amené à concéder certaines lignes à des compagnies secondaires, qui recevaient de l’État ou des départemens des subventions assez élevées, payables en capital, mais qui n’avaient pas de garantie d’intérêts pour la dépense laissée à leur charge. Parmi ces concessions, les unes étaient classées dans le réseau d’intérêt général, les autres dans la catégorie nouvelle des chemins de fer d’intérêt local. Les chemins de fer d’intérêt local, institués par la loi du 12 juillet 1865, sont caractérisés par ce fait, que la concession est accordée par le département et non par l’État.

Les petites compagnies, n’ayant ni lignes à grand trafic, ni garantie, n’auraient pu vivre qu’à la condition de construire et d’exploiter dans des conditions très modestes, répondant aux besoins à desservir, et d’obtenir l’appui des grandes compagnies auxquelles elles devaient apporter un certain trafic. Au lieu de suivre cette voie prudente, la plupart d’entre elles se laissèrent aller à de folles spéculations, en élevant la prétention de créer, par la soudure des lignes secondaires, des concurrences aux lignes garanties, que l’État ne pouvait évidemment ni faciliter ni même permettre. C’est ainsi que, dans la période de vingt années qui suivit les conventions de 1859, en dehors de l’extension des grands réseaux d’intérêt général mentionnée ci-dessus, on concéda 9 000 kilomètres de lignes secondaires, dont plus de la moitié étaient qualifiées lignes d’intérêt local, mais qui, presque toutes, étaient établies dans des conditions trop onéreuses, par des compagnies dont la constitution financière était très précaire.


Le développement ainsi donné à l’ensemble de notre réseau était encore loin de répondre à tous les désirs des populations. Quand, avec cette fertilité de ressources qui étonna le monde, la France eut fait face aux charges écrasantes qu’entraînèrent les désastres de 1870, le gouvernement et les Chambres cherchèrent les moyens de satisfaire à ces désirs. Ni les grandes compagnies, qui ne voulaient pas se surcharger de lignes improductives, ni les petites, qui n’avaient pas les ressources et le crédit nécessaires, ne se prêtaient à un développement extrêmement rapide des concessions. Les pouvoirs publics n’eurent alors ni assez de résolution pour se rendre maîtres du réseau par le rachat général, ni assez de patience pour attendre qu’il fût possible de faire accepter peu à peu de nouvelles concessions aux compagnies. Au lieu de prendre l’un de ces deux partis, l’État s’engagea avec une ardeur inconsidérée dans la construction de lignes nouvelles, sans avoir réglé les conditions dans lesquelles elles seraient exploitées. C’est par l’effet de cette politique qu’au bout de quelques années la Chambre la plus hostile peut-être aux grandes compagnies qu’on ait vue en France, se trouva acculée à les consolider définitivement, en votant les conventions de 1883.

Déjà l’Empire, en 4868, puis surtout l’Assemblée nationale, au moment de se séparer, avaient donné le regrettable exemple de déclarer d’utilité publique ou de classer législativement dans le réseau d’intérêt général, un grand nombre de lignes dont le mode d’exploitation n’était pas prévu. L’Etat avait ainsi, à la fin de 1875, assumé la charge de construire 2 900 kilomètres environ de ligues qui n’étaient ni concédées, ni susceptibles d’être exploitées isolément quand elles seraient terminées. Nous allons voir avec quelle rapidité il accrut volontairement cette source d’embarras.

Dès 1876, un grand nombre de compagnies secondaires se trouvaient dans l’impossibilité de faire face à leurs engagemens, acculées à la faillite ou à la déchéance. La compagnie du Nord, en vertu de traités provisoires, assurait l’exploitation des lignes qui étaient dans son champ d’action, sans d’ailleurs avoir été autorisée à rattacher à son compte de garantie ou de partage des bénéfices les résultats de ces traités. La plupart des autres chemins de fer concédés à des compagnies secondaires en déconfiture étaient enchevêtrés dans les lignes de la compagnie d’Orléans, qui était, de toutes les grandes compagnies, celle qui avait montré le plus de résistance à l’extension de son réseau. Après avoir repoussé un projet de convention présenté par le gouvernement, pour incorporer ces chemins de fer dans le réseau de la compagnie d’Orléans, les Chambres décidèrent leur rachat, sur le pied du remboursement des dépenses utilement faites. Cette mesure avait, à un bien plus haut degré que les conventions de 1859, le caractère d’une libéralité, à l’égard des porteurs de titres des petites compagnies ; elle s’appliquait, en effet, à des lignes dont les produits nets ne devaient, en aucun cas, se développer suffisamment pour couvrir les charges du capital dépensé. L’Etat reprit ainsi, en 1878, 2 600 kilomètres de lignes, dont une partie était en exploitation, et dont les autres devaient être achevées aux frais du Trésor. De dix petits réseaux n’ayant entre eux aucun lien, on fit un réseau provisoire des chemins de fer de l’État, sans cohésion et sans élémens de trafic, traversé par les lignes de la compagnie d’Orléans, poussant des tentacules à travers les réseaux voisins, et qui n’était pas susceptible d’une exploitation rationnelle et productive.

En même temps, on dressait le programme de grands travaux publics qui fut voté, en 1879, au milieu d’un enthousiasme universel. Nous n’avons pas à parler ici des travaux intéressant la navigation intérieure ou maritime, évalués d’abord à un milliard, puis à un milliard et demi, enfin, en 1882, à plus de deux milliards et demi. Pour les chemins de fer, le Conseil général des ponts et chaussées avait arrêté un classement de 4 500 kilomètres nouveaux, qu’il évaluait en moyenne à 250 000 francs, en proposant d’en subordonner l’exécution à la fourniture des terrains par les localités intéressées. Dans le projet de loi définitivement voté, cette condition avait disparu ; mais les lignes classées avaient été portées à 8 800 kilomètres. Bien qu’une partie des lignes ainsi ajoutées dussent être établies dans les régions les plus montagneuses, on réduisait l’estimation à 200 000 francs par kilomètre ; on arrivait ainsi à évaluer à trois milliards et demi les dépenses à faire, tant pour l’achèvement des lignes déjà concédées ou décrétées, que pour la construction des lignes classées. On prévoyait, pour les travaux, une durée de dix à douze ans, en déclarant, il est vrai, que l’exécution des lignes resterait subordonnée aux possibilités financières ; mais il eût fallu ignorer singulièrement les nécessités d’un régime fondé sur l’élection, pour croire qu’une fois le classement des lignes prononcé, on pourrait en ajourner indéfiniment la construction, si l’effort à faire dépassait les ressources du pays.

Enfin le projet de loi de classement contenait un tableau de lignes antérieurement concédées à titre de chemins de fer d’intérêt local, à incorporer dans le réseau d’intérêt général. Ce tableau ne reçut pas la sanction législative. Mais de 1878 à 1883, après les grands rachats qui avaient constitué le réseau d’Etat, on en opéra, sur les mêmes bases, une série d’autres, portant sur 1 800 kilomètres environ de chemins de fer antérieurement concédés à des compagnies secondaires, soit à titre d’intérêt local, soit à titre d’intérêt général, les uns en exploitation, les autres en construction.

Ainsi, tant par les classemens de 1875 et de 1879 que par les rachats successifs, l’État, en 1883, se trouvait avoir pris la charge de plus de 16 000 kilomètres de lignes promises aux populations, dispersées sur tout le territoire, n’ayant aucun lien entre elles et enclavées dans les réseaux des grandes compagnies. Parmi celles qui étaient déjà ouvertes à l’exploitation, une partie était remise à l’administration des chemins de fer de l’Etat, dont le réseau n’en restait pas moins décousu et incohérent ; les autres étaient exploitées en régie, ou affermées aux grandes compagnies par des traités provisoires assez onéreux pour le Trésor.


Le gouvernement sentait bien l’impossibilité de prolonger une pareille situation. Il sentait aussi que le moment était favorable, pour traiter avec les grandes compagnies ; car, d’une part, le développement du réseau d’Etat ne laissait pas de les inquiéter, et d’autre part, leur prospérité permettait de leur demander de sérieux sacrifices. Mais tous les projets de conventions que les ministres des Travaux publics élaboraient, rencontraient le plus mauvais accueil dans les commissions parlementaires, qui, de leur côté, dressaient des projets de rachat, en commençant par le réseau d’Orléans. Ces projets se heurtaient aux éternelles polémiques sur les avantages respectifs de l’exploitation par l’Etat et de l’exploitation par les compagnies, dans lesquelles les argumens théoriques, comme les exemples pratiques, paraissent jusqu’ici laisser la balance égale entre les deux partis. Ils rencontraient, de plus, une objection grave, tirée des sacrifices immédiats qu’il aurait fallu imposer à l’Etat pour déposséder les compagnies, ainsi que nous l’avons expliqué ci-dessus. A cela, MM. Wilson et Baïhaut, — rapporteurs successifs des propositions qui devaient soustraire nos grandes voies nationales au joug des gens d’affaires et des financiers, — répondaient que les plus-values du produit net auraient bien vite couvert, et au-delà, l’excédent que les clauses du cahier des charges réglant le prix du rachat obligeraient l’Etat à débourser, en sus du revenu déjà donné par le réseau.

C’est qu’en effet, à ce moment, les recettes des chemins de fer, comme d’ailleurs les impôts et revenus publics de toute nature, donnaient chaque années des plus-values magnifiques. Les recettes de l’ensemble du réseau d’intérêt général, qui de 1872 à 1879, avaient passé de 792 millions à 946, augmentant ainsi de 154 millions en sept années, montaient, en 1882, à 1128 millions, avec 182 millions d’augmentation en trois années. Non seulement la garantie cessait de jouer, mais on entrait largement dans la période des remboursemens. Quatre compagnies seulement, sur six, avaient fait appel à la garantie de l’État, en vertu des conventions de 1859. De 1872 à 1879, les avances demandées par elles annuellement avaient oscillé entre 30 et 50 millions ; en 1879, elles dépassaient encore 38 millions. Dès 1880, l’Orléans et le Midi commençaient à rembourser ; en 1881 et 1882, l’Est remboursait également. L’Ouest seul continuait à faire appel à la garantie, et dans l’ensemble, les comptes du Trésor avec les Compagnies se traduisaient par un encaissement annuel de plusieurs millions. L’extinction totale de la dette de garantie, l’ouverture de l’ère du partage des bénéfices, paraissaient l’affaire de quelques années seulement.

C’est à ce moment, qu’à une ère de prospérité sur laquelle s’étaient greffées de folles spéculations, succéda la crise financière qui est restée, dans l’histoire de la Bourse, le krach par excellence. La longue crise commerciale, industrielle et agricole dont le krach fut le prélude devait peser lourdement sur les chemins de fer ; mais l’arrêt de la production et des transports ne se manifeste jamais avec la même soudaineté qu’un effondrement du marché financier. C’est en janvier 1882 que la Bourse de Paris avait failli sombrer avec l’Union Générale. L’année 1882 est encore, pour les recettes des chemins de fer, une année de plus-values appréciables ; 1883 marque seulement un temps d’arrêt, et ce n’est qu’en 1884 que le recul commence. Ainsi, tandis que la situation du crédit paraissait rendre impossible l’émission des emprunts d’Etat nécessaires pour continuer les travaux du grand programme de 1879, et qu’à plus forte raison, elle rendait tout rachat utopique, la situation des compagnies ne paraissait nullement ébranlée. Pour fusionner, comme tout le monde en reconnaissait la nécessité, l’exploitation des lignes nouvelles avec celle des lignes anciennes, deux solutions avaient été possibles jusque-là : racheter les réseaux des compagnies, ou étendre leurs concessions. La première devenait impossible ; la seconde s’imposait.

On avait follement perdu de vue les inconvéniens des emprunts d’Etat à jet continu, quand, dans les années de prospérité, on avait créé le budget extraordinaire, puis on l’avait porté, en 1881, 1882 et 1883, à 600 ou 700 millions par an, dont la moitié était affectée aux chemins de fer, le reste se partageant entre les dépenses militaires et la navigation. Peut-être s’exagéra-t-on la difficulté de continuer les travaux avec les ressources de l’Etat, après la crise. Ce qu’il fallait surtout, au point de vue financier, c’était enrayer les dépenses, de quelque façon que l’on dût y faire face. Or, l’évaluation révisée des travaux prévus en 1879, pour les chemins de fer, portait la dépense totale à 6 milliards et demi, dont un milliard seulement à fournir par les compagnies ; sur les 5 milliards et demi incombant à l’Etat, moins d’un cinquième était déjà dépensé. D’autre part, les Chambres ne pouvaient admettre l’idée de l’arrêt, ou même d’un trop grand ralentissement des travaux. C’est ainsi que l’Etat, après avoir refusé de traiter avec les compagnies quand il était maître de la situation, en vint à leur adresser un pressant appel, pour le tirer lui-même des embarras où il s’était mis, en acceptant d’urgence des concessions aussi étendues que peu productives. Il est facile, aujourd’hui, de critiquer sur bien des points les conventions de 1883. On oublie trop, quand on le fait, dans quelle situation se trouvaient ceux qui les ont conclues.


III. — LES CONVENTIONS DE 1883

La clause essentielle des conventions, celle en vue de laquelle la Chambre les vota, malgré sa répugnance, c’est l’incorporation, dans les grands réseaux, de la majeure partie des lignes non concédées, construites, en construction ou simplement classées.

En réalisant cette incorporation, les conventions assurent les voies et moyens d’exécution des lignes neuves, par le concours de l’Etat et des compagnies ; la part contributive de l’Etat lui sera avancée par les compagnies, à qui elle sera remboursée au moyen d’annuités ; celle des compagnies s’ajoutera au capital garanti. La garantie d’intérêts est maintenue, mais les bases en sont simplifiées, et des mesures temporaires sont prises, pour que les charges nouvelles assumées par les compagnies ne l’accroissent pas dans les premières années. Enfin, comme compensation à ces charges, les compagnies obtiennent divers avantages, les uns communs à toutes, les autres spéciaux à quelques-unes d’entre elles : suppression de toute limitation pour le montant des travaux complémentaires ; indemnité, en cas de rachat, pour les travaux récemment exécutés, et fixation d’un minimum pour l’annuité de rachat ; limitation de la concurrence faite par le réseau d’Etat ; prorogation de la garantie ; enfin, pour une seulement, augmentation du dividende.

Arrêtons-nous un instant sur les quatre points, qui réagissent particulièrement sur la situation budgétaire actuelle, savoir : extension des réseaux, voies et moyens d’exécution des travaux, bases nouvelles de la garantie, mesures provisoires pour en alléger les charges.


L’incorporation des lignes neuves dans les grands réseaux a été réalisée soit par des concessions immédiates, soit par l’engagement, demandé aux compagnies, d’accepter ultérieurement la concession de lignes qui n’étaient pas immédiatement dénommées ; ces dernières ont été désignées par des lois ultérieures, à l’exception d’une centaine de kilomètres qui restent à déterminer. Les grandes compagnies ont ainsi absorbé 12 000 kilomètres de lignes non concédées, qui, presque toutes, étaient comprises dans les classemens antérieurs ; quelques-unes seulement, qui n’y figuraient pas, ont été ajoutées on 1883, ou postérieurement soit dans un intérêt stratégique, soit dans l’intérêt des compagnies auxquelles ces lignes devaient rendre le service de soulager leurs artères les plus encombrées.

Les grandes compagnies ont également incorporé dans leurs réseaux, soit immédiatement, soit depuis et par application d’engagemens contenus dans les conventions, près de 2 000 kilomètres de lignes d’intérêt local, ou de lignes concédées à des compagnies secondaires d’intérêt général qui n’étaient plus en état d’en assurer l’exploitation. C’est ainsi qu’elles ont porté à près de 37 000 kilomètres, dont 32 500 en exploitation, l’étendue actuelle de leurs concessions.

Le réseau d’Etat n’en subsiste pas moins ; mais abandonnant ses lignes trop divergentes, recevant en échange, de l’Orléans, 400 kilomètres de lignes enchevêtrées dans les siennes, il a pris une configuration rationnelle, qui le rend susceptible d’une bonne exploitation. Il a été ainsi ramené à 3 000 kilomètres, environ, de chemins de fer construits ou à construire, situés dans l’angle des lignes de Paris à Nantes et de Paris à Bordeaux ; mais il a obtenu deux accès dans Paris, par les voies des compagnies de l’Ouest et d’Orléans, sans qu’on ait eu besoin de poursuivre la construction onéreuse d’une pénétration nouvelle. Des règles fixes pour le partage du trafic préviennent la concurrence avec les réseaux voisins, qui n’avait plus de raison d’être, du jour où l’Etat a eu traité avec les compagnies.


Les frais d’établissement des lignes neuves doivent être supportés en partie par l’Etat, à titre de subventions à fonds perdus, en partie par les compagnies, comme addition au capital garanti. C’est avec la garantie d’intérêts que les compagnies s’engagent à outiller et à pourvoir de matériel roulant, à leurs frais, les lignes dont elles acceptent la concession. Les dépenses de construction proprement dites se partagent. La part que les compagnies ont cru pouvoir assumer, sans charger leur compte de garantie au point de devenir insolvables vis-à-vis de l’Etat, reste distincte de celle qui est fournie par l’Etat à titre de subvention non remboursable. Les compagnies se chargent, d’ailleurs, de réaliser les capitaux nécessaires, aussi bien pour la dépense qui incombera à l’Etat, que pour leur part contributive. Seulement l’État leur versera, chaque année, les sommes nécessaires au service d’intérêt et d’amortissement des obligations émises, en quelque sorte, pour son compte. Ces annuités, dont le montant restera immuable jusqu’à la fin des concessions, demeureront parfaitement distinctes de la garantie d’intérêts accordée aux dépenses assumées par les compagnies, laquelle garde le caractère d’avances, remboursables dès que les recettes le permettront.

Dans les conventions antérieures, quand l’Etat prenait à sa charge, sous forme de subvention non remboursable, une fraction de la dépense d’une ligne peu productive, c’était toujours sa subvention qui était fixe, et la part de la compagnie qui devait varier, de manière à compléter le chiffre de la dépense réelle. Il est rationnel, en effet, que l’aléa de la construction aille figurer au même compte que l’aléa de l’exploitation. A chaque instant, dans la construction d’une ligne, la question se pose de savoir s’il est préférable d’améliorer le profil, le tracé, les dispositions des gares, pour réduire les dépenses d’exploitation, ou au contraire s’il vaut mieux réaliser, sur la construction, des économies qui auront pour conséquence une augmentation du coût de la traction, des manœuvres, etc. Il est fâcheux que les conventions ne soient pas faites de telle sorte, que les compagnies soient intéressées uniquement à rechercher la solution la plus avantageuse en elle-même, d’après les probabilités de trafic ; car l’État est toujours mal placé pour leur refuser l’exécution de travaux, même d’une utilité contestable, quand elles les demandent avec l’appui immanquable des populations. Mais il était évidemment impossible de traiter avec les compagnies, en leur laissant l’aléa de la construction, quand on leur demandait de prendre la concession de lignes qu’elles n’avaient jamais étudiées, et dont une partie n’étaient même pas désignées.

Ce fut donc leur part qui fut fixée à forfait. La compagnie du Nord, qui obtenait l’autorisation de fusionner, dans le compte de la garantie et du partage des bénéfices, les déficits de lignes reprises par elle à des compagnies secondaires et qu’elle exploitait jusque-là au compte de ses actionnaires, s’engageait, en compensation, à fournir une somme de 90 millions, supérieure à l’évaluation de toutes les lignes dont elle recevait la concession. La compagnie d’Orléans donnait 40 millions pour la ligne de Limoges à Montauban, qui eût pu lui créer une concurrence redoutable. Pour les autres ligues, les compagnies devaient fournir une subvention de 25 000 francs par kilomètre ; ce chiffre a été réduit ultérieurement à 12500 francs pour les lignes à voie étroite, que l’on a substituées à quelques lignes à voie large, en compensant cette modification économique par une augmentation de la longueur concédée. Le total des subventions kilométriques ainsi calculées doit dépasser un peu 200 millions, pour l’ensemble des cinq compagnies.

Tout le surplus des travaux reste à la charge de l’État ; mais une partie de la dépense qui lui incombe, de ce chef, est couverte par le remboursement anticipé des sommes qui lui étaient dues par quatre compagnies, en raison des avances de garantie reçues par elles sous le régime des conventions antérieures. Pour faire ce remboursement, les compagnies émettent des emprunts dont le montant vient s’ajouter au capital garanti. De là il résulte que, tant que le trafic ne fournit pas le revenu garanti, le remboursement est fictif, en quelque sorte, puisqu’il est réalisé au moyen d’emprunts dont les charges sont couvertes par de nouvelles avances de l’État. Ce remboursement ne deviendra effectif, que le jour où les recettes permettront de ne plus faire appel à la garantie, c’est-à-dire à l’époque, précisément, où il serait devenu exigible en vertu des anciennes conventions. Mais d’ici là, il n’a d’autre effet que de faire passer du compte des annuités à celui de la garantie, une partie des charges des capitaux considérés comme constituant la part contributive de l’État dans les dépenses d’établissement des lignes neuves.

Les compagnies d’Orléans et du Midi qui, en 1883, étaient en pleine période de remboursement, durent affecter aux premiers travaux les sommes dont elles étaient débitrices, montant à 209 millions pour l’une, à 34 millions pour l’autre. L’Est, qui paraissait devoir rembourser moins vite, a pris à forfait, tant pour les 150 millions constituant sa dette que pour sa subvention kilométrique, l’exécution de la superstructure des lignes neuves et des agrandissemens des gares de jonction, c’est-à-dire un ensemble de travaux répartis sur toute la durée d’exécution des voies nouvelles. Pour l’Ouest, qui faisait encore appel à la garantie, la dette fut réduite de 240 à 160 millions, par une opération d’escompte assez compliquée, et calculée sur des hypothèses assez arbitraires au sujet de l’époque probable du remboursement, soit dans l’ancien soit dans le nouveau système ; un compte spécial est ouvert pour l’emploi de cette somme en travaux convenus, compte dans lequel doivent se capitaliser les intérêts des premières dépenses, jusqu’à l’achèvement complet du réseau, avec toutes ses extensions.


C’est ainsi que les conventions de 1883 déterminent les voies et moyens d’exécution des lignes qu’elles concèdent. En même temps, elles simplifient le mécanisme de la garantie, de manière à mettre en évidence tout ce qui était si soigneusement enveloppé dans les conventions de 1859. La distinction de l’ancien et du nouveau réseau est supprimée ; elle ne subsiste que pour le compte d’établissement de deux compagnies : celles du Nord et de Paris-Lyon-Méditerranée, sans avoir d’autre objet que de limiter à un maximum l’appel possible à la garantie de l’Etat. Un compte unique doit comprendre, pour chaque compagnie, toutes les recettes et dépenses d’exploitation. La garantie doit s’appliquer à tout le capital dépensé, sans limitation ni pour les frais d’établissement, ni pour les travaux complémentaires. Le taux s’en calcule d’après les charges réelles des emprunts, et l’ancien taux forfaitaire de 5,75 pour 100, déjà abandonné pour quelques lignes en 1875, disparaît définitivement. Enfin le revenu attribué aux actionnaires est mis en évidence de la manière la plus claire, et la garantie, dont il jouissait déjà en fait d’après les conventions antérieures, lui est explicitement accordée, pour quatre compagnies.

Le montant du dividende ainsi garanti est un des points qui ont le plus souvent appelé l’attention. Pour toutes les compagnies, sauf pour le Midi, l’intention des auteurs des conventions a été de maintenir, à peu près, la situation faite aux actionnaires par les conventions antérieures. Les dividendes fixés en 1883 sont cependant supérieurs à ceux qui avaient été indiqués comme implicitement réservés par ces conventions. C’est que celles-ci laissaient subsister quelques éléments d’aléa pour les actionnaires : le chiffre garanti fixé à forfait, pour le capital d’établissement de certaines lignes, pouvait différer de celui des dépenses réelles ; le taux effectif des emprunts pouvait différer du taux de 5,75 pour 100, qui servait de base aux conventions. En fait, de ces deux chefs, les actionnaires avaient réalisé des bénéfices, qui se seraient augmentés encore, jusqu’à l’achèvement des lignes concédées antérieurement, par la baisse progressive du taux de l’intérêt. Au moment où les conventions ont été faites, les comptes des derniers exercices n’étaient pas entièrement vérifiés ; on a donc pu se tromper légèrement sur le chiffre du dividende acquis, et aujourd’hui encore, on peut discuter la question de savoir si le dividende attribué aux actionnaires de telle compagnie est inférieur ou supérieur de 0 fr. 50 ou de 1 franc à celui que devait leur donner le jeu des anciennes conventions ; ce qui est certain, c’est que l’écart, en plus ou en moins, est trop minime pour jouer un rôle important dans les charges de l’État.

Pour la compagnie du Midi, au contraire, en fixant le dividende garanti à 50 francs, on entendait relever d’environ 10 francs le chiffre auquel conduisaient les conventions antérieures ; en fait, il semble que le dividende garanti dépassait un peu 40 francs en 1882, et aurait atteint 45 francs après l’achèvement du réseau. Mais la compagnie du Midi réalisait des recettes qui, si elles s’étaient maintenues, lui auraient permis de distribuer plus de 60 francs de dividende dès que sa dette, déjà très réduite, aurait été éteinte par le remboursement intégral des avances de l’État. En prenant des engagemens nouveaux, qui devaient retarder sa libération, la compagnie stipulait, comme compensation, une augmentation immédiate de son dividende représentant, pour 250 000 actions, 2500 000 ou 1 250 000 francs par an, selon qu’on établit la comparaison avec le dividende distribué (40 francs) ou avec le futur dividende garanti (45 francs).

Remarquons, en passant, que si, depuis lors, certaines compagnies, tout en faisant appel à la garantie, ont pu distribuer des dividendes supérieurs à ceux que leur allouent les conventions, c’est que les actionnaires ont constitué des réserves avec des sommes que le jeu des conventions leur attribuait dans les exercices antérieurs à 1883, qu’ils auraient pu se partager, et qu’ils ont préféré capitaliser. Ils possèdent ainsi, en dehors des comptes de garantie, un domaine privé qui peut augmenter un peu leur revenu.

Si, sauf pour le Midi, on n’a pas eu l’intention de modifier, en 1883, le dividende garanti, on a, au contraire, sensiblement abaissé le dividende réservé aux actionnaires avant le partage des bénéfices, et on a porté de la moitié aux deux tiers, la fraction attribuée à l’Etat dans les recettes nettes qui excéderaient la somme nécessaire pour fournir ce dividende. C’était un des points auxquels on attachait alors le plus d’importance, car d’après l’énormité des plus-values récentes, on considérait, pour la plupart des compagnies, le partage des bénéfices comme infiniment plus probable que le recours à la garantie. Partisans et adversaires des conventions parlaient de ce partage comme d’une éventualité très prochaine.

C’est ce qui explique le malentendu retentissant auquel a donné lieu la question de durée de la garantie. Cette question, au moment où les conventions ont été faites, paraissait absolument secondaire. D’après les conventions de 1859, la garantie devait expirer en 1914, tandis que les concessions prennent fin de 1950 à 1960. Pour deux compagnies, l’Ouest, qui n’était pas encore arrivée à la période de remboursement, et l’Est, qui se chargeait de beaucoup de lignes stratégiques peu productives, les conventions prorogèrent la durée de la garantie de 21 ans, sans que ni le gouvernement ni le Parlement parussent attacher à cette clause une réelle importance[3]. On sait comment, pour l’Orléans et le Midi, la question de savoir si l’ancien terme de 1914 subsiste, ou si les conventions l’ont aboli et ont prolongé la garantie jusqu’à la fin de la concession, a fait naître un litige sur lequel le Conseil d’Etat a statué le 12 janvier 1895. Qu’une question de cette gravité ait pu être si mal réglée paraît un fait prodigieux, quand on oublie l’optimisme universel qui régnait en 1883.


C’est aussi cet optimisme qui explique la dernière clause dont nous ayons à parler spécialement, celle qui a trait aux comptes d’exploitation partielle. Cette clause constituait, non pas une innovation, mais une extension tout à fait excessive de dispositions en usage depuis longtemps.

De tout temps, les compagnies, quand elles construisent une ligne, portent dans le compte d’établissement les intérêts servis au capital pendant la période de construction ; il faut bien en effet, prélever sur les emprunts eux-mêmes de quoi servir l’intérêt dû aux premiers prêteurs, jusqu’au jour où l’exploitation commencera à donner des recettes. Remarquons même, en passant, qu’il y a là un élément qui fausse les comparaisons faites entre le coût des chemins de fer construits par des compagnies, et celui des chemins de fer ou des autres voies de communication exécutées par l’Etat, puisque ce dernier ne tient un compte spécial que pour les travaux, et porte, dès l’origine, dans les charges générales du budget, non seulement l’intérêt des capitaux empruntés, mais encore les frais généraux et les dépenses de personnel, tandis que les compagnies les ajoutent au compte d’établissement. Il en résulte un écart, dans le montant des dépenses portées en compte, qui, pour les travaux difficiles et d’une longue durée, peut atteindre des chiffres considérables.

Quand une compagnie ouvre une ligne par sections, comme les premières sections ouvertes n’ont qu’un trafic restreint, il est d’usage de continuer à porter au compte d’établissement les intérêts du capital et les résultats, en gain ou en perte, de l’exploitation, jusqu’à ce que l’ouverture complète de la ligne permette de desservir réellement le trafic en vue duquel elle est construite. Déjà les conventions de 1875, formant fictivement un tout des concessions qu’elles instituaient, avaient autorisé chaque compagnie à exploiter l’ensemble au compte d’établissement, jusqu’à l’entier achèvement des travaux. Les conventions de 1883 ajoutèrent toutes les lignes qu’elles concédaient au groupe ainsi constitué, et prolongèrent la durée du régime provisoire auquel l’ensemble était soumis jusqu’à l’entier achèvement de chaque réseau, avec toutes les extensions qu’il recevait.

Les lignes nouvelles ne paraissaient pas devoir donner, à beaucoup près, un produit net, approchant des intérêts du capital dépensé ; il était probable que la recette ne ferait guère, en moyenne, que couvrir les frais d’exploitation. Or, pour certaines compagnies, celle de Lyon par exemple, les capitaux déjà dépensés sur les lignes faisant l’objet des conventions de 1875 étaient considérables ; d’autres, comme l’Orléans, allaient avoir à réaliser promptement des emprunts élevés pour le remboursement de leur dette. On allait donc, pendant une longue période, capitaliser les intérêts et les intérêts des intérêts de ces emprunts. Mais on comptait bien qu’à l’expiration de cette période, quand les charges du capital, ainsi grossi par le jeu des intérêts composés, viendraient s’ajouter au compte de garantie, les compagnies n’auraient plus besoin de faire appel aux avances de l’Etat, et qu’en ajournant cette charge, on éviterait qu’elle vînt jamais grever le budget.


Tels sont les traits généraux des conventions de 1883. Nous laissons de côté, dans cette analyse rapide, les nombreuses divergences de fond ou de forme qui existent entre les six conventions, ainsi que les imperfections dues à une rédaction trop hâtive. Ces imperfections ont fait naître de nombreux litiges entre Filial et les Compagnies, sur la date d’exigibilité de la part contributive des concessionnaires dans les dépenses des lignes neuves, sur le calcul des intérêts pendant la construction, etc. Mais, malgré leur importance, ces détails n’exercent qu’une influence secondaire sur la marche des charges budgétaires, dont l’étude est notre seul but ; nous ne croyons donc pas devoir nous y arrêter.


IV. — LES GARANTIES D’INTÉRÈT DES RESEAUX SECONDAIRES

En vertu des conventions de 1883, la presque totalité des lignes rachetées par le Trésor, ou classées en 1875 et en 1879, ont aujourd’hui pris place dans les sept réseaux des grandes compagnies et de l’État. Celles qui restaient en dehors de ces réseaux n’étaient pas abandonnées, et les auteurs des conventions de 1883 annonçaient l’intention formelle de pourvoir à leur exécution, en constituant des réseaux secondaires à voie étroite. C’est en vertu de cet engagement que les compagnies du Sud de la France, des Chemins de fer économiques, et des Chemins de fer départementaux, ont obtenu des garanties d’intérêts qui doivent se prolonger jusque vers 1985, et qui s’appliquent à un ensemble de ligues d’intérêt général d’une étendue de 1 000 kilomètres environ, dont 200 ne sont pas encore déclarés d’utilité publique.

En même temps, l’État achevait de construire à ses frais, en Corse, un réseau de 300 kilomètres, qui est affermé à la compagnie des Chemins de fer départementaux.

C’est ainsi qu’on a ramené à 1 400 kilomètres environ l’étendue des lignes classées dans le réseau d’intérêt général dont le sort n’est pas aujourd’hui assuré. La plupart d’entre elles offrent si peu d’utilité, qu’elles ne paraissent pas destinées à être exécutées, à moins qu’elles ne prennent place dans les réseaux d’intérêt local pour la création desquels la loi du 11 juin 1880 a donné de nouvelles et très grandes facilités.

Nous avons vu comment ont sombré la plupart des compagnies secondaires qui avaient obtenu des concessions d’intérêt général ou d’intérêt local sans garanties d’intérêts, et comment presque toutes leurs lignes ont été incorporées dans les grands réseaux ; quelques autres ont été abandonnées. En dehors de 400 kilomètres environ de lignes exploitées directement ou indirectement par les compagnies de l’Est, d’Orléans et du Midi, il ne subsiste plus, dans cette catégorie, que 200 kilomètres de chemins de fer d’intérêt général et 1 000 kilomètres de chemins de fer d’intérêt local. Mais nous venons de voir, aussi, comment on a constitué de nouveaux réseaux secondaires d’intérêt général, avec la garantie de l’Etat. La loi du 41 juin 1880 a permis d’appliquer également cette garantie à la constitution de réseaux de chemins de fer d’intérêt local, pourvu que des sacrifices au moins équivalens à ceux de l’Etat soient consentis par les départemens et les communes intéressés. La garantie peut être accordée, sous la même condition, aux tramways à traction mécanique transportant des voyageurs et des marchandises, qui constituent de véritables chemins de fer sur route.

Il a été concédé jusqu’ici, dans ces conditions, près de 3500 kilomètres de chemins de fer et de 2 000 kilomètres de tramways. Ces chiffres ne comprennent pas 2500 kilomètres environ de tramways urbains ou suburbains, destinés presque exclusivement au transport des voyageurs, et que l’Etat ne subventionne pas.


Les garanties d’intérêts allouées aux réseaux secondaires d’intérêt général, aux chemins de fer d’intérêt local et aux tramways, étaient, jusqu’à ces derniers temps, fondées sur le système du forfait, aussi bien pour le capital d’établissement que pour les dépenses d’exploitation. Pour ces dernières, la somme allouée à forfait à la compagnie variait avec la recette brute, et se composait, en général, d’une somme fixe, et d’une fraction déterminée de cette recette ; mais pour le cas où celle-ci serait trop faible, l’Etat garantissait presque toujours un minimum de dépenses indépendant du trafic. On a reconnu, depuis peu, les graves inconvéniens des garanties accordées à un capital que jamais le produit net ne pourra rémunérer, et ceux des forfaits, qui poussent les concessionnaires à envisager, dans une entreprise de chemins de fer, uniquement les bénéfices à réaliser sur l’émission des titres et sur les travaux, et qui même les intéressent parfois à chasser plutôt qu’à attirer le trafic.

Aujourd’hui, les départemens fournissent, dans la plupart des cas, une partie du capital, de manière à profiter du faux de leur crédit supérieur à celui des petites compagnies. On n’accorde plus la garantie que pour les dépenses réelles, dans les limites d’un maximum, et en allouant une prime d’économie à la compagnie, dans le cas où ce maximum ne serait pas atteint, soit pour les dépenses d’établissement, soit pour celles d’exploitation. On s’efforce de transformer, d’après les mêmes règles, les bases des concessions anciennes. Le taux de la garantie était, au début, presque toujours fixé à 5 pour 100, amortissement compris ; il est aujourd’hui de 4 pour 100, plus l’amortissement, soit 4,655 p. 100 pour une durée de cinquante ans, et 4,084 p. 100 pour une durée de quatre-vingt-dix-neuf ans.

Une seule ligne secondaire d’intérêt général jouit d’une garantie qui ne comporte aucune limitation des dépenses d’exploitation : c’est celle du Rhône au Mont-Cenis, rachetée après l’annexion de la Savoie à une compagnie piémontaise, et exploitée par la compagnie P.-L.-M. à titre de réseau spécial, dont les comptes sont absolument distincts de ceux du grand réseau. En raison de l’énormité des dépenses entraînées par le percement du Mont-Cenis, cette ligne a reçu, outre une subvention importante, une garantie portant sur un capital qui dépasse 600 000 francs par kilomètre.


V. — ALGÉRIE ET COLONIES

Nous avons terminé l’examen des conditions de formation du réseau français, en laissant intentionnellement de côté les lignes algériennes, tunisiennes ou coloniales, dont l’établissement répond à des idées toutes différentes. Les charges budgétaires qu’elles entraînent ne nous paraissent pouvoir, à aucun titre, être confondues avec celles du réseau métropolitain. Les motifs pour lesquels l’Etat assume ces charges, aussi bien que les résultats économiques poursuivis, sont dans les deux cas entièrement différens. Si la France juge utile, dans un intérêt de colonisation, de s’imposer des charges pour construire, en Afrique ou en Asie, des lignes qui, en aucun cas, ne seront rémunératrices d’ici fort longtemps, ce n’est pas aux chemins de fer établis dans la mère patrie que l’on peut demander de combler le déficit. Il faut donc laisser les comptes absolument distincts, sous peine de tomber dans une véritable confusion.

Néanmoins, pour être complet, nous croyons devoir dire quelques mots des lignes qui donnent lieu à des garanties figurant au budget métropolitain.


C’est le cas de toutes les lignes algériennes, sauf en ce qui concerne 247 kilomètres de voies établies par la compagnie Franco-Algérienne et par la compagnie de Mokta-el-Hadid, dans le but principal de faciliter leurs exploitations privées d’alfa ou de minerai. La plus ancienne des garanties d’intérêts données en Algérie ressemble beaucoup à celles de nos grands réseaux, et est, comme elles, fondée sur les dépenses réelles d’établissement et d’exploitation. Elle a été accordée à la compagnie de Paris-Lyon-Méditerranée, pour la construction de 513 kilomètres de lignes, desservant les deux courans de trafic les plus importans. La moitié du capital d’établissement, qui était évalué à 160 millions, a été donnée à titre de subvention à fonds perdus, transformée en annuités ; l’autre moitié jouit d’une garantie à 5 pour 100, qui aujourd’hui est presque couverte par les recettes nettes du réseau.

Les autres lignes algériennes jouissent de garanties basées sur des chiffres fixés à forfait pour les dépenses de construction et d’exploitation, chiffres sur lesquels les compagnies réalisent, dans la plupart des cas, des bénéfices appréciables. Ces compagnies sont au nombre de quatre, et leur réseau garanti a une étendue de 2 370 kilomètres. Ce chiffre comprend 225 kilomètres situés en Tunisie, auxquels le gouvernement français avait accordé sa garantie avant rétablissement du protectorat, dans le but d’étendre notre influence dans la régence. Trois compagnies, celles de l’Est Algérien, de l’Ouest Algérien et de Bone-Guelma, réalisent des recettes qui, aujourd’hui, dépassent un peu les frais d’exploitation. Elles rémunèrent leur capital au moyen d’une garantie dont le taux, fixé à forfait, a varié de 6 à 4,85 pour 100, amortissement compris, et qui s’étend à toute la durée des concessions, soit jusque vers 1975. La quatrième compagnie, la Franco-Algérienne, a été mise en faillite, il y a quelques années, par suite de l’insuccès de ses entreprises privées antérieures à la concession de ses lignes garanties ; elle ne subsiste qu’en vertu d’un concordat. Une des lignes qu’elle exploite avec la garantie de l’État a été construite aux frais du Trésor ; pour les autres, elle a émis des obligations dont les porteurs, par une disposition toute spéciale des lois de concession, ont privilège sur les sommes que le Trésor avance chaque année en vertu de la garantie. Les lignes que cette compagnie exploite avec une garantie d’intérêts sont très loin de couvrir leurs frais d’exploitation.

Il reste en Algérie, en dehors des lignes en exploitation, 158 kilomètres de lignes concédées à titre éventuel, et 381 kilomètres de lignes classées et non concédées, dont fort peu paraissent présenter un caractère d’urgence. Mais on réclame avec insistance la construction de quatre lignes de pénétration vers la frontière marocaine et vers le Sud ; l’une, dans la province d’Oran, est en construction par les soins de l’État, d’Aïn-Sefra à Djenien-bou-Rezg ; les trois autres, qui seraient dirigées sur Lalla-Maglinia, Laghouat et Ouargla, sont à l’état de simples projets. La longueur totale de ces lignes de pénétration dépasse 700 kilomètres. La Tunisie construit actuellement un nouveau réseau assez étendu, mais au moyen de ses propres ressources, et sans faire appel au concours de la France.


En dehors de l’Algérie et de la Tunisie, deux entreprises coloniales donnent lieu à des garanties de l’Etat. L’une est celle du chemin de fer (126 kilomètres) et du port de la Réunion, qui ont été construits par une compagnie aujourd’hui en faillite et déchue de sa concession. Le gouvernement a repris l’exploitation, qui couvre à peu près ses frais, et il paye directement aux obligataires l’intérêt garanti, deux millions et demi par an. La part afférente au chemin de fer entre dans cette somme pour un peu moins de la moitié.

L’autre entreprise est celle du chemin de fer de Dakar à Saint-Louis, long de 264 kilomètres, pour lequel l’Etat a fourni une subvention de douze millions et demi, représentant les trois quarts de la dépense d’établissement prévue, et garantit l’intérêt à 6 pour 100 du dernier quart ; cette ligne, médiocrement établie, est très loin de couvrir ses frais d’exploitation et d’entretien.

Le chemin de fer du Soudan, de Kayes à Bafoulabé, a été établi directement par les agens de l’Etat, qui l’exploitent aujourd’hui sur une longueur de 130 kilomètres.

Le chemin de fer de Saigon à Mytho et celui de Langson ressortissent exclusivement au budget de l’Indo-Chine et ne rentrent, par suite, pas dans notre sujet.


Nous avons achevé l’ingrate analyse qui était nécessaire pour faire comprendre l’origine et la raison d’être des charges considérables que les chemins de fer imposent à notre budget. L’enchevêtrement d’intérêts qui existe aujourd’hui entre l’Etat et les compagnies s’explique, on le voit, non par un dessein mûri, mais par l’entrainement des circonstances. Une fois engagé dans la garantie, l’Etat était nécessairement amené à lui donner les extensions qu’elle a reçues, ou à procéder au rachat général. Il faut ajouter que, tant qu’il ne renonçait pas absolument au concours des compagnies, toute mesure de nature à consolider le crédit des obligations lui était au fond avantageuse, puisque, en diminuant les intérêts des nouveaux emprunts, elle atténuait d’autant les charges en raison desquelles son concours était nécessaire.

A deux reprises, l’Etat s’est imposé, pour les compagnies, des sacrifices qui n’étaient pas le prix de services nouveaux : la première fois, en 1859, quand il a, par la garantie, consolidé le crédit et les dividendes des grandes compagnies ; la seconde, en 1878, quand il a payé, au lieu de les reprendre sans bourse délier, les travaux exécutés par les compagnies secondaires rachetées. Encore n’est-il pas certain que la mesure prise en 1859 ait constitué une libéralité sans compensation ; car si elle a entraîné des charges incontestables vis-à-vis de celles des compagnies qui eussent sombré, et qui ne survivent que grâce à la garantie, elle a, par contre, créé, vis-à-vis de celles qui eussent traversé la crise, une situation favorable au Trésor ; car il est probable que si ces compagnies s’étaient tirées d’affaire par leurs propres forces, on n’aurait pas, depuis lors, obtenu d’elles l’important concours qu’elles ont fourni pour les extensions ultérieures du réseau, et qui absorbe toutes les plus-values de leurs anciennes concessions.

En dehors de ces deux cas, les engagemens du Trésor, lorsqu’ils n’ont pas été la conséquence nécessaire de mesures antérieures, ont eu pour objet unique d’assurer la construction des lignes trop peu productives pour couvrir leurs charges. On peut contester que les moyens adoptés dans ce but aient toujours été les plus avantageux : les concessions faites à des compagnies secondaires, notamment, entraînent le paiement d’intérêts dont létaux dépasse sensiblement celui qui résulterait du crédit de l’Etat, et sont loin de procurer, comme compensation, une exploitation imbue d’un esprit commercial, puisque les conventions n’intéressent qu’exceptionnellement ces compagnies à développer le trafic ; de même, les conventions de 1883 ont, par exemple, accordé à la compagnie du Midi une augmentation de dividende évidemment regrettable. Mais il n’est pas douteux, à travers des erreurs de détail, que la plus forte part, de beaucoup, dans les sacrifices de l’Etat, soit la conséquence nécessaire du développement du réseau. Il est remarquable que les récriminations contre cette situation émanent principalement de ceux mêmes qui ont réclamé ce développement avec le plus d’ardeur.

Dans un prochain article, nous aborderons le relevé détaillé des charges que les chemins de fer imposent au Trésor, nous réservant d’énumérer ensuite les recettes qui en sont la contrepartie. Nous rechercherons, en même temps, les causes économiques qui ont fait varier ces charges et ces recettes dans le passé, et les germes d’augmentation ou de diminution pour l’avenir que renferment les lois et les conventions en vigueur.


C. COLSON.

  1. Par exception, pour le Nord, ce taux était réduit à 5,50.
  2. 1864 pour la compagnie de l’Est seule
  3. L’Est, dont la garantie commençait et finissait un an avant celle des autres compagnies, avait déjà obtenu cette prorogation en 1875, mais seulement pour les nouvelles lignes qu’on lui concédait à cette époque.