Les Chansons des Rues et des Bois de M. Victor Hugo

Les Chansons des Rues et des Bois de M. Victor Hugo
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 60 (p. 1045-1065).

LES CHANSONS
DES RUES ET DES BOIS
PAR M. VICTOR HUGO

Le nouveau recueil de poésies de M. Victor Hugo a fait subir à mon imagination une légère mésaventure qu’il m’importe avant tout de confesser. Selon l’habitude du poète, ce volume avait été annoncé depuis plusieurs années déjà, et sur ce titre charmant, les Chansons des Rues et des Bois (le génie des titres est un des dons nombreux de M. Victor Hugo), mon imagination avait fait son siége à l’avance, comme le bon abbé de Vertot. J’attribuais au nouveau recueil un tout autre caractère que celui qui le distingue. J’avais disposé à mon gré de l’inspiration du poète, et je lui avais fait choisir les formes, les sujets que préférait ma fantaisie. J’avais conçu les Chansons des Rues et des Bois comme une série d’inspirations lyriques impersonnelles où le poète, avec une émotion désintéressée et une sensibilité passive, aurait compilé, classé et corrigé les textes de ces chansons éparses au sein de la nature ou errantes dans les rues de nos villes. — J’espère, me disais-je, que nous allons avoir enfin une bonne édition des poésies de tous ces minnesinger des bois et des prairies qui ne portent pas de noms d’hommes, des ballades de tous ces rhapsodes ingénieux de nos cités qui ne portent de nom d’aucune sorte. Je voyais le poète s’avancer devant le public son livre à la main et lui dire : « Le présent recueil n’est pas de moi. Je n’y ai fait autre chose que mettre en ordre quelques-unes des plus heureuses trouvailles poétiques que ma longue érudition de promeneur rustique et de fureteur des halliers m’a fait rencontrer. La première partie vient des oiseaux, la seconde des fleurs et des plantes, la troisième de ces esprits insaisissables qui se jouent dans le feuillage, les eaux et les montagnes, qui refusent de se révéler à nous autrement que par leurs chansons, leurs soupirs et leurs rires, mais dont nous connaissons le langage, sinon la figure. Le lecteur trouvera donc ici la collection des hymnes religieux de l’alouette, celle des odes du rossignol, et les trop peu nombreuses inspirations de ce très grand poète, le coucou, auquel personne jusqu’à présent, sauf quelques illustres Anglais, n’a rendu la justifie qu’il mérite. La seule part qui me revienne dans cette œuvre est la révision du texte de mes auteurs, et les éclaircissemens dont j’ai dû nécessairement l’encadrer pour le rendre intelligible aux oreilles humaines. Il m’a fallu décrire tel paysage, préciser telle heure du jour, tel jeu d’ombre et de lumière, soit pour indiquer l’endroit où j’ai recueilli ces chansons, soit pour expliquer dans quelles dispositions je les ai entendues pour la première fois, soit enfin pour permettre au lecteur d’en mieux saisir le génie en les replaçant dans leur cadre naturel. » Voilà le château en Espagne que j’avais bâti sur la foi de ce titre attrayant et plein de promesses. Ceux qui ont lu le nouveau recueil de M. Victor Hugo savent ce qui reste de notre édifice imaginaire : quelques traînées de lumière éparse et quelques flocons de nuages déchirés.

Il en reste pourtant quelque chose, il en reste assez pour prouver que nous n’avions pas si grand tort de rêver un tel recueil, et pour justifier le léger dépit que nous avons ressenti lorsqu’il nous a fallu reconnaître que notre imagination s’était trompée. Peut-être est-ce en effet le poète qui a été infidèle à sa première inspiration, J’oserais presque soutenir qu’à l’origine ce titre de chansons des rues et des bois a suggéré à l’imagination de M. Victor Hugo l’idée d’un livre répondant à peu près au programme poétique que nous venons d’esquisser, car quelques-uns des élémens de ce programme se laissent très nettement apercevoir dans les pages nouvelles que nous avons lues avec une curiosité un peu désappointée. A plusieurs reprises, le poète, en vers charmans, a expose les principes fondamentaux de l’esthétique qui conviendrait au recueil que nous désirions, et qui n’est pas venu. Ainsi dans la pièce intitulée Fuite en Sologne, où il invite un ami, fils de la Muse comme lui, à venir le rejoindre dans la solitude rustique, il exprime avec une précision heureuse le véritable caractère de cette poésie vivante qui sort des choses de la nature pour se mêler aux vers du poète, non par un artifice de ce dernier, mais de plein jet, et comme le fleuve Alphée se mêla autrefois à la naïade Aréthuse, de cette participation originale des hôtes des bois et des champs à ses inspirations, et en quelque sorte de ces dictées mélodieuses qu’ils l’invitent à écrire. Ce rôle de secrétaire des oiseaux et des fleurs que nous avions rêvé pour le poète a été rarement mieux décrit que dans certaines strophes de cette pièce.

Moi, ce serait ma joie
D’errer dans la fraîcheur
D’une idylle où l’on voie
Fuir le martin-pêcheur.
Ami, l’étang révèle
Et mêle brin à brin
Une flore nouvelle
Au vieil alexandrin.
Le stylo se retrempe
Lorsque nous le plongeons
Dans cette eau sombre où rampe
Un esprit sous les joncs.
Viens, pour peu que tu veuilles
Voir croître dans ton vers
La sphaigne aux larges feuilles
Et les grands roseaux verts.

Et encore dans la pièce intitulée Clôture, où il donne l’inventaire des richesses du poète en style tantôt baroque et tantôt charmant :

Nous ne produirions rien qui vaille
Sans l’ormeau, le frêne et le houx.
L’air nous aide, et l’oiseau travaille
A nos poèmes avec nous.
Le pluvier, le geai, la colombe,
Nous accueillent dans le buisson,
Et plus d’un brin de mousse tombe
De leur nid dans notre chanson.


Et cette poétique a reçu un commencement d’application. Que sont la pièce du Chêne du parc détruit, qu’on pourrait justement appeler les mémoires d’un chêne, la pièce intitulée l’Église, où l’auteur nous décrit une véritable chapelle du culte des esprits élémentaires, la chapelle où Titania et Oberon vont sans doute assister à l’office de leur religion, sinon des ébauches du programme que nous regrettons de ne pas voir réalisé ? Mais faisons trêve à nos regrets, et prenons le nouveau volume de M. Hugo avec le caractère qu’il a voulu lui donner. Nous savons ce que l’œuvre n’est pas, voyons maintenant ce qu’elle est.

Ce nouveau volume est fait pour mettre à une délicate épreuve les amis de M. Victor Hugo et tous ceux qui, comme nous, lui ont gardé reconnaissance des services qu’il a rendus à leur imagination. L’œu vre nouvelle a des défauts tellement accusés, la végétation des excentricités y pousse si drue et si abondante, l’imagination s’y blesse à des houx si piquans, on s’y heurte à tant de métaphores rugueuses, que peu de lecteurs sont tentés d’admirer les fleurs charmantes qui étoilent ces ronces et la fraîche verdure qui témoigne de la sève puissante qui a fait croître et qui alimente ce hallier sauvage. Peu de gens en effet sont tentés de s’extasier devant un paysage lorsqu’ils viennent de s’enfoncer une épine dans le pied ; le Buisson de Ruysdaël lui-même nous inspirerait un tout autre sentiment que celui de l’admiration, si nous venions de nous déchirer à ses broussailles, et il n’est aucun de nous qui n’ait jeté une rose avec colère lorsqu’elle lui avait piqué les doigts. Il n’y a pas à dire, on est en mauvaise disposition pour accueillir la plus fraîche strophe lorsqu’on vient d’être terrassé par une plaisanterie énorme du genre de celle-ci :

On entendait Dieu, dès l’aurore,
Dire : « As-tu déjeuné, Jacob ? »


On est peu préparé à goûter des métaphores dignes des féeries de Shakspeare lorsqu’on vient de se buter contre des calembredaines dignes des féeries du Pied de mouton et des sept Châteaux du Diable, comme la suivante :

Tout aimait, tout faisait la paire,
L’arbre à la fleur disait : Nini.
Le mouton disait : « Notre Père,
Que votre sainfoin soit béni ! »

Si nous venons d’entendre l’oiseau rire du prix Monthyon, nous trouverons fort intempestive la visite immédiate d’une pensée élevée, et l’enseignement le plus austère sera auprès de nous le très mal venu, s’il se présente au moment où nous venons d’apprendre avec une stupeur très compréhensible que

Les craquemens du lit de sangle
Sont un des bruits du paradis.

Je vois donc peu de personnes disposées à rendre justice au fourré touffu des Chansons des Rues et des Bois. Je constate même un penchant à la disposition contraire, que je regrette sans trop m’en étonner. Il y a cependant un moyen d’admirer un fourré, fût-il plus épineux encore que celui de M. Victor Hugo, et ce moyen, c’est tout simplement d’en faire le tour sans s’y engager, de manière à contempler les fleurs sans s’accrocher aux ronces. C’est celui que nous emploierons.

L’origine de l’inspiration générale du volume nous donnera la clé des nombreux défauts que nous venons de signaler, et qui sont en train de scandaliser tant de lecteurs. J’oserais affirmer qu’on calomnie l’auteur lorsqu’on attribue ses nouvelles poésies à un accès de cette sensualité maladive qui sévit quelquefois, aux approches de l’âge austère, même chez les personnes dont la vie fut toujours la plus prudente et la mieux réglée. Le poète a obéi à un mouvement d’ambition excessive, et non à une émotion vulgaire des sens. Ce n’est pas pour le plaisir équivoque de promener son imagination sur des sujets chatouilleux, ni pour la satisfaction d’une fatuité rétrospective, qu’il a créé cette longue galerie de petits tableaux galans : c’est tout simplement parce qu’il ne faut pas qu’il y ait une seule corde de l’âme humaine que sa main n’ait fait résonner, depuis la plus haute jusqu’à la plus basse, depuis la plus éclatante jusqu’à la plus sourde, depuis la plus suave jusqu’à la plus criarde. Il lui faut la lyre entière, et non-seulement la lyre entière, mais les trois Grâces, les neuf Muses, les Jeux, les Ris, Hébé et Momus. Il semble s’être dit que la gloire d’un Virgile et celle d’un Horace étaient incomplètes, prises isolément, que le génie du vrai poète était de pouvoir tout exprimer, que la couronne du poète devait être faite de tous les rayons. Partant de ce principe, dont il ne s’est jamais un seul moment écarté pendant toute sa carrière, il a compté un beau jour les sentimens humains auxquels il s’est successivement attaqué, et il a trouvé qu’il y en avait un, le plus modeste et le plus léger de tous, qu’il n’avait pas encore fait vibrer, soit par oubli, soit par dédain : la sensualité facile de la première adolescence ; Il a pensé qu’une peinture de cet âge heureux de la vie serait un contraste aimable aux peintures éclatantes ou terribles de ses dernières productions, et voilà comment et pourquoi, après les fanfares héroïques de la Légende des Siècles et les sombres tableaux des Misérables, M. Hugo nous donne aujourd’hui une série de petites odes sur des pâmoisons et de petites chansons sur des jouissances, pour employer l’expression de La Bruyère.

M. Hugo ne s’est peut-être pas assez rendu compte de la monotonie et de la stérilité relative du sentiment qu’il choisissait. Il ne s’est pas dit qu’il se trouverait à l’étroit en pareil sujet, et que tout l’art du monde n’en tirerait pas un recueil lyrique considérable, attendu que la matière manque. Autre chose est en effet d’exprimer les sentimens personnels qui sont l’âme véritable de votre vie ou d’essayer un tableau d’une période de la vie humaine. Dans le premier cas, l’inspiration est intarissable ; dans le second, elle est nécessairement limitée et s’arrête bientôt. Horace aurait pu faire éternellement des odes en l’honneur de Lydie ou de Chloé, et Pétrarque aurait pu faire éternellement des canzoni et des sonnets en l’honneur de Laure, parce que la source de leurs inspirations, sortant d’eux-mêmes, était intarissable comme celles de leurs fontaines de Bandusie et de Vaucluse ; mais s’ils avaient dû se borner à faire une peinture générale de ces sentimens qui étaient leur vie, s’ils avaient simplement voulu donner des expressions de l’épicuréisme élégant et de l’amour mystique, ils auraient bien vite trouvé les limites de leur inspiration, et il est douteux qu’elle eût été assez abondante pour fournir la matière des odes ou des canzoni. L’épicuréisme voluptueux, l’amour mystique, n’étaient pas pour Horace et Pétrarque des fantaisies passagères de leur imagination, c’était ce qu’il y avait de plus permanent dans leur nature. C’est au contraire par occasion et par caprice passager que M. Hugo s’est fait voluptueux et fringant ; la sensualité qu’il a chantée dans son nouveau recueil n’est qu’un thème poétique auquel il ne pensait pas hier, qu’il abandonnera demain pour ne plus jamais le reprendre, qu’il n’a un instant accepté que pour nous montrer son savoir-faire dans les genres les plus divers. Une pareille fantaisie ressemble fort au caprice en amour. Au moment où elle s’échappe toute brillante et vivante de l’âme du poète, elle peut bien donner naissance à deux ou trois jolies pièces ; mais comme elle se refroidira vite, n’étant alimentée par aucune flamme intérieure durable, elle fournira difficilement l’inspiration d’un gros volume. Alors il faudra froisser, violenter, surmener en quelque sorte ce frêle papillon de l’âme, qui ne s’était échappé que pour briller un instant à la lumière et disparaître ensuite ; il faudra le forcer à voler lorsque le pollen sera déjà effacé de ses ailes, que quelques essors rapides auront suffi à épuiser et à ternir ; en termes plus vulgaires, il faudra se condamner à se répéter pour tenir jusqu’au bout la gageure qu’on s’est faite de prolonger sa fantaisie plus longtemps qu’elle ne veut être prolongée. Les inspirations du poète sont soumises aux mêmes lois naturelles qui proportionnent la durée des êtres à leur importance ; le chêne verdit pendant un siècle, les roses fleurissent un printemps, les libellules sont créées pour raser pendant quelques semaines la surface des ruisseaux, les éphémères pour vivre un jour auprès de leur fleuve Hypanis, et les caprices fortuits de la sensualité pour dicter quelques inspirations charmantes et puis s’évanouir.

La sensualité est par elle-même singulièrement inféconde lorsqu’on la fait sortir de son domaine des sens et de la matière, et qu’on essaie de la prendre pour source d’inspiration. Elle peut être une très divertissante camarade dans la vie réelle ; mais en poésie c’est une muse très stérile qui ne pousse ses protégés ni très loin, ni très haut. Plusieurs fois elle a trouvé des expressions charmantes d’elle-même dans les diverses littératures ; mais, sans avoir besoin d’examiner ces expressions à la loupe, on s’aperçoit qu’elles sont renfermées dans un cadre assez étroit, et que l’âme de leurs auteurs tournait dans un cercle plus étroit encore. La monotonie est l’écueil de cette sorte de poésie, et la raison en est fort simple : il est des choses qu’il est plus agréable de faire que d’entendre raconter, qui procurent plus de plaisir à leur auteur qu’à ceux qu’il prend pour confidens. Si la sensualité, prise sous la forme la plus large, est déjà monotone et inféconde, que sera-t-elle, prise sous la forme la plus étroite ! Or c’est justement cette dernière qu’a choisie de préférence M. Hugo. Tous les tableaux se rapportent exclusivement à la première période de la jeunesse, à l’adolescence, la période où l’âme, composée de turbulence et d’inexpériences n’a encore aucune portée de passion, où le jeune homme se rue sur le plaisir avec un emportement physique qui, par son excès même, prive l’expression de ce plaisir de tout intérêt véritable. Pour les épicuriens de nature, la volupté est une chose sérieuse ; ils la traitent avec une caressante sollicitude, une sorte de respect attendri qui communiquent à l’expression de leurs plaisirs un attrait réel pour d’autres que pour eux-mêmes ; mais chez les adolescens la volupté est rarement une chose sérieuse : c’est un badinage bruyant et gai auquel ils n’attachent pas beaucoup plus d’importance qu’aux badinages qu’ils viennent de quitter. Ce sont les jeux de balle et de cerceau qui continuent sous une nouvelle forme : des cris, des pétulances, des vivacités provenant d’un besoin tout physique de mouvement et d’action. Tout cela est très joli, mais tout cela est bientôt dit, et Larifla aurait beau descendre d’Evohé, comme le prétend M. Hugo, cette antique origine n’empêcherait pas qu’on ne se fatiguât bien vite de se l’entendre corner aux oreilles. — Mais quoi ! me direz-vous, toutes ces choses sont charmantes. — Eh ! sans doute, elles sont charmantes précisément parce qu’elles sont sans portée, et l’adolescence est l’âge heureux par excellence précisément parce que ses passions sont sans profondeur.

Enfin il y avait pour ce recueil un dernier danger. Dieu merci ! il est encore réservé à l’auteur bien des années de force et de fécondité ; cependant il est permis de lui dire qu’il est maintenant séparé de la jeunesse par un assez long intervalle de temps pour que les souvenirs de cette époque soient déjà lointains et bien effacés. Ces choses de la sensualité sont de telle nature que, pour les bien rendre, l’expression ne doit pas être trop éloignée de la réalité. Au bout d’un certain temps, qui est toujours très court, leur âme légère s’est évaporée, et il devient à peu près impossible de l’évoquer par le souvenir. On évoque la scène, la date, le paysage ; mais comment ressusciter toutes ces choses fugitives qui sont la poésie véritable de telles sensations, cette caresse ou ce frisson qui a passé sur vous pour ne plus jamais revenir avec la même vivacité rapide ou la même douce lenteur, cette proportion infinitésimale de violence, de mélancolie, d’âpreté ou de suavité, qui a marqué chacune de vos voluptés éphémères d’une originalité distincte, cet atome d’âme varié à l’infini qui fait qu’une ode d’Horace et un lied d’Heine différent d’une autre ode et d’un autre lied, tout en exprimant des sensations d’ordre identique ? Où notre imagination cherchera-t-elle la formule magique qui lui permettra d’évoquer les mânes subtils de choses qui, vivantes et près de nous, étaient déjà presque insaisissables ? Et puis ce n’est pas en vain que nous avons vécu, que notre cœur s’est bronzé au combat de la vie, que notre âme a soutenu le poids du jour et le choc sans cesse renouvelé des passions violentes, que l’ambition nous a versé son capiteux breuvage, que nous avons pris part aux luttes de nos semblables, que nous avons connu peut-être les austères amours de la justice et de la vérité. Notre âme, en s’élargissant, a perdu l’aptitude de se rapetisser ; en gagnant en force, elle a perdu en souplesse ; ses articulations, comme celles de nos membres, sont devenues plus raides, et elle marche d’un pas mesuré et grave là où autrefois elle bondissait. Pour avoir la légèreté charmante de la jeunesse, il faudrait être, comme elle, sans lest et sans fardeau. Pour exprimer son bonheur facile, il faudrait posséder son heureuse insouciance et son ignorance plus heureuse encore, de même que, pour imiter ses sauts de mouton et ses cabrioles, il faudrait ne connaître que par les livres de physique la théorie du centre de gravité et les lois de la pesanteur. Eh quoi ! des déluges d’événemens et d’idées ont passé sur vous, et vous espérez ressusciter dans leur fraîcheur première ces fleurs du matin de la vie et du premier terrain de l’âme depuis longtemps ensevelies sous les alluvions apportées par les ans ! Mais, en admettant même que cela fût possible, cela serait-il bien désirable ?

M. Hugo n’est pas sans avoir prévu qu’on lui ferait toutes ces objections, car il s’est prémuni contre elles avec une adresse consommée. Quoi qu’ils puissent penser du style poétique du livre et des sentimens qu’il exprime, tous les gens appartenant au métier littéraire conviendront sans peine que la composition en est admirable. Il y a là un classement des matières qui est un modèle d’habileté. Tout y est si bien ordonné, si bien mis en place, que le poète se trouve avoir répondu à vos objections avant même que vous ayez achevé de les formuler. Ouvrez le livre au hasard ou lisez-le par fragmens et à diverses reprises : il est très probable que vous serez effarouché par ses bizarreries ; lisez-le au contraire d’ensemble et en une seule fois, les excentricités qui vous avaient arrêté vous paraîtront presque naturelles, vous vous y habituerez au point de ne plus les remarquer autrement que pour vous en divertir ; ses calembours poétiques et ses plaisanteries excessives vont se fondre dans une harmonie générale, et toutes les parties se prêter une mutuelle lumière et un mutuel appui. Je vous ai exposé la série des objections que la critique peut adresser à M. Hugo ; je vais avec la même impartialité vous exposer les réponses que le prévoyant poète a eu l’art insigne de présenter dans son livre même tout simplement par une heureuse distribution de ses matières.

Et d’abord il a prévu l’étonnement que causerait le choix d’un tel ordre de sentimens, et il a commencé par encadrer son livre entre un prologue et un épilogue qui sont destinés à désarmer les mauvaises dispositions du lecteur. Rien de plus ingénieux et de plus original que ce plaidoyer de l’auteur sous forme allégorique, pro libro suo, où l’hippogriffe ailé qui sert de monture au poète joue le rôle principal. Il ne faut pas chercher dans le Pégase qui nous est présenté dans ce prologue intitulé le Cheval le Pégase traditionnel de l’antique poésie et de l’ancien art classique français, l’hippogriffe aux belles proportions grecques ; non, c’est un Pégase monstrueux, aux proportions énormes, et qui, mieux que les chevaux merveilleux dont nous parlent Arioste et Torquato, semble né, sur les plaines nues de la Scythie, de la rencontre du vent furieux des steppes et d’une jument sauvage. C’est un Pégase tragique, dont les ailes puissantes se plaisent à planer au milieu des tempêtes et au-dessus des rocs foudroyés, indomptable, rebelle au joug et au collier, n’admettant sur son dos que des cavaliers à l’humeur altière comme lui-même et les emportant effarés dans son vol vertigineux, qu’il ne leur permet ni de diriger ni de modérer. Le monstre est décrit en vers bizarrement beaux où les épithètes énormes, chéries de M. Victor Hugo, trouvent leur place légitime et cessent de paraître choquantes.

Tout génie élevant sa coupe,
Dressant sa torche au fond des cieux,
Superbe, a passé sur la croupe
De ce monstre mystérieux.
Il traverse l’Apocalypse ?
Pâle, il a la mort sur son dos.
Sa grande aile brumeuse éclipse
La lune devant Tenedos.
Le cri d’Amos, l’humeur d’Achille
Gonfle sa narine et lui sied.
La mesure du vers d’Eschyle
Est le battement de son pied.

Bref, une vraie monture pour un Titan ou pour Victor Hugo. Le poète a rendu avec une énergie d’effort égale à l’énergie de résistance du cheval la lutte qu’il lui faut entreprendre pour le faire consentir à se mettre au vert dans le pré fleuri de l’idylle :

Le cheval luttait ; ses prunelles,
Comme le glaive et l’yatagan,
Brillaient, Il secouait ses ailes
Avec des souffles d’ouragan.
Il hennissait vers l’invisible,
Il appelait l’ombre au secours ;
A ses appels le ciel terrible
Remuait des tonnerres sourds.


Terrible lutte et qui symbolise à merveille l’effort que le poète a dû faire sur lui-même pour contraindre sa robuste imagination à ramasser pendant tout un long volume les fleurettes qui forment la végétation du pré charmant couleur de songe de l’idylle ! Remarquez bien cette résistance acharnée de Pégase : elle a, me semble-t-il, laissé ses traces dans l’œuvre entière. Mis à la longe, il a mordu de ses dents tranchantes l’écorce des jeunes arbrisseaux ; il s’est roulé furieux sur la prairie, et de son sabot vigoureux il a écorché à maint endroit l’épiderme gazonné du sol. Aussi faut-il voir avec quelle joie farouche il reprend son vol lorsque le poète le délivre de cette contrainte à la fin du volume pour le rendre au génie des sombres visions. Le mouvement de cet essor lyrique est vraiment prodigieux. Les énormités d’expression abondent dans cette dernière pièce, mais c’est à peine si l’on a le temps de les remarquer, tant la vitesse du monstre est grande ! Incohérences d’images, antithèses monstrueuses, épithètes étranges disparaissent comme des points noirs à l’horizon, comme de vagues lumières lointaines, devant cette course vertigineuse que rappelle seule la course de la locomotive lancée à pleine vapeur. Ce galop effréné, implacable, à travers les étoiles et les comètes, est plein de fumeuses beautés, à demi sinistres, à demi rayonnantes.

Monstre, à présent reprends l’on vol !
Approche que je te déboucle.
Je te lâche, ôte ton licol ;
Rallume en tes yeux l’escarboucle.
Quitte ces fleurs, quitte ce pré.
Monstre, Tempe n’est point Capoue.
Sur l’océan, d’aube empourpré,
Parfois l’ouragan calmé joue.
Je t’ai quelque temps tenu là.
Fuis ! — Devant toi, les étendues
Que ton pied souvent viola
Tremblent et s’ouvrent éperdues.
Redeviens ton maître, va-t’en !
Cabre-toi, piaffe, redéploie
Tes farouches ailes, titan,
Avec la fureur de la joie.
……….
Fuis dans l’azur noir ou vermeil.
Monstre, au galop, ventre aux nuages,
Tu ne connais ni le sommeil,
Ni le sépulcre, nos péages.
Sois plein d’un implacable amour.
Il est nuit. Qu’importe ? Nuit noire.
Tant mieux ! on y fera le jour.
Pars, tremblant d’un frisson de gloire !
………..
Tu n’as pas pour rien quatre fers.
Galope sur l’ombre insondable ;
Qu’un rejaillissement d’éclairs
Soit ton annonce formidable.
Traverse tout, enfers, tombeaux,
Précipices, néans, mensonges,
Et qu’on entende tes sabots
Sonner sur le plafond des songes !

Ainsi le lecteur est bien averti que l’inspiration de ce recueil devra le trouver indulgent. Le poète a voulu simplement mettre son Pégase au vert et détendre un instant les cordes de sa lyre violente. Cette précaution prise, il sonne une fanfare charmante pour convoquer l’armée sans nombre de ses admirateurs et leur donner le nouvel ordre du jour de sa muse ;

J’embouche, sur la montagne,
La trompette aux longs éclats.
Sachez que le printemps gagne
La bataille des lilas.
L’oiseau chante, l’agneau broute ;
Mai, poussant des cris railleurs,
Crible l’hiver en déroute
D’une mitraille de fleurs.


Ses lecteurs une fois réunis autour de lui, il se défie encore de la surprise que peut leur causer sa nouvelle fantaisie, et, craignant qu’elle ne les déroute par trop, il les prépare habilement à ce qu’ils vont entendre. Ajournant donc pour quelques instans ses chansons voluptueuses et grivoises, il dogmatise en vers facétieux et expose les principes poétiques qui justifient son caprice. Ces deux premières parties du livre Floréal et les Complications de l’idéal ne sont autre chose qu’une esthétique du genre essayé par le poète, esthétique d’ailleurs très sérieuse, quelque jugement qu’on porte sur l’application qu’il en a faite. M. Hugo engage ses lecteurs à ne pas s’effaroucher devant ses nouvelles poésies plus qu’ils ne s’effarouchent devant les poésies de Catulle, d’Horace ou d’Anacréon. Pour protéger l’inspiration du nouveau recueil, leur dit-il, je n’ai pas la ressource du prestige que donne le passé. Quand nous lisons les anciens, nos imaginations obéissent à une sorte d’illusion charmante qui leur fait croire que l’origine des poésies consacrées par l’admiration des siècles fut plus noble que celle des poésies fraîchement écloses de l’heure présente. Eh non ! ces poésies anciennes eurent leurs racines dans la même réalité vivante que les nôtres, elles furent pétries de la même matière animée :

La nature est partout la même,
A Gonesse comme au Japon.
Mathieu Dombasle est Triptolème,
Une chlamyde est un jupon.


La noblesse que nous leur découvrons n’était pas en elles-mêmes, c’est le poète qui la leur a donnée par son génie et par son amour. À cette noblesse d’adoption s’est ensuite ajoutée celle que leur a faite le temps. Débarrassez Lesbie, Chloé, Glycère, Lydie, Néère et tutte quante, des quatre-vingts ou des cent quartiers d’admiration que leur ont faits des générations innombrables de lecteurs, et dites-moi en quoi de leur vivant elles étaient plus nobles que Rose, Jeanne ou Marton, vos contemporaines ! Ce sont aujourd’hui des statuettes charmantes, des figurines d’une délicatesse exquise ; mais avaient-elles été créées ainsi par la nature ? Pour moi, je crois très fort que la nature n’avait rien fourni de plus pour elles que pour Rose et Marton, qu’aujourd’hui comme autrefois c’est toujours la même matière, le même kaolin, qu’elle offre au travail de l’artiste, et qu’elle ne fut pas plus généreuse en accordant Lesbie à Catulle et Lydie à Horace qu’en accordant aujourd’hui Jeanne au poète qui voudra la chanter. Le cadeau, croyez-moi, n’est point moindre, et si Jeanne n’a pas été promue à la dignité classique et reste une simple vilaine du royaume de la beauté, c’est qu’elle n’a pas trouvé son Catulle ou son Horace. Avec les pauvretés prétendues de notre vie actuelle, nous pouvons donc ressusciter toutes les grâces et toutes les élégances du passé, car les poètes du passé eurent tout juste les mêmes élémens de richesse que nous avons, les mêmes, ni plus ni moins. Nous nous rendons les dupes des mots en leur attribuant je ne sais quelle noblesse de convention et quel sens pompeux qu’ils n’ont jamais eus. Toutes nos expressions noblement académiques eurent la plus humble extraction ; elles aussi furent vulgaires autrefois, à l’heure heureuse où elles sortirent toutes vivantes de la chaude émotion d’un poète. Donc, si les vieux mots vous conviennent, vous pouvez sans crainte les appliquer aux objets qui vous entourent, car ces objets sont identiques et de substance et de forme à ceux qu’ils furent jadis chargés de nommer.

Je te fais molosse, ô mon dogue !
L’acanthe manque ? j’ai le thym.
Je nomme Vaugirard églogue,
J’installe Amyntas à Pantin.

Le poète ne doit pas se laisser arrêter dans le choix de ses sujets par le reproche de vulgarité. Il n’y a pas de sujets vulgaires ou relevés ; il n’y a que des sujets rendus d’une manière vulgaire ou d’une manière poétique. Tous sont permis au poète, pourvu qu’il ne les calomnie pas devant l’imagination par une interprétation grossière ou lâche. Tous les objets lui appartiennent, et s’il lui plaît de choisir le plus infime de tous, il est libre de le faire, pourvu qu’il respecte et fasse resplendir la parcelle de l’âme universelle qui est dans cet objet, ou qu’à défaut de cette parcelle d’âme il lui donne un atome de la sienne. Peignez des choses basses, pourvu que vous les aimiez, car elles cessent d’être basses du moment où elles sont aimées, et il n’est d’objet si laid qui ne puisse devenir beau, transformé par la sensation du poète. On n’a donc pas le droit de lui reprocher le choix de ses sujets, mais seulement la manière dont il les a traités et rendus.

Fais ce que tu voudras, qu’importe,
Pourvu que le vrai soit content,
Pourvu que l’alouette sorte
Parfois de ta strophe en chantant ;
Pourvu que la luzerne pousse
Dans ton idylle, et que Vénus
Y trouve une épaisseur de mousse
Suffisante pour ses pieds nus ;
Pourvu qu’en ton poème tremble
L’azur réel des claires eaux,
Pourvu que le brin d’herbe y semble
Bon au nid des petits oiseaux ?


Il n’y a rien à objecter à cette poétique, qui est parfaitement d’accord avec les lois les plus certaines de l’imagination, si ce n’est qu’elle n’eût peut-être rien perdu à être exposée parfois en termes moins facétieux, et que la vérité en aurait mieux apparu, si elle eût été mêlée à moins de métaphores étranges.

Nous sommes arrivés à la peinture de la vie turbulente de l’adolescence et de la jeunesse, et nous rencontrons ici le plus grave reproche qu’on ait adressé aux nouvelles poésies de M. Hugo. — Vous chantez, lui a-t-on dit, des sentimens qu’il n’appartient qu’à la jeunesse seule de chanter, vous traitez des sujets qui sont nécessairement antipathiques à l’âme sévère que les années et l’expérience vous ont faite. Ici encore, M. Hugo a sa réponse toute prête. — Pardon, répond-il, j’ai le droit de traiter ces sujets, pourvu que je les traite avec l’âme de mon âge, et c’est ce que j’ai fait dans ce volume. Ah ! si j’essayais d’imiter artificiellement les sons d’une voix qui n’a pas encore mué, si je contrefaisais la leste allure et l’insouciante belle humeur du jeune homme, si je m’abandonnais à cette charmante et immorale confiance que la volupté inspire aux jeunes gens pour se rendre maître d’eux, si dans mon langage il perçait quelque chose de cette crédulité irréfléchie et gracieuse qui fait prendre aux jeunes gens les horizons du pays de Watteau pour les horizons du monde, — pour tout dire d’un seul mot, si j’avais essayé de traiter ces sujets avec l’âme du jeune homme, vous pourriez me blâmer ; mais n’ai-je pas loyalement signé mon âge au bas de ces petits tableaux ? Est-ce que le tour donné à ces récits ne vous révèle pas le sentiment que m’inspirent aujourd’hui ces gracieux enfantillages ? Tous ces souvenirs aujourd’hui fantômes, je les regarde passer, ne le voyez-vous pas ? avec la complaisance ironique qui convient à mon caractère et à mon expérience. Je badine avec mes souvenirs et je me fais jeune avec eux, exactement comme un père se fait enfant en badinant avec ses marmots. Pour qui sait lire, j’ai caché dans une épithète, dans une métaphore, l’état d’âme véritable avec lequel je considère aujourd’hui ces aimables accidens de la vie juvénile. Ces facéties, ces calembours que vous me reprochez sont l’apologie de ma franchise. Ah ! si j’avais voulu apporter dans ces choses légères l’âme de la jeunesse, comme je m’y semis pris autrement ! Quelle importance je leur aurais donnée ! avec quelle pompe je me serais exprimé ! Ce n’est jamais à l’âge heureux où l’on appelle une blanchisseuse lavandière que j’aurais osé parler de ces fameux torchons radieux dont depuis deux mois vous me rebattez les oreilles, et qui pourtant, vus avec l’œil de la candeur, sont la meilleure des réponses aux critiques que vous m’adressez. — Torchons radieux ! Eh ! bonnes gens, ces deux mots disent à la fois et l’âge que j’ai maintenant et l’âge que je n’ai plus. Le substantif est de l’âge présent, l’épithète est de l’âge passé. Eh ! oui, c’étaient des torchons, je le sais maintenant et je ne le savais pas alors, et ils étaient radieux, non parce qu’ils avaient la propriété de produire de la lumière, mais parce que mon âme à moi était lumineuse et jeune. Vrai ! si j’étais professeur d’esthétique, je me donnerais le plaisir de vous prouver que ces deux mots contiennent à la fois la réalité et l’idéal, et d’en tirer toute une volumineuse théorie comme un prédicateur-habile tire tout un long sermon de deux mots de l’Écriture.

Les chansons d’amour sont divisées en trois livres : Pour Jeanne seule, — Pour d’autres, — l’Éternel Petit Roman. Les deux premiers se rapportent particulièrement à la vie de l’adolescence ; le troisième se rapporte à cette première jeunesse qui suit immédiatement l’adolescence. Les nuances presque insaisissables qui distinguent chacun de ces âges, si rapprochés l’un de l’autre qu’il serait très permis de les confondre, ont été rendues avec une dextérité et une fidélité extrêmes. Dans les deux premiers, le poète a peint tous les phénomènes propres à cet âge heureux qui participe des caractères de deux âges, la candeur unie à la crânerie, la timidité unie à la pétulance, la tendresse unie à l’espièglerie, le goût du tapage et l’amour de la solitude, cette magie d’imagination qui transforme les objets les plus vulgaires et qui d’une ortie fait une rose, et surtout cette extase étrange et presque mystique des sens à leur éclosion. Écoutez ces strophes adorablement douces où le poète décrit l’angoisse voluptueuse du cœur qui s’ouvre à la tendresse, et reconnaissez encore une fois le grand musicien qui vous a si souvent charmés :

De quoi donc me parlait-elle
Avec sa fleur au corset
Et l’aube dans sa prunelle ?
Qu’est-ce donc qu’elle disait ?
Son intention fut-elle
De troubler l’esprit voilé
Que Dieu dans ma chair mortelle
Et frémissante a mêlé ?
Je ne sais, j’écoute encore.
Était-ce psaume ou chanson ?
Les fauvettes de l’aurore
Donnent le même frisson.
J’étais comme en une fête,
J’essayais un vague essor ;
J’eusse voulu sur ma tête
Mettre une couronne d’or,
Et voir sa beauté sans voiles,
Et joindre à mes jours ses jours,
Et prendre au ciel les étoiles,
Et qu’on vint à mon secours.

Ces pièces, adressées à Jeanne seule% composent la partie la plus belle, la plus irréprochable du livre. M. Hugo n’a pas permis à cet espiègle esprit de facétie qu’il a lâché en toute liberté dans le reste de son livre d’approcher de ce petit domaine sacré réservé à la solennité de ses rêves. Vous vous rappelez ce chant délicieux du Songe d’une Nuit d’Été où les fées protègent par leurs incantations le sommeil de leur reine contre les méchantes bêtes de la nuit ; M. Hugo a semblé s’en souvenir et se le réciter en pensée en écrivant cette partie de son livre. Calembours grivois, n’approchez pas, car ici tout est chasteté ; antithèses violentes, rentrez vos cornes, car ici tout est douceur ; épithètes turbulentes, taisez-vous, car ici tout est tendresse ; mais toi, colombe doucement gémissante, et toi, rossignol à la voix triomphante, entrelacez les notes de votre musique à la trame de mon chant. Il y a là telle strophe qui ne déparerait aucune des plus belles expressions de la ferveur sensuelle et de la mysticité érotique.

L’hirondelle sur ton front pur
Vient si près de tes yeux fidèles
Qu’on pourrait compter dans l’azur
Toutes les plumes de ses ailes.

Si vous avez admiré le sentiment mystique de telle peinture des vieux maîtres primitifs où l’on voit une jeune vierge en habits de paysanne passer les yeux baissés, suivie d’un cortège de bêtes des tanières et d’oiseaux du ciel attirés par sa pudeur, plus puissante que la musique d’Orphée, vous admirerez sûrement ce petit tableau :

Ces lieux sont purs, tu les complètes.
Ce bois, loin des sentiers battus,
Semble avoir fait des violettes,
Jeanne, avec toutes tes vertus.
L’aurore ressemble à ton âge ;
Jeanne, il existe sous les cieux
On ne sait quel doux voisinage
Des bons cœurs avec les beaux lieux.
Tout ce vallon est une fête
Qui t’offre son humble bonheur ;
C’est un nimbe autour de ta tête,
C’est un Éden en ton honneur.
Tout ce qui t’approche désire
Se faire regarder par toi,
Sachant que ta chanson, ton rire
Et ton front sont de bonne foi.
O Jeanne, ta douceur est telle
Qu’en errant dans ces bois bénis,
Elle fait dresser devant elle
Les petites têtes des nids.

Tous les caractères de ces cantiques d’amour adressés à Jeanne se résument dans la dernière pièce intitulée les Étoiles filantes, dont l’inspiration première est aussi forte que l’expression en est confuse. Toutefois la seconde partie de cette pièce §st d’un mouvement superbe, et çà et là des expressions d’une réelle ardeur éclatent comme des feux dans l’ombre.

Ne tremble pas, quoiqu’un songe
Emplisse mes yeux ardens ;
Ne crains d’eux aucun mensonge,
Puisque mon âme est dedans.

Presque tout serait à citer dans les vingt-cinq pages qui composent cette partie du livre, et je croirais être injuste envers l’auteur, si je l’abandonnais sans signaler la pièce intitulée le Duel, petit tableau de genre tout à fait galant et bien venu.

Ce ton ne dure pas. Pour écrire cette partie de son livre, M. Hugo a eu exclusivement recours à la collaboration de son Ariel et de son Oberon ; mais dans les deux parties suivantes, Pour d’autres, l’Éternel petit roman, il a lâché son Puck en toute liberté, et Dieu sait les ravages qu’il y fait et à quelles facéties il se livre ! C’est à tel point que plus d’une fois il prend envie de lui dire, comme jadis la fée au malicieux serviteur d’Oberon : Farewell, thou lob of spirits, — adieu, bouffon des esprits. Citons parmi ses meilleures espiègleries le Dizain de femmes, un Watteau du siècle de la crinoline et des cages-jupons, et la spirituelle petite pièce intitulée le Doigt de la femme. Dans ces deux parties du livre, il faut dire adieu à la candeur naïve et à la fraîcheur de tendresse qui nous enchantaient tout à l’heure ; mais il est juste de reconnaître que M. Hugo y a bien marqué, surtout dans la seconde, l’Éternel petit roman, la nuance qui sépare la première jeunesse de l’adolescence : l’amour a perdu son onction mystique, il est devenu profane et mondain. Ce n’est plus la naïve Jeanne qui est l’idole de ce nouvel amour, cette Jeanne dont la personne s’associe si bien avec les berceaux de chèvrefeuille et la verdure des forêts ; c’est dona Rosita Rosa, une créole aux yeux ardens qui font crier gare et dont la personne ne s’associe qu’avec des images de luxe et de richesse. S’il y a trop de soleil dans ses yeux, il n’y a pas assez d’aube dans son sourire. On cerveau brûlant et un cœur tranquille font un amour doublement meurtrier, et à celui qui est touché d’un pareil amour on ne pourrait adresser la question du vieux poète : quo beatus vulnere ? Ce que promet un tel amour, jugez-en par le petit portrait contenu dans la strophe suivante :

Son œil était mystérieux ;
Il contient, cet œil de colombe,
Le même infini que les cieux,
La même aurore que la tombe.

Il y a une tristesse réelle et une sorte d’amertume dans toutes ces pièces à Rosita Rosa en dépit des fanfares du poète et de ses airs triomphans. C’est qu’avec cet amour il fait l’apprentissage de l’insécurité des passions et de l’inconsistance du pauvre cœur humain : aussi, de même que l’inspiration des Etoiles filantes résume bien toutes les chansons adressées à Jeanne, la belle pièce intitulée l’Oubli est le résumé et la légitime conclusion des chansons adressées à dona Rosita.

Vous aurez remarqué, j’espère, malgré les imperfections de notre analyse, quelle logique savante a présidé à l’ordonnance du livre et avec quelle habile lenteur le poète a déroulé progressivement toutes les parties de son sujet. Plus j’examine le nouvel ouvrage de M. Hugo et plus je suis frappé d’une certaine analogie entre sa composition et la composition de cet adorable petit chef-d’œuvre d’Horace l’Ode à Sestius. Aurions-nous touché juste, et M. Hugo aurait-il pris dans l’ode d’Horace la semence de son inspiration ? Les Chansons des Rues et des Bois, c’est l’Ode à Sestius regardée à travers un microscope d’une portée exagérée et étirée en cinq cents pages par un procédé particulier. Chacune des strophes de la petite ode d’Horace a fourni, dirait-on, le type d’une des parties du livre de M. Hugo. Nous avons vu dans les deux premières parties le solvilur acris hiems gratâ vice ; nous venons de voir dans les trois parties suivantes le jam Cytherea choros ducit Venus, nous allons voir dans les deux dernières le nunc et in umbrosis Fauno decet, et enfin la sévère et grande pensée : pallida mors œquo puisat pede. Il est possible que cette analogie ne soit qu’une coïncidence du hasard ; mais elle est curieuse à ce titre, et nous la signalons comme on signale celles des prophéties de Nostradamus qui se sont accomplies à l’heure voulue.

M. Hugo a bien senti qu’il devait donner à un tel livre une autre conclusion morale que, celle de la pièce intitulée : Post-scriptum des rêves, où, après une leçon de philosophie démoniaque, d’un Asmodée quelconque, il se demande si les sages ne font pas un métier de dupe, et s’il y a au fond de cet univers autre chose pour l’homme que le plaisir. Asmodée aurait beau avoir raison, qu’il aurait encore tort, car son équivoque philosophie ne peut être vraie que pour un moment très rapide de la vie. Encore une fois, M. Hugo a donc par avance répondu à la critique en refusant de laisser son lecteur sous l’impression de scepticisme épicurien que ses nombreuses peintures érotiques n’auraient pas manqué de produire. Une pièce qui forme presque à elle seule tout un livre, le Chêne du parc détruit, très habilement intercalée au milieu des scènes de jeunesse, est chargée de nous préparer à cette conclusion. Il en est de cette pièce comme de celle des Étoiles filantes que nous nommions tout à l’heure : l’inspiration première en est très forte, et la facture en est singulièrement trouble et bizarre. Un vieux chêne qui s’élève au milieu d’un parc détruit raconte au poète qu’autrefois il a assisté à bien des fêtes, qu’il a porté bien des lampions en l’honneur des puissans de la terre, et que la verdure de son feuillage a été bien souvent dénaturée par les couleurs menteuses des flammes de Bengale ; toutes ces pompes ont disparu, et maintenant il s’élève au milieu des ruines et de la solitude, racontant aux ronces et aux broussailles démocratiques qui croissent autour de son tronc, au lierre qui l’embrasse sans craindre la main de l’émondeur, aux loups qui hurlent à ses pieds, insoucieux des gardes-chasses, les merveilles de l’alignement classique et de la discipline monarchique des jardins du temps passé. Cependant il ne regrette rien de toutes ces pompes, sa sauvage nature a retrouvé dans cette solitude toute l’énergie de sa sève ; sa verdure profite mieux de la rosée du matin et du soir depuis qu’elle n’est plus desséchée par les flammes de Bengale, la mousse s’entasse plus épaisse à ses pieds depuis que les promeneurs ne foulent plus les allées autrefois sablées, maintenant envahies par l’herbe, et il lui semble qu’il voit mieux les astres depuis qu’il ne voit plus tant de lampions. Il faut lire cette pièce incroyable, qui, dans son ensemble, présente l’aspect des broussailles du parc désolé, si l’on veut comprendre comment il est possible d’unir des beautés très réelles aux plus étranges folies. Ce chêne parle comme un énergumène inspiré, comme un vieil excentrique qui aurait reçu le don de poésie. Jadis, dans des temps plus calmes, un certain faune de marbre du parc désert de Versailles tint au poète un discours où notre vieille histoire était traitée avec moins de sans-façon et plus de justice.

Vous voyez d’ici la conclusion du livre. M. Hugo cependant n’y arrive pas, et n’y conduit pas d’emblée l’être de raison qu’on peut appeler le héros de son livre. Après avoir retiré son adolescent anonyme des ivresses passagères du plaisir, il lui fait faire une halte au sein de la nature. Cette halte est comme une purification du passé, comme une préparation à l’enseignement plus sévère qu’il lui destine. Il y a là quelques beaux et gracieux tableaux, les Semailles, qui semblent la traduction poétique d’une toile de Breton ou plutôt encore d’un bon Millais, — une Alcôve au soleil couchant, écrit dans son ancienne manière et qui semble un ressouvenir des Feuilles d’automne ; mais la pièce la plus considérable et la plus curieuse de cette partie du recueil est celle que j’ai déjà nommée, l’Église, petite pièce excentrique à laquelle ont l’air d’avoir collaboré Shakspeare, Henri Heine et M. Clairville. Comme dans la pièce d’Heine, où se célèbre l’union d’un scarabée et d’une libellule par-devant la taupe pasteur en robe noire, il y a aussi un mariage dans cette pièce ; mais quel mariage ! Il est digne de figurer parmi les inventions des revues dramatiques de fin d’année.

Et l’on mariait dans l’église,
Sous le myrte et le haricot,
Un œillet nommé Cydalise
Avec un chou nommé Jacquot.


Mais tout à côté de ces folies le vrai poète se retrouve aussitôt, comme dans cette dernière et charmante strophe par exemple :

Mon pas troubla l’église fée ;
Je m’aperçus qu’on m’écoutait.
L’églantine dit : c’est Orphée.
La ronce dit : c’est Colletet.

N’insistons pas sur des défauts trop apparens, acceptons cette bizarre petite pièce et en même temps tout le volume avec le sentiment de l’églantine et non avec le sentiment de la ronce.

La conclusion du volume, vous l’avez devinée sans doute d’après le discours du chêne démocratique. De même que le chêne, M. Hugo ne regrette rien du passé, et c’est avec une ferveur sans hésitation qu’il prononce les trois mots sacramentels de la formule révolutionnaire : liberté, égalité, fraternité. Néanmoins sa conclusion, toute démocratique qu’elle soit, n’a rien de politique ; elle est purement morale, ainsi qu’il convenait à un livre qui ne chante que la partie des sentimens humains la plus désintéressée des luttes sociales. M. Hugo n’a donc emprunté à l’opinion dont il est aujourd’hui un des plus fervens défenseurs que les doctrines qui pouvaient s’harmoniser avec son doux sujet, et, pour couronner d’une manière austère un livre qui parle de choses d’amour, il a emprunté à la démocratie un sentiment qui, s’il n’est pas un sentiment d’amour, n’en est cependant pas le contraire, la haine de la guerre. Au moment où il vient de traverser tant de doux rêves, d’accumuler tant d’images de paix et de grâce, le poète rencontre sur son chemin la fière réalité de la guerre, et il s’en détourne avec une horreur très compréhensible. C’est en effet un moment mal choisi que celui où l’on vient de se pencher sur le nid des oiseaux et de respirer les fleurs de la forêt pour comprendre la noblesse, l’austérité, la moralité de ce grand et inexorable fait. Du reste, cette haine a fort bien servi M. Hugo, car il lui doit peut-être la plus belle pièce de son recueil : La vérité dans le vin. Dans cette pièce, M. Hugo a cédé la parole à un faubourien en gaîté qui instruit le procès de la guerre avec la verve pittoresque et la forte vulgarité du langage plébéien. Comme nous n’avons pas à juger de la nature du sentiment, mais seulement de l’expression, nous conviendrons sans peine que le factum de Jean Sévère, par son énergie triviale, par son bon sens net et court, aurait plu à ceux des radicaux célèbres qui ont partagé sur la guerre cette même manière de voir, un Paul-Louis Courier, un Cobbett. Cependant nous doutons beaucoup que l’abolition de la guerre, à la supposer possible, eût une si grande efficacité sur le cœur humain et contribuât à y développer aussi fortement les sentimens d’humanité. La paix a ses férocités comme la guerre, et celles-là ne sont pas les moins lâches ; la guerre a son humanité comme la paix, et celle-là n’est pas la moins noble. Le jour où la guerre disparaîtrait, il serait fort à craindre que certains sentimens qui, s’ils ne sont pas l’humanité, sont bien au moins de sa famille, disparussent en même temps, et s’il fallait une preuve que le génie de la guerre porte un tout autre visage qu’un visage homicide, j’appellerais en témoignage M. Hugo lui-même. Dans la belle pièce qui fait suite aux propos de Jean Sévère, ne nous raconte-t-il pas la touchante et noble histoire de ce capitaine, clément jusque dans la mort, sur le visage glacé duquel les soldats lisent, à ne pouvoir s’y méprendre, le pardon de son meurtrier ?

Voici que j’ai terminé maintenant ma très délicate et très difficile tâche. J’ai donné tour à tour avec toute l’impartialité possible les raisons que peut faire valoir la ligue et celles que peut faire valoir le roi, de manière, je le crains en m’en consolant, à ne contenter ni la ligue ni le roi. Ce n’est ni par crainte ni par tactique que j’ai agi ainsi, c’est par impossibilité d’agir autrement sans violer la vérité et la justice. Il n’y avait pas à prendre de parti tranché en présence d’un tel livre. Nous sommes de ceux qui en regrettent l’inspiration et qui pensent qu’il n’ajoutera rien aux richesses déjà si grandes de Victor Hugo ; mais si la gloire du poète n’y gagne rien, elle n’y perdra rien non plus, comme l’ont cru d’abord des lecteurs trop vite effarouchés ou des détracteurs trop pressés de triompher de ses défaillances. Son génie s’est peut-être trouvé sous un nuage pendant qu’il écrivait ce livre, et ce nuage a pu lui cacher les dangers et les défauts de son sujet ; mais il n’a pas subi d’éclipse, comme on l’a dit, et le grand poète que nous connaissons est encore visible à toutes les pages.


EMILE MONTEGUT.