Les Cathédrales de France/Notes sur le Style roman

Armand Colin (p. 54-58).


III


NOTES SUR LE STYLE ROMAN


Le Gothique, c’est l’histoire de la France, c’est l’arbre de toutes nos généalogies. Il préside à notre formation, comme il vit de nos transformations. Il persiste dans les styles qui le suivent jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Ces styles sont ses déclinaisons.

Parce qu’il vient des Catacombes, des premiers chrétiens, qui vivaient dans des cryptes épaisses et cachées, le Roman est un style humble et sombre comme la naissance de la religion.


Le Roman est toujours plus ou moins la cave, la crypte lourde. L’art y est prisonnier, sans air. C’est la chrysalide du Gothique.

Comme l’exigeait l’ordre, cette chrysalide n’a que les formes essentielles qu’on verra s’historier dans l’être parfait. Elles sont d’une austère simplicité, avec un ourlet, une bordure de ceinture et des festons, ressautant autour d’une fenêtre pour repartir plus loin jusqu’à une autre fenêtre, et ainsi enguirlandant l’édifice. On retrouverait cette belle simplicité décorative dans la passementerie copte.

Le Gothique, même au temps de sa plus excessive prodigalité d’ornements, n’a jamais méconnu le principe roman. Il est français. Il succède au Roman comme la fleur succède au bouton.


Porche roman.

Ses arcs sont superposés, et l’ordonnance de ces superpositions est sculptée de motifs très simples, de dessins presque enfantins. Il n’y a pas de sujet. Ce sont des moulures ornées. Pour presque tout le monde c’est sans intérêt, négligeable, grossier.

Quelle erreur ! Nous ne ferions plus cela !… Cela, c’est comme si on entendait Eschyle ou Homère lui-même.

Nous prétendons, je le sais, mettre dans nos complications plus d’esprit qu’il n’y en a dans cette œuvre « barbare ». Mais cette œuvre barbare a un accent sublime.

Nous nous trompons.

Les anciens se préoccupaient de déterminer des masses d’ombres, puis les trouaient et les ornaient selon le but. Nous, nous ciselons des ornements étrangers à toute ligne générale ; cela n’entre pas dans le grand torrent d’harmonie. Le plan est à leurs yeux, qui voient juste, l’affaire principale ; c’est pourquoi, chez eux, il est toujours très beau. Il engendre des ombres mérovingiennes, violentes et fortes, rudes et sauvages.

C’est tout l’art grandiose du Roman. C’est la géométrie du beau. Les époques que nous persistons à traiter de barbares possédaient cette tradition des sciences. Nous l’avons perdue.

Le Roman est le père des styles français. Plein de réserve et d’énergie, il a produit toute notre architecture. C’est encore et toujours à son principe que l’avenir devra penser. Ce style, œuf qui contenait le germe de la vie, fut parfait dès sa phase primitive, et la corne d’abondance n’est pas épuisée : elle est inépuisable.

Le Roman vient du Romain. Il a conservé cette discipline, que les Romains tenaient sans doute des Grecs, et ceux-ci des Égyptiens. Cette discipline, colonne vertébrale de tout art viable, est une géométrie puisée aux sources primitives, dans la nature, dans ses lois. Elle s’est conservée jusqu’à nous pour que nous puissions un jour nous ressouvenir…

Mais quand donc cesserons-nous d’insulter au passé, nous qui avons misérablement perdu ses vertus magnifiques ? Nous ne savons plus, en sculpture ni en architecture, ce que c’est que le plan, ce dessin des profondeurs, ce dessin de l’ombre, ce dosage de l’ombre… De là nos jugements à rebours.


Ces escaliers, si longs et si nombreux, et ces pilastres de contreforts en escaliers, qu’on peut admirer, par exemple, à Chartres ; l’horizontale et la perpendiculaire évoluant dans des valeurs réglées : c’est le Gothique ; il est fondé sur le contrefort. Et ce contrefort n’est autre que le simple et rampant contrefort roman, ajouré et ciselé.


Après un stage de quatre siècles, comme une plante longtemps tassée s’élève gravement sur sa tige, ainsi le Roman, plante un peu basse, s’est redressé en colonnettes, et le Gothique est venu. La clarté s’est ajoutée à l’admirable concision primitive.


Colonne qui monte jusqu’au haut, et qui a des chapiteaux deux fois — force qui reprend son élan après s’être rénovée, — deux nœuds comme en ont certaines tiges, par exemple celle du jonc et celle du blé.


Arcs trapus, portés par des colonnes trapues : arches où s’ouvre le vaisseau aux élégantes colonnes : Arche de Noé.


MELUN


En entrant dans cette vieille église, il me semble que j’entre dans mon âme. Mes songeries les plus personnelles se sont levées pour venir à moi quand j’ai poussé la porte.

L’impression est pourtant celle d’une crypte, d’un tombeau.

Quel silence ! Qu’on est loin de tout !

Mais les traces de lumière, au fond, permettent, conseillent l’espérance. Le silence lourd que semblent supporter ces épaisses colonnes est l’atmosphère qu’il faut à la pensée.

Ce silence, du reste, vibre comme la lumière. Ce silence est l’expression, l’âme de cet art austère et profond.


Deux colonnes, près du chœur, accouplées, pour ainsi dire, sur la même base, m’apparaissent comme deux anges. Elles ont un caractère triomphal. Elles sont deux grands témoignages de la force et de la pureté qui ont ici leur sanctuaire. Et à la pesanteur de l’édifice elles empruntent une ineffable légèreté. — Soudain, voici qu’à les contempler toujours plus amoureusement je grandis, je participe à leur nature, des effluves de pureté et de force me viennent d’elles. La jeunesse de mon âme se ranime. Je reçois une seconde fois le baptême et j’en sors plus heureux, plus épris de la gloire divine et du génie humain.


Pas un ornement dans cette église, hormis les chapiteaux. Tout y est masses, cubes, angles droits. Pour unique élément de variété, des colonnes, hautes, étroites, qui s’élèvent jusqu’en haut en bas-reliefs sur ces cubes, sur ces massifs piliers, puissants soutiens de cette église sur laquelle, tant elle est solide, on pourrait bâtir une autre église.

Et n’est-ce pas la réalité de l’histoire, cette possibilité ? L’église gothique n’a-t-elle pas été construite sur l’église romane ?

Il y a là une terrible intelligence. Dans ce style d’austérité, rien n’est inventé, voulu par des hommes qui auraient pu vouloir autre chose. Tout s’enchaîne. Les créateurs sont des esprits plus obéissants que les autres, et les siècles sont gouvernés par de longues pensées.

Je me sens heureux et dompté comme une femme devant son maître. La surprise de la vérité me transporte de joie. Que je vis loin de mon temps ! J’ai besoin de faire un effort pour me rappeler que tout à l’heure j’étais dans la rue, dans la rue contemporaine, actuelle. Ma vraie nourriture est ici, dans ce caveau. C’est ici que ma vie entière et mes constantes études aboutissent. Tous mes antérieurs efforts tendaient à m’ouvrir ce septième ciel ! Je ne sais ce que j’éprouverais à Athènes, en Égypte… Serait-ce plus ?

Je dois ajouter qu’autrefois déjà j’étais entré dans cette même église, et que je l’avais trouvée triste et froide. Mais, depuis, j’ai acquis plus d’intelligence et de tendresse, avec plus d’années.


Le portail, refait au XVIe siècle, est d’une grâce infinie : l’équivalent, en ornementation architecturale, de la poésie de la Pléiade.


Au tympan, il n’y a plus que des ornements, du reste, exquis. Mais il y a eu sans doute, jadis, des figures d’un plus haut intérêt. À la profonde symphonie de la forêt a succédé un gazouillement d’oiseau.

Plus tard, cela se réduira au cartouche ; où se développa toute une histoire on ne verra plus qu’un blason ; il y persistera quelques traces de cette histoire divine.

Plus tard encore, ces traces, ces souvenirs du grand style iront, dans la plupart des villes, embellir les demeures de certains particuliers : élégance sobre, noblesse paisible des façades, des portes.

Cette expression fleurie de l’esprit français, ce bien-être intellectuel qui distingua notre race, est la dernière forme de l’art gothique retouché par le génie de la Renaissance.

… Mais voici des enfants qui entrent à l’église, puis, peu de minutes après, sortent en jouant. Ils sont pareils à ces exquis ornements Renaissance qu’on a ajoutés au portail. Qui sait ? peut-être que ces enfants auront retenu quelque chose de ce catéchisme de pierre. Plus heureux, plus sages que leurs parents… Ceux-ci passent devant l’église sans y entrer, sans la voir…

Une génération ne viendra-t-elle pas, capable de m’entendre, moi qui ne cesse de répéter : La vérité de l’art et le bonheur sont ici !

C’est pour elle que j’écris.