Les Changes pendant la guerre et aujourd’hui

Les Changes pendant la guerre et aujourd’hui
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 906-926).
LES
CHANGES PENDANT LA GUERRE
ET
AU LENDEMAIN DE LA PAIX


I. ― GÉNÉRALITÉS. SITUATION D’AVANT-GUERRE

Parmi les problèmes qui se dressent au lendemain de la paix, il en est un qui a pris des dimensions formidables et qui, en dépit de son caractère technique, s’est imposé à l’opinion publique avec une force singulière. C’est celui du change international. La guerre, qui a fait s’entrechoquer sur les champs de bataille les armées de vingt peuples, a en même temps, par une sorte de paradoxe étrange, démontré combien ces peuples ont pris l’habitude de recourir les uns aux autres, pour vendre l’excédent de leur propre production et pour acheter, en échange, un certain nombre de marchandises. De 33 milliards de francs, chiffre de 1869, le commerce extérieur des principales nations du monde s’est élevé à 175 milliards en 1913, c’est-à-dire qu’en moins d’un demi-siècle il a quintuplé. La guerre elle-même n’a pas interrompu ce mouvement prodigieux qui, à chaque minute de l’année, déplace des milliers de tonnes d’objets transportés d’un point à un autre de la planète. En dépit des sinistres bandits de la mer, des torpilleurs allemands qui détruisaient sans merci tous les navires qu’ils pouvaient atteindre, neutres et belligérants ont réussi à continuer, de 1914 à 1918, un commerce se chiffrant par centaines de milliards de francs.

C’est ce commerce qui est à la base de la question que nous allons étudier ; elle ne se pose que parce qu’il existe. C’est là un point essentiel, sur lequel nous ne saurions trop attirer l’attention de nos lecteurs, car il éclaire tout le problème. Le change, en effet, n’est pas autre chose que l’opération qui transforme la monnaie d’un peuple en celle d’un autre peuple. Or, s’il n’y avait point d’échanges entre les différents pays, il n’existerait aucune obligation de faire des paiements de l’un à l’autre, ni par conséquent de se procurer, au moyen de la monnaie du pays débiteur, celle du pays créditeur ; ce besoin nait à la minute où un Français, par exemple, désireux d’avoir du charbon anglais, se préoccupe de transformer les francs dont il dispose en livres sterling que lui réclame le mineur de Cardiff qui va lui fournir de la houille.

Si tous les pays qui commercent entre eux avaient la même monnaie, le problème serait simple. L’acheteur d’une marchandise étrangère n’aurait qu’à puiser dans la circulation de son propre pays la quantité de monnaie correspondant au montant de son achat : l’opération serait réglée par ce déplacement d’une fraction du stock monétaire ; elle pourrait se renouveler avec la même facilité aussi longtemps que le stock ne serait pas épuisé. Ce jour-là cesseraient les possibilités d’importation.

Dans la réalité des faits, aucun régime monétaire n’est identique à un autre, alors même que les apparences semblent attester cette identité. Cela tient à ce que, dans le monde moderne, il n’est aucune nation dont la circulation consiste uniquement en espèces métalliques. Si tel était le cas, si par exemple les échanges se réglaient en France et en Angleterre uniquement au moyen de pièces d’or, celles-ci voyageraient de Calais à Douvres ou de Folkestone à Boulogne pour régler la balance des échanges entre Français et Anglais. Les souverains britanniques apportés chez nous seraient fondus à l’Hôtel des Monnaies du quai Conti et transformés en napoléons ; ceux-ci à leur tour, réexpédiés à Londres pour payer des marchandises britanniques, y seraient transformés en livres sterling. Mais cette situation élémentaire ne correspond pas à la réalité des faits : les nations modernes ne se contentent pas d’une circulation métallique, elles y ajoutent des billets. Ceux-ci ne furent d’abord qu’une représentation matérielle des espèces monnayées. contre lesquelles ils devaient toujours rester échangeables ; mais ils n’ont pas tardé à être créés en quantités supérieures à celles du numéraire déposé dans les caves de la Banque ou du Trésor public qui les émettent. Dès lors ce papier a constitué un instrument de paiement distinct des espèces en lesquelles il cessait d’être remboursable ; il recevait l’investiture de l’Etat qui en avait décidé ou autorisé la création ; il devenait monnaie légale. Mais, par cela même que l’intervention du législateur était nécessaire pour lui conférer une vertu libératoire, sa force expirait à la frontière. Le Parlement qui siège au Palais Bourbon peut bien obliger tous les Français à recevoir des billets de la Banque de France en paiement de leurs créances ; mais il ne peut l’ordonner à un Anglais ni à aucun autre étranger.

Dès lors la monnaie française, n’étant plus exclusivement constituée par des pièces d’or ou des billets remboursables à vue en or, se différencie de la monnaie anglaise. Le Français débiteur d’un Anglais est obligé de chercher un mode de paiement qui soit accepté par ce dernier. C’est à partir de ce moment qu’un écart peut se produire entre la valeur du franc et celle de la livre sterling. Prenons un exemple encore plus frappant. Les monnaies métalliques de la France et de l’Italie sont identiques. La pièce d’or de 20 francs et celle de 20 lire contiennent exactement la même quantité d’or fin. Cependant, une lira italienne s’achète aujourd’hui sur le marché de Paris moyennant 90 centimes de notre monnaie. C’est que, en deçà comme au delà des Alpes, il existe une monnaie de papier non remboursable en or et dont la valeur est inégalement appréciée par les Italiens, les Français et les étrangers.

Ce qui précède suffit à mettre en lumière les deux termes du problème. L’opération du change est celle d’un transport de monnaie, nécessité par un échange de marchandises qui s’effectue par delà les frontières, entre nationaux de pays différents. Il faut donc examiner d’abord la position réciproque d’endettement des deux pays que l’on considère, ensuite la nature de la monnaie de chacun d’eux. On peut appeler les premières causes « physiques, » parce qu’elles sont analogues aux forces naturelles qui mettent les corps en mouvement ; les secondes « chimiques, » parce qu’elles naissent de la nature même de ces corps, de la monnaie qui sert aux échanges. Le cours du change entre deux pays, c’est-à-dire le prix de la monnaie de l’un exprimé en monnaie de l’autre, est la résultante de la combinaison de ces deux ordres de grandeurs ; il dépend de la dette de l’un vis-à-vis de l’autre, et de la nature de la monnaie de chacun d’eux. Plus un pays sera endetté vis-à-vis d’un autre, et plus sera grande la quantité de monnaie de ce pays dont il aura besoin ; si sa propre monnaie est identique, il l’emploiera à solder sa dette. Lorsqu’il l’aura employée toute à ce but, il devra arrêter ses achats, à moins qu’il ne trouve du crédit auprès de son vendeur. En ce cas, il ne fera que reculer l’échéance et il sera forcé, à un moment donné, de mettre un terme à ses importations, qu’il ne sera plus en mesure d’acquitter d’aucune manière. Avant d’en arriver à cette extrémité, le pays débiteur passe par la phase au cours de laquelle, étant démuni de numéraire ou ne voulant pas se dessaisir de celui qu’il détient, il crée du papier monnaie en quantités croissantes. Ce papier, n’inspirant plus la même confiance au public, s’échange contre des quantités de plus en plus faibles de métal ou d’autres marchandises, c’est-à-dire que l’unité monétaire se déprécie. C’est ainsi que le franc, qui valait en août 1914 un vingt-cinquième de livre sterling, n’en vaut plus que le trente-sixième en octobre 1919.

Il n’est pas besoin d’insister sur cette vérité qu’il est désavantageux pour un pays de voir la valeur de sa monnaie se déprécier par rapport à celle des monnaies étrangères. La hausse de celle-ci équivaut à un relèvement du prix des objets importés et affaiblit d’autant le capital national, dont le stock monétaire est une partie intégrante. Supposons que la tonne de houille n’ait pas varié de cours à Cardiff entre 1914 et 1919, et qu’elle y ait valu et vaille encore 1 livre sterling. La hausse du change, survenue au cours des cinq années, fait que nous payons aujourd’hui 36 francs ce qui ne nous coûtait que 25 francs avant la guerre. L’acheteur anglais au contraire, dans l’hypothèse envisagée de la stabilité du prix, débourse la même somme aujourd’hui qu’en 1914. Si le prix, en Angleterre, a monté de 1 livre à 2, c’est-à-dire a doublé, ce doublement équivaut au triplement pour l’acheteur français, qui, pour envoyer 2 livres sterling à Cardiff, déboursera aujourd’hui 72 francs, c’est-à-dire presque exactement trois fois ce qu’il payait pour la même tonne de houille, en 1914.

En temps normal, les fluctuations des changes ne sont généralement ni violentes ni considérables. Une sorte d’équilibre s’établit dans le commerce international, grâce auquel des excédents ou des déficits d’importations ou d’exportations se compensent par d’autres voies. La complexité des relations internationales est devenue telle que les tableaux des marchandises qui passent à la douane sont loin de représenter la totalité des échanges qui s’opèrent entre les divers pays. Ainsi la France, en 1913, importait plus d’objets qu’elle n’en exportait : 7 milliards d’un côté, 8 de l’autre. Elle semblait donc s’appauvrir annuellement d’un milliard. Il n’en était cependant rien. Elle encaissait, du chef des titres étrangers détenus en France et des dépenses faites sur son territoire par les voyageurs étrangers, un revenu d’au moins 2 milliards, qui compensait, et au delà, le déficit de ses exportations par rapport à ses importations : de là un afflux dans ses caisses de centaines de millions d’or, dont sa circulation s’enrichissait. La Grande-Bretagne exportait pour i 6 milliards, importait pour 19 milliards de francs de marchandises ; mais elle encaissait 5 ou 6 milliards de fret et de coupons de valeurs étrangères : elle aussi s’enrichissait. Si, au lieu de considérer l’ensemble du commerce extérieur de ces deux Puissances, nous examinons leurs relations réciproques, nous voyons qu’en 1913 nous exportions pour 1 450 millions de francs de marchandises en Angleterre et nous en importions pour 1 116 millions de francs. La différence de 335 millions n’influençait guère le change, qui oscillait aux environs de 25 fr. 20, avec de très faibles fluctuations en hausse ou en baisse. Il en était de même de notre change avec les États-Unis, avec l’Allemagne, avec l’Autriche-Hongrie, avec la Suisse, avec l’Italie, avec la Hollande, avec la Belgique, avec la Scandinavie. Le dollar se cotait aux environs de 5 fr. 18, le reichsmark à 1 fr. 23, la couronne austro-hongroise à 1 fr. 05, le franc suisse et belge au pair, la couronne scandinave à 1 fr. 38. Tous ces prix correspondaient à peu près mathématiquement à la teneur en or de ces diverses monnaies exprimée en francs français. Le solde actif ou passif de nos échanges avec les divers pays se réglait aisément, à défaut d’autres moyens de compensation, par l’envoi d’espèces métalliques, qui étaient puisées dans la circulation ou dans les réserves des banques, chargées de veiller à la stabilisation des changes. A Vienne, par exemple, la banque austro-hongroise, qui ne remboursait pas ses billets en or, fournissait cependant du métal jaune aux importateurs, de façon à leur permettre de régler leurs achats sans détériorer le cours de la monnaie indigène. Les mouvements des changes étaient de faible amplitude et demeuraient imperceptibles au regard du public ; ils n’intéressaient que les financiers et certains commerçants en gros, dont le chiffre d’affaires était assez considérable pour qu’un écart, insignifiant en apparence, dans le cours du change eût une répercussion sensible sur leurs affaires.

Seuls, les changes avec certains pays d’outre-Mer présentaient, même en temps de paix, le spectacle de dénivellations profondes, dues au fait que les uns étaient au régime du monométallisme argent, les autres à celui du papier monnaie. Les monnaies de plusieurs Républiques sud-américaines, telles que le milreis brésilien ou la piastre chilienne, n’étant représentées que par des billets à cours forcé, subissaient des dépréciations parfois énormes, en raison de la multiplication de leur quantité ou d’un excès d’importation.

Le tael chinois, la piastre indo-chinoise sont des unités d’argent, dont la valeur exprimée en monnaies de pays à étalon d’or, variait selon les cours du métal blanc. Les pays qui sont encore à l’étalon d’argent ne sont pas les plus nombreux ni les plus puissants. Ils tiennent cependant une place considérable et ils peuvent être appelés à devenir des facteurs essentiels dans l’histoire de demain. La Chine, l’empire français d’Extrême-Orient, les Indes anglaises renferment la moitié de la population du globe ; et, bien que l’Hindoustan ne soit pas, à proprement parler, au régime du monométallisme argent, ce métal joue encore un tel rôle dans la vie journalière de ses peuples qu’on peut le ranger parmi les pays qu’intéresse le métal blanc. Or, les destinées de celui-ci, pendant la guerre, ont été des plus mouvementées. En 1914, il valait 80 francs le kilogramme, aujourd’hui 300. Le change avec notre Empire d’Extrême-Orient, mesuré par notre piastre indo-chinoise, a passé de 2 fr. 40 à 8 francs. Le bouleversement est encore plus profond que sur le marché des changes avec les pays à monnaies d’or. Mais, comme le volume de nos transactions avec l’Asie est faible par rapport au reste de notre commerce extérieur, on s’émeut moins d’un écart, cependant plus grand.

En dehors de ces exceptions, la majorité des changes, sur la place de Paris, étaient, en 1913, cotés aux environs du pair, c’est-à-dire du cours représentant l’équivalence en or des diverses monnaies comparées les unes aux autres. La plupart des monnaies étrangères étaient même obtenables à Paris, en général, au-dessous du prix correspondant à leur teneur métallique ; en d’autres termes, les changes nous étaient régulièrement favorables ; nous étions créanciers du reste du monde.


II. — LES CHANGES PENDANT LA GUERRE

Telle était la situation, lorsqu’éclata le coup de tonnerre de juillet 1914. Personne, au premier abord, n’en mesura les conséquences économiques, pas plus qu’on ne prévit la façon dont se dénouerait, au point de vue politique, le gigantesque conflit qui allait mettre aux prises la majorité du genre humain. Mais il devint bientôt évident que les effets financiers ne seraient pas moins considérables que les autres et dépasseraient en intensité et en violence tout ce que la génération actuelle avait connu.

Le marché des changes à Paris présenta, dans les premières semaines de la guerre, le spéciale d’une baisse de la plupart des devises (c’est l’expression qu’on emploie souvent pour désigner les changes sur l’étranger) : la livre sterling tomba au-dessous de 25 francs, et le dollar américain au-dessous de 5 fr. Cela venait de ce que des voyageurs Anglais et Américains, se trouvant en France et désirant regagner au plus tôt leur pays, voulaient se procurer immédiatement de la monnaie française pour solder leurs dépenses et vendaient à cet effet, à n’importe quel prix, des chèques tirés par eux sur les banques de Londres et de New-York, où leurs fonds étaient déposés. En même temps, beaucoup de Français cherchaient à rapatrier des sommes qu’ils avaient en dépôt au dehors. Ces deux ordres de causes déterminèrent des offres pressantes de monnaies étrangères. Cette dépréciation fut d’ailleurs de courte durée. Dès la fin de l’année 1914, le dollar et la livre sterling avaient reconquis le pair. En 1915, ils commencèrent à le dépasser. Les États-Unis et l’Angleterre nous vendaient des armes, des munitions, des vivres, du charbon, pour des sommes croissantes ; en même temps nos exportations vers ces deux pays diminuaient rapidement. Notre agriculture ne suffisait plus à nourrir notre population ; une partie de nos usines étaient occupées ou détruites par l’envahisseur ; les autres travaillaient pour les besoins de la défense nationale et ne pouvaient rien fournir pour l’exportation. A partir de ce moment, notre change vis-à-vis des pays alliés eu neutres, avec lesquels nous continuions à commercer, était donc condamné à subir les effets d’une situation qu’il ne dépendait pas de nous de modifier. Plus nous achetions d’objets en Angleterre, aux États-Unis, en Espagne, en Hollande, en Scandinavie, et plus la livre sterling, le dollar, la peseta, le florin, la couronne Scandinave étaient recherchés sur les places françaises, plus il fallait payer de francs pour se les procurer. Aussi, depuis 1915, n’avons-nous plus jamais revu ces changes redescendre au pair. Ils n’ont pas cessé d’être cotés à prime ; la tendance générale a été à la hausse ; à l’heure où nous écrivons, les prix sont plus hauts qu’ils ne l’ont été au cours de la guerre.

Voici l’explication du phénomène. A mesure que la persistance de la hausse, ou plutôt des besoins qui la déterminent, apparut plus clairement, notre gouvernement se préoccupa, à juste titre, d’y chercher un remède. Dès le début des hostilités, l’exportation des monnaies d’or avait été intensive, de sorte que le moyen le plus simple de payer les marchandises importées, celui d’en acquitter le prix en numéraire, n’était plus praticable. D’ailleurs les sommes nécessaires étaient telles que tout l’or de la France, qui, après les États-Unis, délient le plus gros stock de métal jaune du monde, n’eût pas suffi à payer les importations d’une année de guerre. Mais nous possédions des titres étrangers pour des sommes considérables. La vente de ces titres en dehors de nos frontières devait nous fournir des disponibilités, c’est-à-dire de la monnaie anglaise, américaine ou autre, qui nous permettrait d’acquitter, pour un chiffre égal à celui de leur valeur, le montant de nos achats. Nous n’entrerons pas dans le détail des combinaisons qui intervinrent. Ces titres étrangers étaient la propriété de particuliers, qui, dans beaucoup de cas, les réalisèrent eux-mêmes au dehors. A ceux qui ne l’avaient pas fait, l’Etat demanda de les lui prêter ou de les lui vendre. Une fois nanti de ces valeurs, le ministre des Finances négocia soit avec des gouvernements, soit avec des groupes de banquiers étrangers, qui lui avancèrent des fonds et lui fournirent ainsi des moyens de payer les marchandises achetées. Rappelons à ce propos que, pendant la guerre, la majeure partie du commerce extérieur était passée des mains des particuliers en celles du gouvernement. C’est lui qui achetait les armes, les munitions, les vivres et qui avait, sur ce domaine, presque entièrement substitué son action à celle des individus ou des sociétés privées.

En dehors de ces opérations exécutées grâce aux valeurs mobilières qui se transformaient en monnaies étrangères, la France s’est fait ouvrir, sur les principaux marchés où elle avait des paiements à effectuer, des crédits à plus ou moins longue échéance. L’ouverture de ces crédits nous dispensait de faire aucune remise dans le présent et évitait la hausse du change, qui n’eût pas manqué de se produire au moment où la demande se serait produite. Mais il est non moins évident qu’au jour où le crédit échoit, il faut trouver les sommes correspondantes, et le change s’élève en conséquence.

En temps normal, les règlements des soldes débiteurs ou créanciers entre nations se font par les intéressés eux-mêmes, c’est-à-dire par les commerçants ou les financiers qui ont acheté ou vendu les marchandises et les titres échangés. Le solde des opérations n’est pas connu a priori : ce n’est qu’au bout d’une certaine période que la position réciproque des contractants apparaît. Le cours du change, qui est la résultante de leurs tractations, est à cet égard un véritable baromètre. En temps de guerre, la presque totalité des opérations se fait par les gouvernements ou sous leur contrôle direct. Un décret du 22 mars 1917 avait prohibé l’importation en France par les particuliers de toute marchandise d’origine ou de provenance étrangère. Dès lors, les ministres, connaissant à l’avance leurs besoins, cherchaient à prendre des mesures susceptibles de leur fournir les moyens d’y parer. C’est sous l’empire de préoccupations de ce genre que les belligérants ont contracté de très nombreuses opérations d’avances, soit entre eux, soit avec les neutres. La plupart de ces emprunts avaient pour objet, moins de fournir des ressources aux Trésors qui y recouraient que de leur procurer du change, et de leur éviter ainsi la nécessité de transférer immédiatement, à des cours désavantageux, du capital indigène vers les pays exportateurs.

Dans une étude très complète qu’a publiée à Zurich M. Charles Blankart, il évalue à 117 milliards de francs suisses les sommes ainsi avancées aux belligérants. Parmi elles, figurent 14 milliards prêtés par les États-Unis à l’étranger jusqu’au 7 avril 1917, date de leur entrée en guerre ; 42 milliards prêtés par le Trésor de Washington à l’Entente, 38 milliards avancés par la Grande-Bretagne à ses alliés, 7 milliards fournis dans les mêmes conditions par le gouvernement français et la Banque de France, 3 milliards prêtés par le Japon, 5 milliards prêtés par l’Allemagne à l’Autriche-Hongrie, 5 milliards prêtés à la Turquie par les Empires centraux, 2 milliards avancés par certains neutres à la France, l’Angleterre et l’Allemagne, 1 500 millions avancés par la République argentine à la Grande-Bretagne et aux États-Unis. Ce furent des opérations d’une nature spéciale, se rapportant directement au sujet que nous éludions : il est bien évident que ce n’était pas pour se procurer des fonds que les États-Unis se faisaient avancer quelques centaines de millions à Buenos-Ayres, ou que la Russie en demandait 250 à l’Italie.

Ce rappel sommaire des diverses opérations qui ont eu lieu au cours de la guerre explique les mouvements des changes. Lorsque des facilités de paiement nous étaient consenties, ils avaient une tendance à baisser. Pendant une période assez longue qui suivit les arrangements intervenus entre la France et l’Angleterre, les cours de la livre sterling sont restés stables à Paris. Les crédits ouverts à Londres permirent pendant de longs mois à notre gouvernement d’y payer nos importations. Lorsque ces crédits furent épuisés et que la nécessité de faire des remises au dehors devint plus impérieuse, nous assistâmes à un relèvement des cours. Comme le chiffre des importations en France a été croissant et qu’il a été plus fort après l’armistice qu’à aucune autre époque de la guerre, que, d’autre part, certains crédits arrivés à échéance n’ont pas été renouvelés, les cours actuels sont les plus élevés de la courbe. Dans l’intervalle, au printemps de 1919, ils étaient redescendus considérablement. On espérait alors que la paix aurait pour conséquence immédiate la reprise des relations normales et que le franc ne tarderait pas à recouvrer toute sa valeur. Il fallut bientôt reconnaître qu’un plus long délai était nécessaire à cette reprise.

L’or, qui eût été le moyen naturel de régler les soldes débiteurs, ne circule plus librement. Si cette liberté avait existé, nos réserves métalliques auraient passé la frontière. Mais, comme cet exode était interdit et que la Banque de France était relevée de l’obligation de rembourser ses billets en métal, l’or est resté dans ses caves, sauf lorsque le gouvernement lui a demandé d’en expédier certaines quantités au dehors, notamment à Londres pour y gager des crédits consentis à la France par la Trésorerie britannique. Il en est résulté ce fait paradoxal en apparence qu’au cours de la guerre l’encaisse or de la Banque de France a augmenté d’à peu près 2 milliards de francs. Cet accroissement a été dû à l’apport volontaire qu’ont fait beaucoup de nos compatriotes, qui avaient conservé par devers eux des réserves de métal jaune, et qui, répondant à l’appel du pays, l’ont patriotiquement versé dans les caves de la Banque. Ces versements ont plus que compensé les sorties qui ont eu lieu dans les conditions que nous venons de rappeler, et font que, en dépit de ces dernières, l’encaisse de notre institut d’émission approche aujourd’hui de 6 milliards de francs, sans compter 700 millions dont il est créditeur à la Trésorerie des États-Unis et 800 millions de disponibilités à l’étranger.

Cette augmentation des stocks visibles s’est présentée également chez d’autres belligérants et certains, neutres. En Angleterre, le stock d’or a la Banque et dans la Trésorerie a augmenté d’un milliard ; celui des banques fédérales des États-Unis de 6 milliards ; celui de la Banque du Japon d’un demi milliard de francs. En Scandinavie, en Hollande, en Suisse, en Espagne, les encaisses des banques d’émission se sont accrues dans une proportion encore plus forte. La Banque d’Espagne a plus de deux milliards d’or au lieu de 400 millions en 1913.

Si l’on classe les principales Puissances en trois groupes, celui-de l’Entente, celui des Empires centraux, celui des neutres, on constate qu’au cours de la guerre le premier a vu son stock d’or augmenter de près de 15 milliards, le second est resté stationnaire, le troisième s’est augmenté d’environ 3 milliards, La majeure partie de ces 18 milliards provient de la production aurifère qui a, pour les six années 1914-1919, atteint une quinzaine de milliards de francs. Les mouvements d’or qui ont eu lieu pendant la guerre ont tous émané de la volonté des gouvernements, qu’ils les aient affectés eux-mêmes ou provoqués par des accords avec les instituts d’émission. Au début de la guerre, les États-Unis, ayant à acquitter en Europe certaines dettes, expédièrent de l’or : la Banque d’Angleterre, à qui il était destiné, l’arrêta en route et le fit consigner à Ottawa. Il n’y resta pas longtemps : bientôt les États-Unis devinrent créanciers de l’Europe et l’or quitta le Canada pour retourner à New-York. La République Argentine vit un courant de métal se diriger vers elle, lorsqu’elle commença à vendre ses récoltes aux Alliés, sans pouvoir recevoir d’eux les produits qu’elle leur demandait en temps de paix. Pour éviter les risques de transport, elle autorisa ses débiteurs à remettre le métal à ses diverses légations, qui reçurent de ce chef des sommes importantes. On estime l’or envoyé d’Angleterre aux États-Unis en 1915 à 1 500 millions de francs. A la fin de 1917, La Banque de France avait expédié 3 milliards d’or en Angleterre.

Chose curieuse : à de certaines heures, les pays qui voyaient l’or affluer chez eux éprouvèrent quelque inquiétude. La Suède réclamait des vivres, et non des espèces, en échange du minerai de fer qu’elle exportait : elle releva sa banque d’émission de l’obligation que lui imposaient ses statuts d’acheter le métal jaune à un cours déterminé et suspendit la libre frappe. La caisse de conversion Argentine fit payer une commission de 2 pour 100 à ceux qui déposaient de l’or à son crédit en Europe. La Hollande éleva le tarif des frais de frappe. A Madrid, on ne payait le dollar américain que 4 pesetas 90, alors que sa valeur intrinsèque est de 5 pes. 18. Ces mesures n’ont d’ailleurs pas empêché les encaisses d’augmenter à Madrid, Stockholm, Buenos-Ayres et La Haye, et les changes sur ces villes de monter. Le tableau ci-dessous [1] montre les cours des principaux changes à Paris à la veille de la tourmente, au moment où pendant la guerre ils ont atteint le point le plus haut de la courbe, au mois de mars 1919 et, enfin, en septembre 1919. Les chiffres indiquent le prix en francs et centimes de l’unité étrangère.


III. — SITUATION ACTUELLE. REMÈDES

Nous avons exposé la situation des changes étrangers sur les marchés français. Vis-à-vis de l’Angleterre, des États-Unis, de l’Espagne, de la Hollande, de la Suisse, des pays scandinaves, de la République argentine, le franc est déprécié. Des fluctuations violentes se produisent. Du 11 au 16 septembre 1919, la livre sterling a monté de 34 à 38 francs, c’est-à-dire de plus de 15 pour 100. Le dollar a été coté jusqu’à 9 francs, c’est-à-dire à environ 70 pour 100 de prime sur le cours normal. D’autre part, le change italien nous est favorable, puisque la lire est à 10 ou 12 pour 100 de perte par rapport au franc ; le mark allemand, qui normalement valait 1 fr. 23, est à 38 centimes ; la couronne autrichienne est à 15 centimes au lieu de 1 fr. 05 et le rouble à 25 centimes au lieu de 2 fr. 67 centimes. Dans ces deux derniers cas, on est en présence d’une circulation de papier-monnaie extravagante qui doit faire redouter la faillite du Trésor public responsable du remboursement des billets. Les transactions en roubles et couronnes austro-hongroises se raréfient chaque jour. Il ne faut donc tirer de la hausse du franc par rapport à ces deux monnaies aucune conclusion, en ce qui concerne notre situation générale. Les rapports commerciaux de ce qui fut la Russie et l’Autriche-Hongrie avec le reste du monde sont à cette heure singulièrement réduits ; la dépréciation énorme du rouble et de la couronne, qui ne valent plus, l’un et l’autre, que quelques centimes, est due à peu près exclusivement à l’émission folle de papier-monnaie qui s’est poursuivie dans les deux Empires.

Dans la majorité des cas, et en particulier vis-à-vis des pays les plus puissants au point de vue financier, la France est passagèrement en état d’infériorité. C’est qu’en effet les deux ordres de causes que nous avons indiquées au début de notre étude comme déprimant la valeur d’une monnaie ont agi simultanément. D’une part, nous n’avons cessé d’importer plus que nous n’exportions. La différence est de 10 milliards pour le premier semestre de 1919. D’autre part, nous avons accru notre circulation fiduciaire d’une façon désordonnée : elle dépasse 35 milliards de francs, au commencement du mois d’octobre 1919. C’est sous l’action de ces deux causes, que le mouvement de hausse des principaux changes étrangers s’est poursuivi avec une intensité croissante, alors qu’au lendemain de l’armistice il semblait que la situation dût s’améliorer et non s’aggraver pour le vainqueur.

La question de savoir quelle attitude le gouvernement doit prendre au sujet des importations, a été très discutée. Nous croyons pour notre part qu’il a agi sagement en rétablissant à peu près complètement la liberté du commerce. Nous avons malheureusement besoin d’importer beaucoup de matières premières et même, à la suite de notre mauvaise récolte de 1919, d’objets d’alimentation. Quelque pénible qu’il soit d’avoir à payer de ce chef des sommes considérables au dehors, il n’y a pas à hésiter à. le faire. Les matières premières sont nécessaires pour mettre nos usines en mesure d’exporter le plus tôt possible : il faudrait, par exemple, que les lissages de Roubaix et de Tourcoing fussent approvisionnés de façon à fabriquer les étoffes qu’ils vendaient avant la guerre dans de nombreux pays.

Mais si nous approuvons sans réserve cette catégorie d’importations, nous voyons avec inquiétude nos compatriotes se lancer dans la voie de dépenses somptuaires qui provoquent des importations d’articles de luxe, dont nous pourrions nous passer et dont les statistiques douanières accusent l’arrivée pour des sommes importantes. La nation devrait s’imposer une discipline sévère et conformer sa vie aux nécessités de l’heure. N’oublions pas que, si notre triomphe militaire et moral a été complet, nous avons subi, au point de vue économique, des désastres dont il est impossible de nous relever en un jour. L’Allemagne nous en doit la réparation intégrale ; le traité de paix nous la garantit : mais elle ne peut s’accomplir qu’avec le temps. Des dizaines de milliards nous rentreront ; mais ils ne viendront que successivement et il faut, dès aujourd’hui, accélérer notre relèvement, en faisant, pour la plus grande partie, l’avance des sommes que nos ennemis ont à nous rembourser. Nous travaillerons d’autant plus efficacement que nous serons plus sobres et que nous éviterons les gaspillages. C’est une tendance qui n’est que trop naturelle, après une tourmente comme celle que nous venons de traverser, que de vouloir jouir de la vie et ne pas regarder de près aux dépenses. Il le faut cependant. Nous ne pouvons pas, en ce moment, donner une meilleure preuve de patriotisme qu’en économisant, du bas au haut de l’échelle sociale. Personne ne songe à se restreindre, et cependant ce serait un devoir patriotique que de chercher, sur tous les terrains, à supprimer tout ce qui est inutile, ou au moins tout ce dont on peut se passer sans inconvénient grave.

Nous ne demandons pas que le gouvernement intervienne pour réglementer ces matières. C’est à la libre volonté des citoyens que nous faisons appel. Los hommes et les femmes qui, pendant la guerre, ont donné de si admirables exemples de complet dévouement à la patrie, sont assurément capables de l’effort infiniment moindre que nous sollicitons à cette heure. S’ils ne l’ont pas fait jusqu’ici, c’est qu’on ne leur en a pas expliqué la nécessité. On ne leur a pas dit que beaucoup des objets qu’ils consomment viennent du dehors, et qu’en les payant, nous appauvrissons nos réserves nationales ; que le charbon qui alimente nos usines à gaz et d’électricité, nos locomotives, est pour la majeure partie importé et fait sortir de France des sommes d’argent croissantes. C’est une partie de notre substance que nous dévorons en brûlant la houille anglaise, en important des étoffes de luxe ou certains articles manufacturés qui répondent à des besoins sinon factices, du moins secondaires, et dont la satisfaction pourrait être retardée sans aucun inconvénient.

On voit comment cette question des dépenses personnelles de chacun de nous est liée à celle du change. Il faut l’envisager dans toutes ses répercussions et ne pas s’imaginer, par exemple, qu’en consommant de la viande française on échappe à l’inconvénient que nous avons signalé. Comme le troupeau national ne fournit pas à lui seul tout ce que réclament en ce moment les consommateurs, il faudra importer d’autant plus de bétail sur pied ou de viande frigorifiée que les prélèvements sur le cheptel français auront été plus considérables.

Obtenir à l’étranger des crédits qui retardent le paiement des objets importés n’est qu’un palliatif : c’est retarder l’exécution d’une obligation, la reporter à une époque où le change sera peut-être moins défavorable. Cette solution doit être recherchée pour les opérations dont le but est de satisfaire à des besoins essentiels ; il est légitime de l’adopter pour des achats de matières premières destinées à être transformées en objets fabriqués qui seront ensuite exportés. Cette revente nous donnera du change et nous permettra de rembourser alors les crédits ouverts maintenant. Mais nous ne saurions trop insister sur le devoir qui s’impose à tout Français de restreindre en ce moment ses dépenses.

Malheureusement nous vivons dans l’illusion de la richesse, due à la multiplication désordonnée des billets de banque, à laquelle nous avons assisté pendant la guerre et qui s’est formidablement aggravée depuis l’armistice. Qu’au cours des hostilités le gouvernement se soit adressé à la Banque pour obtenir d’elle des avances : c’était naturel. Mais il fallait y mettre un terme le 11 novembre 1918, à la minute où le canon cessait de gronder et où le premier devoir des ministres était de préparer le passage du pied de guerre au pied de paix. On a fait le contraire. Le Trésor devait à la Banque, le 14 novembre 1918, 22 milliards ; le 18 septembre 1919, près de 28. La circulation des billets, qui approche de 36 milliards, a plus augmenté au cours des dix derniers mois que pendant aucune des années de guerre. C’est là le grand mal et la cause la plus certaine de la détérioration de notre change, qui se confond ici avec celle de notre monnaie. Un billet de banque ne conserve sa valeur qu’à la condition que le public ait confiance dans la reprise des paiements en espèces. Il se passe volontiers de ce remboursement en temps de crise, mais il ne veut pas en voir la possibilité reculée à l’infini. Il se préoccupe du rapport entre l’encaisse métallique et le chiffre de la circulation, et quand il voit cette proportion, qui était de 70 pour 100 en 1913, tomber aujourd’hui à 11 pour 100, il demande une autre politique.

C’est la plus dangereuse des ‘erreurs que de s’imaginer qu’émettre des signes fiduciaires, c’est créer de la richesse. Le papier n’est pas autre chose qu’une promesse de numéraire, d’autant plus fragile que la quantité de ce dernier est plus faible par rapport à la masse des billets. A partir de la minute où un doute pénètre dans l’esprit de ceux qui sont appelés à les recevoir en paiement de leurs créances, le fossé se creuse entre le papier et le métal, qui, dans un régime bien ordonné, circulent côte à côte et sont acceptés au pair, indifféremment. C’est sur le marché des changes que l’effet se fait sentir tout d’abord, parce que c’est là que sont mis en présence le billet indigène à cours forcé et les billets étrangers remboursables en or, ou bien contenus dans des limites telles, par rapport aux stocks métalliques qui les garantissent, que la reprise des paiements en espèces,-à une époque peu éloignée, est considérée comme une certitude. Un parallélisme significatif s’est établi entre le gonflement de notre circulation fiduciaire et la hausse de nos changes sur l’étranger, qui démontre l’influence qu’exerce la première sur les seconds.

C’est ici que le problème du change apparaît dans l’étroite relation où il se trouve avec celui des finances publiques. Quelle est en effet la cause de ces émissions incessantes de billets ? Ce ne sont pas les besoins du commerce. Le portefeuille d’escompte de la Banque de France, en y comprenant la solde des effets moratoriés depuis le mois d’août 1914, ne dépasse pas un milliard et demi de francs ; les avances s’élèvent au même chiffre. La circulation s’est accrue exclusivement pour fournir des ressources au Trésor public, qui continue imperturbablement à couvrir les déficits budgétaires en grossissant sa dette flottante vis-à-vis du public par l’émission de bons à court terme et vis-à-vis de la Banque en lui demandant des billets.

L’analyse des sources du mal nous indique les remèdes. Nous avons expliqué ce qu’il convient de faire en matière d’importations. La voie à suivre en matière de circulation fiduciaire est encore bien plus facile à tracer. Il est évident qu’il faut en contracter le volume et prendre à cet effet des mesures énergiques. L’Etat dépense infiniment trop. Depuis un an, la surenchère électorale a fait voter par le Parlement une série de lois qui entraînent des charges supplémentaires annuelles de plusieurs milliards. Si respectables que soient les buts poursuivis, tels que l’amélioration du sort des fonctionnaires, ils ont été terriblement dépassés. On a notamment commis la fauté de consolider des augmentations qu’il eût été possible d’accorder à titre temporaire, en se réservant de les réviser si, comme nous devons l’espérer, le prix de la vie baisse dans l’avenir.

D’autre part, l’État se refuse à autoriser les élévations de tarifs des chemins de fer et s’obstine à faire payer ainsi aux contribuables une partie des frais de transport, en maintenant des barèmes inférieurs au prix de revient. Comme c’est le Trésor qui, dans la plupart des cas, a garanti l’intérêt des capitaux engagés dans ces entreprises, c’est le budget qui supporte les insuffisances des comptes des Compagnies, se chiffrant déjà par milliards. De tous les côtés, de lamentables erreurs et des prodigalités inquiétantes portent les dépenses publiques à un niveau exagéré. Ces dépenses sont la cause principale de l’inflation fiduciaire et de la hausse des changes. Il faut à tout prix nous arrêter sur cette pente et ramener notre budget dans des limites raisonnables. Ce sera, dans l’avenir, le remède le plus efficace.

Pour le passé, il convient d’envisager la consolidation de la dette flottante et, avant tout, le remboursement des avances de la Banque. Évidemment, le remboursement ne doit pas se faire brutalement : une contraction brusque de la circulation présenterait de sérieux inconvénients. Que le Trésor verse 3 milliards par an à la Banque, et un grand pas sera déjà fait dans la bonne voie. Pour se procurer les fonds nécessaires, l’État devra émettre un grand emprunt. Il semble qu’un puissant courant d’opinion se forme en ce moment en faveur d’un emprunt à lots. Une proposition de loi a été déposée à la Chambre qui tend à la création de 120 millions d’obligations de 500 francs, soit un capital de 60 milliards de francs, remboursables en vingt années à raison de 3 milliards par an et comportant des primes pour une moyenne de 350 millions de francs par an. L’attrait de ces primes, qui seraient beaucoup plus considérables pendant les premières années, où elles dépasseraient 1 milliard, sera-t-il assez fort pour décider les souscripteurs à se contenter de l’intérêt relativement faible prévu par la combinaison et qui oscille aux environs de 3 pour 100, c’est-à-dire du taux auquel nos rentes se capitalisaient au commencement du siècle ? Cela est possible. En tout cas, il paraît certain que l’adoption de ce type permettrait à la France d’emprunter à des conditions avantageuses : il attirerait de très nombreuses souscriptions de l’étranger.

Les habitants de pays vis-à-vis desquels notre monnaie est dépréciée, trouveront dans cette circonstance une puissante raison de souscrire. Voici, par exemple, un capitaliste suisse qui, pour obtenir 100 francs François, ne débourse aujourd’hui que 60 francs de sa monnaie nationale. L’un des premiers résultats de l’opération devant être d’améliorer nos changes, il peut entrevoir, dans un avenir plus ou moins lointain, le jour où le franc suisse sera au pair avec le nôtre et où il verra ses 60 francs reprendre une valeur de 100 francs.

En même temps que nous emprunterons, il nous faudra établir de nouvelles taxes et augmenter certains de nos impôts actuels. Les sommes que l’Allemagne nous doit et qui grossiront au cours des prochains exercices, nous permettront d’accélérer l’amortissement de nos dettes et d’améliorer notre situation financière. Celle-ci doit avoir une répercussion immédiate et profonde sur le marché de nos changes. N’oublions pas d’ailleurs que la hausse de ces derniers porte, dans une certaine mesure, son remède en elle-même : elle constitue une prime puissante à nos exportations. Le Français qui, il y a cinq ans, vendait pour 1 million de dollars de marchandises aux Américains recevait en échange 5 millions de francs. La même opération lui en procure aujourd’hui 0. Inversement, l’Américain qui achetait en 1913 des objets en France pour 1 million de francs devait consacrer à cet achat 200 000 dollars. Aujourd’hui il lui suffit d’en débourser 111 000 pour se procurer 1 million de francs. Il est vrai que ce million de francs n’a plus le même pouvoir d’achat qu’il y a 6 ans ; et c’est pourquoi l’avantage donné aux exportateurs français et aux importateurs américains est plus apparent que réel. En tout cas, il ne compense pas, pour l’ensemble de la nation, les maux qui résultent d’un change déprécié, d’un change instable. Et tous nos efforts doivent tendre à rétablir ce change au pair, c’est-à-dire à restituer au franc sa valeur d’égalité avec le dollar, avec la livre sterling, avec les monnaies des nations qui ont conservé au billet la plénitude de sa valeur vis-à-vis du métal.

Certains réformateurs ont parlé de modifier la valeur du franc, de diminuer le poids d’or qu’il représente. C’est une solution qu’avait déjà imaginée Philippe le Bel, qui est resté connu dans l’histoire sous le nom du roi faux-monnayeur, et à qui le peuple n’a pas gardé un souvenir reconnaissant de cette altération monétaire. L’Autriche -Hongrie, en 1892, avait ramené la valeur de .son florin de 2 fr. 50 à 2 fr. 10 ; la Russie, en 1897, avait diminué celle du rouble de 4 francs à 2 fr. 67.

Cela n’a sauvé aucune de ces deux monnaies du désastre qui les a atteintes au cours de la guerre et qui les a précipitées dans le gouffre où elles se débattent actuellement. Nous ne devons pas nous arrêter à considérer un expédient de ce genre comme étant de nature à nous faire triompher des difficultés de l’heure présente. La valeur de notre unité monétaire ne doit être mise en doute par personne. C’est en affirmant notre volonté de la remettre le plus tôt possible sur le pied d’égalité avec les autres monnaies d’or que nous fortifierons la confiance que le monde n’a pas cessé d’avoir dans nos finance ?. Qu’on ne nous objecte pas que l’approvisionnement de l’humanité en métal jaune n’est pas suffisant : la production annuelle dépasse 2 milliards de francs et parait assurée aux environs de ce chiffre pour une longue période. Il y a là de quoi alimenter les encaisses des instituts d’émission et de quoi élargir singulièrement la base de la circulation fiduciaire.

Plus notre situation économique générale s’améliorera, et plus rapidement notre change remontera. La valeur du franc est fonction de notre production agricole et industrielle, de notre commerce extérieur, de nos finances publiques. Voilà la vérité qu’il faut avoir présente à l’esprit. Il ne s’agit pas de chercher des palliatifs, de recourir à tel ou tel remède passager qui ajourne les difficultés sans les résoudre. Il faut le répéter bien haut à la nation : travaillons, soyons sobres et économes, produisons beaucoup, vendons au dehors, et, une fois de plus, nous étonnerons le monde par la rapidité de notre relèvement Comme le disait M. Loucheur le 10 septembre dernier, dans son discours à la Chambre, laissons faire les braves gens de France ; et ne nous laissons pas égarer par les sophismes de ceux qui cherchent les causes du mal là où elles ne sont pas.

La question du change n’est pas un problème isolé, dont des techniciens seuls puissent venir à bout. C’est au contraire, l’aboutissement de causes profondes qui tiennent à la constitution même de notre vie économique. Nous avons rappelé plus haut les multiples accords intervenus, au cours de la guerre, entre gouvernements pour éviter de brusques oscillations dans les cotes de leurs monnaies. Ces conventions ont eu leur effet pendant une durée limitée ; mais, par la force même des choses, elles ne pouvaient être prolongées indéfiniment. M. Lloyd George vient de déclarer à la Chambre que le gouvernement anglais ne fera plus rien pour maintenir le taux des changes. Et voici que, au lendemain de la signature des préliminaires de paix, nous assistons à des soubresauts dont l’amplitude dépasse celle des fluctuations de la guerre. Il faut prendre le mal à sa racine. Nous adjurons la nouvelle Chambre, puisqu’il est trop tard pour rien demander à celle qui va disparaître, de nous donner un budget en équilibre : ce jour-là, la livre sterling et le dollar baisseront, c’est-à-dire que le franc montera et s’apprêtera à reprendre son rang dans le monde.

Un de mes amis, qui souffrait des yeux, alla consulter un oculiste célèbre et ne fut pas peu surpris de l’entendre lui poser cette première question : « Votre estomac fonctionne-t-il bien ? » Ce fut aux organes digestifs du malade que le grand praticien consacra tout d’abord son attention. Quand il eut rétabli la santé générale de son client, le mal local avait disparu comme par enchantement. Il en sera de même pour la crise des changes. Ce n’est pas une maladie qui réclame des remèdes spécifiques. Elle est née des souffrances de l’organisme tout entier et s’évanouira dès que la France aura retrouvé son équilibre économique.

Dans un discours mémorable, au mois d’août 1914, M. Lloyd George, qui était alors chancelier de l’Echiquier, c’est-à-dire Ministre des finances, exposait à la Chambre des Communes la série des mesures qu’il avait prises, avec une décision rapide, pour maintenir au-dessus de toute discussion l’intégrité du crédit anglais. « La livre sterling, s’écriait-il, a toujours été considérée, dans le monde entier, comme de l’or ; il faut qu’elle continue à l’être. » Inspirons-nous de cette doctrine financière et faisons converger nos efforts vers ce but clairement défini. Si nous le voulons, peu d’années suffiront à l’atteindre et nous nous retrouverons dans la situation d’avant guerre, alors que le franc, lui aussi, était de l’or, et faisait prime sur les marchés étrangers.


RAPHAËL-GEORGES LÉVY

  1. ¬¬¬
    Juillet 1914. Plus haut pendant la guerre. Mars 1919. Septembre 1919.
    Londres (livre sterling) 25 22 28,93 26 36
    New-York (dollar) 5,18 6,07 5,45 8,60
    Belgique (franc) 1 0,95 1,00
    Berlin (mark) 1,23 0,38
    Espagne (peseta) 0,95 1,61 1,14 1,67
    Hollande (florin) 2,08 3,01 2,26 3,33
    Italie (lira) 1 0,95 0,85 0,89
    Petrograd (rouble) 2,66 2,50 0,35 0,25
    Suède (couronne) 1,38 2,51 1,55 2,21
    Suisse (franc) 1 1,46 1,14 1,57
    Vienne (couronne) 1,04 0,15