Les Cathédrales de France/Les Cathédrales/Texte entier

◄   Les Cathédrales de France
Texte complet
  ►


LES
CATHÉDRALES DE FRANCE





I


INITIATION À L’ART DU MOYEN ÂGE — PRINCIPES


I


Les Cathédrales imposent le sentiment de la confiance, de l’assurance, de la paix, — comment ? Par l’harmonie.

Ici, quelques considérations techniques sont nécessaires.

L’harmonie, dans les corps vivants, résulte du contrebalancement des masses qui se déplacent : la Cathédrale est construite à l’exemple des corps vivants. Ses concordances, ses équilibres sont exactement dans l’ordre de la nature, procèdent des lois générales. Les grands maîtres qui ont édifié ces merveilles monumentales possédaient toute la science et pouvaient l’appliquer, parce qu’ils l’avaient puisée à ses sources naturelles, primitives, et parce qu’elle était restée vivante en eux.

Tout le monde sait que le corps humain, dans le mouvement, porte à faux et que l’équilibre se rétablit par des compensations. La jambe qui porte, rentrant sous le corps, est seule le pivot du corps entier et fait seule, en cet instant, l’unique et total effort. La jambe qui ne porte pas sert seulement à moduler les degrés de la station, à la modifier, soit lentement, soit rapidement s’il le faut, jusqu’à ce qu’elle se soit substituée, pour la libérer, à la jambe qui portait. C’est ce qu’on appelle, en langage populaire et ouvrier, se défatiguer, en portant le poids du corps d’une jambe sur l’autre ; ainsi une cariatide qui changerait d’épaule son fardeau.

Ces indications ne sont pas sans intérêt à propos des Cathédrales. Les porte-à-faux compensés, ces gestes perpétuels et inconscients de la vie, nous expliquent le principe que les architectes de l’arc-boutant ont appliqué et dont ils avaient besoin pour étayer solidement les poids énormes de leurs toitures.

Et, comme toute application rationnelle d’un principe juste a d’heureuses conséquences dans tous les domaines, au delà des prévisions immédiates du savant et de l’artisan, les Gothiques furent de grands peintres parce qu’ils étaient de grands architectes. — Il va de soi que nous prenons ici le mot peintre dans un sens vaste et général. Les couleurs dans lesquelles les peintres dont nous parlons trempent leurs pinceaux sont la lumière et l’ombre même du jour et des deux crépuscules. Les plans, obtenus par les grandes oppositions que devaient rechercher les constructeurs des Cathédrales, n’ont pas seulement un intérêt d’équilibre et de solidité ; ils déterminent en outre ces ombres profondes et ces belles lumières qui font à l’édifice un si magnifique vêtement. Car tout se tient, le moindre élément de vérité appelle la vérité tout entière, et le beau n’est pas distinct de l’utile, quoi qu’en pensent les ignorants.

Ces grandes ombres et ces grandes lumières sont portées par les seuls plans essentiels, les seuls qui comptent de très loin, les seuls qui soient sans maigreur et sans pauvreté, parce que la demi-teinte y domine. Et malgré leur puissance ou, pour mieux dire, à cause d’elle, ces lignes, ces plans sont simples et légers. Ne l’oublions pas : c’est la force qui produit la grâce ; il y a perversion du goût ou perversité de l’esprit à chercher la grâce dans la débilité. Les détails sont faits pour charmer, de près, et pour gonfler les lignes, de loin.

Il n’y avait que des effets de cette intensité qui pussent retentir à de grandes distances. Or, la Cathédrale s’élevait pour dominer la ville assemblée autour d’elle comme sous des ailes, pour servir de point de ralliement, de refuge, aux pèlerins perdus dans les routes lointaines, pour être leur phare, pour atteindre les yeux vivants aussi loin dans le jour que les angélus et les tocsins pouvaient atteindre dans la nuit les oreilles vivantes. La nature aussi sait que l’équilibre parfait des volumes suffit à la beauté et même à la grâce des grands êtres ; elle ne leur accorde que l’essentiel. Mais, l’essentiel, c’est tout !

Ainsi des vastes plans engendrés, dans les monuments gothiques, par la rencontre des arcs diagonaux qui constituent la croisée d’ogives. Quelle élégance dans ces plans si simples et si forts ! Grâce à eux l’ombre et la lumière réagissent l’une sur l’autre, produisant cette demi-teinte, principe de la richesse d’effet que nous admirons dans ces amples architectures. Cet effet est tout pictural.

Nous avons donc été tout d’abord amené à parler de peinture à propos d’architecture. En effet, ce jeu, cet emploi harmonieux du jour et de la nuit, c’est le but et le moyen, c’est proprement la raison d’être de tous les arts. N’est-ce pas, par excellence, l’architecture tout entière ? L’architecture est, à la fois, le plus cérébral et le plus sensible des arts, celui de tous qui requiert le plus complètement toutes les facultés humaines ; en aucun autre n’interviennent aussi activement l’invention et la raison, mais c’est aussi celui qui est le plus étroitement soumis aux lois de l’atmosphère, puisque le monument ne cesse d’y baigner.

Pour employer la lumière et l’ombre selon leur nature et selon ses intentions, l’architecte ne dispose que de certaines combinaisons de plans géométriques. Quels effets immenses il peut obtenir de moyens si réduits ! — Est-ce qu’en art les effets seraient d’autant plus grands que les moyens sont plus simples ? Oui, puisque le but suprême de l’art est d’exprimer l’essentiel. Tout ce qui n’est pas essentiel est étranger à l’art. La difficulté est de démêler ce qui est essentiel de ce qui ne l’est pas ; plus les moyens sont abondants, plus la difficulté se complique, plus il devient délicat de mettre en valeur les nuances de l’heure sans violer leur liberté naturelle ni trahir la pensée qu’on se propose d’exprimer.

Ces fins suprêmes de l’architecture ne sont-elles pas celles aussi de la sculpture ? Le sculpteur, qui prend ses modèles dans les formes de la vie sensible, dans les végétaux, dans les animaux, dans l’homme et la femme, est, certes, admirablement servi par la variété infinie de toute cette beauté ; mais cette variété même peut devenir pour lui un danger. Il n’atteint à la grande expression qu’en donnant toute son étude aux jeux harmoniques de la lumière et de l’ombre, exactement comme fait l’architecte. En dernière analyse, c’est donc bien toujours de la lumière et de l’ombre que le sculpteur, comme l’architecte, pétrit et modèle. La sculpture n’est qu’une espèce dans le genre immense de l’architecture, et nous ne devrions jamais parler de celle-là qu’en la subordonnant à celle-ci.

Comment les « chefs-d’œuvre » sont « chefs-d’œuvre », je le sais, et que j’ai de joie à le savoir ! C’est exactement de même que les grandes âmes sont de grandes âmes. C’est en s’élevant à l’indispensable dans l’expression de leurs pensées et de leurs sentiments que l’homme et l’artiste s’accomplissent dignement. Un chef-d’œuvre est, de toute nécessité, une chose très simple, qui comporte seulement, répétons-le, l’essentiel. Tous les chefs-d’œuvre seraient tout naturellement accessibles à la foule si elle n’avait pas perdu l’esprit de simplicité. Mais, même à l’heure où les foules sont devenues incapables de comprendre, c’est pourtant avec le sentiment populaire, avec une « âme de foule » que l’artiste doit vivre pour pouvoir concevoir et créer le chef-d’œuvre. Il doit sentir avec la foule, ne fût-elle qu’idéalement présente, ce qu’il doit comprendre avec les maîtres. Et les maîtres aussi redeviennent « foule » pour reprendre par le cœur, par l’amour, ce qu’ils ont découvert par l’esprit.

L’architecture gothique, qui suppose la foule, qui est destinée à la foule, lui parle le grand langage simple des chefs-d’œuvre. Le monument conduit la lumière et l’ombre et les gouverne au moyen des plans selon lesquels il les reçoit. Lorsque l’un des deux plans opposés est dans la lumière, l’autre est dans l’ombre. Les deux plans, déjà vastes par eux-mêmes, s’agrandissent encore par l’opposition. L’antique s’exprime par des plans plus courts que les plans gothiques. Ceux-ci équivalent à d’épaisses profondeurs. Mais ces ombres profondes sont toujours douces, se maintiennent dans la demi-teinte, ce glissement de la lumière, cette amoureuse caresse du soleil.

Peu de noir. Le noir est un coup de force dont il semble que les œuvres destinées au plein air puissent se passer. Nos architectes modernes abusent du noir ; c’est pourquoi tout ce qu’ils font est si dur, si maigre, si pauvre. La Renaissance issue du Gothique n’use du noir que comme trait de force ; la demi-teinte est partout. De là, les biais des voussures, l’évasement des porches, la saillie des contreforts sur la face, et en général tous ces plans obliques à l’axe du monument, qui tout à la fois enrichissent, commentent l’unité de sa grandeur et provoquent la demi-teinte. On retrouve ces biais dans les bas-reliefs, et jusque dans les figures sculptées aux voussures des portes ; c’est l’universel procédé du travail gothique, et c’est ainsi partout la même douceur intelligente et sensible, accompagnée de la même énergie.


Je voudrais faire aimer cet art grandiose, concourir à sauver ce qu’il en reste encore d’intact, réserver pour nos enfants la grande leçon de ce passé que le présent méconnait.

Dans ce désir, j’essaie d’éveiller les esprits et les cœurs à la compréhension et à l’amour.

Mais je ne puis tout dire. Allez voir. Et surtout regardez avec simplicité, avec docilité. Consentez au travail et au respect.

Étudions ensemble…


II


— Par où commencer ?

— Il n’y a pas de commencement. Prenez comme vous arrivez, arrêtez-vous à ce qui vous séduit d’abord. Et travaillez ! Vous entrerez petit à petit dans l’unité. La méthode naîtra des proportions de l’intérêt ; les éléments que votre regard sépare, dans leur premier aspect, pour les analyser, vont s’unir et composer le tout.

Dans le doux exil du travail on apprend d’abord la patience, qui elle-même nous enseigne l’énergie, et celle-ci nous donne la jeunesse éternelle, faite de recueillement et d’enthousiasme. De là, on peut voir et comprendre la vie, cette vie délicieuse que nous dénaturons par les artifices de notre esprit peu aéré, entourés pourtant que nous sommes des chefs-d’œuvre de la nature et de l’art ; mais nous ne les comprenons plus, oisifs en dépit de notre agitation, aveugles environnés de splendeurs.

Si nous parvenions à comprendre l’art gothique, nous serions irrésistiblement ramenés à la vérité.

Comme elle était vraie, juste et féconde, la méthode de nos vieux maîtres du XIe au XVIIIe siècle ! Cette méthode, c’est, en grand et dans l’union de toutes les forces humaines d’une époque, la méthode même de nos activités individuelles, quand elles sont bien conduites : c’est la collaboration perpétuelle de l’homme avec la nature.

En effet, où faut-il chercher la science ? Partout. Il faut la demander aux moindres comme aux capitales circonstances de la vie, à notre instinct comme à notre réflexion.

C’est souvent dans les choses d’apparence modeste qu’on apprend le plus. Le travail est mystérieux. Il accorde beaucoup aux patients et aux simples, il refuse aux pressés et aux vaniteux ; il accorde à l’apprenti, il refuse à l’élève : et, un jour, la merveille naît des mains du modeste travailleur.

Où ai-je compris la sculpture ? Dans les bois, en regardant les arbres ; sur les routes, en observant la construction des nuages ; dans l’atelier en étudiant le modèle ; partout, excepté dans les écoles. Ce que j’ai appris de la nature, j’ai tâché de le mettre dans mes œuvres.

C’est ainsi que, dans ses maîtresses-œuvres, le Gothique a fait entrer les jardins, les vergers, les espaliers, après la forêt et le rocher, et tous les légumes amis de la chaumière, et toutes les légendes aimées aussi des pauvres, et tous les plus délicats détails comme les plus sublimes épisodes de la vie. Et il ne s’est pas contenté d’emprunter partout à la nature, par un labeur constant, humble et passionné, des beautés pour en composer la fête des jours : il s’est assimilé aussi, pour renouveler cette fête, pour l’entretenir en la variant, les lois qui président aux créations naturelles ; juste méthode qui lui a permis de se nuancer sans se démentir et de continuer à charmer des générations nouvelles.

Ces variations, ce sont les passages d’un style à un autre.

Avec quelle souplesse, quelle richesse d’invention, le génie français tourne, d’époque en époque, pour introduire une phase nouvelle dans le style architectural ! Il ne dérange rien dans ce qui était, il ne contredit en rien les principes de la phase accomplie. On suit l’ordre, comme fait la nature elle-même pour tirer un fruit d’une fleur. C’est une transmission de vie.

— La fleur et le fruit, ce sont les modèles des Gothiques. On apprend beaucoup en étudiant les concordances, les correspondances, les analogies, — car la même loi régit la vie morale et la vie sensible, — à la condition qu’on ait déjà le sentiment de cette loi générale. Les Gothiques l’avaient. Mais ces découvertes sont des récompenses. On ne les obtient qu’après bien des efforts, bien des pas sur une longue route, sans compter les digressions par les chemins de traverse et les haltes méditantes aux carrefours…

C’est le gothique qui a produit la Renaissance française, en déduisant de ses principes certains leurs conséquences. On dirait, plus justement que Renaissance : Déclinaison… Ce n’en est pas moins la Force qui enfante la Grâce et l’Esprit, et c’est un rêve en plusieurs joies. L’esprit heureux se déroule en ornements, comme un serpent au soleil.

Quel pays, celui qui posséda cette vitalité !

Il la conserva jusqu’aux jours de lassitude et de mensonge où l’on devait s’aviser de frelater les vieilles pierres comme les vieux vins.


III


Je sais qu’en ce moment l’homme souffre. Il appelle le changement. Tout un monde nouveau s’agite, et nous ignorons tout de lui, n’apercevant pas ses proportions, ses bornes, son harmonie. Orphée préside-t-il à la naissance de ce monde nouveau, ou n’est-ce que l’antique Python qui croit toujours triompher de l’éternellement jeune Apollon ?

Quoi qu’il en soit, l’homme a connu, avant notre âge, bien des changements déjà ; il a toujours su les traverser sans sacrifier le passé à l’avenir. Sous le poids des siècles, les sphinx et les temples profilent encore à l’horizon leur sérénité auguste ; Rome, après l’Égypte et la Grèce, a laissé partout l’ineffaçable empreinte de son caractère patient et orgueilleux.

Pourquoi a-t-on touché à l’architecture française ?

Quoi ! je puis voir encore les Arènes de Nîmes, et dès aujourd’hui nos Cathédrales sont plus qu’à demi effacées ! La Grèce a été mutilée, certes, mais les douleurs et les blessures ne déshonorent pas. La France a été injuriée et calomniée. Cette magnifique robe de pierre, qui eût pu la défendre devant l’avenir, est tombée en lambeaux chez les marchands, et le fait odieux n’irrite, ne surprend personne.

Le génie de la race achèvera-t-il donc de passer comme ces fantômes et ces formes évanouies que l’on ne recherche plus ? Est-il historique, est-il mythique, le temps où la Cathédrale, ramant de ses contreforts l’espace, toutes voiles dehors, nef française, victoire française, belle comme pour l’éternité, ouvrait à son abside les ailes d’un groupe d’anges agenouillés ?

Personne ne défend nos Cathédrales.

Le poids de la vieillesse les accable, et sous prétexte de les guérir, de « restaurer » ce qu’il ne devrait que soutenir, l’architecte leur change la face.

Devant elles les foules s’arrêtent, en silence, incapables de comprendre la splendeur de ces immensités architecturales, admirant néanmoins, instinctivement. Oh ! l’admiration muette de ces foules ! Je voudrais leur crier qu’elles ne se trompent pas ; oui, nos Cathédrales françaises sont très belles ! Mais leur beauté n’est plus facile à comprendre. Étudions-la ensemble et la compréhension vous viendra comme elle m’est venue.

Et les moyens de comprendre sont autour de vous. La Cathédrale est la synthèse du pays. Je le répète : roches, forêts, jardins, soleil du Nord, tout cela est en raccourci dans ce corps gigantesque, toute notre France est dans nos Cathédrales, comme toute la Grèce est en raccourci dans le Parthénon.

Hélas ! nous sommes au soir de leur grande journée. Ces aïeules meurent, et elles meurent martyrisées.

Renan a prié sur l’Acropole. Cela ne tente donc personne, de vous célébrer aussi, de vous protéger, Chartres, Amiens, Le Mans, Reims, merveilles françaises ? Nous n’avons donc pas un nouveau poète pour prier sur nos Cathédrales, ces vierges douloureuses, toutes atteintes, toutes sublimes encore ?…

Mais l’architecture ne nous touche plus. Les chambres où nous acceptons de vivre n’ont plus de caractère. Ce sont des boîtes remplies de meubles pêle-mêle ; le « style » Amoncellement règne partout. Comment pourrions-nous comprendre l’unité profonde de la grande symphonie gothique ?

Les admirables ouvriers qui, à force de concentrer leur pensée sur le ciel, sont parvenus à en fixer l’image sur la terre, ne sont plus là pour préserver leur œuvre. Le temps lui vole chaque jour un peu de sa vie, et les restaurateurs, qui la travestissent, lui volent son immortalité. Les mauvais jours sont venus. Même les esprits qu’un instinct pur incline à l’admiration ne sont pas sûrs de comprendre… Ne rougissons pas de ne pas comprendre ! Mettons notre gloire à chercher. Je vous dis que notre architecture était la merveille de nos merveilles, celle entre toutes qui nous eût mérité l’admiration et la reconnaissance universelles, si nous ne l’avions pas déshonorée. Pourquoi donc la France, quand elle descendra dans l’ombre, son règne fini, ne pourra-t-elle pas se promettre d’être jugée par les générations selon ses œuvres et ses mérites ? C’eût été si beau de mourir comme la Grèce, de se coucher comme le soleil en inondant le monde de lumière !

Nous n’aurons eu ni le bonheur d’Athènes, qui mourut dans sa grâce, ni celui de Rome qui partout laissa, ineffaçablement, la trace de sa force.

Les Gothiques ont entassé pierres sur pierres, toujours plus haut, non pas comme les géants, pour attaquer Dieu, mais pour se rapprocher de lui. Et Dieu, comme dans la légende allemande, a donné aux marchands, aux guerriers ; mais le poète, qu’a-t-il donc obtenu ?

« — Où étais-tu, lors de la distribution ? Je ne t’ai pas vu, poète.

— Seigneur, j’étais à vos pieds.

— Alors, tu monteras quelquefois auprès de moi. »

Et c’est le poète qui a guidé le maître d’œuvre et réellement élevé la Cathédrale.

Elle meurt, et c’est le pays qui meurt, frappé et outragé par ses propres enfants. Nous ne pouvons plus prier devant l’abjection de nos pierres remplacées. On a substitué aux pierres vivantes — qui sont au bric-à-brac — des choses mortes.


Pourtant, je ne puis désespérer.

Elles ont encore, malgré tout, malgré tous, tant de beauté, nos vieilles pierres vives ! On n’a pas réussi à les tuer, et c’est notre devoir de recueillir ces reliques, de les défendre.

Avant de disparaître moi-même, je veux du moins avoir dit mon admiration pour elles ; je veux leur payer ma dette de gratitude, moi qui leur dois tant de bonheur ! Je veux célébrer ces pierres si tendrement amenées au chef-d’œuvre par d’humbles et savants artisans, ces moulures amoureusement modelées comme des lèvres de femme, ces séjours des belles ombres, où la douceur sommeille dans la force, ces nervures fines et puissantes qui jaillissent vers la voûte et s’y inclinent sur l’intersection d’une fleur, ces rosaces des vitraux dont l’appareil est pris au soleil couchant ou à l’aube.

Pour comprendre les Cathédrales il suffit d’être sensible au langage pathétique de ces lignes gonflées d’ombre et renforcées par la forme dégradée des contreforts unis ou ornés. Pour comprendre ces lignes tendrement modelées, suivies et caressées, il faut avoir la chance d’être amoureux.

Il est impossible qu’on ne sente pas la magie, la vertu de toute cette splendeur, et quelle réserve de force et de gloire y pourrait trouver le monde nouveau. — Transformez la terre à votre gré : il est une chose, du moins, qui ne changera pas ; c’est la loi qui gouverne les relations de l’ombre et de la lumière, et qui de leurs oppositions fait une harmonie. Les Gothiques, après les Romans, ont connu cette loi.

Quand leurs chefs-d’œuvre ne seront plus sous nos yeux, rien ne retiendra la loi présente à notre esprit.

Quand nos Cathédrales auront achevé d’agoniser, le pays sera changé, déshonoré, — jusqu’aux temps lointains où l’intelligence humaine remontera à la Béatrix éternelle.


IV


Qui veut venir avec moi ?…

Ce n’est pas en Italie que je voyage, ni ailleurs. Pour moi, pour ma vision présente, c’est le ciel qui est le principal paysage. Or, il règne partout, changeant sans cesse les aspects, et des plus familiers faisant des spectacles nouveaux.

Et puis, j’ai changé moi-même et je trouve du nouveau dans le connu, de la beauté dans des formes que jadis je ne comprenais pas. Mes transformations viennent surtout de mon travail ; ayant toujours plus assidûment étudié, je peux dire que j’ai toujours plus ardemment et plus lucidement aimé.

Jeune, j’aimais, sans doute, la dentelle gothique ; mais c’est maintenant que je comprends le rôle et que j’admire la puissance de cette dentelle. Elle gonfle les profils et les emplit de sève. Vus dans l’éloignement, ces profils sont comme de ravissantes cariatides accolées au chambranle, comme des végétations qui modèlent la ligne droite du mur, comme des consoles qui en allègent la pesanteur.

C’est peu à peu que je suis venu à nos vieilles Cathédrales, que j’ai pu pénétrer le secret de leur vie sans cesse renouvelée sous ce ciel changeant. Maintenant je peux dire que je leur dois mes joies les meilleures.

Roman, Gothique, Renaissance ! Maintenant je sais que plusieurs longues vies ne suffiraient pas à épuiser les trésors de bonheur que nos monuments de jadis réservent au sincère amoureux de la beauté. Et je leur suis fidèle. La neige, la pluie et le soleil me retrouvent bien souvent devant eux, comme un chemineau de France.

Dans mes pèlerinages, je n’ai eu que peu de compagnons. Ce n’étaient ni des architectes, ni des sculpteurs, ni des poètes, ni des prêtres, ni des hommes d’État ; c’étaient des étrangers, qui vérifiaient les affirmations du Bædecker…

Oh ! pourquoi méconnaissez-vous vos vrais intérêts ? Pourquoi dédaignez-vous le bonheur ?

Venez, étudions ! Venez recevoir de ceux qui ne sont plus, mais qui nous ont laissé de si magnifiques témoignages de leur âme, la vraie vie !

À chaque visite, ils me font des confidences nouvelles. Ils m’ont enseigné l’art d’employer l’ombre avec laquelle il convient d’envelopper l’œuvre, et j’ai compris la leçon qu’ils nous donnent par ces lignes gonflées qu’ils pratiquent toujours. Les Cathédrales françaises sont nées de la nature française. C’est l’air, à la fois si léger et si doux, de notre ciel, qui a donné à nos artistes leur grâce et affiné leur goût. L’adorable alouette nationale, alerte et gracieuse, est l’image de leur génie. Il s’élance du même vol, et l’essor de la pierre dentelée s’irise dans l’air gris comme les ailes de l’oiseau.

Prétendez-vous, quand la majesté druidique des grandes Cathédrales, apparues au loin, vous étonne, qu’elle résulte de causes naturelles et fortuites, par exemple de leur isolement dans la campagne ? Vous vous trompez. L’âme de l’art gothique est dans cette déclinaison voluptueuse des ombres et des lumières, qui donne le rhythme à l’édifice tout entier et le contraint à vivre. Il y a là une science aujourd’hui perdue, une ardeur réfléchie, mesurée, patiente et forte, que notre siècle, avide et agité, est incapable de comprendre. Il faut revivre dans le passé, remonter aux principes, pour recouvrer la force. Le goût a régné, autrefois, dans notre pays : il faut redevenir Français ! L’initiation à la beauté gothique, c’est l’initiation à la vérité de notre race, de notre ciel, de nos paysages…


II


LA NATURE FRANÇAISE


Les Cathédrales françaises sont nées de la nature française, dis-je.

On ne peut donc les comprendre, on n’a le droit de les aimer, que si l’on comprend et si l’on aime cette nature.

Comprendrez-vous, aimerez-vous Claude Lorrain, Corot, si vous ne sentez pas le paysage qu’ils ont compris, aimé, exprimé ?

Nous parlerons donc du Paysage avant de regarder le Tableau. Et, ce paysage, nous le chercherons en province, et dans les petites villes plutôt que dans les grandes, plutôt, surtout, qu’à Paris. La science et l’industrie ont vidé, déchiré Paris. Allons plus loin. La province garde encore un asile au goût, au style…


Entre le passé et le présent quel contraste !…

C’est une rue : d’un côté les maisons restées glorieuses de leurs années, nobles de lignes, modestes dans leurs proportions, très belles, et d’une puissance de séduction, sur moi, irrésistible ; et de l’autre côté, en face, on refait la rue « style Babel ». Pierres de carrière entassées les unes sur les autres, sans goût, sans mesure.

Comment ceci peut-il se produire auprès de cela ? On a le modèle sous les yeux et on ne le voit pas ? C’est qu’on refuse de le voir. L’homme qui construit les affreuses maisons nouvelles ne peut que détester les belles maisons anciennes ; il les a marquées, condamnées, il les démolira. — O belles maisons, attendez la pioche !


Pour moi, quand je parle des Cathédrales, au présent, je pense à tous nos villages de France ; au passé, je pense au génie de nos ancêtres ; au présent et au passé, je pense à la beauté des femmes de notre pays.


La nature, c’est le ciel et la terre, ce sont les hommes qui peinent et qui pensent entre ce ciel et cette terre, et ce sont aussi, déjà, les monuments que ces hommes ont dressés sur cette terre vers ce ciel.


… Sur tout cela, voici seulement des notes dénouées. On pourrait les multiplier ; il vaut mieux les réduire. — Elles vous invitent à regarder.


I


Dieu n’a pas fait le ciel pour que nous ne le regardions pas. La science est un voile : levez-le, voyez !

Cherchez la beauté.

Elle existe pour les bêtes, elle les attire. Elle détermine leur choix dans la saison de l’amour. Elles savent que la beauté est un signe, une garantie de bonté et de santé. — Mais les êtres qui pensent, qui croient penser, ignorent maintenant ce que les bêtes savent toujours. On nous forme pour le malheur. L’abominable éducation qu’on nous impose nous cache la lumière, dès l’enfance.


Cette fumée d’usines ne noircit pas le ciel.

Mais, au premier plan, ces haleines de l’industrie accablent l’étendue de voiles imperméables, pesants, qui détruisent la perspective et attristent nos regards.

Au loin, les nuages se résolvent en panaches blancs, joyeux, formés de mille courants invisibles…

Ainsi la pensée, parvenue à sa maturité, éclate en lumière, et ses origines restent inconnues.

Les nuages changent comme, entre des esprits agiles et libres, les conversations.

Ils promènent l’ombre, çà et là, comme le jardinier son arrosoir, versant de la fraîcheur à droite, à gauche, où il faut…

Et tout à coup ce sont de blanches épaules satinées. Au-dessus, un frottis fait luire le ciel vide ; au-dessous, sur les collines boisées, des glacis de lumière.


Il est intéressant d’observer comment les nuages s’étendent ou se resserrent, s’éparpillent, se rassemblent. — Telles des existences humaines, des amours.

— Je connais bien ce ciel, c’est celui de Meudon. Tous les jours de calme lumière, il remplit tout l’horizon d’une splendeur égale qui ne se répète pas.

La colline charmante prend des tons d’airain : un mur d’airain, couronné.


Tout à l’heure, les nuages dessinaient dans le ciel de blanches feuilles d’acanthe, nettes comme des sculptures. Maintenant, c’est une aquarelle ; dessins à l’encre de Chine.


Ces terres heureuses, par delà la terre, dans la paix au delà de toutes les nuées.


Honorerai-je ce paysage en disant qu’il évoque en moi une impression d’Italie ?

Mais le train, sur les rails, traverse brusquement ce pays d’amour. On voit courir le dos noir du serpent. Il laisse des flocons blancs, vite effacés. Emblèmes du temps affairé. Et les valeurs énergiques du jour réapparaissent, comme si ce tumultueux épisode n’avait pas eu lieu.

C’est un Claude Lorrain du matin, admirable de profondeur. Et c’est le printemps. Je respire en moi ce ravissement d’un matin de printemps. Le coq annonce le jour, un soupir immense s’exhale. O merveille ! Terre amoureuse ! Paysage de fraîcheur et de bonheur ! Les proportions n’ont rien d’excessif. Les choses ne concourent pas en grandeur avec l’homme. Mais lui, dans cette atmosphère qui libère son esprit des petites choses, il peut penser la grandeur et la réaliser.


Le ciel est plein de nuages qui s’avancent en rampant, plus ventrus les uns que les autres, ménageant, déplaçant avec leurs volumes la lumière et produisant toujours d’heureux effets.

Ce site est riche de lumière, grâce aux oppositions harmonieusement combinées. Le peintre qui voudra le rendre « fera plat » s’il ne prend garde à ces oppositions. Et c’est la faute dans laquelle est tombé plus d’un mauvais impressionniste.


Le regard est entraîné au loin, tout au loin ; le paysage est comme réfléchi dans l’eau, et la majesté du Mont Valérien s’étend sur cette nappe irréelle et véritable.

Ce Mont Valérien, je veux m’imaginer que c’est l’Acropole, dans un ton gris d’argent de Corot… Ah ! la Grèce ! Je pense tout de suite à elle quand je sens sur mes lèvres ce miel de l’admiration pour la beauté. La Grèce ! Autre ciel ivre de printemps ! — Et ces deux tons blancs, là-bas, sur la colline, ce serait le Parthénon…


La gloire de cet arbre fruitier plein de fleurs, au premier plan…


Mais le plus beau du paysage, c’est l’éloignement qui le donne ; c’est-à-dire que la beauté supérieure réside dans les effets de la profondeur.

… Pourtant, voici un effet charmant : toute la colline et ma maison se présentent comme une tapisserie, et elles ne s’éloignent pas. — Au premier plan, un arbre et les ramifications des branches clairsemées ; au fond, le ciel, plat, laiteux, sauf les taches rieuses du lilas ; le paysage court entre ces deux plans et tout cela ne fait qu’une grande tapisserie, sans lointain recul.

Cette belle vue entre les pilastres et les arcades de mon musée, cette profonde perspective estompée. Au lointain, le pont de Sèvres ; la Seine revient à moi. Le ciel et les objets, dans les fonds, sont gris. Près de moi, un acacia se dessine vigoureusement.

Ce vestibule aux hautes arcades est un repos, où la vibration du dehors accède par des effets émouvants. Ces architectures donnent l’élan au paysage, qui se partage entre les arceaux ; les gradations de la vie, de la beauté du paysage, trouvent des cadres dans ces hautes courbes.


En tournant autour du portique on rencontre un faune, haut juché sur sa gaine, qui offre au visiteur son petit enfant, dans ses bras. Près de lui, une haie, un arbre. L’arbre emplit tout le ciel de ses branches roses, fleuries…


Matin. — Sous cette arcade, parmi les buées, je vois s’éveiller le paysage. On ne distingue que vaguement, sur la Seine, le pont admirable. Tout Saint-Cloud est dans le lait de l’atmosphère. On ne se douterait pas de lui si l’on ne se souvenait de l’avoir vu, la veille au soir. — Il n’y a de réels que les plants de lilas, pas encore fleuris. Leur teinte d’un jaune clair se volatilise dans la lumière douce.


Les nuages deviennent menaçants. — Cet aspect des choses dans l’attente était pourtant si délicieux !… Mais les plantes se réjouissent. C’est notre misérable ignorance qui nous empêche de comprendre, de partager leur joie, d’être d’accord avec la nature !…

Les nuages bas moutonnent sur le coteau.


Comme une pensée qui se précise, le coteau s’éclaire. C’est le brouillard qui tombe. Le premier plan s’assombrit. Mais la vasque admirable du pays s’épanouit à mes yeux, et les nuages, sombres tout à l’heure, blanchissent.


Les arbres sveltes s’arrondissent sur eux-mêmes. On voit encore la nervure, l’armature noire de la branche parmi les jeunes feuilles. Arbres des fins d’hiver.

Maintenant, une poésie vivante, infinie, palpite dans tout le décor, jetant sur les choses un voile de joie. Ces tampons, en boules de verdure, ces maisons qui trouvent chacune la meilleure place, ce ciel humide et lumineux et ces grands nuages légers…

Pourtant, la colline reste sombre et un peu chargée, avec son village encaissé et son observatoire…


Versailles. — Cette partie du jardin a un caractère religieux, qu’il reçoit de ce vase, si beau, au milieu du parterre. Et ce caractère se communique aux arbres qui se touffent autour de l’allée circulaire. À ce vase lui-même son caractère religieux vient de son ancienneté.

Une jeune femme était assise sur un banc. Il me semblait qu’elle faisait une prière bouddhique.


Quatre jeunes filles viennent sur la route, au bord de cette prairie couleur de printemps. Quatre vivantes images du bonheur. Elles marchent, légères dans l’air léger, sans plus de pensées que l’herbe et les fleurs.


Meudon. — La ville est comme un bouquet ; les arbres, qui semblent la porter sur leurs cimes, la soutiennent réellement, la limitent, la contiennent. — Que ces maisons sont heureuses ! — Pas modernes. — J’en vois une, derrière le chemin de fer, une des plus humbles : on dirait un temple. — Ces maisons environnées de verdure sont comme des moutons dans un parc. — Ces maisons passives dans le bonheur…


Le paysage dort, accablé de bonne ivresse. Un peu de vent ; cet arbre fruitier bouge la tête. Au loin, la fumée d’une petite maison encense.

La respiration de la nature agrandit, approfondit le décor.

Par intervalles, le roulement d’un train rappelle le passage du temps à travers cette éternité.


Cette éternité n’est pas l’immobilité. Le jour se développe, les aspects changent. Ma contemplation n’a été qu’à peine interrompue, je la reprends ; ce n’est plus le spectacle que j’avais sous les yeux tout à l’heure, je ne le reconnais plus. L’atmosphère est toujours grise, mais d’un gris plus lumineux, plus chaud, d’un gris ardent. Le paysage se réveille, toujours ivre, mais d’une ivresse nouvelle, purement sensuelle. Des oiseaux traversent l’air, comme des flèches, et l’impérieux et méfiant moineau qui fréquente ma fenêtre pépie insolemment.

Cependant, l’homme aussi s’est réveillé, pour se remettre au travail. Le grincement des râteaux arrive jusqu’à moi.


Les nuages se troublent, le ciel brille d’un éclat plus vif, trop vif. C’est l’orage. Il faut cette détresse là-haut pour que l’eau bienfaisante tombe sur les champs. Il faut aussi la douleur pour que l’esprit répande la pensée.

Et l’atmosphère s’est détendue. Des buées pures luisent ; les maisons miroitent, comme vernissées. La fumée des toits flotte, incertaine, dans l’air, sans direction préférée. Puis, le plan de la colline qui me fait face s’obscurcit. Tout l’intérêt est au delà, dans ces espaces enchantés où les esprits altérés de merveilleux envoient l’imagination en avant-courrière…

Ces changements perpétuels du paysage français offrent à l’artiste d’inépuisables ressources. Il faut les avoir étudiés pour bien comprendre l’art du plein air : au moyen âge, l’architecture et la sculpture ; au XIXe siècle et au XXe, la sculpture et la peinture.


Ainsi, le soleil a fait sa grande fonction. Il a réchauffé les plantes, il a prodigué sa grâce. Mais l’embrun était nécessaire : dans le gris délicieux qu’il procure les jeunes pousses s’affermissent, se préparent aux efforts. Et le soleil a commandé l’embrun.

C’est l’apprentissage indispensable. Le printemps est la saison de la jeunesse, de la timidité, de l’initiation. Il est impossible de parvenir d’emblée à la force décidée, créatrice, et ce n’est pas désirable.


Ce paysage, fin de journée maintenant, s’étale, voluptueux, sous un ciel d’une incomparable richesse : un ciel de Constantinople, bleu pur, avec des nuages éparpillés en étendards roses.


LE CHÂTELET EN BRIE
(Notes sur la route.)


Quelle joie profonde pour l’homme d’âge de résumer sa vie en vivant l’admirable !

Et ils sont tous admirables, les aspects de la nature. Il suffit d’aimer pour pénétrer leur secret. Une seule pensée amoureuse, l’amour de la Nature, a défrayé ma vie.


Trois puissances sont en lutte sur la route : le vent, le nuage, le soleil. Vent et nuage sont des accumulations de jalousie et de violence contre le seul soleil, et je sens autour de lui la mauvaise disposition de ces deux ennemis.


Sur un fond pâle de soie grise et bleue, les arbres d’hiver étendent leur broderie. C’est un état d’affliction !… C’est le printemps pourtant.


Ces arbres tantôt se noircissent comme un bois, tantôt s’espacent, s’éclairent. Spectacle pour qui ? Pour personne… Pour un seul qui passe sur la route. La route elle-même est embellie de voiles.


Au loin, les arbres qui la bordent se ramassent en noir : c’est un bois. Les nuages ardoisés, grisaillés et mouillés, nous obligent à rentrer, à fouler la majesté de cette route : voie triomphale des piétons et des bouviers.


Un instant, le soleil s’est éloigné de la route. Mais il revient et je le sens respirer derrière moi. La route brille et s’éteint selon le caprice des nuages sombres ou clairs. C’est un jour tacheté, brillant comme de l’argent, style Louis XIV.


Ce village dans le soleil à ras de terre…


Maintenant le ciel est noir et la terre pâle et blonde. Le soleil jette un sourire blanc, et les arbres, les lierres frémissent.


AUX PAYS DE LA LOIRE


La Loire, cette veine aorte de notre France !

Fleuve de lumière, de vie doucement heureuse !

Cette matinée est calme jusqu’aux derniers horizons. Tout repose. Partout de pleins effets de lenteur, d’ordre. Le bonheur est visible partout. Brume colorée et embaumée du beau temps.

Trouve-t-on, hors de ces contrées, cette égalité rassurante, réconfortante, de l’air et de la lumière ?

Ce gris fin, ce gris doux de la Loire sous les nuages, ces toits gris de la ville, ce pont gris de vieille pierre…

Un soleil irrésolu éclaire capricieusement le paysage.


Cette fois, je n’aurai pas vu de Cathédrales ; mais j’ai vu le ciel même, qui verse un bonheur bleu. Comme des feuilles d’acanthe, des nuages occupaient toute la droite, s’élançant par bonds légers, comme des vols d’anges gothiques.

Journée glorieuse. Loire d’acier, moirée dans toute sa largeur.

O surtout la jeunesse de ce ciel ! Sa fleur, son bleu, et la gaîté douce de ses blancs habitants, les nuages !

Tout le bonheur de mon jadis me revient.


Ce chemin bordé d’ombrages, qui venait à nous, s’en retourne avec ses arbres.


La Loire en écharpe, en ruban d’argent s’éteint dans le sous-bois des saules et des peupliers ; verdures au premier plan. Dans la prairie, ces forteresses de peupliers ! — La mousse jaune tache harmonieusement la pierre et l’arbre grisâtres.


Les maisons, dans la vaste plaine, ne rappellent-elles pas les vaches paissant ? Et celles-là, sur une longue ligne, comme des bœufs, à la queue leu leu…

Plaine si belle, d’ordre si simple, si grand ! Les verdures y prennent un caractère, çà et là, grave. — Je retrouve ce mélange et cette harmonie chez les gens du pays, les femmes surtout : dans leurs traits, et dans l’accent de leur langage.


Trois allées de vieux tilleuls. C’est absolument la triple nef de la Cathédrale.


J’étais assis, je me lève : je n’avais vu que la moitié du paysage : il y avait encore une immense prairie couleur d’émeraude, d’admirables arbres, et ce pont, sur le fleuve lent, le pont qui a je ne sais quoi d’un temple égyptien dédié à la lune…


La simplification du paysage par le brouillard, où se fondent les prairies, les verdures, produit des effets grandioses. Ces bas-reliefs de la nature ne plaisent pas à ceux que charment les matières précieuses, — or, argent, pierres, — c’est à l’esprit qu’ils s’adressent, au sens supérieur qui perçoit la géométrie des formes. — La géométrie est divine. Elle nous parle au cœur, parce qu’elle est le principe général des choses.


Comme on regarde longuement sa maîtresse, avant de se séparer d’elle, comme on se retourne à plusieurs reprises, pour la revoir encore, et encore, je quitte ces beaux paysages comme on se détache d’un cœur aimé, aimant. Je les laisse en pleine gloire !


II


ENVIRONS DE MAGNY


Église de Montjavoult.

Le portail de cette église est un peu l’arc de triomphe romain, plus simple, carrément en relief adossé à l’église.

Quelle élégance ! La Vierge est dans le tympan, au milieu. L’homme a adoré le germe dans le chêne ; l’incarnation et la maternité, la jeunesse et la fécondité se réunissent en Marie, et nous adorons en elle la Mère et la Vierge en même temps.

Devant cette voussure de l’arc de Montjavoult, je comprends l’éloquence profonde de l’arc.

Dans ces cercles retombés sur ces consoles enroulées, il m’apparaît le satellite d’un astre. Les colonnes sur lesquelles il repose se présentent toujours si noblement ! Tout cela est contourné par une moulure fine comme des tracés grecs. Une frise plus à effet, une danse de plantes, de guirlandes échangées, est au-dessus.

Des corbeaux noirs sont fichés dans la moulure.

Ce n’est pas le Parthénon, c’est la gloire de la beauté française.

On distingue, en approchant, des détails délicieux. La divine Renaissance, qui n’avait pas l’idolâtrie de la métropole, faisait aussi beau pour les paysans que pour les Rois.

Je suis l’heureux témoin de ces merveilles. Elles me sont familières ; elles accompagnent mes pensées, mes admirations, mes journées.


Et quel effet aussi produisent ces chants qui viennent de l’intérieur pendant que je travaille au dehors ! Doux comme la belle nature de ce matin, comme une expression de paisible lenteur !


Harmonies toujours pareilles, concertées par les siècles et grandes comme un style qui ne change pas, qui organisa la vie d’un peuple et la prolonge. Grand peuple français, admirable encore par ses hommes de pensée, par ses artistes véritables qui brillent des mêmes lueurs que celles de ce soleil couchant !

0 mon pays, je t’aime, parce que j’aime ta flore, ta faune, tes siècles glorieux. Périras-tu ?… Non.

Le monde périra-t-il comme ont péri ces grands artistes qui ne nous parlent maintenant que par le langage des pierres ?

Au moins, tant que leur vie dure, ne nous rendons pas étrangers aux merveilles qui ont fleuri l’Occident ; elles ont toutes les délicates nuances du mystère et l’énergie du réel.

Le tempérament français a réalisé la perfection et il l’a recouverte d’un voile de modestie. L’historien n’a rien vu : il faut que l’artiste témoigne.


La modestie du tempérament français, c’est la modestie de la nature française elle-même. L’ami de l’art peut se réfugier partout en France.


Matinée de première communion : gelée froide, brouillard lumineux.

Pas de bruit, pas de son : on n’entend que soi-même.

La route, le ciel, ces grandes bandes de terrain semblables à des tapis usés, à des chemins. L’air impalpable réunit tout dans cette absence de soleil. Dans cette plaine le vent cingle et gémit. Sa fonction est de purifier tout passant. Vent terrible pour les malheureux.

Cet arbre a reçu tant de coups de vent qu’il porte des profils de misère. La douceur du jour s’entrevoit dans ces trous.

Les remous, les répétitions, les ondulations douces rappellent la mer Atlantique. La terre est comme le vent, résignée.

Au delà, on dirait la mer : de petits arbres font penser à des voiliers.

La Nature travaille dans ce silence infini.


Dans l’après-midi nous montons le sentier.

La cloche se balance : ce sont les vêpres.

Quelle douceur dans ce rappel d’enfance et d’autrefois !

La route monte, et c’est le ciel partout. En haut, une voiture est en apothéose. Brouillard de lumière, immense éblouissement ! Petite agitation des feuilles. Le soleil froid vient aussi : nous sommes aujourd’hui avec ce grand médecin, la Nature.


Splendeur du Mont qui surgit devant nous. C’est une Acropole entre les milliers d’Acropoles de France. Art de cœur et d’esprit, qui retourne à Minerve.


Au seuil d’une maison, c’est toujours l’arc de triomphe qui accueille. Qu’importe que cette belle demeure soit si mal habitée !

Les églises sont les bornes kilométriques des routes romaines de la chrétienté : les stations romaines.

Elles sont belles partout. On ne voyait pas de différence entre Paris et la province ; et Dieu, pour les grands artistes, était le même dans la capitale et dans le village. Ces grands artistes ouvraient à tous un asile. Aujourd’hui nous visitons ces asiles et nous ne sentons plus qu’ils sont à nous. Personne pourtant ne nous ferme les portes. Personne ne nous dit : « Sortez donc ! » Mais le hasard ou le caprice nous décident, nous sortons, et nous ne connaissons pas le bonheur des corbeaux, qui nichent dans le clocher. L’homme ne comprend plus l’Angélus : c’est le repos. Le cheval et le bœuf comprennent.


Église de Cérans.

L’église de Cérans a l’air d’une poule énorme qui couve ses poussins.

Ces clochetons bouclés : mélange de ronde-bosse et de bas-relief.

Celui-ci paraît se détacher de l’ensemble. Il surplombe la porte, et il fait saillie sur le vitrail en arrière et plus loin. Il modèle tout cet ensemble, qui apparaît comme une belle matinée. Tout le fond de l’édifice se recule pour le laisser en valeur, accompagné, à droite et à gauche, par deux contreforts simples. Il est ainsi comme le Christ au Thabor, entre Moïse et Élie. Il n’a pas de forme définie, mais il a le volume, ce qui est tout. On voit ici combien les masses sont expressives de loin, par leur plan et leur emplacement. Les belles dispositions n’expriment rien de précis, mais suggèrent mille choses. Il en est ainsi d’une belle sculpture : on ne la voit point encore distinctement, qu’elle émeut déjà.

Les nervures au plafond sont comme les ramures des arbres.

Ces feuilles se rattrapent comme des oiseaux qui se raccrochent au nid.

Cette feuille qui surgit… C’est la même pensée, qui fit des héros et des martyrs, qui fit aussi cette feuille.


Comme ces profils sont portés ! Comme de ma place, en dessous d’eux, ils me semblent orgueilleux ! Ils plafonnent sur le ciel. Comme les noirs sont riches dans ce plein air du jour ! Ils sont alternés ainsi que des surfaces. On sent ici le parentage romain.

La mesure de l’ornement gothique reste sensible jusqu’au Louis XVI, inclusivement.


Dans la campagne, rouge sur fond uni, le soleil couchant d’hiver brille sur le moisi des arbres dénudés.

O don divin ! S’intéresser en quelque mesure à ce grand drame, le comprendre, et intervenir !…


III


Beaugency.

… Accoudé à la fenêtre de ma chambre d’hôtel, je regarde, de haut et de loin, le monde, comme Dieu le Père, et je le juge.

Je vois passer une carriole traînée par un âne. Dans la carriole, toute une petite famille, la mère, jeune encore, les filles et les garçons, et le père, vieillissant, — saint Joseph… Tous ont leurs plus beaux habits, et j’admire leur élégance. Car tous ces beaux habits, de la petite famille et des gens qui vont et viennent autour de la carriole, me paraissent élégants. Ce sont, pour la plupart, des blouses, dont les plis racontent le corps et le métier de ceux qui les portent.

Quelle douce grisaille répandue sur tout ce petit pays, sur les arbres et les maisons, sur les vêtements, sur les mouvements harmonieux des hommes, des animaux ! — Des jeunes filles passent, triomphantes, orgueil de la terre et de la race…

J’exerce avec bienveillance mes fonctions terribles de juge ; je fais passer tout le monde à droite : autant de sauvés. Voilà des gens qui ne se doutent pas de leur bonheur… Mais, sans que je m’en mêle, ne sont-ils pas heureux, en effet ? Ils sont paisibles, et leur vie s’écoule dans un demi-silence. Ils sont comme ce printemps, si pâle, encore tout voisin de l’hiver, avec du soleil et de la chaleur en dedans.

Ce peuple est très doux, tout à fait étranger à la sévère époque où naquit sa Cathédrale romane. Pourtant, cette foule, anathématisée par les pharmaciens et les savants, a gardé assez généralement le goût de la prière. C’est à l’église que va la petite famille, dans la carriole : en entrant, elle considérera avec respect la perspective formidable et devinera le ciel au bout.

Cela n’empêche pas la femme de voir en son mari un maître, un Dieu. Pour les enfants, parmi lesquels il y aura de petits artisans, ils regardent de tous leurs yeux, de toute leur intelligence : ils comprennent ! Ils s’assimilent sans peine, parce qu’ils sont simples, ce qui dans ce mystère leur est destiné. Car l’église est une œuvre d’art dérivée de la nature, accessible par là aux esprits simples et vrais… Toutefois, le vieux saint Joseph, le père, est parti pour le cabaret. Il pérore — je n’entends que lui — il dit des bêtises, il trône, fier de ses grandes filles… Bientôt, ses enfants et sa femme le rejoignent. On sent que la famille rassemblée est toute vibrante de naïf orgueil et de joie.

C’est Pâques.


Une petite Française vue à l’église…

Un petit muguet fleuri, dans une robe neuve… La volupté est encore étrangère à ces lignes adolescentes. Quelle grâce modeste ! Si cette jeune fille savait regarder et voir, elle reconnaîtrait son portrait dans tous les portails de nos églises gothiques, car elle est l’incarnation de notre style, de notre art, de notre France.

Placé derrière elle, je ne voyais que le chiffre général de sa personne et le rose velouté de sa joue d’enfant-femme. Mais elle lève la tête, se détourne un instant de son petit livre, et un profil de jeune ange apparaît. C’est, dans tout son charme, la jeune fille de la province française : simplicité, honnêteté, tendresse, intelligence, et ce calme souriant de l’innocence vraie, qui se propage comme une douce contagion et verse la paix dans les cœurs les plus troublés.

La Modestie et la Mesure sont les grandes qualités des Françaises. Nos jeunes filles (loin de Paris) portent ces deux mots clairement inscrits sur leur front, et l’esprit moderne, par miracle, n’est pas encore parvenu à les y effacer. Sur les bords de la Loire, notamment, on reconnaît souvent la fraîcheur originelle de la race en d’admirables exemplaires féminins. — Ne changeons donc rien à l’éducation de nos femmes ; elles sont bien ainsi, et la plus belle des Vénus antiques était moins belle. Ne déplaçons rien. Le chef-d’œuvre est encore dans son vrai jour… Mais, hélas ! le changement s’accomplira malgré nous, et il est déjà commencé.

L’architecture de nos Cathédrales était nécessaire à la beauté de ces femmes, comme un cadre grandiose et proportionné. On ne s’en doute plus, et c’est pourtant certain. À l’ombre de l’église une atmosphère recueillie, où l’on sent palpiter la pensée sérieuse des hommes d’étude, où la musique rhythme les belles heures du jour et les grands jours de l’année, où la poésie ne manque ni de héros ni de fidèles, où la femme se sent respectée de tous dans son âme et dans sa chair : voilà où peut naître et se former celle qui doit être notre Victoire vivante.

Que restera-t-il, demain, de tout cela ? Déjà, qu’en reste-t-il ? C’est un miracle qu’il puisse exister encore des jeunes filles comme celle que j’admirais dans l’église de Beaugency. Elles nous viennent du passé ; on en rencontrera quelques-unes encore, quelque temps encore, dans les régions les moins « civilisées » de la province…

Mais il me semble qu’elles ont dès aujourd’hui le sort de ces Cathédrales, auxquelles leurs aïeules ont servi de modèles : elles ne sont plus à la mode.

Quel dommage que la plupart de nos jeunes filles de province aillent à Paris ! Quel effroyable gaspillage de beauté fait ce monstre ! C’est la gloire de la France, c’est le fleuve de notre vie, de notre énergie qui s’épuise !

Il y a encore la province, me suis-je dit bien souvent pour me consoler…

Les jeunes filles apportent du même geste toute la grâce et la toute-puissance. Leur passage illumine la vie. Et leur modestie est proportionnée à leur force. Ce sont les bénédictions de la ville et du monde, les jeunes filles. Porteuses de vie, formes sensibles de l’espérance et de la joie, matière de tous les chefs-d’œuvre ! Elles sont si près de la Nature ! Jamais leurs mouvements ne pèchent contre la géométrie divine. Elles refont une âme à ceux qui les comprennent. Vierge : quel mot prestigieux ! Mère : douceur qui équivaut à la beauté ! — Pour moi, potier heureux de tourner, à l’image de leurs gracieuses formes, d’illusionnants beaux vases, je leur envoie maintes fois par jour ma pensée. — Elles n’ont pas le charme seulement, elles ont aussi la bonté ; et elles sont parfois calomniées ; — comme le génie.

Quelle école, la rue ! Les gestes sont naturels, les draperies tombent bien… La démarche de ces jeunes femmes qui vont à l’église, sans modestie affectée, le buste droit, le pas ferme, dans la rue paisible de la petite ville… Ce ne sont pas des femmes du monde, de ces chairs diaphanes, traitées aux plus précieux parfums, où la vie craindrait de se laisser voir, où l’âme se cache. Je parle d’êtres simples, vrais et sains, bien vivants, de ces femmes prédestinées à la joie et au sacrifice, que nous aimons et que nous faisons souffrir.

Dans l’heure de la colère, quand nous avons abusé de leur patience, des éclairs jaillissent d’elles, et des voix prophétiques dont l’accent nous étonne et se grave dans notre mémoire et en ressurgira soudain, quand ce sera nécessaire, pour nous rappeler au devoir.

… Cette enfant de la race, assise sur les marches de la porte, figure paysanne et fine, donnera, à la deuxième génération, des fruits d’une très grande beauté. — Quelle page blanche encore ! Quelle paix !

La femme, c’est le Graal véritable. Elle n’est jamais plus belle que dans l’agenouillement ; les Gothiques y ont pensé. L’église extérieure est une femme agenouillée.

La province est pleine encore d’admirables réserves de richesses morales. On y rencontre sans cesse cette profondeur du sentiment qui est dans notre sang, tel que nous l’avaient transmis nos ancêtres. C’est là que se recrute inépuisablement l’admirable abnégation du marin, du soldat, de l’aviateur. Ce merveilleux courage qui fait douter du mal ! Il y a là des éléments encore pour une humanité vraie.


IV


Le temps des raisonneurs est revenu. Comme toujours, ils bavardent, ils pérorent savamment ; ils ne veulent admettre que ce qu’ils peuvent comprendre. Ils dissertent sur l’art du Moyen Âge et posent mille questions, qu’ils laissent presque toutes sans les résoudre ; pour chacune des autres, ils proposent plusieurs systèmes…

Mais, raisonneurs, un simple compagnon de jadis n’y mettait pas tant de façons et trouvait tout de suite, en lui-même et dans la nature, la vérité que vous cherchez dans les bibliothèques ! Et cette vérité, c’était Reims, c’était Soissons, c’était Chartres, c’étaient ces Rocs sublimes de toutes nos grandes villes : c’était, cette vérité, le génie même de la France.

C’est qu’ils avaient une âme, les compagnons de jadis, cette âme que l’architecture a besoin de sentir derrière elle pour amener ses principes à l’expression suprême des nuances.

Auprès de vous, docteurs, je veux bien qu’ils soient des enfants, ces artisans, ces ouvriers : seulement, c’étaient des enfants à l’École de Vérité, — et vous ?…

O ces ouvriers ! Ne pouvoir connaître leurs noms pour les prononcer, ces humbles noms sublimes d’hommes qui savaient quelque chose !…

Je rêve souvent que je les vois, que je les suis de ville en ville, ces pèlerins de l’Œuvre, en mal ardent de création. Je m’arrête avec eux chez la Mère, qui réunit les Compagnons du Tour de France. On s’attable pour déjeuner ; on est jeune et vigoureux ; on raconte ce qu’on sait… Les appréciations de ces voyants, leurs disputes entre eux sur les belles choses, leur science et leur pensée où se reflète le colosse en train de s’accomplir… Ils travaillent à Reims… Ils ont vu Saint-Denis, Chartres, Noyon, Amiens… et plusieurs d’entre eux ont travaillé aussi là et là, ils ont dans le regard et dans l’âme toute cette gloire. Titans !

Pourtant, ce sont des hommes très simples, les frères et les semblables de ces provinciaux que nous regardions vivre tout à l’heure, et de ces jeunes filles. Mais la grande pensée du temps est en eux et, pour la réaliser, ils sont en relation constante avec la nature ; et ils sont forts et sains. Ils ont la sobriété, la vertu, l’énergie des grands animaux nobles qui se maintiennent aptes à leurs fonctions naturelles. Sur ces organismes puissants, l’âme voltigeait, s’y retrempant sans cesse pour ne pas se perdre dans les régions de l’orgueil et des chimères. — Ainsi pouvaient-ils concevoir, ces petits enfants, et réaliser, ces robustes compagnons.

J’aimerais m’asseoir à la table de ces tailleurs de pierre.


V


Pourquoi ont-ils élevé ces colossales armatures, les Cathédrales ?

Pour y déposer — en sûreté, croyaient-ils — l’œuf imperceptible, ce germe qui demande tant de patience, tant de soins : le Goût, cet atome de sang pur que les siècles nous ont transmis, que nous devions transmettre à notre tour.

Tous ces orgueilleux équilibres, toutes ces accumulations de pierres glorifiées par le génie et qui s’élèvent à l’extrême limite où l’orgueil humain perdrait contact avec la vie, avec l’espèce, et trébucherait dans le vide, — tout cela, ce n’est que le reliquaire, — ou plutôt, car ce reliquaire est vivant ! — c’est le Sphinx gardien du Secret…

Le secret est perdu, autant dire, puisque quelques-uns seulement aujourd’hui peuvent répondre au Sphinx de toutes parts accroupi dans nos villes de France.

Nous saurions répondre au sphinx gothique, si la nature elle-même n’était devenue pour nous un sphinx incompréhensible.


Il y a dans la Cathédrale toute la simple beauté du menhir, qui l’annonce.

Incontestablement, les blocs romans et gothiques rappellent beaucoup, en grand, les pierres druidiques.

Mais le grand arbre a sa part dans la création du monument. Autant que les vieilles pierres dont l’amoncellement constitue les Cathédrales, j’aime les arbres puissants ; entre celles-ci et ceux-là je perçois une parenté. — Les bûches énormes qui soutenaient les huttes gauloises ne sont-elles pas les types des contreforts ? Les contreforts eux-mêmes ?

À coup sûr, il y a là, d’autre part, un souvenir, barbare et charmant, de la maison romaine.

L’art romain et le contrefort barbare sont dans la Cathédrale.

Et ces mains qui supportent les voûtes, ces tendons extenseurs !

Murs cyclopéens égayés par les végétations, toujours décoratives. Ainsi le Gothique assemble et régulièrement entasse des pierres, des soubassements, et tout en haut ajuste des fleurons, des crochets, des épines, à l’imitation des végétations grimpantes.

Toutes les lignes sont des lignes de victoire. Elles plafonnent superbement, portées par le développement logique de tout l’édifice.

C’est l’effet toujours tenté dans les écoles, sans succès, parce que l’école invente des règles qui ne sont pas ratifiées par la nature. La nature refuse de se greffer sur nos rêves. Elle reste fidèle à ses propres lois, qui ne la trompent jamais : comme la mer a ses limites, les mouvements ont leur justesse. — Les Gothiques n’inventent rien. Les inventions sont des blasphèmes.


Économie des effets. Voici des colonnes et des colonnettes qui montent jusqu’en haut sur un seul plan droit. Elles ne demandent un effet qu’aux chapiteaux forts et saillants. Nous retrouvons ce principe au mur du Théâtre d’Orange. C’est un mur, aux deux tiers de sa hauteur : de grosses pierres profondément saillantes donnent à cette large surface sa force de beauté.


Au sommet des hautes nefs, dans le fond, filtre un rayon qui se répand dans tout le vaisseau, se jouant à différentes hauteurs ; on croit voir au-dessus de lui, dans ce ciel de pierre, un nuage orageux.

Les reflets violacés des vitraux colorent l’abside des tons d’une palette impressionniste.


La femme, dans le récit de la Genèse, est créée après l’homme ; la grâce suit la force.

Le Gothique est toujours plus noir, d’effets plus rapprochés que la Renaissance. Celle-ci étale les effets et les dissout dans la grâce incomparable qui est sa marque propre, dans la douceur qui est son expression. Elle conserve des sillons noirs, à grands intervalles : c’est l’attique français. Sa générale teinte blonde trouve dans ces noirs, très rares, le rehaut, le ressort qui la met en valeur. Je ne sais rien d’aussi ravissant. — Aux XIIIe, XIVe et XVe siècles, la force, plus fervente, s’exprimait avec plus d’énergie. La Renaissance a nuancé la ferveur de l’amour.

Déclinaison du Gothique dans la Renaissance du XVIe, tu m’as forcé à l’étude de la lumière, j’ai essayé de comprendre tes motifs, tes mille nervures et de mettre quelques-unes de tes richesses dans mes œuvres…


C’est bien le Goût, le sens des convenances, des rapports, qui fait l’unit de la Cathédrale. C’est le Goût qui préside à la disposition des clochers, des portes, de tous les membres du grand Vivant ; et tous ces membres procèdent de la ronde-bosse, qui seule peut nourrir et soutenir les lignes, s’harmoniser avec les images, s’exprimer en dépit des distances et par les distances.


Les écrivains d’art aussi défendent le goût, recommandent la mesure et la clarté. Je ne suis pas bien sûr que, sous les mêmes mots, nous entendions les mêmes choses. C’est de la clarté et du goût des effets que je parle. Le Goût, c’est l’adaptation de la volonté et des forces humaines à la volonté et aux forces de la nature.


Les photographies des monuments sont muettes pour moi ; elles ne m’émeuvent pas, elles ne me laissent rien voir. Ne reproduisant pas convenablement les plans, les photographies sont toujours, pour mes yeux, sécheresses et duretés insupportables. L’objectif voit bas-relief, comme l’œil. Mais devant les pierres, je les sens ! Je les touche partout du regard en me déplaçant, je les vois plafonner en tous sens sous le ciel, et de tous les côtés je cherche leur secret.


La force répugne aux faibles. Ne la comprenant pas, ils ne la désirent pas.

La Cathédrale s’est accomplie lentement et passionnément. Les Romains y ont apporté leur force, leur logique, leur sérénité. Les Barbares y ont apporté leur grâce naïve, leur amour de la vie, leur imagination rêveuse. De cette collaboration, qui n’était pas combinée par un dessein prémédité, a germé l’œuvre, modelée par les temps et les lieux.

C’est le génie français et son image. Il n’a pas procédé par à-coup ; il n’a pas obéi à l’orgueil. Il s’est élevé avec la succession des siècles à l’expression.

Et cette expression, une dans tout le pays, varie avec chaque province, avec chaque fraction de province, juste assez pour historier la chaîne qui relie toutes les perles de ce monumental collier de la France.

Notre atmosphère, l’air à la fois si vif et si enveloppé de notre pays, a guidé les artistes gothiques et renaissants. Leur art est aussi doux que la lumière du jour !

Les Grecs ne s’y sont pas pris autrement pour faire leurs chefs-d’œuvre.

Par la netteté de son parti pris, par sa science des déclinaisons de la lumière, le Gothique-Renaissance rejoint la Grèce et n’a rien à lui envier.

Ah ! Renan, vous êtes parti de Bretagne pour aller vous prosterner devant le Parthénon ! Le sculpteur, élevé par les Grecs, vient du Parthénon et va à Chartres adorer la Cathédrale.

Nous avons perdu à la fois le sens de notre race et de notre religion. L’art gothique, c’est l’âme sensible, tangible, de la France ; c’est la religion de l’atmosphère française ! — On n’est pas incrédule, on n’est qu’infidèle.


Dans la majesté dont s’enveloppe la Cathédrale, comme d’un immense manteau, les bruits de la vie — les pas, le roulement d’une voiture, une porte qui se ferme — retentissent. La solitude les règle selon un sens harmonieux des proportions.


Les lignes s’enflent, décoratives, dans cet éloignement. Ce sont les contreforts qui donnent ce galbe. La traîne majestueuse de l’abside, manteau royal…

Et les arcs-boutants, en profil : des hirondelles qui s’envolent ; aussi, parfois, des envolées d’encensoirs.


Ces graves artistes du XIIe siècle, du XIIIe et de la Renaissance jusqu’à la fin du XVIIIe, travaillaient avec une allégresse partout sensible dans leur œuvre. Grands poètes, ils nous ont donné leur pensée, c’est-à-dire leur chair et leur sang.

L’art était, pour eux, l’une des ailes de l’amour ; la religion était l’autre. L’art et la religion donnent à l’humanité toutes les certitudes dont elle a besoin pour vivre et qu’ignorent les époques embuées d’indifférence, ce brouillard moral.

Et comme ils aimaient la vie ! Ils y recherchaient leur art, ses principes et ses conséquences, avec cette unité de pensée qui fait l’unité des grandes destinées. — N’habillaient-ils pas leurs femmes selon le goût de leurs œuvres ? Et l’élégance féminine ne trouvait-elle pas sa part dans les dentelles des clochetons et dans les plis des colonnettes ?

Ces colonnes blanches, leurs nervures, les fenêtres, les meneaux, ces trèfles suggèrent la lumière naturelle, le soleil qui traverse les feuilles.


Les moulures gothiques sont quelquefois inspirées de la tempête. Elles sont, comme la mer, en ressauts.


La moulure, ce fil qui court dans le sens horizontal ou en hauteur, est aussi dans la nature : c’est la trace de la sève. Les feuilles et les fleurs ont été réservées pour les ornements.


La console, si accentuée par la Renaissance, est gothique par sa forme générale, par sa ligne. En regardant ce portail, avec ses rangées de saints, aux têtes inclinées et les pieds posés sur un accessoire, je vois la console. Et c’est la ligne génératrice de tout l’édifice.

Elle régnera jusqu’à Louis XVI.


Le tympan a d’abord été l’histoire sainte, la Bible et l’Évangile : la création, les prophètes, le Christ juge, le couronnement de la Vierge, etc.

Puis, il est devenu une pure décoration ; non pas une décoration simple. Il se complaît en lui-même, se déroule et revient en rinceaux. C’est la Renaissance, un autre mouvement, la déclinaison de la même pensée.

Pourtant, cette décoration est admirable encore de mesure. Les proportions sont respectées. La vie est exprimée à l’état statique.


Le corps humain est dramatique par lui-même. C’est aussi un étalon d’harmonie. Comment peut-il se rencontrer des sculpteurs pour nous donner un Crucifié inexpressif, indifférent ? Seulement humain, il serait singulièrement émouvant. Sous le ciseau d’un artiste, le Christ dans la mort devient plus vivant qu’un homme vivant.

Quelquefois, le génie de certaines races accentue l’effet jusqu’à produire le frisson de l’épouvante. Je me souviens d’un Christ, dans une église de la Rue Haute, à Bruxelles : ce n’est plus l’hostie de l’amour, il n’y a plus que de la souffrance. Ce Christ est espagnol.


Qu’importent les cassures ! — Dessinez d’après les dégradés : il restera les plans. (L’artiste me comprend.) Si les plans sont justes, la cassure le prouve. Je le répéterai inlassablement : le plan est tout. Un œil fait avec un clou est divin de nuances et de pensées si le plan qui le soutient est juste ; un œil ciselé avec les outils les plus perfectionnés, et même amoureusement, est inexpressif si le plan est faux. Que serviraient à la Joconde les commissures délicieuses de sa bouche et son œil profond, si les plans de cette figure n’étaient pas tous à leur place ?


Les réparations sèchent et noircissent très vite. Vieillissement artificiel. Croient-elles nous tromper ? Elles ont beau noircir, elles restent datées : dures et molles à la fois.

Gris moelleux et doux ; la douceur est une chose d’autrefois, une chose de style.


Un art qui a la vie ne restaure pas les œuvres du passé, il les continue.

Voilà un palais, auquel un artiste véritable, un artiste d’autrefois, a fait une petite adjonction : motif charmant, qui ne dérange pas les colonnes reliées les unes aux autres. Entre deux, le petit motif Renaissance, modeste, se fait pardonner par sa grâce l’audace de s’être mis là. Avec quelle souplesse, quelle richesse d’invention il a « tourné » pour produire le style suivant, sans rien déranger dans la lumière du style précédent ! Voilà ce qui s’appelle suivre l’idée première en la dirigeant sur un autre plan, qui ne trouble pas l’ordre général, essentiel : voilà le Goût.

L’originalité, si ce mot peut être pris dans un sens affirmatif, ne consiste pas à forger des mots nouveaux, privés des beaux caractères de l’expérience, mais à se bien servir des mots anciens. Ils peuvent suffire à tout. Ils suffisent au génie.


Senlis : pureté de la foi, pureté du goût.

Les fleurs qui montent aux voûtes ! L’arc qui s’élance du chapiteau sans rompre avec lui ! Quel art suprême dans un seul trait ! Pour réaliser cela sans maigreur, il fallait tout le génie de ces incomparables artistes.

Les voussures doublant les ogives engendrent des plates-bandes pareilles à des rubans. Le noir est derrière. Entre ces rubans, la nervure se dessine dans une manière de modelé plus bas-relief, comme il était nécessaire. Style Renaissance qui atténue un peu la ronde-bosse du Gothique. Effet grec et charmant.


Spectacle réconfortant d’une petite ville de province, avant six heures du matin : Blois. Grande hâte vers le travail, les usines ; les maisons propres et modestes, aux persiennes fermées, et le beau pont, solide, en dos d’âne. Et ce pont, grâce à l’effet du dos d’âne, est comme une route en plein ciel.

Derrière un rideau de maisons apparaît le clocher, roman, massif, puissant, admirable. Les jolis minois du temps de Louis XV — auxquels il faut que je pense, ici — l’ont vu, ce beau clocher de pierre, qui s’élève comme une fleur dans un jardin. Mais déjà ils le trouvaient affreux…

Je me retourne vers ce pont, dont les voitures font l’ascension, régulièrement, vaillamment, en dessinant sur le ciel leur profil, et je vois, dans cette montée et cette descente, une image de la vie.


La netteté dans la modestie : Blois.

Elle a été frappée dans son château, dans son église, de notre temps. Ah ! les marchands sont entrés dans le temple !

Harmonies perdues. Les vitraux nouveaux sont étrangers aux paroles qu’on chante dans cette église. Les rapports entre ceci et cela étaient pourtant intimes, à l’origine. L’âme des choses est trahie par la caricature.


Il y a, à Blois, une rue si gracieuse, à la voir en raccourci, qu’on a, de ce point de vue, la sensation d’un monument. Grâce discrète, qui caresse les yeux et le cœur de l’artiste et que j’ai goûtée dans tant de villes de province. On retrouve dans ces perspectives le charme du monument même qui fait la gloire de la petite ville.


Sorti de l’église, je m’arrête à regarder encore les façades. Des chants entrecoupés me parviennent, par intervalles, comme des bouffées d’air du ciel. Cependant, j’étudie les pierres, le bois de la porte : Adam, et toutes ses filles, déesses de la génération, séduisantes par la modestie de leur geste.

L’utilité du « sujet » est de concentrer l’esprit, de lui épargner la dispersion. Mais l’intérêt véritable est au delà. Notre public contemporain ne soupçonne guère cet « au delà ». Il prétend qu’il veut comprendre. — Quoi donc ? — Ce que l’artiste a voulu dire. — Mais le sujet ne nous renseigne pas sur l’intention de l’artiste. Il faut la chercher dans l’exécution. Voyez un bas-relief ; par l’opposition des plans, l’artiste a déterminé de belles ombres, d’où surgissent une tête, le col d’une nymphe, ses genoux : tout cela est d’une grâce infinie, et c’est cette grâce qu’il importe de comprendre. Quant à savoir si ces figures sont l’été, l’automne, etc., c’est bien secondaire. Il y a même des compositions dont le sujet se dérobe : cette figure cachée, qui tient un livre, que signifie-t-elle ? Mystère. Et l’ornement ? N’est-il pas l’emploi de l’ombre et de la lumière sans sujet ? Il y a un mystère plus précieux à pénétrer, c’est celui de l’art, celui de la beauté. Notre public s’en soucie peu. Il préfère des lignes sèches au modelé le plus savant, pourvu qu’il puisse se rendre compte de l’anecdote… — N’en est-il pas de même en religion ?


J’aperçois une forme : c’est une figurine. Je ne distingue rien nettement ; mais à l’ombre, à la lumière qui détache l’ombre du jour, à ce que je ne vois pas, à la masse balancée que pèse mon œil, je pressens et je vois un chef-d’œuvre. Ni la lumière ni la masse d’ombre ne sont égales ; c’est le modelé, c’est l’équilibre qui se sent. — Quand une figure est juste dans ses oppositions, on sent l’équilibre, et si l’équilibre est bon, on sent le mouvement possible, la vie. — Et mon esprit éprouve le sentiment de la plénitude : c’est un antique ! J’en reconnais la divine harmonie. — C’est ce qu’il fallait comprendre.

Comme la beauté, la conscience se pressent de loin. Voilà une figure magistrale. Elle domine les visiteurs qui passent, elle arrête ceux qui la comprennent. Quelle expression sur cette face ! Comme dans beaucoup de bustes romains, c’est la période critique de la vie que l’artiste a rendue dans toute son émouvante vérité. Les années ont passé, cette figure a été belle, elle est altière encore, tout à genoux que la voilà, et chez Dieu. Quelle atmosphère autour d’elle ! Comme elle est en repos, dans cet agenouillement, depuis trois siècles ! Et comme elle vit dans son repos, grâce à la perfection du modelé !

Le modelé, selon le plan, est toute la vie de l’architecture et de la sculpture, l’âme des pierres touchées par l’artiste. C’est aussi le rapport des petites proportions, surtout en profondeur. Le détail mal ou pas modelé est d’une bêtise insolente. Tout est plat dans nos pierres sculptées d’aujourd’hui ; elles sont sans vie.


À Saint-Cloud, c’est la beauté des fleurs, quoique mal arrangées, qui nous console des anciennes splendeurs architecturales, disparues.

Avenue magnifique d’un château qui n’est plus.

Je l’ai vu, étant jeune. Il me semble que cette destruction creuse le temps, lui inflige un recul incommensurable.

Le palais était admirable d’ordre et d’harmonie.

Dans les jardins, j’admire l’Apollon. Quelle majesté ! Les découpements, pareils à des anses de vase, donnent au torse des légèretés précieuses. Quelle grâce dans la masse ! De trois quarts et de dos, cette figure est tout à fait dans le goût de Michel-Ange.


L’architecte de Saint-Cloud a eu l’heureuse idée de mettre là de beaux moulages. Je craignais tant d’y trouver — comme ailleurs — d’affreuses copies !

C’est vues d’en bas que les figures antiques ont toute leur beauté. Voyez la Samothrace. Elle plafonne, et des ailes morales, quand elles ne sont pas réelles, l’accompagnent toujours, l’enveloppent.

Quelle grâce dans ce Génie du Repos éternel ! — Dire que l’antique mal compris a suscité toute une innombrable école, l’École de la caricature de l’Antique ! Ses « maîtres » ont regardé tout ce qu’ils ont cru voir, et l’antique, et le gothique, et la nature, avec des yeux meurtriers. — Ce Génie, à distance, est plus grand que l’Apollon, — plus grand que Michel-Ange.

Il est remarquable avec quelle aisance l’art grec se passe de la lumière grecque. Mais, où qu’on l’exile, il veut cette douce lumière du jour dont parle Homère…


Dans la contrée où est Chambord, cette petite église[1], qui n’a pas été réparée, pas toute, du moins. Pour le chœur, qui était roman, on a consulté un ingénieur, quelque notable du service d’assainissement ; il a fait sa besogne…

Mais la nef, ces merveilleux modelés, ces piliers doux, ces grandes nervures si fraîches, divisées en plusieurs nervures plus fines…


… Ainsi, chaque promenade est comme une surprise d’admiration. Parfois, il semble que la beauté — oserai-je le dire ? — ruse avec moi. Je viens d’éprouver ce sentiment, une fois de plus, à Melun.

J’avais admiré dans un coin d’église de petites merveilles de sculpture, amoureusement ajoutées après coup, fleurs d’un bouquet de la Renaissance. Empressé de les revoir, je retourne à l’église, ce matin : elles ont changé. La mémoire encore enchantée des splendeurs de la veille, j’ai aujourd’hui une déception. Mes « chefs-d’œuvre » sont médiocres !… Non ! Quelques minutes d’attention, et voici d’autres beautés, qui valent celles d’hier. Des choses, noyées alors, se montrent, et ce sont des effets aussi charmants que les premiers. Privilège de la ronde-bosse, de cette forte saillie qui donne les douceurs de la demi-teinte, disons plutôt du clair-obscur… Cependant, si j’avais amené là quelque ami, en lui annonçant des prodiges, il me semble que j’aurais été confus, d’abord, pour mes chefs-d’œuvre ; et puis, la déroute bientôt se serait changée en victoire : l’effet différerait de celui que j’aurais annoncé, mais il serait aussi beau. Œuvre nouvelle, et la même.

Il y a partout de beaux restes, il y en a pour consoler encore quelques générations d’artistes.

Étudiez ces magnifiques débris. Si vous voulez les comprendre, allez les voir à des heures différentes. Ces œuvres, accomplies en plein air, changent de beauté selon que le temps change, et ces beautés varient sur un thème constant. Le soir vous révélera ce que le matin ne vous a pas laissé voir.

Ces œuvres se transforment comme de beaux visages féminins, où la même âme, qui ne peut pas tout dire la première fois, mais qui continue de parler aux différentes heures du jour, se manifeste avec tant de nuances !


Devant les Cathédrales je me sens soulevé, transporté par le sentiment de la Justice. Justesse plastique, image et correspondance de la justice morale.

Je pousse la porte : quelle ordonnance ! La pensée de la perfection s’impose à mon esprit. Quelles assises éternelles ! Et cette vertu de l’architecture, cette épaisseur que j’aime tant, qui manque à notre époque ! Solidité, profondeur qui survit aux siècles ! je respire cette force avec passion. — C’est l’épaisseur du temple de Pæstum, trapu dans le paysage comme le taureau dans la plaine, ou comme une phalange grecque ; c’est l’épaisseur antique. Dans le Gothique, elle s’étire et s’élance.

Au fond, le noir du Saint des Saints, la grande ligne de séparation qui monte au faîte, s’élève au point où la force retombe en s’appuyant sur l’autre chapiteau.

En bas, cette ligne sépare le chœur de la foule des assistants : rideau d’un théâtre auguste, où les gestes et les paroles sont antiques et se produisent dans des ténèbres antiques, où, seul, l’or d’une lampe suspendue reluit.

Mon esprit monte, suivant cette ligne, et retombe avec elle pour remonter. Les battements aussi de mon cœur la suivent, puis se rhythment aux arcatures qui palpitent tout en haut et tout au loin.

Grand silence, où l’on sent que des sages délibèrent en eux-mêmes.

Entre le prêtre ; repos, puis les chants.

Les femmes parfument l’église de leur beauté.

La foule, en voix confuses, exprime humblement l’amour, l’adoration de la Justice. — En haut sont les orgues, comme la foudre qui serpente. Et ce murmure humain qui borde le chant profond de l’orgue…

Rembrandt, que vous admirerez au XVIIe siècle, dont vous ferez un classique, est intensément gothique. Le génie de Rembrandt, c’est également la vie dans l’ombre.

Mais notez bien que l’ombre, en soi, n’existe pas. C’est un vêtement qui s’attache à la forme. Si la forme est bonne, l’ombre, qui en est la manifestation, sera expressive. Donnez-moi de belles formes, j’aurai de belles ombres. Ce qui fait la variété des styles, c’est la déclinaison des mêmes ombres en détails différents. Aussi y a-t-il unité parfaite dans l’art français, depuis le Roman jusqu’à nous, — jusqu’à nous exclusivement. Nous nous sommes reniés nous-mêmes, en refusant notre amour aux merveilles de notre passé, et ce reniement est un suicide.


VI


De bonne foi, comment pourrait-on excuser, expliquer le crime moderne, l’abandon des Cathédrales ? Pis encore : leur meurtre et leur travestissement !

Nous sommes les exécuteurs inconscients de notre propre condamnation. La destinée nous retire ces grands titres de gloire, parce que nous ne les méritons plus, et, pour comble de honte, c’est nous-mêmes qu’elle charge du châtiment.


Est-ce l’homme qui a diminué ? Est-ce la Divinité ? Comment se pourrait-il qu’elle exigeât de nous, maintenant, après de si splendides sacrifices, un tribut dérisoire ?

Si nous sommes devenus infirmes, de quand date notre infirmité ?

Sommes-nous, vraiment, réduits à tant de faiblesse que nous laissions, sans faire un effort pour le retenir, s’envoler le grand oiseau mystique ?

Les Cathédrales devraient nous donner tant d’orgueil ! Elles ont engendré la force dont les derniers restes nous animent encore. N’avez-vous plus le désir de la santé ? Ne comprendriez-vous même plus ce que c’est ?

Les Cathédrales, c’est la France. Tandis que je les contemple, je sens nos ascendants qui montent et qui descendent en moi, comme sur une autre échelle de Jacob.

Oh ! quelle pitié de voir s’ériger à grands frais de vastes hôtels de confort et de luxe, qui sont hideusement somptueux, et périr les vrais motifs de gloire !


Peut-être est-il nécessaire que les soleils tombent ?

Nous vivons tout près de tant de belles choses, et la plupart d’entre nous ne les voient pas ! Et elles ne persuadent, elles ne préservent que si peu d’esprits parmi ceux qui les voient !

Notre ignorance des chefs-d’œuvre est l’oubli de notre vérité. En pénétrant les yeux, la beauté éveille le cœur à l’amour, et hors l’amour rien ne vaut.

Mais on n’enseigne plus l’amour.

Si la compréhension du beau était affaire d’éducation, d’instruction, comment pourrions-nous en être privés, nous, les modernes, qui sommes privilégiés parmi les privilégiés ? N’avons-nous pas dans nos musées l’Égypte, l’Assyrie, l’Inde, la Perse, la Grèce, Rome ? sur notre sol les vestiges sublimes du Gothique, du Roman, et ces charmantes merveilles, nos vieilles maisons, belles de proportions jusqu’au Premier Empire inclusivement, si sévèrement élégantes dans leur style d’autrefois, avec cette grâce éloquente jusque par sa réserve, et quelquefois inscrite dans un simple bandeau sans moulures ?

Nous avons tout cela, et nos architectes font les bâtisses que vous savez. Dans la statuaire, le moulage sur nature, cette plaie cancéreuse de l’art, prospère !

Ah ! Proportion ! synthèse des arts ! perfection insaisissable ! Le sentiment de ta vérité nous pénètre lentement d’une sorte de terreur salutaire, qui nous purifie et nous grandit. Mais où es-tu maintenant ? L’artiste semble avoir perdu jusqu’à la notion de ton existence, depuis qu’il a renoncé à bâtir le temple de Dieu, depuis qu’il se propose d’élever le temple de la vanité humaine. Et pour ce nouveau temple il veut des matières plus précieuses, prodiguées en plus d’ornements qu’on n’en vit jamais. Mais la vanité avoue la pauvreté spirituelle du vaniteux. Trop de moulures dans nos palais. La mesure convient à la demeure de l’homme comme à lui-même.

Est-ce que les Juifs ne sont pas fiers de leur Bible, les protestants de leur morale, les musulmans de leur mosquée ? Ne défendent-ils pas, les uns et les autres, ces témoignages de leur foi, de leur histoire !

Nous n’avons pas cette fidélité, nous, qui ne défendons pas nos Cathédrales.

Et que défendrions-nous en elles ? Notre ignorance ne nous permet pas de voir qu’elles sont admirables, et pourquoi, et comment. Et les prêtres demandent leurs églises nouvelles aux architectes de nos music-halls, et commandent leurs statues de saints à des marchands.

Qu’a-t-on fait du cœur sanglant de ces foules de jadis, qui nous léguèrent ces poignants témoignages de leur douleur et de leur génie ? Voilà les vraies reliques. Qu’a-t-on fait du Parthénon chrétien ? Plus jeune que l’autre, il est plus caduc.

Sommes-nous donc plus barbares que les Arabes ? Ils respectent les monuments du passé. Ce qu’ils font par indifférence, ne pourriez-vous le faire par devoir, puisque les monuments gothiques vous ont été confiés ? — On n’ose dire : Ne pourriez-vous le faire par amour et pour votre joie ?


Je veux vous dire quels biens vous dédaignez.

Ils sont à tous ; chaque Français en a sa part de nue propriété, comme il en a, au fond de l’âme, sa part de vie morale.

Mener le peuple à la Cathédrale, c’est le mener chez lui, dans sa maison, dans la citadelle de sa force. Le pays ne peut pas périr, tant que les Cathédrales seront là. Ce sont nos Muses. Ce sont nos Mères.

Venez voir ce qui est à vous, ce qu’on est en train de vous prendre. Il en reste encore de magnifiques débris.


Foi perdue, beauté oubliée.

L’Europe, comme le vieux Titan fatigué, change de position et, par conséquent, d’équilibre. Pourra-t-elle s’adapter à des conditions nouvelles, ou va-t-elle perdre l’équilibre au lieu d’en changer ? On ne sait. Il est certain que l’homme moderne, s’il manque de goût, ne manque pas de grandeur et de courage. Témoin les aviateurs.


Le souvenir qu’on emporte des Cathédrales impose le silence, un silence fécond où l’âme connaît le grand bien-être, la fête de la pensée. On médite le conseil que la Nature vient de nous donner par le moyen de l’art. On cherche la loi.

Elle ne peut se préciser. La mesure, un certain ordre, voilà la loi. Et c’est aussi le goût, la sagesse, la raison, la convenance. Et c’est aussi l’immortalité, le lien qui unit les siècles aux siècles, l’homme avec les hommes de sa race, et des pays différents, et notre esprit avec la Nature.

Mais dans ce concert des siècles, le XIXe, comme art, est une note discordante ; dans leur marche, un temps d’arrêt. Comptera-t-il, au jugement de l’avenir ? Plat jusque dans le caractère des individus, il a ignoré la profondeur, une des trois mesures. Il a méconnu l’une des trois parties de la géométrie.


Vous verrez quels beaux hôtels de ville on vous construira, dans les provinces, quand il n’y aura plus de châteaux Louis XVI où les municipalités puissent trouver à se loger…


Dans les grandes œuvres d’autrefois on ne comprend pas toujours tout de suite l’opposition des plans. Mais il faut parvenir à s’en rendre compte, car c’est de cette opposition que résultent l’équilibre et la « tournure ». Or, ce secret est ignoré des architectes qui ont entrepris de restaurer les Cathédrales en y ajoutant les vices de notre époque. Aussi sont-ils toujours amenés à charger l’édifice à faux, à le fatiguer. Ils manquent l’effet qu’ils cherchent, parce qu’ils ignorent les conditions de l’équilibre.


L’ombre bénie de la Cathédrale continue à s’étendre sur moi bien longtemps après que j’ai franchi son seuil ; elle m’accompagne dans la vie. Je revois les grandes lignes de son architecture, tels détails de sa statuaire, telle figure qui fait, dans son isolement, un tout complet, un monde à part, image du grand. Ainsi le moindre insecte, parce qu’il est selon les lois générales, nous offre une représentation, abrégée, mais totale de l’univers.


VII


Les circonstances ne prévaudront pas contre l’Esprit et contre la Loi.

Le sentiment de la beauté est nécessaire, impérissable. Je m’en persuade en sentant si vive en moi la faculté d’admirer. Cette faculté, tous les hommes l’ont en eux. Elle peut sommeiller, elle se réveillera.

Moi non plus, je n’ai pas toujours connu toute la vérité. Quelle reconnaissance je dois aux forces qui me l’ont révélée ! — Aujourd’hui, par ce matin de printemps où l’atmosphère est en fleur, mes souvenirs m’escortent, je rejoins mon passé, je pense aux longues et délicieuses études qui m’ont donné le goût de la vie et enseigné son secret.

D’où me vint cette faveur ?

D’abord de mes longues promenades à travers la forêt, qui m’ont fait découvrir le ciel : le ciel que je croyais, auparavant, voir tous les jours ; mais, un jour, je l’ai vu.

Et puis du modèle aussi, du modèle vivant qui, sans me parler, a fait naître en moi l’enthousiasme, m’a permis la patience, m’a donné la joie de comprendre cette fleur des fleurs, la fleur humaine. Mon admiration s’est toujours élevée, élargie depuis. Ma faculté d’observation s’est aiguisée grâce à de rares et ardentes affections, et grâce encore à des printemps comme celui-ci, où la terre envoie son âme fleurie à sa surface pour nous éblouir et nous enchanter.

Quel bonheur, pour moi, de posséder un métier qui me permet de dire à la Nature mon amour ! — O ce modèle, ce temple de vie, dont la sculpture peut reproduire les plus tendres modelés, les lignes les plus délicates et qu’on croirait d’abord les plus décevantes, dont le moindre fragment est déjà le chef-d’œuvre tout entier ! Et son visage, où l’âme divine, la force, la fraîcheur, la grâce se réunissent comme dans leur demeure de prédilection, comme dans le lieu de nos admirations !

Voilà le miel que j’ai amassé dans mon cœur. Je vis dans la gratitude perpétuelle, envers Dieu et envers ses admirables créatures, ses éloquentes envoyées.

D’autres voudront jouir du même bonheur. Et je sais bien que d’autres déjà, dans ce même moment comme dans tous les siècles, adorent avec moi la beauté.

Elle ne périra pas.


Me sera-t-il permis d’insister, un instant, sur les joies que me donnent les chefs-d’œuvre et mes propres travaux ? — Il y a là, peut-être, un exemple…


Accoudé à ma fenêtre, dans mon ermitage de Meudon, je baigne mon front dans la vapeur du matin. Toutes les pensées sombres s’éloignent, je cède à la douceur de cette belle heure du printemps. — Je sais que mon peuple de statues m’attend, pour se laisser voir, et pour travailler avec moi.

Mais je m’arrêterai d’abord dans mon petit musée, où sont réunis de beaux morceaux de toutes les époques. Beaucoup de mes sculptures sont parmi ; on les distingue, bien que, d’instinct, je me rapproche toujours de la Tradition. — Originalité est un mot vide, un mot de bavard et d’ignorant, qui a perdu bien des élèves et des artistes. Il nous est impossible, à nous, sculpteurs, d’avoir de l’originalité. Nous sommes des copistes. Les Gothiques n’ont eu tant de fécondité que parce qu’ils copiaient la nature. Nous sommes des hommes d’étude.

L’Étude est une sœur très douce, qui ne vous quitte jamais. Elle vous tient compagnie même quand vous ne l’invitez pas au travail. Et qu’il faut peu de chose pour préciser son attention et la rendre utile !

Ce petit musée que j’abandonne si ingratement, à l’ordinaire — on m’assure tous les jours que des affaires de première importance m’appellent ailleurs… — me retient aujourd’hui. Il est dans une pénombre délicieuse ; la brume du beau temps y a pénétré. Mais mon regard s’arrête à des objets qui sont pour moi d’un enchantement familier. Ces plâtres, ces marbres me tiennent de petits discours, me rappellent mes pèlerinages à toutes les Cathédrales de France. Ravissement ! J’entends des modulations vagues, puis des paroles plus distinctes, des strophes dominatrices. Les âmes des Maîtres enseignent, corrigent la mienne.

Malgré la diversité des époques, tout procède ici de la même loi d’harmonie. Il n’y a guère là que des chefs-d’œuvre, c’est-à-dire que toutes ces sculptures sont nées complètes. C’est par là qu’elles me semblent et qu’elles sont pareilles les unes aux autres. — Non, aucune d’elles n’est originale… Mais le grandiose hommage de ces rinceaux répétés a la plénitude de ces hymnes puissants dont l’effet, aussi, procède de la répétition.

Cette nervure qui tend cette feuille en rampant vigoureusement, c’est la sève qui porte la vie. Elle bouillonne, elle violente la feuille qui se modèle sous l’effort. Qui a fait ce chef-d’œuvre ? Un Gothique sans nom. Ces beaux trous ! Ces ombres portées ou projetées ! Comprend-on qu’il y ait tant de grandeur dans les bosses et les trous au moyen desquels on a fait le simple portrait d’une plante ? Et il y a, en effet, tant de grandeur qu’avec ces trous et ces bosses les plus hautes pensées vont de pair. C’est que la Nature est là dans sa plénitude, la nature sensible, l’effet de toutes les forces qui travaillent en secret.

Oui, une seule loi, partout la même harmonie. Un esprit général relie d’unité toutes ces œuvres. Quelle modestie elles nous conseillent ! Mais quelles lumières elles mettent dans nos pensées !

Je regarde, et je ne puis m’en aller. Je suis environné de ces lumières ; les unes s’éteignent dans l’éloignement ; d’autres vibrent tout près de moi…

Ces fragments sont anciens. Mais, le français ou le grec, c’est le même sentiment, le même sphinx de beauté. Ici et là, c’est toujours la nature transposée et ressuscitée. Et c’est cette transposition aussi qui fait la splendeur suprême de l’Égypte et de l’Inde. — Je vois tout cela comme à travers des larmes de joie. Et quand je suis las d’admirer l’homme, je me tourne vers le paysage et je goûte profondément la convalescence de cette maladie, la Ville…

Rentrer dans la vérité, retourner à la nature, remonter aux principes : relier le présent au passé. L’instinct reconnaît l’instinct par delà les intervalles.

Relier le présent au passé, c’est l’action nécessaire. Ce sera rendre aux vivants la sagesse et le bonheur. Ceux qui possèdent le bonheur, parce qu’ils se sont prosternés devant la vérité, ne veulent pas garder pour eux seuls ce trésor. L’humanité tout entière, inconsciemment, en a faim et soif. — Il y a un malentendu entre le passé et le présent.


L’artiste devrait être écouté.

Non pas imité ! Il n’imite pas, lui-même : il ne veut pas qu’on l’imite. Même pour s’approcher de l’antique, ce n’est pas à la copie qu’il recourt, mais au moyen même que les Anciens ont employé : à l’étude de la nature.

Non pas imité : mais écouté !

Docile confident de la nature, il vit parmi de bien autres merveilles que celles des Mille et Une Nuits. Il peut enseigner à la foule l’art d’admirer, et ainsi lui procurer de magnifiques et innombrables occasions de développement et de bonheur.

À la condition, en effet, de nous soumettre joyeusement aux Lois — aux vraies, à celles que l’homme n’édicte pas, mais qui sont les textes éternels, éternellement offerts à ses yeux, à son esprit, à son cœur — nous jouissons d’une infinie richesse de vie. Quel paradis que cette terre ! Ne parlons pas du mal, nous ne le comprenons pas… Essayons seulement d’épuiser le lot de bien, le bonheur qui nous est dévolu : nous n’y parviendrons pas, car il est infini. Et il nous est, proprement, donné.

La beauté, comme l’air, ne coûte rien. La terre, calme ou troublée, fleurie ou montrant son squelette, les saisons, les bêtes et les fleurs, la foule dans la ville, les admirables portraits que tu vois dans l’omnibus, le bateau, le wagon : partout, artiste, tu trouves un aliment pour ta faim de beauté. Qu’importe si, de loin, tu ne vois pas le visage ? Le mouvement général te l’indique ; et si tu ne vois que le visage, il t’indique le mouvement général ; le visage et le mouvement racontent toute l’histoire d’une personne, c’est tout un roman écrit avec la chair. Et comme cette loi de beauté n’a rien de conventionnel, tu la vénéreras sur la face de ton ennemi lui-même — si tu peux en supporter la vue — et jusque dans les êtres dont la race est hostile à la tienne. Les animaux méritent notre hommage, et c’est justement que le cheval devient l’égal du cavalier dans une figure équestre. Il n’y a pas jusqu’au brin d’herbe qui ne soit « articulé en beauté ». — Il n’y a qu’à regarder, en intervenant le moins possible, pour ne pas gêner les acteurs du drame et les dénaturer. Autrefois, je choisissais mes modèles et je leur indiquais des poses. J’ai dépassé cette erreur, il y a longtemps. Tous les modèles sont infiniment beaux, et leurs gestes spontanés sont ceux qui se ressentent le plus du divin. Et tandis que la beauté se révèle à moi, se multipliant de seconde en seconde à mesure que je la comprends mieux, je commence à travailler — dès que mon crayon est taillé ou que ma terre est molle — étudiant ce que je vois, ce qui m’est donné, bien certain qu’il serait superflu de choisir.

Dans cet état d’esprit, où l’on sent qu’on participe à la nature, comment ne serait-on pas heureux ?

C’est dans ce bonheur que l’artiste, aujourd’hui, voudrait communier avec tous, comme il l’a fait autrefois dans la Cathédrale, car il y a place et part pour tous : ce bonheur est immense et pourtant appartient tout entier à qui veut bien faire l’effort de le prendre. — C’est une des lois naturelles, que tout soit à tous. Chacun de nous ne remplit-il pas le ciel ? Je n’exagère pas. Une femme qui se peigne remplit de son geste le ciel. Et il nous est impossible de faire quelque mouvement que ce soit sans beauté. Il nous est également impossible de sectionner, de limiter nos pensées et leurs nuances, lesquelles se traduisent par des gestes sans bornes en nombre et en ampleur. Nous avons donc, tous, l’immensité pour propriété.

Cette conviction nous grandit en nous permettant de nous enorgueillir : quelle place la nature nous a faite dans son sein ! Sa générosité doit éveiller notre reconnaissance. L’art est l’expression de cette reconnaissance, la louange de la nature par l’homme empli d’amour et d’admiration devant elle.

L’art est le rite harmonieux de cette grande religion de la nature.

Si l’artiste était écouté, tous les hommes se réconcilieraient dans cette religion, et la beauté créée par l’homme serait comprise, serait sacrée, au même titre que la beauté du ciel et de la mer.

Les cieux racontent la gloire de Dieu : les Cathédrales y ajoutent la gloire de l’homme. Elles offrent à tous les hommes un spectacle splendide, réconfortant, exaltant ; elles nous offrent notre propre spectacle, l’image éternisée de notre âme, de notre patrie, de tout ce que nous avons appris à aimer en ouvrant les yeux.

Quand l’artiste sera écouté, nous cesserons d’être aveugles aux magnificences familiales de ces monuments marqués du chiffre de France, sourds aux accents de ces cloches qui parlent notre langue.

Du haut des clochers de nos Cathédrales sonne l’espoir.

La bonté de la nature et le courage de l’artiste parviendront à tout rétablir dans l’ordre.

Ces vieux monuments recèlent tant d’ardeur ! Ils sont réellement si jeunes ! En les étudiant, j’ai retrouvé la jeunesse.

Pour mes contemporains, je suis un pont, unissant les deux rives, le passé au présent. J’ai vu souvent la foule hésiter devant ces masses énormes de l’architecture gothique, se demandant si elles sont vraiment belles. Qu’elle daigne m’agréer pour garant, avec Ruskin et tant d’autres maîtres, quand nous affirmons que cette architecture est d’une beauté sublime. Oh ! que ne puis-je faire cesser le malentendu qui détourne d’elle ceux-là mêmes auxquels elle est dédiée !…

Pourquoi admire-t-on, — universellement, je crois bien, — les Grecs, les Égyptiens, les Persans ? Est-ce que la rareté des œuvres grecques, égyptiennes, persanes, ne leur confère pas une valeur de plus ? N’ont-elles pas gagné, à chacune des blessures que leur a faites le temps, un mérite, une dignité de plus ? — Prenez-y donc garde : les violences des vandales de tous les temps et les coupes sombres qu’on y pratique de nos jours ont donné aux monuments martyrisés du Moyen Âge le cachet de rareté que vous goûtez dans ceux de la Perse, de l’Égypte et de la Grèce.


J’ai déjà dit que les coups de la violence ne sont pas mortels. Il faut les condamner, bien entendu, il faudrait les prévenir, et je voudrais qu’on amenât devant nos vieilles églises les conseillers municipaux de France, qu’on tâchât de leur faire comprendre la valeur de ces mains, de ces visages, de ces plis de vêtements, de tout l’ensemble qu’ils détruisent…

Mais contre une œuvre absolument belle le vandale, s’il ne la réduit pas en poussière, ne peut rien : le plan subsiste, et grâce à lui je reconstitue l’œuvre tout entière, en ôtant de mon regard la blessure.

Non plus les coups du temps ne nous privent de la Beauté. Le temps est infiniment juste et sage. Son action sur nos œuvres les use, mais il rend presque autant qu’il prend. S’il atténue les détails, il ajoute aux plans une grandeur nouvelle, un caractère vénérable.

Les vrais ennemis de l’architecture et de la sculpture, ce sont les mauvais architectes et sculpteurs, — les grands chirurgiens à la mode, qui prétendent « refaire », artificiellement, au malade les membres qu’il a perdus. — O ces artistes qui font de l’art « par délibération » ! et par imitation !

Il faut étudier, étudier soi-même.

Ce que je fais, moi, est peu de chose et tient peu de place. Mais l’œuvre de nos Anciens ! Elle couvre notre sol ! C’est partout, chez nous, que vous pouvez la voir. Et j’ai ce mérite : je l’ai vue, afin de pouvoir vous en parler, afin de vous inspirer le désir de la voir à votre tour. Le peuple n’a pas le moyen d’entreprendre de telles études, il se rend utile autrement. Les « travailleurs » n’ont pas le loisir de fouiller ce nouvel Herculanum, la Cathédrale. Je l’ai fait pour eux. Par mes années de labeur, je me sens devenu le frère des autres travailleurs, le frère des grands laboureurs. Je serais heureux qu’ils voulussent bien accepter le fruit de mon travail, mon expérience.

Ainsi, je prends par la main chacune de nos provinces, nos villes et leur orgueil ; à Paris, d’où elles pourront rayonner au delà des limites du pays, je réunis ces richesses. Elles sont à tous ! Chacun peut se dire : Je suis riche.


Ce n’est pas que je prétende avoir tout compris, oh ! non. J’ai avoué mes méprises ; j’en pourrais noter beaucoup d’autres. Il y a tant de beautés dans cette beauté ! L’impression ressentie, si forte qu’elle soit, n’est jamais définitive. Au premier regard, on est étonné, l’esprit fait des efforts, des bonds énormes pour s’assimiler la pensée de l’artiste. Mais la loi reste au delà et, comme les nuages qui montent à l’horizon, les observations continuent à s’entasser… Je regarde, je tâche de décomposer, de recomposer, comme un essayeur. Il y a vingt ans que je fais cela, que je vis, chaque fois, d’une petite découverte, d’un clair de compréhension, et je ne compte plus sur la conquête de l’absolu.

La science ne se donne pas toute à un homme. Je me rends à cette pensée : je suis un chaînon. Puissé-je avoir contribué à ramener la lumière et la subordination dans l’art ! Et puissé-je être écouté quand je prêche la simplicité comme la condition primordiale du bonheur et de la beauté ! Il est vrai, cette simplicité est difficile à atteindre ; tout ce que nous sommes, tout ce que nous faisons est en rapport avec la nature entière. C’est donc à la nature entière qu’il faudrait toujours penser. Cela est-il possible ? Mais la nature entière n’en est pas moins là, devant moi, dans le modèle : point juste, ou multitude de points justes. Regardons attentivement le modèle : il nous dira tout.

Malheureusement, nous sommes arrivés, dans les villes, à une si fébrile excitation que la nature a bien de la peine à nous calmer. Je suis encore, quant à moi, impatient des passions des hommes. Peut-être est-il bon d’avoir ainsi toujours le malheur en sautoir, pour ne pas s’engourdir…

Ma nouvelle amie, la vieillesse, — que mes contemporains m’ont faite si belle ! — met en moi des certitudes, que je voudrais, en retour, partager avec tous.


III


NOTES SUR LE STYLE ROMAN


Le Gothique, c’est l’histoire de la France, c’est l’arbre de toutes nos généalogies. Il préside à notre formation, comme il vit de nos transformations. Il persiste dans les styles qui le suivent jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Ces styles sont ses déclinaisons.

Parce qu’il vient des Catacombes, des premiers chrétiens, qui vivaient dans des cryptes épaisses et cachées, le Roman est un style humble et sombre comme la naissance de la religion.


Le Roman est toujours plus ou moins la cave, la crypte lourde. L’art y est prisonnier, sans air. C’est la chrysalide du Gothique.

Comme l’exigeait l’ordre, cette chrysalide n’a que les formes essentielles qu’on verra s’historier dans l’être parfait. Elles sont d’une austère simplicité, avec un ourlet, une bordure de ceinture et des festons, ressautant autour d’une fenêtre pour repartir plus loin jusqu’à une autre fenêtre, et ainsi enguirlandant l’édifice. On retrouverait cette belle simplicité décorative dans la passementerie copte.

Le Gothique, même au temps de sa plus excessive prodigalité d’ornements, n’a jamais méconnu le principe roman. Il est français. Il succède au Roman comme la fleur succède au bouton.


Porche roman.

Ses arcs sont superposés, et l’ordonnance de ces superpositions est sculptée de motifs très simples, de dessins presque enfantins. Il n’y a pas de sujet. Ce sont des moulures ornées. Pour presque tout le monde c’est sans intérêt, négligeable, grossier.

Quelle erreur ! Nous ne ferions plus cela !… Cela, c’est comme si on entendait Eschyle ou Homère lui-même.

Nous prétendons, je le sais, mettre dans nos complications plus d’esprit qu’il n’y en a dans cette œuvre « barbare ». Mais cette œuvre barbare a un accent sublime.

Nous nous trompons.

Les anciens se préoccupaient de déterminer des masses d’ombres, puis les trouaient et les ornaient selon le but. Nous, nous ciselons des ornements étrangers à toute ligne générale ; cela n’entre pas dans le grand torrent d’harmonie. Le plan est à leurs yeux, qui voient juste, l’affaire principale ; c’est pourquoi, chez eux, il est toujours très beau. Il engendre des ombres mérovingiennes, violentes et fortes, rudes et sauvages.

C’est tout l’art grandiose du Roman. C’est la géométrie du beau. Les époques que nous persistons à traiter de barbares possédaient cette tradition des sciences. Nous l’avons perdue.

Le Roman est le père des styles français. Plein de réserve et d’énergie, il a produit toute notre architecture. C’est encore et toujours à son principe que l’avenir devra penser. Ce style, œuf qui contenait le germe de la vie, fut parfait dès sa phase primitive, et la corne d’abondance n’est pas épuisée : elle est inépuisable.

Le Roman vient du Romain. Il a conservé cette discipline, que les Romains tenaient sans doute des Grecs, et ceux-ci des Égyptiens. Cette discipline, colonne vertébrale de tout art viable, est une géométrie puisée aux sources primitives, dans la nature, dans ses lois. Elle s’est conservée jusqu’à nous pour que nous puissions un jour nous ressouvenir…

Mais quand donc cesserons-nous d’insulter au passé, nous qui avons misérablement perdu ses vertus magnifiques ? Nous ne savons plus, en sculpture ni en architecture, ce que c’est que le plan, ce dessin des profondeurs, ce dessin de l’ombre, ce dosage de l’ombre… De là nos jugements à rebours.


Ces escaliers, si longs et si nombreux, et ces pilastres de contreforts en escaliers, qu’on peut admirer, par exemple, à Chartres ; l’horizontale et la perpendiculaire évoluant dans des valeurs réglées : c’est le Gothique ; il est fondé sur le contrefort. Et ce contrefort n’est autre que le simple et rampant contrefort roman, ajouré et ciselé.


Après un stage de quatre siècles, comme une plante longtemps tassée s’élève gravement sur sa tige, ainsi le Roman, plante un peu basse, s’est redressé en colonnettes, et le Gothique est venu. La clarté s’est ajoutée à l’admirable concision primitive.


Colonne qui monte jusqu’au haut, et qui a des chapiteaux deux fois — force qui reprend son élan après s’être rénovée, — deux nœuds comme en ont certaines tiges, par exemple celle du jonc et celle du blé.


Arcs trapus, portés par des colonnes trapues : arches où s’ouvre le vaisseau aux élégantes colonnes : Arche de Noé.


MELUN


En entrant dans cette vieille église, il me semble que j’entre dans mon âme. Mes songeries les plus personnelles se sont levées pour venir à moi quand j’ai poussé la porte.

L’impression est pourtant celle d’une crypte, d’un tombeau.

Quel silence ! Qu’on est loin de tout !

Mais les traces de lumière, au fond, permettent, conseillent l’espérance. Le silence lourd que semblent supporter ces épaisses colonnes est l’atmosphère qu’il faut à la pensée.

Ce silence, du reste, vibre comme la lumière. Ce silence est l’expression, l’âme de cet art austère et profond.


Deux colonnes, près du chœur, accouplées, pour ainsi dire, sur la même base, m’apparaissent comme deux anges. Elles ont un caractère triomphal. Elles sont deux grands témoignages de la force et de la pureté qui ont ici leur sanctuaire. Et à la pesanteur de l’édifice elles empruntent une ineffable légèreté. — Soudain, voici qu’à les contempler toujours plus amoureusement je grandis, je participe à leur nature, des effluves de pureté et de force me viennent d’elles. La jeunesse de mon âme se ranime. Je reçois une seconde fois le baptême et j’en sors plus heureux, plus épris de la gloire divine et du génie humain.


Pas un ornement dans cette église, hormis les chapiteaux. Tout y est masses, cubes, angles droits. Pour unique élément de variété, des colonnes, hautes, étroites, qui s’élèvent jusqu’en haut en bas-reliefs sur ces cubes, sur ces massifs piliers, puissants soutiens de cette église sur laquelle, tant elle est solide, on pourrait bâtir une autre église.

Et n’est-ce pas la réalité de l’histoire, cette possibilité ? L’église gothique n’a-t-elle pas été construite sur l’église romane ?

Il y a là une terrible intelligence. Dans ce style d’austérité, rien n’est inventé, voulu par des hommes qui auraient pu vouloir autre chose. Tout s’enchaîne. Les créateurs sont des esprits plus obéissants que les autres, et les siècles sont gouvernés par de longues pensées.

Je me sens heureux et dompté comme une femme devant son maître. La surprise de la vérité me transporte de joie. Que je vis loin de mon temps ! J’ai besoin de faire un effort pour me rappeler que tout à l’heure j’étais dans la rue, dans la rue contemporaine, actuelle. Ma vraie nourriture est ici, dans ce caveau. C’est ici que ma vie entière et mes constantes études aboutissent. Tous mes antérieurs efforts tendaient à m’ouvrir ce septième ciel ! Je ne sais ce que j’éprouverais à Athènes, en Égypte… Serait-ce plus ?

Je dois ajouter qu’autrefois déjà j’étais entré dans cette même église, et que je l’avais trouvée triste et froide. Mais, depuis, j’ai acquis plus d’intelligence et de tendresse, avec plus d’années.


Le portail, refait au XVIe siècle, est d’une grâce infinie : l’équivalent, en ornementation architecturale, de la poésie de la Pléiade.


Au tympan, il n’y a plus que des ornements, du reste, exquis. Mais il y a eu sans doute, jadis, des figures d’un plus haut intérêt. À la profonde symphonie de la forêt a succédé un gazouillement d’oiseau.

Plus tard, cela se réduira au cartouche ; où se développa toute une histoire on ne verra plus qu’un blason ; il y persistera quelques traces de cette histoire divine.

Plus tard encore, ces traces, ces souvenirs du grand style iront, dans la plupart des villes, embellir les demeures de certains particuliers : élégance sobre, noblesse paisible des façades, des portes.

Cette expression fleurie de l’esprit français, ce bien-être intellectuel qui distingua notre race, est la dernière forme de l’art gothique retouché par le génie de la Renaissance.

… Mais voici des enfants qui entrent à l’église, puis, peu de minutes après, sortent en jouant. Ils sont pareils à ces exquis ornements Renaissance qu’on a ajoutés au portail. Qui sait ? peut-être que ces enfants auront retenu quelque chose de ce catéchisme de pierre. Plus heureux, plus sages que leurs parents… Ceux-ci passent devant l’église sans y entrer, sans la voir…

Une génération ne viendra-t-elle pas, capable de m’entendre, moi qui ne cesse de répéter : La vérité de l’art et le bonheur sont ici !

C’est pour elle que j’écris.


IV


ÉTAMPES


Logé pour quelques jours non loin de la Cathédrale, je m’endors et je m’éveille dans sa pensée. Avec la sonnerie de l’Angélus commence ma vie de voyage. Tout à l’heure, jusqu’au soir, je serai repris par l’enchantement devant cet unique joyau d’une ville, pour tout le reste, déshonorée par la barbarie municipale.

Un homme qui vécut il y a dix siècles s’est ranimé en moi. — Y a-t-il donc des noblesses de l’esprit qui traversent les siècles comme la noblesse du sang ?… Mais ne suis-je pas trop présomptueux ? Non. Je dois à l’art tout mon développement.


La coquette église n’est pas grande. Mais quel clocher ! Quelle grâce il avait, hier, au clair de lune !

C’est le clocher en fer de lance. Les renflements sont donnés par de petites tourelles ajourées de colonnettes. Un grand mur, un grand repos très large : c’est la façade de côté. Ce mur est repris en richesse par le portail, noir, bas-relief - haut-relief. Ce portail, très différent des portails gothiques, rappelle un peu, par ses saillies, les sarcophages antiques. Car j’ai oublié de vous dire que cette petite église est romane. Ses saints et ses docteurs, très allongés, se dressent à la porte et au tympan de la porte. Impossible de ne pas reconnaître en eux les vraies colonnes de l’Église. La netteté si ordonnée du plissé de leurs tuniques, leurs gestes mesurés disent leur certitude et la force de leur esprit, comme les petits ornements écrasés sous leurs pieds proclament leur victoire sur les passions et les vices. L’arcade du tympan s’élève au-dessus d’eux, et les saints y apparaissent espacés comme des planètes dans la demi-circonférence de trois ciels.

Ils sont encore à nous ! Puissent-ils ne jamais entrer dans les « collections » ! Puissent-ils ne jamais être arrachés de cette porte et vendus pour laisser passer l’aveugle Progrès !

Mais il faut tout craindre, puisque ces merveilles, qui ont fait la gloire de tant de siècles, sont pour nos contemporains comme si elles n’étaient pas. Et comment, ici même, éviter la pensée de la violence ? Elle a mis là beaucoup de son empreinte injurieuse. Quelques saillies sont striées, quelques chapiteaux sont cassés, les supports des statues de saints, leurs draperies, mutilés.

Les iconoclastes sont revenus, avec les princes des prêtres et les architectes, les restaurateurs, et les conseillers municipaux…


Je suis entré de nouveau dans l’église ; j’ai recherché et retrouvé la joie que me prodigue toujours ce doux combat des ténèbres et des clartés mystiques. — Je veux revivre cet instant…

… Ma pensée, caressée par les chants, s’agite et se déroule comme le serpent charmé, et s’étonne, d’abord, de l’ombre. La porte franchie, une seule impression me domine : le sentiment du grandiose, dans la nuit savamment organisée et approfondie.

Mais voici qu’au fond les fenêtres trouent le mur de clartés. Je commence à voir.

Là-bas des flambeaux font comme une ardente couronne de fleurs intellectuelles, qui brûlent sans mouvement.

Les colonnes viennent de m’apparaître en leur calme ordonnance ; elles se tranquillisent encore en s’approchant de moi. Elles s’éloignent, quand j’ai passé, s’irisent en traversant le fond, et reviennent de l’autre côté, pareilles et jamais identiques, puisque je les vois à des distances différentes. Je crois contempler les vierges blanches d’une procession, qui passent tout près, suivent leur chemin, s’effacent et réapparaissent, après avoir accompli le rite. — Tout a une vie à la fois humaine et sacrée dans cet art miraculeux. Et comme des effets composés y sont rendus par des procédés simples !

Mes yeux s’habituent. L’ordre réel des choses s’est révélé. Mais à la réalité la poésie n’a rien perdu.

Au fond de l’abside, les vitraux sont comme des astres calmes dans le firmament. — Les vitraux font aussi penser aux fleurs, aux vraies fleurs, quand ils sont de vrais vitraux.

Que l’ombre est douce ! Il semble qu’elle berce les chants du fond du chœur. Et la distance transforme les vitraux en fresques, un peu effacées.

Quelle harmonie ! Comme on voudrait l’emporter avec soi pour se défendre contre l’hostile incohérence du monde !

Des lumières immobiles enflamment l’espace et je distingue la foule des fidèles.

Une femme arrive, frémissante de jeunesse sous ses longs voiles noirs ; ses lignes ondulent, variées par les draperies. Une autre, distraite et charmante, remue les lèvres ; je ne suis pas sûr qu’elle prie. Par moments, les courants de la foule s’entre-croisent, traversés par des femmes au pas rapide, qui sont comme des flèches lancées par la grâce.


Depuis longtemps, on entendait cheminer des voix lointaines, alternant, enlaçant leurs rhythmes ; elles se rapprochent. C’est la procession qui vient, et la voici.

D’abord, trois jeunes hommes, gracieux comme des muses. L’un tient la croix, les deux autres des chandeliers ; leurs gestes ont la douceur et la fermeté des gestes qu’on voit sculptés aux tympans. Le costume est ancien aussi, heureusement, et les lents versets marcheurs se répondent dans ses plis.

Ensuite, des jeunes filles, que conduit une religieuse, magnifique exemplaire d’humanité : sévère, droite, belle comme la cariatide du devoir.

Rien à dire des hommes, des prêtres, aux traits sans distinction, à la physionomie fermée, dont la sympathie se détourne. Je note seulement dans leur groupe deux grands enfants de chœur balançant l’encensoir : gestes heureux, si mesurés, si retenus !

C’est le grand instant : cette foule chante son cœur dans la prière — versets, antiennes, mélopées. Elle est muette, apparemment ; mais elle a délégué sa voix. L’homme d’âge et l’enfant l’adressent au ciel pour tous, en des chants admirables, qui sont comme les véritables hauts-reliefs du sanctuaire, où les saints rangés aux voussures les accueillent.


Comme elles aiment la sculpture, ces Cathédrales ! Elles inspirent aux femmes le goût de la belle draperie, leur conseillent de demander à des plis rigides un surcroît de beauté : car la modestie et la chasteté sont les sœurs aînées de la beauté, et les Cathédrales le savent.

Un magnifique éloge de la femme n’est-il pas formulé partout, ici, dans la langue plastique de la prière ? Et si la Vierge y est honorée la première, n’est-ce pas elle qui nous ouvre les portes du printemps ? Par elle ne découvrons-nous pas l’univers ?

Ne vous êtes-vous jamais arrêté, l’esprit et le cœur en suspens, interdit d’avoir découvert ce chef-d’œuvre, une femme en prière ? La femme ne perd jamais la ligne, mère de la grâce que Dieu lui a conférée, qui lui prête toujours un caractère surnaturel et qui nous suggère le désir de la couronner. Ah ! ceux qui ont pénétré au fond le plus mystérieux des plus intimes voluptés savent bien qu’elles gardent un au-delà et qu’en cet au-delà la femme nous possède encore ! — Et après avoir aperçu, dans l’église, cette femme qui priait, ne vous êtes-vous pas éloigné, puis rapproché discrètement, sans vous laisser voir, pour jouir de ce bonheur, pour admirer cette attitude en si parfaite harmonie avec la nef tout entière, ample cadre destiné à cet unique portrait ? Et pouvez-vous dire que cette femme et son naturel génie soient inférieurs à n’importe laquelle entre les plus incontestables merveilles de l’art ? N’est-elle pas, elle-même, d’une architecture parfaite ? Les colonnes du temple ne lui font-elles pas cortège, comme feraient les beaux arbres dans un jardin d’amour ?

Dans les Cathédrales, toutes les femmes sont des Polymnies, tous leurs mouvements retournent à la beauté. Cette architecture projette sa gloire sur elles comme un tribut de reconnaissance. Voyez, au tympan, le couronnement de la Vierge : comme l’artiste, qui a mis tant de chaste émotion sur cette belle figure, savait bien que la draperie de l’ombre est nécessaire à l’expression de la divinité des âmes !


En sortant, j’ai voulu étudier une fois encore mon grand bas-relief du portail, semblable à un sarcophage sur un haut mur crénelé.

Voilà une hauteur de sept mètres, je pense, sur autant de large ; un mètre de saillie pour le contrefort sur le mur ; un peu plus de profondeur à la porte, le double peut-être.

L’ombre se modèle nettement en noir autour des figures, taillées un peu à l’emporte-pièce ; c’est ce qui lui donne l’aspect bas-relief-haut-relief. Sans excès de grâce, cela n’a pas la sécheresse du byzantin-arabe, parce que les voussures de l’archivolte superposent en biais les saillies et l’ordonnance de l’ombre.

Il n’y en a pas moins, dans ce style, une sévérité dont nous reposera la douceur gothique. La justice, l’austérité, la discipline s’affirment en ces saillies arrêtées, limitées dans leur élan. Élan retenu qui surgira plus tard. L’énergie de croire deviendra la volupté de croire, la discipline se fleurira de joie.

Le grand souci des Gothiques fut, à la différence des Romans, de demander au conflit calculé de l’ombre et de la lumière la souplesse du détail. — Ce bas-relief est plutôt roman ; le noir y est ciselé. Mais que cela est majestueux de barbarie naïve et de force !

Gothiques ou romanes, d’ailleurs, nos Cathédrales sont toujours sublimes par cette sagesse des proportions, qui est, à la fois, la vertu avant toutes essentielle et la splendeur de la nature et de l’art.

Voyez, dans cette église d’Étampes, comme les grands murs, par le silence de leurs surfaces, préparent l’effet éloquent du portail et l’effet chanteur du clocher, si compact et pourtant si ajouré !

Adorable génie de l’homme, qui livre pour des siècles aux baisers des astres tout son amour, toute sa foi, tout son travail, en un seul motif de gloire !


Les Cathédrales sont mes fées merveilleuses ; elles m’instruisent en me charmant.


V


MANTES


La petite chambre d’hôtel où j’ai dormi est tout environnée d’amour. Son atmosphère me prépare à la communion avec la nature. Je suis sorti de ma nuit, et une promenade matinale fait que j’espère et que j’aime à nouveau.

Allons au chef-d’œuvre.


La ville n’existe pas. Cette petite ville toute matérielle va prendre ses idées à la capitale… Ah ! qu’elle a tort ! La capitale a depuis longtemps perdu sa force ancienne et les convulsions changeantes n’y contentent que les intérêts.

Il n’y a ici que les ruines de Saint-Jean, splendides, immenses.

Le soleil se joue, cette après-midi, dans cette église. Il s’échappe, il revient. La lumière écrit ici beaucoup de choses.

Très souvent, elle atténue les duretés du Gothique par son alliance avec l’ombre : elle accompagne ainsi la pensée de l’artiste.

Comme un éventail, le soleil se déplace. Comme un artiste, il peint, par de rapides touches, courant à ce qui l’appelle.

Toutefois, ce puissant dieu ne pourrait rien faire d’une œuvre mauvaise, l’œuvre moderne, rien de la pensée d’un architecte médiocre. De cette œuvre et de cette pensée, la lumière ne dégagerait que de l’ennui.

Mais, pour recevoir le soleil, il faut avoir longtemps séjourné dans sa cour trois fois sainte, il faut être allé longtemps à sa rencontre, avoir été longtemps son élève. Comme aux monuments, le soleil n’a rien à dire aux artistes que le plein air des chantiers n’a pas préparés à l’entendre.

Est-il possible que tout le monde l’ignore et méconnaisse ses dons ? Ne nous montre-t-il pas l’univers avec majesté ? Ne le rend-il pas sensible et vivant ? N’inspire-t-il pas le poète, célèbre ou obscur ? C’est lui qui fait la richesse des cultivateurs, la joie des animaux, la fertilité de la campagne ; et les pensées de l’homme ont peut-être leur principe et leur foyer dans sa lumière et dans sa chaleur. Longtemps, l’homme a cru voir luire dans ses feux la vérité de Dieu — et Dieu aime qu’on adore le soleil. Lorsqu’il brille, la terre se modèle à sa flamme divine.

C’est ainsi qu’il est permis, c’est par cette patience et cette assiduité qu’il est possible de comprendre et de sentir la géométrie des clartés. Alors, l’esprit y goûte le repos dans le silence, et y puise une énergie et une générosité nouvelles.


La lumière, ménagée à l’intérieur des églises par les vitraux, dépend d’eux et les juge. Voici, par exemple, un mauvais vitrail, travail moderne qui usurpe la place d’une merveille ancienne. La lumière qui le traverse bouscule la paix du lieu, trouble les proportions. Ce vitrail sent l’orage. Or, cette Cathédrale est un jour de beau temps.

Par contre, toute une autre partie de l’église est vraiment plongée dans le ciel : c’est qu’il n’y a pas, là, de vitraux restaurés. Les vitraux anciens vont de plain-pied avec le ciel. Les nouveaux sont des vitraux de salles de bains et de palais d’exposition. Ils sont froids malgré leurs taches violentes.

Celui-ci : par l’esprit je l’étends à terre : c’est un tapis, un tapis d’Orient dont les trous sont du ciel.

Ceux-là : une série de jeux de cartes. Rois, reines, valets. Quel dommage que les grands sujets soient désormais traités et rendus par les moyens de l’industrie inférieure ! L’Église en est venue à reproduire les idoles qu’adoraient les peuplades primitives.

Il semble que certains vitraux s’inspirent de l’art japonais : ils sont précieux ; d’autres, de l’art chinois : ils sont austères.


Il faut que je revienne encore sur les cassures et les restaurations.

L’artiste n’a pas à s’inquiéter des cassures ; généralement, loin de diminuer, elles ajoutent.

Du moins elles ne dérangent jamais.

Ce sont les réparations qui produisent le désordre. Une cassure est toujours le fait du hasard : or, le hasard est très artiste. Si l’on voulait casser proprement et nettoyer, ce serait abominable. Aussi n’est-ce pas des iconoclastes que je me plains, mais des réparateurs.

Voyez la fontaine Renaissance de Mantes. Les gamins, depuis trois siècles, l’avaient abîmée : elle restait encore belle. Elle est réparée « bourgeoisement » : ce n’est plus qu’un stuc d’exposition, de jardin, style simili-pierre. Plus de modelés ; plus d’effets.

Les réparations des églises les dépouillent de leur style. Leurs chapiteaux deviennent mollasses et lourds. Elles prennent un caractère de mairies, de monuments municipaux. Toute leur forme, dans l’ensemble et dans le détail, est outragée, affligée.

Produits d’une France malade, d’une France ravagée par les soucis de l’intérêt, de cette France des écoles, où l’on parle et où l’on ne sait plus travailler.

La belle parure d’autrefois tombe, le masque d’autrefois est déchiré comme un beau voile. On ne sait plus…

Le mal vient des écoles, des musées. Il ne faut pas aller chercher la science dans les musées ; ils ne sont que pour notre plaisir. Si vous voulez vraiment apprendre, travaillez seul avec la nature, regardez-la directement, avec vos yeux seulement. Vous pourrez ensuite aller dans les musées, vous y serez chez vous. Ceux qui commencent par les musées resteront des copistes éternels, des traducteurs qui détruisent tout esprit, parce qu’ils ne peuvent comprendre, étant sans initiative.

Savez-vous ce que c’est que l’original, tel que nos contemporains l’entendent ? C’est le dépareillé. Les Anciens n’ont pas laissé naître cette conception barbare. La masse sainte de leurs nations n’a pas laissé atténuer son caractère. Ils voyaient dans l’art un équilibre des forces, emprunté à la nature, c’est-à-dire à une raison plus haute que la nôtre.

Obéir à cette raison, au lieu de la corriger par un calcul artificiel, c’est s’assimiler à ces forces infaillibles que l’artiste manie sans les comprendre, c’est entrer dans le secret de la nature. Soyons simples comme les Anciens. Plus nous serons simples, plus nous serons complets, car simplicité signifie unité dans la vérité.

L’étude, dans les écoles, est une étude de face, c’est-à-dire d’illusion. L’aspect même de l’homme, comme son esprit, réprouve cette erreur. La face est une résultante des divers profils. Le plan de chacun de ces profils est simple. Il faut, pour obtenir cette simplicité, une longue et patiente pratique des choses.

La vie se présente, du reste, à nous sous une apparence que nous avons calomniée. Nous ne savons plus comprendre ce tableau vivant des grandeurs heureuses. Nous passons sans le voir. Notre malheur vient de ce que nous voulons, comme des étourdis, retoucher la Nature. Notre opposition trahit notre impuissance.

Quelle jouissance, pourtant, et de quel secours est la nature prodigue à qui sait la voir et l’admirer ! Admirer, c’est vivre en Dieu, c’est connaître le ciel, — le ciel qu’on a toujours mal décrit parce qu’on l’a toujours cherché trop loin : il est là, comme le bonheur, tout près de nous ! N’importe quoi vous en suggérera la réelle présence, pourvu que vous soyez intelligent et sensible. Commencez par étudier une plante, la première venue, et vous mépriserez bientôt tout l’enfantillage des intérêts et tout le superficiel des ambitions.

Nous disons bien souvent que la température est mauvaise : qu’en savons-nous ?

Encore une fois, c’est l’ensemble qu’il faudrait pouvoir juger. Prenez patience en attendant d’avoir compris, et admirez d’abord. Tout est admirable, même ce qui nous blesse. La révolte contre la nature est une vaine dépense de force ; elle procède de l’ignorance et aboutit à la douleur.

Ah ! les mauvais temps, n’est-ce pas, les temps sombres, où le ciel est comme une mer qui menace, qui surplombe et va tomber — que c’est beau !

Ayons pour certitude première que la nature tout entière est belle, et, armés de ce principe, regardons : nous aurons grandi quand nous aurons découvert la grandeur des aspects qui choquaient nos regards. Mais, comme toutes les conquêtes, celle-ci coûte un effort dont nous ne sommes plus capables.

Pourquoi tant de mollesse, tant de faiblesse, dans ce que nous appelons encore le goût — notre goût ? C’est parce que nous vivons dans une époque plus occupée de matérialité que d’esprit, où le goût dans l’art est aboli. On dédaigne de lui consacrer les forces réelles. Comment voulez-vous que nos soi-disant artistes, n’ayant pas pris la peine d’étudier en pleine lumière, puissent, quand ils se mêlent de restaurer les monuments gothiques, traiter avec respect ces magnifiques exemplaires de vie ? Ils bouchent ce qui devrait être ouvert à la lumière. Ils sont incapables de comprendre, de comparer ; ils sont trop pressés.

Pour étudier, il faut aller lentement, il faut déserter ce siècle d’agités et se résigner d’avance à ne pas faire fortune.

Nous n’avons plus le temps d’étudier. Il n’y a plus d’apprentis. L’artisan, qui pourtant avait connu pour son propre compte le bénéfice de l’apprentissage, n’a pas formé de nouveaux apprentis. La chaîne des siècles est rompue. Travailler ! Y a-t-il encore des hommes qui travaillent ? Oui, il y en a… — Mais, à quoi bon, puisque, dit-on, le travail ne mène à rien ?

— Vous vous trompez ! Le travail mène au bonheur, d’abord. Bien plus : il mène à contempler Dieu peut-être, à travers ses voiles. — Et, chez le travailleur, le travail tue la jalousie. L’homme qui sait le prix du travail s’élève au-dessus des basses passions, il applaudit au succès de ses confrères, il est reconnaissant au génie qui se survit en des œuvres et en d’innombrables rejetons. — Le travail est un perpétuel rajeunissement. Il nous apparente aux animaux, qui sont nos véritables frères, aux arbres, à toutes les plantes, aux plus humbles comme aux plus fastueuses. Quelles belles amies que les plantes légumineuses ! En quoi la salade ou le céleri sont-ils moins beaux que les plantes « d’ornement » — ainsi nommées d’un mot menteur en ce qu’il a d’exclusif ? La fleur de la pomme de terre est une fleur de princesse ; voyez-la sur les robes Louis XVI : quelle plus gracieuse parure ?

Remettons donc tout en admiration, et n’allons plus chercher si loin la beauté. Il y en a assez dans le cadre de nos fenêtres pour nourrir l’enthousiasme… Regardez aussi par votre fenêtre. Regardez vos parents, vos amis. Admirez la beauté touchante de ces chères figures où transparaissent des âmes qui se sacrifient en silence. Voyez vos amis comme Rembrandt voyait les siens : il n’y avait que de vivants chefs-d’œuvre, n’est-ce pas, autour de ce grand homme. C’est qu’il possédait la vertu du travail. Quel miraculeux outil de compréhension ! Il ne tient qu’à vous d’apprendre à le manier.

L’homme est malheureux, parce qu’il prétend échapper à la loi du travail, parce qu’il veut jouer, comme les gamins et les ambitieux, à qui sera le chef, le premier. Il trahit ainsi sa propre intelligence, qui ne réclame pas des joies de vanité. Son objet naturel, c’est la vérité ; son activité naturelle, c’est l’effort qui lui permet d’atteindre cette vérité dans le monde caché, de se rendre compte des rouages. Et le rayonnant résultat de cet effort, c’est le bonheur. Le bonheur accompagne, comme le cheval qui court, l’intelligence qui cherche. Mais c’est toujours au fond qu’il faut tendre : quand je dis que le corps humain a tant de beauté variée, tant de grandeur, je suppose comme une vérité évidente que l’âme en ce chef-d’œuvre enfermée est elle-même le couronnement du chef-d’œuvre, la maîtresse. Découvrons l’âme dans le corps.


Je ne connais ni l’Inde ni la Chine… Mais j’aime la campagne française. J’en puis parler, dût-on suspecter de parti pris ma tendresse…

Qu’ils sont délicats, nos horizons de France ! Ils ont une grandeur doucement monotone, comme la bonté qui inspire l’intelligence et fait une joie de chacun des actes de la vie. La vie est mesurée, dans les campagnes ; elle a son rhythme. Là, est la race, là, est le génie, là, le bon dans le naïf, là, est la sage lenteur, et les choses mauvaises y deviennent bonnes, par ambiance. Les idées retournent, pour ainsi dire, à la terre et nous en reviennent mieux portantes. Le paysan ne se presse pas ; il va du pas des siècles.

Il faut savoir retourner sur ses pas. Les impatients n’y consentent jamais : tout, plutôt que de recommencer ! Pauvres gens ! Ils sont voués à l’irrémédiable ignorance, car la patience est la condition première de toute étude fructueuse.

L’adversité nous l’enseigne si bien, cette indispensable patience ! Et par là, l’adversité est notre bienfaitrice. C’est la seule école sérieuse qui nous reste. Elle nous est grande ouverte, en ce moment. Nous sommes pris au piège de notre vanité, de notre ambition ridicule. Mais, à cette bonne école, nous apprenons la valeur réelle des choses et tout ce que les livres ne savent pas. Ainsi, le contrepoids s’est déclanché par suite de nos propres fautes et à notre insu.

Ce précieux enseignement de la patience, nous l’entendrions partout, si nous savions écouter.

Sous la forme de l’exemple, nous le recevrions de toutes les femmes. Mais, à la patience elles ajoutent, sans effort, l’héroïsme… Hélas, est-ce au passé qu’il convient à présent de les louer ainsi ? Entraînée aujourd’hui à sa propre déchéance par celle de l’homme, la femme est désorientée, elle perd avec une rapidité effrayante ses vertus ancestrales, elle se trompe…

Ce drame poignant et charmant du ménage, où la femme tenait le rôle de l’ange gardien !… Ne désespérons pas, elle sait aimer encore. Quelle force d’expansion est en elle, quand elle aime ! Comme elle invente de la vie ! Et qu’elle est indomptable quand elle défend son nid !


Cette Cathédrale, cette bête immense à mille pattes…


Sur le portail du milieu, le tympan.

Le Christ et la Vierge ont été meurtris. Cassé, ce bas-relief semble retouché par Michel-Ange. Il a gagné en beauté ; le hasard, qui sert si bien les pauvres gens, a servi aussi cette sculpture. Des noirs ont été retranchés, et ses effets, de loin, paraissent plus rassemblés.

Dans ce bas-relief du tympan, on retrouve le caractère du sarcophage antique. Il y a autant de simplification dans les effets, si appropriés à l’immensité de l’édifice.

Les élus sont à droite, les réprouvés à gauche. Les élus forment un seul bloc, sans trou ni division ; le bas-relief est compact. Les réprouvés aussi font bloc, mais le mouvement des jambes laisse voir comme des jours sous les tuniques : c’est le seul effet de trouée que présente toute la composition, en outre du grand effet de base qui la sépare du bas-relief inférieur. — Au-dessous, des festons noirs jettent de l’ombre.

Je distingue mal le second bas-relief : quelques effets, encore des festons noirs, des ombres en dessous. Il est beau aussi, pourtant, je le sens.

Mais, le troisième bas-relief est plus grand. Les saints, dans les voussures étoilées, évoquent l’immense voûte où sont les réelles étoiles. Ce que j’en vois est d’une grandeur attique, l’antique subsiste ici, il y a là sa sagesse immortelle, — cette sagesse qui ne contente plus nos pauvres esprits malades. Une fois de plus, m’est prouvée cette vérité : point d’autre originalité viable que celle du goût et de l’ordre.

Cette troisième porte est presque byzantine. Quelle science ! c’est un souvenir asiatique : la momie d’une grande humanité ; ses draperies sont vraiment des linceuls. — Les femmes y sont comme dans un chœur d’Eschyle : impassibles, immuables, la tête penchée, à peine. Une, seulement, détache son avant-bras ; toutes les autres lignes sont rentrées. — Les anges sont assyriens ; sans douceur, sans bonté. La large manche de l’un d’eux suggère le geste d’un fauve puissant. Il y a aussi des mouvements assyriens dans l’ange qui adore et dans celui qui encense. Le Christ, drapé, rayonne sur son trône. Le mouvement de ses bras ouverts, partagés, distribue la justice. Sa draperie, selon la tradition, rappelle la toge. Un rhythme ascendant de danse enlève les anges, malgré les plis serrés de leurs tuniques et bien que leurs jambes restent unies.

On devine dans ces attitudes des lois, intransgressibles, implacables, abstraites, comme le Credo, qui est le monument, la pierre angulaire et la base de la religion. Ces lois sont une raison d’État ; elles déclarent hérétique toute modification.

Les ornements sont presque tous selon le style byzantin. Les figures elles-mêmes sont soumises à ce style : l’être humain décline en longueur de colonne. On peut voir, là, quelque apparence de barbarie : ce n’est qu’une apparence, car la synthèse est toujours bien. L’essentiel y est. Une haute géométrie préside à l’ordonnance et de ces figures et de ces ornements.

Dans les rinceaux, l’homme se mesure et se bat avec des oiseaux, des lions. Il n’y a pour eux et au-dessus d’eux que l’ombre et la lumière. Seul, le divin est au-dessus de l’homme, des animaux, des végétaux. On s’est contenté d’abord de festons ressautant contre le mur, de parements brodés aux portes et aux fenêtres. Le sujet n’est venu qu’ensuite. Avec le temps, il s’est élevé jusqu’à Dieu. Puis, l’homme a remplacé Dieu, et alors, tout est à recommencer.


Je viens de voir une église Renaissance où le contrefort carré, la tour ronde et le mur produisaient un effet de doucine : cela prouve que la forme la plus grande peut donner les mêmes effets que la plus petite.


Grandes lumières, grandes lignes d’horizon. Le train qui suit le chemin de fer semble jongler avec des nuages factices en s’enfuyant.

Mon regard revient à la route. Comme j’aime toutes les choses, toutes les manifestations de la vie que j’y rencontre ! Une petite maison, sur le bord : la charmante ménagerie des petites gens… Mais voici une auto : elle a vu de loin un homme traverser la route, elle arrive sur lui comme la colère ! Tout ce qui passe devant elle l’irrite.

Je continue ma route. On peut la commencer par un bout ou par l’autre. C’est toujours pareil, c’est toujours le beau dans la concordance de la Nature. Il n’y a pas de commencement : la lumière se fait dès le chemin commencé.


VI


NEVERS


Cette Cathédrale est l’échafaudage du ciel.

Elle prend un premier élan, elle monte, puis s’arrête une première fois, se repose sur l’appui de la première assise ; puis, la construction reprend le chemin du ciel : elle s’arrête aux limites humaines des forces.


Je ne cueille mes pensées utilement et joyeusement que dans le plein air des façades, dans l’ombre des nefs et dans la valeur des claires matinées.

Je suis propriétaire de ma vie, aujourd’hui.


Ces belles masses d’ombre, ces belles masses de lumière, ces belles masses de demi-teintes : quelle énergie ! Le Gothique va modeler tout cela. Et je sens la sève gothique passer dans mes veines comme les sucs de la terre passent dans les plantes. C’est le sang de nos pères, qui furent de si grands artistes ! Combien rares aujourd’hui les esprits initiés à leur géométrie, qui est toute la sagesse humaine, toute la conscience ! Mais, des générations nouvelles viendront, après la tourmente que nous traversons : elles payeront à ces pierres, sacrées parce qu’elles sont tout imprégnées d’une pensée qui ne meurt pas, le tribut de vénération qui leur est dû.


Dès le premier regard, quelle impression profonde m’impose cette majestueuse ordonnance ! Cela confine au parfait.

Cette épaisseur, qui est la beauté morale de l’architecture, s’offre ici dans toute sa richesse.

Les rayons de clarté, qui traversent l’intérieur de l’édifice, animent sa solitude.


Quelle erreur de croire que le style gothique est constitué par l’ogive ! L’église de Saint-Étienne de Nevers est absolument plein cintre : romane, donc ? Mais non ! Tous les caractères essentiels du Gothique sont là et il ne suffit pas d’un détail pour caractériser un ensemble.


Cette décoration romane composée de grandes niches profondes, superposées, c’est un souvenir du columbarium.


Un pont à arcatures, contrefort extérieur, vient consolider les murs. Au-dessus, ces colonnettes courtes, fortes, épaisses, à grosses têtes ; leurs arcatures, animées de volonté, semblent des cariatides.


Cette nef est inondée de lumière dégradée, cette lumière qu’aimait Raphaël. Et il y a aussi des clartés à la Clouet.

Les Grecs ont compris avant tout et avant nous cette magie de la lumière. Les Gothiques l’ont reprise d’eux-mêmes, parce qu’il est dans la nature de l’homme d’adorer les effets du soleil, de les exprimer en les conduisant selon leur sens naturel. — Ici, l’effet est donné par les fermetés que les colonnettes accentuent.


L’esprit qui créa le Parthénon est le même esprit qui créa la Cathédrale. Divine beauté ! Il y a seulement, ici, plus de finesse : il y a, si j’ose dire, un brouillard lumineux, où la lumière non striée dort, comme dans les vallons. Ceux qui ont visité ces nefs aux heures du matin me comprennent.


Ces trois niches, triple conseil d’enthousiasme !

Partout, cependant, je respire cette atmosphère d’humidité, d’humilité, qui sent la prison. Elle ramène mon esprit à cette pensée initiale — douleur, sacrifice, amour — qui produisit la Cathédrale.

L’abside extérieure de cette église, avec ces petites chapelles agglomérées et celle plus haute qui les groupe, rappelle le tombeau d’Adrien.

L’adorable Vierge étonnée : l’enfant cherche le sein ; mais elle, lointaine, joue avec lui, oubliant, n’étant pas tout à fait mère, qu’il faut qu’elle nourrisse.

Au fond du chœur, le noir du Saint des Saints donne une intensité plus vive à l’éclat doré des lampes suspendues. Nulle autre part ailleurs que dans les Cathédrales cette magie de la lumière des cryptes n’a été plus amoureusement traitée. Cette lumière rayonne sur la dalle ; elle projette des reflets, des barres de clarté qui traversent horizontalement, en biais, les ombres massives. Et partout elle est chez elle, ici, cette reine du clair-obscur.

Derrière l’autel, l’ombre s’épaissit dans l’abside divisée en alvéoles. C’est la grange où dort le grain, c’est la cave d’où doit ruisseler un jour le vin du Seigneur… Seuls, de petits vitraux, où le martyre du Saint est retracé en un dessin violent qui se détache sur cette séraphique couleur bleue, éclairent ces chapelles sombres, ces tombeaux.


Louis XIV avait ajouté à cette église des grilles d’une magnifique élégance, qui s’harmonisaient avec l’ensemble de l’édifice. C’est que le style Louis XIV est une déclinaison du Gothique. C’était beau. On a substitué aux grilles Louis XIV une nouvelle grille gothique, caricature du Gothique. C’est laid. C’est la lettre, mais non l’esprit du Gothique, et ce n’est donc point gothique, en réalité, car ce qui est laid n’appartient à aucun style.


Tonnerre.

Pour notre bonheur, ce chef-d’œuvre a été négligé par les architectes. Il reste cassé, mais intact : on n’a pas réparé ces cassures et elles ne nous empêchent nullement de jouir de la beauté des plans et des proportions.

Des rondes-bosses puissantes supportent des dentelles en forme d’espalier. Ce temps gris, ce léger deuil des jours de pluie, avec ses taches d’encre lavées dans tout le ciel, habille l’église d’une brume tendre. Et les oiseaux chantent, mais non pas les cloches. Bientôt, pour entendre la voix des cloches, ne faudra-t-il pas aller jusqu’à Rome ?…


VII


AMIENS


C’est une femme adorable, cette Cathédrale, c’est une Vierge.

Quelle joie, quel repos, pour l’artiste, de la retrouver si belle ! Chaque fois, plus belle ! Entre elle et lui quel intime accord !

Point de confusion vaine, ici, point d’exagération ni d’enflure. C’est l’empire absolu de l’élégance suprême.

Dire qu’on attribue ce monument à des temps barbares !

Cette Vierge s’est levée ici, à une époque de sincérité, pour allumer et pour entretenir dans le cœur des hommes l’amour de la beauté. Sous son manteau, elle apportait aux sculpteurs d’innombrables modèles. Non, ce ne sont pas ou ce ne sont pas seulement des saints et des martyrs que je vois ici : ce sont bien des modèles pour nous. Les artistes d’alors ont dû penser que, dans la suite des temps, l’art aurait besoin d’être ramené à la vérité…

Ces modèles, je n’ai pas l’intention de les énumérer tous. Quelques-uns m’ont très particulièrement retenu.

— Cet ange, qui lève la tête pour nous montrer le ciel.

— Ces deux personnages en prière.

— Cet évêque colorié, sali, patiné ; sa tête admirable !… Il y a un petit chien, sûrement le chien de l’artiste…

— Tout près, un homme prie, intérieurement, sans parler ; le geste de la prière gouverne de beaux plis dans les draperies, noires seulement vers note dissonante et pas deux notes identiques. C’est la plus une et la plus variée des symphonies.

Et les détails dont ces bas-reliefs sont pleins, quelles délices ! C’est tantôt l’imitation de la nature, comme dans ces feuilles de trèfle si franchement dessinées, et tantôt c’est l’imagination de l’artiste, procédant toujours de la nature, sans doute, mais n’imitant d’elle guère plus que ses méthodes de création.

L’originalité, tout le monde le sait, — et ne l’ai-je pas déjà dit ? — n’est pas dans le sujet, quoi qu’il en semble. Ce qui est original partout, ici, c’est la mise en œuvre partout proportionnée d’un principe général de sagesse.


Les grilles d’Amiens font avec ce monument gothique une parfaite harmonie. Comme toutes les belles choses sont toujours d’accord entre elles ! Ces grilles Louis XIV sont superbes d’élégance simple et noble. Elles rampent somptueusement au pied des colonnes.


Si naïve que des pédants l’aient jugée, l’analogie entre l’église gothique et les forêts du Nord — ces forêts qui n’étaient jamais très éloignées de cette église et qui lui ont fourni tant de matériaux — s’impose à mon esprit. Que la forêt ait inspiré l’architecte, j’en suis, comme Chateaubriand, absolument convaincu. Le constructeur a entendu la voix de la nature, il a compris son enseignement, son exemple, il a su en déduire des conséquences d’utilité profonde et générale. L’arbre et son ombrage sont la matière et le modèle de la maison. L’assemblée des arbres, avec l’ordre, les groupements variés, les divisions et les directions que la nature lui assigne, c’est l’église.

N’avons-nous pas trouvé la vie de la sculpture en rêvant dans les bois ? Pourquoi l’architecte aurait-il été moins favorisé que le sculpteur ?

Et la forêt continue à me produire une impression voisine de celle que je reçois de la Cathédrale. L’une me renvoie à l’autre.

Toutes deux réveillent ma jeunesse…

Devant cette église, voici qu’irrésistiblement je me souviens d’une forêt, et je la revois…

La forêt où rêva ma jeunesse est sévère. Elle n’a pas d’oiseaux. L’horizon est presque partout fermé, limité par la muraille des arbres. Mais l’atmosphère humide avive les couleurs. Des lumières vertes sur les côtés…

C’est l’empire du silence dans le jour, de la terreur dans la nuit.

Paysage puissant et mélancolique ! Ces bigarrures de lumières… ces nervures, ces colonnettes… Ces carrefours de Cathédrales défoncés dans cette solitude… La boue nous cache les feuilles mortes, n’en laisse découvertes quelques-unes que pour faire avec elles un vif contraste. Petites plaques de soleil ; fûts d’arbres tranchés, dans leur plan, par un rayon qui glisse.

Le soleil est malade ; soleil d’automne aux feux intermittents. Ses rayons se déroulent en banderoles qui semblent chercher un appui sur les arbres, sur les terrains. Il précise et nuance le charme triste de cette fin d’après-midi ; sans lui, cette tristesse serait monotone.

Quand l’horizon s’ouvre, on distingue dans les arbres un crépuscule solennel, qui paraît n’avoir pas eu de commencement, ne devoir jamais finir…

Un petit chien hésite à nous suivre ; nous lui faisons peur. Mais il a peur aussi de la boue du chemin. — Notre vanité est-elle flattée qu’un plus petit nous craigne ? — Je ne le crois pas. C’est pourtant, vis-à-vis de nous-mêmes, ce sentiment-là que nous prêtons à Dieu.

Dans les profondeurs, il y a des vitraux verts…

Un arbre abattu, un autre… Ces bons géants étendus, couleur de peaux corroyées…

Le sentier s’éloigne. Quel est ce mur de briques ? Ce n’est pas un mur, ce sont des feuilles sur une montée de terrain.

À droite, à gauche, s’ouvrent de hautes nefs bercelées, que décorent d’éclatantes verrières…


Mes souvenirs s’élèvent, comme ces arbres, et se confondent avec eux…

Cette forêt sévère, c’est l’antique forêt de Soignes, où j’ai connu quelques-unes des années rêveuses, laborieuses et parfois douloureuses, de ma jeunesse. Cette forêt me rappelle mon passé. La forêt rappelle l’humanité à ses origines ; elle retrouve en elle les Principes.


La chaire est Louis XVI ; blanc et or. Et voici, blanc et or aussi, une chapelle Louis XVI encore. Salon très noble, avec de la majesté, marqué d’un temps où les boudoirs avaient de la noblesse.


VIII


LE MANS


Chaque fois que je reviens ici, il me semble que le commerce entre ces figures sublimes et mon admiration n’a pas été interrompu. Voilà vingt ans et plus qu’elles sont pour moi des amies. Les grands artistes qui les ont sculptées sont mes vrais maîtres. L’intensité de l’attention avec laquelle je les étudie me suggère parfois l’illusion que je vis en ces jours lointains où la pensée était simple, où les chefs-d’œuvre étaient les fleurs naturelles du travail.

Malgré mes années et ce siècle désorganisé, je reviens à vous, artistes patients, maîtres difficiles à comprendre, et ma situation auprès de vous est celle des figures que vous nous montrez accotées à la porte du ciel : leur attitude nous dit qu’elles croient et qu’elles espèrent ; moi je désire, j’attends avec confiance l’heure de la compréhension, et tous mes regards sont depuis longtemps tournés vers vous.

La part de vérité que vous m’avez révélée, je l’ai employée comme j’ai pu. Peut-être ai-je trahi votre pensée. On ne peut exprimer qu’à la condition de bien savoir, et il reste dans ces pierres tant de choses qui m’échappent encore ! Tous les principes sont là, toutes les lois générales ; mais c’est notre intelligence et notre cœur qui manquent, ou qui sont en défaut. Vous possédiez la vérité, Maitres, et, pour la retrouver, il faudrait plus d’une vie. Or, qui continuera mon effort, quand nos contemporains auront achevé de briser ces pierres ou de les effacer ?

Je suis l’un des derniers témoins d’un art qui meurt. L’amour qui l’inspira s’est épuisé. Les merveilles du passé glissent au néant, rien ne les remplace et tout à l’heure nous serons dans la nuit. Les Français sont hostiles aux trésors de beauté qui glorifient leur race, et sans que personne intervienne pour garder ces trésors, ils les frappent, ils les brisent, par haine, par ignorance, par sottise, ou, sous prétexte de les restaurer, ils les déshonorent.

(Ne me reprochez pas d’avoir déjà dit tout cela : je voudrais le répéter sans cesse, aussi longtemps que persistera le mal !)

Hélas ! elles ne renaîtront pas des cendres que nous en faisons, ces merveilles !

Que j’ai honte pour mon temps ! Que l’avenir m’épouvante ! Je me demande avec horreur quelle est, dans ce crime, la responsabilité de chacun. Ne suis-je pas maudit, moi-même, avec tous ?


Et aussi, devant ce qui subsiste encore de cette beauté condamnée, mon esprit s’effraye. Mais cet effroi participe de l’extase.

Le soleil ne fait pas tout apparaître à la fois : quel spectacle admirable ! Mais qu’il est mystérieux !

Sur ces faces, si simples dans leur grandeur, mon attention se concentre. Je voudrais comprendre tout de suite, et je sens qu’il faudrait, pour y parvenir, me modifier profondément moi-même, acquérir plus d’énergie, plus de fermeté, me soumettre à une rigoureuse discipline. C’est bien difficile !… Je m’élance vers la merveille, pour l’étreindre et la pénétrer. Mais ces violences la rebutent. Elle commande le calme, la retenue, en un mot la Force, étant forte elle-même. — Et j’entends la leçon. Je pars ; je reviendrai. Du moins, j’emporte une vision sublime, qui, peu à peu, cessera de m’étonner, me permettra de la comprendre.

Il faut que les grands sentiments prennent racine avec lenteur, se raisonnent et deviennent peu à peu parties intégrantes de la vie de notre sensibilité et de notre intelligence. Les grands arbres aussi veulent beaucoup de temps pour se développer. Et cette architecture, cette sculpture sont justement comparables aux arbres, dont elles partagent la vie en plein air.

Demain, plus tard peut-être, quelque jour, parmi mes préoccupations d’artiste, tout à coup, le souvenir de mon amie de pierre, de ma grande Dame du Mans, me reviendra, et mon cœur et mon esprit frémiront, et je serai brusquement éclairé par cette lumière qui, trop proche ici, m’éblouit et ne me laisse pas jouir d’elle.


Mais quelle profonde et délicieuse commotion, quand enfin, dans une illumination soudaine, je vois, je comprends et je sens le chef-d’œuvre ! Un seul grand regard comblé de beauté, d’ordre, de joie ! Innombrables sensations simultanées !

Et, cette impression une fois acquise, je la garde : enthousiasme pour demain, pour toujours ; miracle permanent.

Mais grande fatigue.

Qu’au moins mon effort ne soit pas perdu pour les autres ! Qu’ils héritent de mon admiration !


Je m’approche lentement ; je sens déjà le vent violent qui souffle toujours autour des Cathédrales : l’Esprit souffle… Et puis, je me déplace plusieurs fois, sans perdre des yeux le détail de l’église. Stations d’amour. Elle change de profil, et jamais sa beauté ne s’altère. La lumière et l’ombre jouent librement, fortement, dans ces arcs aux courbes si nobles, si légères !

Les Maîtres ont eu la modestie de ne donner aucun ornement, d’aucune sorte, à ces contreforts élevés de soixante mètres, droits en hauteur. Mais je me trompe, ce n’est pas de la modestie, c’est de la sagesse et du génie, car il le fallait. Cette simplicité m’étonne autant, je la trouve aussi splendide que la plus riche complication d’ornements. Je ne connais qu’à Beauvais d’autres contreforts lancés dans les airs avec autant de génie et de mesure. Quelle simplicité ! Je me trompais encore : c’est plus que du génie, c’est de la vertu. Discipline héroïque : ces Maîtres d’œuvre étaient des soldats romains.

Et qu’elles sont splendides, les ombres jetées par ces contreforts, dans cet encombrement harmonieux de forêt, ordonné par la géométrie humaine ! Au sommet, en couronne, triomphe le clocher, droit comme une futaie de hêtres rapprochés tout près les uns des autres.

Des soldats romains ? Non ! Ce sont des géants qui ont fait cela !


Le beau porche ! C’est d’abord de l’ombre douce qui s’est condensée, modelée. Rien de hâtif dans cette sculpture ; il faut du temps pour y pénétrer. Cet art ne vous cherche pas, il vous attend. Si vous consentez à venir, il vous enseignera la vérité éternelle. Il n’est pas pressé…

Les saintes se tiennent droites comme la règle ; mais la règle est le principe de la grâce : ces saintes sont gracieuses. — Et les feuillages chapitonnent, et le nimbe s’élance au ciel de la voûte. — Le Christ, terrible dans son geste, l’Ange, le taureau, le lion et l’aigle. — Les têtes sont effacées, cassées ; pourtant, je les vois ; parce qu’elles étaient dans le plan.

Le plan est tout, dans l’architecture et dans la sculpture, ai-je dit : poètes, musiciens, peintres, n’est-il pas tout dans tous les arts ?

Ces figures merveilleuses n’ont de rivales qu’à Chartres et à Athènes. Quelle parfaite entente du bas-relief ! C’est l’aspect archaïque grec dans toute sa force et sa simplicité. Les effets procèdent les uns des autres et se complètent par dérivés ; nulle part le secret de la vie n’a été mieux rendu, c’est la vie même, pour plus exactement dire. Elle ne s’est pas manifestée seulement par la main des artistes ; elle poursuit après eux, depuis eux, son action sur leurs chefs-d’œuvre, et ceux-ci se sont transformés à travers les siècles, et continuent à se transformer sous l’influence du soleil, sans jamais avoir été ni pouvoir devenir inférieurs à eux-mêmes. Au contraire ! ils sont plus beaux aujourd’hui qu’ils n’ont jamais été, parce qu’en eux s’est ajoutée à la vertu du génie la vertu du Temps. L’artiste, prévoyant, a, d’ailleurs, protégé ses figures, comme d’un dais, par un avant-corps d’architecture qui leur ménage la lumière des rayons obliques. Quand ces rayons décroissent, peu à peu les figures entrent dans l’ombre du dais. Mais, quand les rayons renaissent, c’est tous les jours le miracle de la Transfiguration.

État glorieux ! Tout revient doucement, sort des fonds. Apparitions ! Et le céleste entretien des héros, des saints, recommence. Pas de noir pur. À eux quatre, ils ne font qu’un, tous enveloppés de fortes douceurs, lumières et ombres mêlées.

Faut-il que je me dérange, que je me rapproche, que je cesse de voir pour examiner « comment c’est fait » ? — Eh bien ! c’est fait de rien, pour ainsi dire. Ce n’est jamais par un métier apparent que se révèle le génie.


Ce n’est pas en cherchant à leur dérober le secret personnel de leur génie qu’on rejoint les Maîtres ; c’est en étudiant à leur exemple la nature. Tous les grands artistes de tous les temps sont des voix qui chantent à l’unisson la louange de la nature. Les siècles peuvent intervenir entre eux : les Maîtres restent contemporains. Tous les grands instants sont marqués d’un même et unique caractère : les balustres de Blois sont du grec primitif.


Ces robes, ces jupes, ces draperies sont pareilles à des feuilles retombées.

La voussure est faite de mille chefs-d’œuvre. Entre autres, cette sainte, qui aperçoit le ciel et qui, de ses bras, de toute sa draperie même, vivifiée par le désir, cherche à l’atteindre…

Quelles belles ombres portées ! Elles n’empêchent pas de lire les corps, elles les font tourner, vibrer.

Ces chapiteaux en jet de force, brutalisés par la lumière et par l’ombre, c’est le génie du vieux sculpteur, du voyant de jadis, qui a obtenu ce résultat miraculeux. L’habitude de travailler en plein air, dans le soir et le matin, la longue patience, l’immense amour, l’ont fait tout-puissant.

O noble peuple d’artisans ! Si grands, que les artistes d’aujourd’hui n’existent pas auprès de vous ! Ils ne vous comprennent même plus. Pourtant, je ne crois pas que, depuis vous, les lois de la lumière et de l’ombre aient varié, que les éléments fussent, à votre époque, plus obéissants qu’aujourd’hui. C’est nous qui nous sommes révoltés contre ces lois, contre la vérité, et notre cécité est notre châtiment.


Les chapiteaux du porche sont romans. Ce sont des chefs-d’œuvre français. Quelle vigueur dans ces feuilles ! Elles n’entourent pas, elles jaillissent, comme la plante.

Et l’expression ardente, la puissance architecturale des grandes figures du porche, à gauche, vues de l’entrée de l’église ! Il n’y a rien de plus beau dans les chefs-d’œuvre de n’importe quelle époque. Le miracle de ces noirs modulés !


Que dit cette cloche à la voix solennelle ? Ne sonne-t-elle pas les funérailles d’un roi ? ou la marche nuptiale de quelque majestueuse jeune reine ? C’est une date dans ma vie, cette sensation si intense qui me possède, tandis que j’écoute cette cloche en contemplant ce porche et l’admirable disposition de sa foule de pierre ordonnée en architecture. Cloches et sculptures, c’est la même grande parole.

Comment pouvons-nous vivre sans admirer ces magnificences ? Elles m’emplissent d’allégresse. Ma pensée se raffermit, en s’appuyant sur un arc-boutant…

O ces Mille et Une Nuits de la volupté intellectuelle ! Ces cariatides célestes, à la limite de la simplicité… Je ne puis m’en détacher…

L’admiration du génie humain conduit l’esprit toujours plus haut. Je vois les Cathédrales en artiste et je vois la Nature dans la Cathédrale.


Est-ce la mer qui déferle là-bas ?

— Non, ce sont les vêpres ; je suis dans l’église. J’aperçois un groupe en prière, des gens qui pensent, appuyés aux colonnes…

Te Deum ! vols d’archanges portant des glaives !… Orage, roulements de tonnerre !…


IX


SOISSONS LE SOIR


Il n’y a point d’heure dans cette Cathédrale ; il y a l’éternité. La Nuit n’y met-elle pas plus d’harmonie que le jour ? Est-ce que les Cathédrales auraient été faites pour la nuit ? Le jour vainqueur, qui les inonde de clarté, ne les subjugue-t-il pas trop ?

Ah ! beauté que j’avais pressentie ! Je suis pleinement satisfait. Les restaurations qui, dans la lumière du jour, offensaient mes yeux, sont maintenant effacées. Quelle invincible impression de virginité ! Quelle fleur de catacombe ! C’est une forêt vierge, qu’éclairent de puissantes lumières jaillies d’une des nefs latérales…

Oui, c’est la nuit, c’est quand toute la terre est dans l’obscurité, c’est alors, grâce à quelques lueurs, que les architectures reviennent ; c’est alors qu’elles retrouvent tout leur auguste caractère, comme le ciel reprend toute sa grandeur dans les nuits étoilées.


Ainsi, j’avais un rendez-vous, cette nuit, avec l’image du ciel que j’ai dans le cœur, avec ce ciel qui n’aura pas de lendemain, peut-être… Pourquoi faut-il que la Cathédrale divine soit insultée, que cet Ecce Homo de pierre soit tourné en dérision ?… Pourtant, moi, atome de vie, pendant les instants que je passe dans cette église, je me sens plein des siècles de jadis, des siècles vénérables qui ont produit ces merveilles ; ils ne sont pas morts ! Ils parlent dans la voix des cloches ! Ces trois coups de l’Angélus, qui frappent doucement le ciel, ne connaissent d’obstacle ou de limite ni dans l’espace ni dans le temps ; ils nous viennent du fond du passé et ils rejoignent nos frères chinois, et les vibrations profondes du gong…

Cette sonnerie hautaine : d’abord, c’est comme si des Dieux discouraient ; puis, c’est un tapotement, comme une assemblée de femmes qui parleraient toutes à la fois ; enfin, la voix de la cloche s’éteint lentement et expire, puissante encore, sur cette douce ville de province dont l’âme est fille de l’honorable simplicité, tandis que Paris est la fille internationale des orgueils.


Ces arcades, éclairées parmi l’ombre, sont en ruine. Avec elles l’esprit reste suspendu dans l’air et dans le temps.

Les colonnes, dans la lumière qui les frappe : un linge blanc aux plis droits, les plis rigides du surplis sacerdotal. Mais quand elles s’éclairent elles évoquent des soldats à la parade, dans une attitude respectueuse dont rien ne fléchira la ligne droite. Et puis, la flamme faiblit, et les colonnes prennent des aspects de fantômes.


Extérieur :

Sur cette place silencieuse, dans l’immobilité de la nuit, la Cathédrale a l’air d’un grand navire à l’ancre.


La pluie, qui depuis des siècles verse ses rafales sur ces dentelles, les a encore amenuisées, perfectionnées. Qu’il est loin le temps où ces merveilles étaient dans leur nouveauté ! Les Gothiques sont, maintenant, aussi loin de nous que les Grecs.


Tous les rois de France sont dans cette ombre, dans cette tour majestueuse qui surplombe…

Le jour point. La lumière se ramasse : elle atteint l’église par de larges touches, éclabousse les colonnes maîtresses, les colonnettes ajourées, les boudins clairs en profils perdus, tandis que des ombres glissent d’en dessous… Brève demi-heure de délices.


X


REIMS


… Elle est là, immobile, muette ; je ne la vois pas : nuit noire.

Mes yeux s’habituent, je distingue un peu, et c’est le grand squelette de toute la France du Moyen Âge qui m’apparaît.

Et c’est une conscience. Nous ne pouvons pas lui échapper. C’est la voix du passé.

Les artistes qui ont fait cela ont jeté dans le monde un reflet de la divinité ; ils ont ajouté leur âme à nos âmes, pour nous grandir, et leur âme est à nous, elle est notre âme en tout ce qu’elle a de meilleur.

Et voici qu’on nous amoindrit en laissant périr l’œuvre de ces maîtres anciens. — L’artiste, témoin de ce crime, se sent lui-même effleuré d’un remords.

Mais ce qui subsiste encore intact garde toute la vie de l’œuvre entière, et nous garde notre âme. C’est dans ces débris que nous avons notre dernier asile. — Ainsi le Parthénon a défendu la Grèce mieux que les plus savants politiques n’ont su faire. Il reste encore l’âme vivante d’un peuple évanoui, et le moindre de ses morceaux est tout le Parthénon.


Vue de trois-quarts, la Cathédrale de Reims évoque une grande figure de femme agenouillée, en prière. C’est le sens que donne la forme de la console.

Du même point de vue, j’observe que la Cathédrale monte comme des flammes…

Et la richesse des profils fait que le spectacle varie sans cesse.

À étudier une Cathédrale, on a toutes les surprises, toutes les joies d’un beau voyage. Elles sont infinies.

Aussi je ne prétends pas vous décrire toutes les beautés de la Cathédrale de Reims. Qui donc oserait se vanter de les avoir toutes vues ? — Quelques notes seulement…


Mon but, ne l’oubliez pas, est de vous persuader de prendre à votre tour ce chemin glorieux : Reims, Laon, Soissons, Beauvais…


Par ma fenêtre ouverte m’arrive la grande voix des cloches. J’écoute attentivement cette musique, monotone comme le vent, son ami, qui me l’apporte. Il me semble y percevoir à la fois des échos du passé, de ma jeunesse, et des réponses à toutes les questions que sans cesse je me pose, que, toute ma vie, j’ai cherché à résoudre.

La voix des cloches suit et dessine le mouvement des nuées ; elle meurt et renaît tour à tour, s’affaiblit, se ranime, et, dans son immense effet, les bruits de la rue, grincements des chariots, cris du matin, se perdent. La grande voix maternelle domine la ville et se fait l’âme vibrante de sa vie. Je n’écoutais plus, j’entendais encore et, rappelé soudain, je prête de nouveau l’oreille ; mais c’est par-delà, c’est à la foule de par là-bas que maintenant les cloches parlent ; on dirait un prophète, en plein air, qui se tourne et se détourne tour à tour, vers la droite et vers la gauche. Le vent a changé.

Mais ce sont des siècles, ce ne sont pas des heures que sonnent les cloches de nos grandes Cathédrales.

Il est vrai, ce sont aussi des fêtes, des fêtes religieuses… Quelle est donc celle d’aujourd’hui ? Comme cette simple question creuse une fosse profonde entre la Cathédrale même et le questionneur ! S’imagine-t-on un homme du XIIIe siècle demandant : Quelle fête les cloches annoncent-elles aujourd’hui ? — Interrompez-vous, appels aériens, ou ne tombez plus jusqu’à nous ; envolez-vous dans l’azur…

— Quel tas de saletés ! entends-je soudain.

C’est un petit garçon qui passe, avec sa mère, tout près de la Cathédrale, en montrant de vieux morceaux de pierres, mal rangés, de vieux morceaux de vieilles pierres que les architectes ont laissés là, dans le chantier, et qui sont des chefs-d’œuvre.

La jeune femme est fine, fraîche, pareille aux statues qui décorent la Cathédrale. Elle n’a pas réprimandé l’enfant…


D’où je suis, je vois le chevet de l’abside. Je ne le vois qu’à travers un rideau de vieux arbres dénudés par l’hiver. Les arcs-boutants et les arbres se mêlent, font une harmonie. Ils sont habitués à vivre ensemble. Mais le printemps ranimera-t-il les pierres comme les arbres ?

La profusion des arcs à trois étages en perspective fait penser à Pompéi, à ces peintures où les branches et les arcs se confondent aussi.


Je suis plus choqué, peut-être, ici que partout ailleurs par les restaurations. Elles sont du XIXe siècle, et, depuis cinquante ans qu’elles sont faites, elles se patinent, mais ne trompent pas. Ces inepties d’un demi-siècle voudraient prendre rang parmi les chefs-d’œuvre !

Toutes les restaurations sont des copies ; c’est pourquoi elles sont d’avance condamnées. Car il ne faut copier, — laissez-moi le répéter ! — avec la passion de la fidélité, que la nature : la copie des œuvres d’art est interdite par le principe même de l’art.

Et les restaurations — sur ce point aussi je veux insister encore — sont toujours molles et dures en même temps ; vous les reconnaîtrez à ce signe. C’est que la science ne suffit pas à produire la beauté ; il faut la conscience.

En outre, les restaurations entraînent la confusion, parce qu’elles introduisent l’anarchie dans les effets. Les vrais effets se dérobent au procédé ; pour les obtenir, il faut beaucoup d’expérience, un grand recul, la science des siècles…

Voyez, par exemple, au fronton de Reims, le pignon de droite. Il n’a pas été retouché. De cet amas puissant sortent des fragments de torse, des draperies, des chefs-d’œuvre massifs. Un simple, sans même bien comprendre, peut, s’il est sensible, connaître ici le frisson de l’enthousiasme. Ces morceaux, cassés par places comme ceux du British Museum, sont comme eux admirables en tout. — Mais regardez l’autre pignon, qu’on a restauré, refait : il est déshonoré. Les plans n’existent plus. C’est lourd, fait de face, sans profils, sans équilibre de volumes. Pour l’église, penchée en avant, c’est un poids énorme sans contrepoids. — O ce Christ en croix, restauration du XIXe ! — L’iconoclaste qui a cru briser le pignon de droite ne lui a pas fait grand mal. Mais l’ignorant qui restaure !… — Voyez encore ces crochets rampants qui ne savent plus ramper : lourde restauration. C’est l’équilibre changé.

Réparer ces figures et ces ornements brutalisés par les siècles, comme si c’était possible ! Une telle idée ne pouvait naître que dans des esprits étrangers à la nature et à l’art, et à toute vérité.

Que ne choisissez-vous de deux maux le moindre ? Il était moins dispendieux de laisser ces sculptures comme elles étaient. Tous les bons sculpteurs vous diront qu’ils trouvent en elles de très beaux modèles. Car il n’est pas nécessaire de s’arrêter à la lettre : c’est l’esprit qui importe, et il se voit clairement dans ces figures cassées. Employez ailleurs vos désœuvrés ; ils y trouveront aussi bien leur compte, puisque ce n’est pas le travail qu’ils cherchent, mais seulement le profit.

Ils se sont cruellement acharnés sur Reims. Quand je suis entré dans l’église, tout de suite mes yeux ont été blessés par les vitraux de la nef. Inutile de dire qu’ils sont neufs. Plats effets !

Et ces chapiteaux, refaits aussi, qui représentent des branches et des feuilles : la couleur est uniforme, plate, nulle, parce que les ouvriers ont employé l’outil de face, à angle droit contre le plan de la pierre. Par ce procédé on n’obtient que des effets durs, identiques : autant dire pas d’effets. Le secret des anciens, sur ce point du moins, n’est pourtant pas bien compliqué, et il serait facile d’y revenir. Ils maniaient l’outil de biais, seul moyen d’atteindre à des effets modelés, d’avoir des plans en biais qui accentuent et varient le relief.

Mais nos contemporains n’ont aucun souci de la variété. Ils ne la sentent pas. Dans ces chapiteaux composés de quatre rangs de feuillages, chaque rang est aussi marqué que chacun des trois autres ! Cela ressemble à quelque vulgaire panier d’osier.

À qui fera-t-on croire que nous sommes en progrès ? Il y a des époques où le goût règne, et il y a… le temps présent.

Pour ce qui est d’un goût général, d’une belle vulgarisation du pur instinct, je crains que ce ne soit un attribut de la jeunesse des races. Avec l’âge, leur sensibilité s’émousse, l’intelligence fléchit. Comment expliquer autrement que par un affaiblissement de l’intelligence le cas de ces prétendus artistes — architectes, sculpteurs, verriers — qui font ces restaurations alors qu’ils ont sous les yeux les merveilles dont les Cathédrales sont pleines ? Leurs vitraux sont en linoléum : des vitraux-tapis, sans profondeur.

Les belles choses voisines coûtèrent moins de mal aux bons compagnons d’il y a six cents ans. Voyez ce bouquet de fleurs, de qualité si française !

Oh ! je vous en supplie, au nom de nos ancêtres et dans l’intérêt de nos enfants, ne cassez et ne restaurez plus ! Passants, qui êtes indifférents, mais qui comprendrez et vous passionnerez peut-être un jour, ne vous privez pas d’avance, à jamais, de l’occasion de joie, de l’élément de développement qui vous attendait dans ce chef-d’œuvre ; n’en privez pas vos enfants ! Songez que des générations d’artistes, des siècles d’amour et de pensée aboutissent là, s’expriment là, que ces pierres signifient toute l’âme de notre nation, que vous ne saurez rien de cette âme si vous détruisez ces pierres, qu’elle sera morte, tuée par vous, et que vous aurez du même coup dilapidé la fortune de la patrie, — car les voilà, les vraies pierres précieuses !

Je ne serai pas écouté, je le sais trop. On continuera à casser et on continuera à réparer. Rien n’interrompra-t-il cet abominable dialogue où l’hypocrisie donne la réplique à la violence, celle-là achevant de détruire le chef d’œuvre mutilé par celle-ci, tout en protestant qu’elle va le remplacer par une copie, une répétition exacte ? On ne remplace rien, entendez-vous ? on ne répare rien ! Les modernes ne sont pas plus capables de donner un double à la moindre merveille gothique qu’à celles de la nature. Encore quelques années de ce traitement du passé malade par le présent meurtrier, et notre deuil sera complet et irrémédiable.

Ne voit-on pas assez, par nos créations aussi bien que par nos restaurations, où nous en sommes ? Les styles anciens, nous les comprenions, naguère encore, et ils sont dans nos Tuileries, dans notre Louvre. Nous nous entêtons à les imiter, aujourd’hui même, mais comment !…


Les clochers de Laon et de Reims sont frères ou sœurs.

Quels perpétuels rappels de l’une l’autre, et quelle variété entre les Cathédrales ! Qu’elle est nombreuse, la Cathédrale, et qu’elle est unique ! — Variété dans l’unité, il ne faut pas se lasser de répéter ces mots. Le jour où ils seraient tout à fait oubliés, plus rien dans le monde français ne serait à sa place.

C’est l’analogie qui relie les choses et leur assigne leurs rangs. Cette tour de Reims est un psaume, — cette tour : elle pouvait s’interrompre, continuer, qu’importe, puisque la beauté est dans le modelé ?


Le Portail.

Ces figures d’évêques, vraiment capables de lancer la foudre ; ces serviteurs, humbles, qui tiennent le Livre ; cette grande figure majestueuse de femme : la Loi.

L’admirable saint Denis du portail nord : il porte sa tête dans sa main, et deux anges, à la place de la tête, soutiennent une couronne. — Y puis-je voir un symbole ? Celui-ci : les idées, coupées, interrompues dans leur essor, se rejoindront, règneront, plus tard, tout un jour qui n’aura pas de fin…


La Vierge du trumeau, à la figure illuminée, c’est la vraie femme française, la femme de province, la belle plante de notre jardin.

Sculpture parfaite, aux savantes oppositions. Les grands plis du manteau d’apparat laissent dans la lumière la poitrine et la tête délicieuses.

Le trumeau est orné de petites figures saillantes. Si les détails ne sont pas grecs, les plans le sont, et déterminent, et soutiennent la beauté générale de la composition.


Tapisseries de Reims.

Ces admirables dessins, ces couleurs, réservées comme celles des fresques, cette touchante histoire de la Vierge, est-ce que tout cela ne met pas l’âme en fleur ? Et n’est-ce pas cet effet que l’artiste a voulu exprimer ? Tous les fonds et les intervalles sont remplis de fleurettes qui, sur la tapisserie, ne se rattachent à rien, — qu’à notre âme.

Ces tapisseries sont des œuvres d’un art suprême.

Et c’est à nous ! Les Égyptiens, les Grecs — du moins, je le crois — n’ont pas eu cela. Ce sont, tissés, des grains multicolores de poussière, la poussière de notre passé ! Et ce sont des fresques de primitifs, et des estampes japonaises, et des vases de Chine : tout y est pressenti.

Quel luxe ! et quelle sagesse dans le luxe !

Gris-argent rehaussé de bleu, de rouge, la tapisserie s’assortit pourtant à la pierre ; elle a la couleur de l’encens.

On n’a pas besoin de savoir quel est le sujet de la composition pour se rendre compte de sa beauté. Ici la Mesure règne ; c’est son empire, c’est son trône. — Mais les sujets aussi, par eux-mêmes, apportent un élément de beauté, dont le brodeur sait tirer admirablement parti :

C’est la présentation de Jésus à Siméon : les admirables draperies de la Vierge ! C’est l’adoration des Mages : quel relief, expressif de la majesté, dans ces figures royales ! C’est la fuite en Égypte, où la Vierge sur l’âne est accompagnée d’anges, gracieux tout autant que ceux d’un Botticelli. C’est le massacre des Innocents. Et ces compositions se divisent et se répartissent selon l’ordre d’une architecture pompéienne. On a le sentiment de feuilleter un livre d’heures, d’une splendeur incomparable. Des portraits en pied, parfaits, complètent ces Stanze d’un autre Vatican. Je revois le portrait du prophète, parlant aux foules : il affirme, il évangélise.

Un gris suave harmonise toutes ces tapisseries. À leur long séjour dans cette Cathédrale, qu’elles illuminent, elles doivent la teinte des siècles. Ce fil a l’âge de cette pierre. Et ce sont des collaborateurs au même ouvrage, ceux qui ont mis ici pierre sur pierre et point d’aiguille sur point d’aiguille. Le tissu et le minéral se rejoignent, s’unissent, se prolongent, amoureux l’un de l’autre.

Feuille morte, relevée de ton ; poussière de diamant ; nielles incrustées, d’un beau rouge cerise : ces tons adorables ont vécu ensemble, se sont fondus et leur union constitue aujourd’hui je ne sais quoi, d’une richesse, d’une splendeur inouïe.

Et les draperies, dans le style de leurs plis, font penser à Holbein.


Le pignon de David a été réparé aussi. On n’y voit plus rien. L’ancien était visible d’en bas ; le moderne ne fait pas cet effet. On sent que l’esprit, usé, n’a pu atteindre à l’effet, et ce David insignifiant est là, à la place de l’original. Il ne rejoint pas le regard qui monte d’en bas.


Porte romaine.

La partie restaurée de la porte romaine est abîmée, perdue. Le corps de la porte, malgré ses blessures, garde toute sa jeunesse. À la moulure, quand elle a disparu, suppléent les oves et les raies, profondément entaillés.


Statue de la Place Royale.

La statue de Louis XV, à Reims, est un noble exemple du bel arrangement. Il y a des noirs heureux à l’arrivée des figures sur le piédouche, et la statue elle-même est admirable de sagesse, irréprochable en ses plans ; et en dehors de la beauté des figures, le cartouche est si facilement heureux ! Les ignorants et même certains connaisseurs, las de cette somptuosité, ont bafoué cette belle œuvre. C’est la bourgeoisie de Louis-Philippe qui prétend en remontrer aux contemporains de Louis XV…


Portail de Saint-Rémi.

Cette figure rongée par les siècles : les siècles n’ont pas atteint ce qu’il y a de plus précieux dans sa beauté ; ils ont respecté les grands volumes. Et, telle que la voilà, cette figure reste l’amie du temps, et de tous les temps.

C’est la sœur de ces beaux tronçons grecs que j’ai vus, plâtres moulés, où la première et la seconde couches de marbres, usées, effacées, détruites, ont été comme enlevées. Vous pensez bien que le plan s’en trouve un peu détérioré. Mais il reste visible à qui sait regarder, puisque, le plan, c’est le volume même. Le temps ne peut rien contre les plans justes. Il ne ronge que les figures mal faites. Elles sont perdues sitôt que touchées ; l’usure, dès la première atteinte, dénonce le mensonge. Mais une figure, sortie admirable des mains de l’artiste, reste admirable toute rongée qu’elle puisse être. L’œuvre des mauvais artistes n’a point de durée, parce qu’elle n’a jamais existé essentiellement.


Ce beau monument montre toute la puissance raisonnée, mesurée, du style.

Je reviens toujours à ce mot, « discipline », pour définir cette sobre et forte architecture. Elle me rassure, elle me satisfait. Quelle science absolue des proportions ! Les plans seuls comptent et tout leur est sacrifié. C’est la sagesse même. Ici, je reprends mon âme à quelque chose de solide, qui m’appartient : car je suis un artiste et je suis un plébéien, et la Cathédrale a été faite par les artistes, pour le peuple.

La sensation du style éveille d’une façon particulièrement impérieuse, en moi, cette idée de possession tranquille.

La sensation du style ! Qu’elle va loin ! Par une route obscure la pensée remonte ou redescend jusqu’aux catacombes, jusqu’à la source de ce grand fleuve, l’architecture française.

Très longtemps, il a été convenu que l’art du Moyen Âge n’existait pas. C’était — répétons sans nous lasser, pour la confondre, l’injure qu’on ne s’est pas lassé de rabâcher trois siècles durant — « la barbarie ». Même aujourd’hui, les esprits les plus hardis, ceux qui se vantent de comprendre l’art gothique, font encore des réserves. — Or, cet art est une des faces majestueuses de la beauté.

Que le mot puissant prenne ici tout son sens : cet art est très puissant ! Je pense à Rome, à Londres ; je pense à Michel-Ange. Cet art donne à la France une figure sévère. Il n’y aura eu que trop de temps perdu à chercher l’accord entre le mièvre et le beau — « l’idéal » d’aujourd’hui !


LA CATHÉDRALE LA NUIT


I


Des lueurs lointaines rembrunissent, noircissent devant certaines colonnes. Elles en éclairent d’autres de biais, faiblement mais régulièrement.

Mais le fond du chœur et toute la partie gauche de la nef sont plongés dans des ténèbres épaisses. L’effet est horrible à cause de l’indécision des choses dans le lointain éclairé… Tout un espace carré est frappé d’un éclairage formidable ; des lumières flambent entre les colonnes qui prennent des proportions colossales. Et les interruptions, ces conflits de clartés et d’ombres, ces quatre colonnes opaques devant moi, ces six autres éclairées plus loin, sur la même ligne et en biais, puis la nuit où je baigne et qui submerge tout, me font douter du temps et des pays. Il n’y a pas de douceur. J’ai la sensation d’être dans un antre immense d’où va se lever Apollon.


Je reste bien longtemps sans pouvoir définir l’horrible vision. Je ne reconnais plus ma religion, ma cathédrale. C’est l’horreur des mystères antiques… Je le supposerais, du moins, si la symétrie des architectures ne me restait sensible. Les plafonnements ne sont qu’à peine perceptibles, étançonnés d’ombres : nervures des arcs.

Il faut que j’échappe à l’oppression de cet effet qui se referme. Un guide me prend la main et je me déplace dans cette nuit qui monte jusqu’à la voûte.

De la lumière au delà de ces cinq colonnes. Elles prennent le biais qui les éclaire. Les nervures, les arcs-doubleaux, les ogives semblent des drapeaux entre-croisés comme aux Invalides.

J’avance… Forêt magique. On ne voit plus le haut des cinq colonnes. Les lueurs, qui traversent horizontalement les balustrades, y mènent des rondes infernales. Le jour, on est au ciel, ici, et, la nuit, en enfer. Nous sommes descendus aux enfers comme Dante…

Violentes oppositions. Il y a comme un éclairage de torche. Feu ardent à la sortie d’un souterrain et qui s’étend par nappes. Les colonnes sont noires sur ce fond flammé, seules, sourdement. Par instants apparaît une draperie avec une croix rouge : la lumière semble s’y éteindre : mais non, elle persiste, dans une immobilité mortelle.


Le chœur est à nu dans l’épouvante. Mais l’horreur se règle, s’ordonne, et cet ordre nous rassure. Et puis, notre souvenir du jour, nos attaches avec le jour nous secourent en ce moment, nous donnent la confiance nécessaire.

Il y a un reflet sur une ogive ; la perspective est masquée, et la clarté, imparfaitement développée sur l’arête, ne montre que la construction immobile dans la lueur. Mais cette lueur, bien que terrible, révèle pourtant le chef-d’œuvre.


La Cathédrale prend un caractère assyrien. L’Égypte est vaincue, car cette Cathédrale est plus poignante que la Pyramide, plus loin de nous que les grottes où la grande création des ordonnances apparut. Le mystère est dans l’inconnu de ce spectacle. On y a l’idée de la forêt, de la grotte, — mais ce n’est rien de tout cela : quelque chose de nouveau absolument, qu’il est impossible de définir tout de suite…

La masse effroyable de la nuit, un instant repoussée, faiblement, reprend aussitôt l’empire avec une irrésistible violence.

C’est Rembrandt, mais en spectre de goût et d’ordre. Et Rembrandt lui-même ne nous apporte qu’un écho de ce monde prodigieux.

Je suis dans l’épouvante et dans le ravissement.

Dante, es-tu entré dans ce cercle d’horreur ?


Les chapelles sont transformées par la lutte des ténèbres et de la lumière.

Celle-ci est une grotte sombre, où il ne paraît y avoir que des coquillages rangés aux nervures des arcs. Pourtant, l’ombre redoutable veut bien se laisser voir, apprécier et modeler.

Cette autre est divisée en deux par l’ombre portée. Tout un côté est aboli. Les colonnes, vues de trois quarts, noires, formidables, dérangent toute l’ordonnance architecturale. Mon esprit dispersé ne perçoit que des épouvantes ; il voit se répéter des jambages effrayants dans cette forêt que l’homme a créée pour son Dieu. Est-elle moins belle que la forêt véritable, animée de moins de pensées, peuplée de moins de larves atroces et de moins d’esprits ?

Et vous, gargouilles, n’êtes-vous pas sorties du cerveau des sculpteurs, revenus dans la Cathédrale, après le coucher du soleil, pour y prendre le conseil de la nuit et y rechercher le souvenir de quelque horrible rêve ?

J’aspire à une confirmation nouvelle des grandeurs de l’âme gothique.


On aurait l’impression d’une Tour de Babel, si dans cette apparente confusion, tout d’un coup, des architectures ne surgissaient de la nuit, si l’ombre elle-même n’était organisée… Le moment est là sans parole et sans voix.


Des colonnes toutes noires autour du chœur : c’est la pierre en prière : trombe qui s’élève à Dieu.


O Nuit ! tu es plus grande ici que partout ailleurs. C’est de n’être éclairé qu’à demi que me vient l’épouvante. Des éclairages incomplets découpent le monument en tronçons, et ces lueurs me disent les frémissements d’orgueil des Titans qui ont édifié la Cathédrale. Priaient-ils ? ou créaient-ils ?

O génie de l’homme, je t’implore ! Reste avec nous, dieu des reflets !


Nous avons vu ce que l’œil humain n’avait point vu encore, ce qu’il lui est, peut-être, défendu de voir… Orphée et Eurydice craignaient de ne plus pouvoir sortir, les bateliers ne venant pas les chercher dans ces ténèbres terribles… Nous marchions seuls dans la Nuit. Nous étions dans les gorges du Tarn, nous allions seuls dans une grande forêt. Un monde entier était dans cette Nuit que les Titans nous avaient préparée.


Un cierge brûle : petit point de lumière. Pour l’atteindre il faut enjamber des masses lourdes d’ombre, où je frôle des lueurs mortes, des licornes, des monstres, des visions.

Le Penseur aurait été au diapason dans cette crypte ; cette ombre immense l’aurait fortifié.

Le sacristain, en allumant un cierge, a déplacé les ombres… Il y a un trésor ici, le trésor de l’ombre accumulée par la nuit. Il cache le trésor de l’église…


Comme nous arrivions à la porte, ce décor gigantesque s’est avancé vers nous : l’immense salle nous semblait préparée pour un banquet de dieux infernaux.

Puis, la petite porte de l’église s’est fermée. Vision disparue. Tout est confié maintenant à notre mémoire.


II


De ma fenêtre.

Avant de me diriger vers l’église pour lui faire encore une visite nocturne, je la contemple, de la fenêtre de cette chambre que j’ai choisie toute voisine de la colossale merveille.

Constructions chargées de pensées ! Accumulations de pensées sur cette façade, sur ce bas-relief, dont je ne vois de ma fenêtre qu’une partie. Quelle race a fait cela ? Des milliers d’années, de siècles ont ici leur portrait. C’est un visage de l’infini humain.


Dans l’église.

Des profondeurs de la nef, du chœur tout entier, on se sent comme repoussé par l’ombre, d’où sourdent confusément des formes terrifiantes. Et je crois entendre une voix irritée qui m’apostrophe :

— Qui donc ose empiéter sur ma solitude ? Ne suis-je plus la Vierge de la Nuit ? Mes ténèbres ne sont-elles plus à moi ? Qui donc ose pénétrer ici ?

Je sentais que je violais les droits du silence, qu’une main sacrilège m’ouvrait le cœur de ce silence sacré. Mais l’artiste sait comprendre et il n’est pas, ici, un profane.

On sent partout d’immuables assises. Tout est sécurité. Les piliers sont des certitudes. C’est l’admiration figée en colonnes altières, toutes alignées comme une armée.

Les piliers, rassurants dans toutes les dimensions, sont plus réels à mesure qu’ils approchent du sol. Il y a des effets de lumière sur les dalles. Les colonnettes paraissent toutes plissées.

D’autres colonnes sont comme des arbres qui soutiennent la voûte et le ciel, qui soulèvent la nuit antique. Elles m’imposent à nouveau l’image de rangées de soldats disciplinés. Elles sont lisérées de lumière. Elles se dressent comme des bois. Le hêtre est leur type. En haut, on ne voit que le dessin de ses ramures. Le silence accompagne leurs moulures jusqu’au faîte, — le silence de l’immobilité : car le vent, ici, ne fait rien bouger, et ces arbres sont des plantes d’intérieur. — Le long de ces colonnes, de ces arbres, montent des lueurs faibles qui vont se perdre dans l’ombre de la voûte. Légères, les nervures apparaissent comme de hautes toiles d’araignée.

En somme, ces piliers, rangés en arc, ne supportent directement que de l’ombre, des nues noires. Partant du bas faiblement éclairé, leurs fûts s’achèvent dans l’inconnu. Le plafond pourtant remet la vérité là-haut et les ombres la supportent. J’ai sur la tête un gouffre en hauteur, mais ce gouffre est si bien ordonné que l’illusion déplace harmonieusement la force quand les lumières bougent.

Ce pilier Renaissance ne se perd pas complètement dans ce gouffre. Il se fusèle en s’élevant, il s’enferme délicatement dans le nuage sombre. On sent que, là-haut, des oiseaux de feu, sur des rocs noirs, battent furieusement des ailes ; il y a lutte, et du conflit des forces naît la règle.


Je suis à l’intérieur d’une pyramide.

Dire qu’une petite flamme de cierge peut, en vacillant, faire palpiter le monstre, déplacer les architectures, en ce moment immobiles ! Une nuance de clarté et tout ceci va remuer.


Prélude court ; carillon : voix de la minute.

Ce chant, là-haut, est comme un avertissement pour les anges : dans le demi-jour l’heure immémoriale va sonner.

La cloche, bruit de forges, bascule de sonneries, remplit tout de ses vibrations.


De ma fenêtre.

À regarder de nouveau la Cathédrale à travers ma fenêtre, je vois un rideau de pierre. Les sculptures sont les broderies du rideau. — Faust mériterait le privilège de vivre dans cette chambre, à cette fenêtre, à l’ombre, à la porte du chef-d’œuvre dont la splendeur exalte cette rue, cette ville, ce pays…

L’immense bas-relief est toujours là, dans la nuit ; je ne puis le distinguer, mais je le sens. Sa beauté persiste, et, triomphant de l’ombre, me fait admirer sa puissante harmonie noire : le bas-relief comble la baie de ma fenêtre, me cachant presque le ciel.

Comment expliquer que la Cathédrale, même enveloppée des voiles de la nuit, ne perde rien de sa beauté ? La puissance de cette beauté nous possèderait-elle donc au delà de nos sens ? L’œil voit-il sans voir ? Ce prestige est-il dû à la vertu du monument, au mérite de son immortelle présence, de sa tranquille splendeur ? La merveille agit sur la sensibilité au delà du domaine réduit d’un organe particulier, grâce à l’intervention de la mémoire. Quelques points de repère suffisent, et l’esprit, averti, subit l’autorité légitime de l’œuvre, s’ouvre à l’influence sublime, qu’il reconnaît, malgré l’imprécision, dans la régularité de la forme générale, — mais que tout de même il ne parvient pas à déchiffrer : il attend la révélation.


AUTRE CATHÉDRALE


Je marche dans l’antiquité la plus reculée…

En bas, une petite lumière dessine une couronne… et les colonnes semblent les colonnes de la Nuit.

Portée par le sacristain, la lumière pénètre dans les ténèbres comme un soc de charrue dans des mottes de terre. Elle s’enfonce, et l’ombre frémit, à gauche et à droite : elle passe, et les blocs d’ombres se referment sur ce sillon de lueur.

En haut, stalactites d’ombres croulantes ! Stalactites d’ombres tombant dans une mare d’ombre qui, elle-même, s’accroît au contraste de la clarté. Il semble que l’on marche dans une forêt, la nuit, sous des arbres d’hiver. Des lueurs s’amoncellent dans les entre-colonnements, dessinent des courbes, s’entre-croisent ; et pourtant on reste perdu dans l’obscurité. Je le répète, si l’on ne conservait le sentiment des ordonnances, des perspectives esquissées par la lumière errante, la peur serait invincible.

Le haut du monument est marqué par des traînées grises et longues. Dans le bas filtrent des lueurs. Et j’ai beau m’acharner, je ne découvre rien, je me heurte au mur impassible, au mur sublime où n’apparaît aucun détail ; il m’impose toutefois la sensation du modelé. Le matin révélateur — quand le monstre cessera de dormir — nous dira quels voiles, quels triples voiles nous cachaient le spectacle dont je pressens la splendeur. Pour le moment, je dois autant à mon imagination qu’à mes yeux. Je suis devant un masque impénétrable.


La petite lumière qui se déplace, pas à pas, évoque l’idée d’un crime, — une lanterne sourde accompagnerait ainsi les pas d’un criminel…


Le génie de l’homme triomphe dans la création des arcades. D’où lui viennent-elles ? de l’arc-en-ciel, peut-être !


Transept.

Il me semble voir l’escalier de Chambord développé en de vastes proportions. Des spirales passent dans les hauteurs. Des ponts se dessinent dont les bases plongent dans l’ombre de la croix du transept.


Ces grandes roses, les vitraux, ces soleils dans le jour, sont, dans la nuit, plus noirs que toutes les autres parties de l’édifice.

Les chapelles sont les alvéoles d’une ruche.


L’ombre aplatit les pilastres. Çà et là, des traînées moins noires. On distingue des formes qui s’étagent. La lumière confuse les masque sans régularité, surtout quand je regarde de trois-quarts. Reste la richesse imposante du gris, du noir.

La pureté et la légèreté viennent de ce que la forme prismatique éclaire toujours d’une arête vive les masses.


Extérieur de la Cathédrale, le jour.

Par les portes ouvertes, au-dessus des colonnes blanches et élancées vers la voûte, les vitraux ont les jours crus des images persanes. Et le groupe des colonnes, vu sous les arcades et les voûtes, semble repoussé par les vitraux du fond.


De ma chambre, toute baignée de l’ombre que lui verse la Cathédrale, de mon lit, je vois le vaste bas-relief ; c’est une partie de la façade. Et ma chambre tout entière s’engouffre avec ma pensée dans cette œuvre qui m’attire. Je pense aux milliers d’hommes qui ont travaillé à cela.

Bien peu de vivants, aujourd’hui, gardent un culte à ce désert de pierres divines autrefois admirées. Je les rejoins par l’amour, qui nous défend de la mort, et je me sens l’aiguille qui continue de marquer l’heure vitale et glorieuse au cadran des siècles humiliés.


Quel souffle ami rafraîchit mon front ! C’est le vent qui vient de toucher la Cathédrale… Il n’y a guère que le vent et moi qui soyons restés fidèles…

Fatigué, j’avais repris le chemin de ma chambre, et je faisais néanmoins les cent pas avant que d’y rentrer ; le soleil prolongeait à l’infini ses rayons, et, tout à coup, la Cathédrale se laissa voir ! La merveille des merveilles m’avait attendu pour me remplir le cœur, et l’âme, et le cerveau de sa splendeur, pour me frapper de sa divine foudre et de ses magnifiques orages. J’étais seul devant le colosse… Minutes d’anéantissement et, tout à la fois, de vie extraordinaire ! Apothéose sublime ! Terreur sacrée ! Inattendue, la lumière révèle l’inattendu.


Les choses m’apparaissaient plus hautes, épurées. Elles s’en allaient au néant par la gloire. Des lumières accusaient les premiers plans, s’interrompaient pour prendre, en suivant les lignes ascendantes, plus de force, laissant les porches s’embrumer, s’effacer dans l’ombre : et, au delà, la Cathédrale montait dans le ciel ses audacieuses charpentes.


Extérieur de la Cathédrale, la nuit.

Ces gardiens de l’ombre, sur la porte, pour toujours, ces grands témoins, cette garde d’honneur sur trois rangs, — par quatre, par six, par dix, ces saints : on dirait des ressuscités, debout dans leurs tombeaux.

Je sens palpiter autour de ces étranges figures une âme qui n’est pas de chez nous. Quelle terrible énigme elles me proposent ! Elles ont l’air d’apporter un témoignage. Elles vivent de la vie des siècles. Sont-ce des apparitions ? Elles ont une formidable intensité religieuse. Peut-être attendent-elles quelque grave événement ; elles se concertent. Elles ne sont plus du temps qui les vit sculpter, leur aspect change sans cesse, et ces figures ont pour moi un accent singulièrement nouveau, étranger : je pense à l’Hindoustan, au Cambodge…


XI


LAON


J’ai préludé à ce joli voyage par une visite au Louvre.

Une fois de plus, j’ai constaté jusqu’à l’évidence combien les Grecs cherchaient la couleur en même temps que la forme. Il est, du reste, certain que la forme, bien faite, donne la couleur, et vice versa.

Ainsi, la palmette antique, que je vois à côté de ces vasques et de cette victoire, procède du même principe que celles-ci. Les grands sculpteurs, non contents de s’exprimer puissamment par les plans, reçoivent de leur goût infaillible le conseil d’attirer l’attention où il faut, par un accent foncé, une ombre noire, un coup de force, opportunément.

Mais quelle modération dans cette force !

À notre époque, on prodigue tellement les effets qu’il n’y a plus d’effet qui gouverne harmoniquement l’ensemble. Ce ne sont que des violences vaines. Elles avouent la faiblesse.

Cette vertu grecque, la mesure, qui signifie la force consciente, est perdue.


Or, c’était aussi et par excellence la vertu française, aux beaux temps romans, gothiques, Renaissance et suivants, jusqu’au Louis XVI.

Admiration profonde devant le porche. Je me sens environné de gloire.

Les trois tours de Laon, vues à distance, sont comme des étendards qui portent au loin le juste orgueil de l’homme.


Dès l’entrée dans l’église, quelle préparation ! Les premières communiantes, dans leurs robes et leurs voiles blancs, s’engagent sous le porche… Que de choses à admirer à la fois ! La beauté variée de toutes ces jeunes filles et la sublime ordonnance de l’église…

Déjà la cérémonie commence. Mon regard errait dans les petites chapelles, mais il est distrait par l’agitation rhythmée, gracieuse, harmonieuse, des officiants aux riches costumes et de ce peuple blanc des petites fidèles.

Âme française, je te retrouve ! Le sentiment de la mesure juste, je l’ai ici, dans sa libre expansion vivante, comme je l’avais au Louvre dans l’immobilité des antiques.

Ces femmes, quels objets sacrés ! Comme elles font à cette forêt de pierres une décoration naturelle ! Comme tout en elles, types, attitudes, vêtements, s’adapte au style de l’édifice, entre avec aisance et se tient dans cette atmosphère !

Oui, les Grecs avaient raison de dire que la beauté est vertu, — cette beauté calme, ennemie de toute violence, grave, retenue, qu’ils aimaient et qu’ils nous ont transmise, la beauté qui dérobe sa force sous le voile délicat de la grâce.

Cette grâce, la leur et la nôtre, c’est le geste souple, agile, facile, de la vigueur, de l’énergie. Cette grâce anime, jusqu’à cette heure, chez nous tout ce qui n’est pas encore irrémédiablement fatigué, vaincu. — Ces jeunes filles, ces jeunes femmes qui m’entourent ne savent pas qu’elles sont de parfaits modèles de grâce.

O ce charme sacré de la vraie femme, que la grande ville ignore !…


Je reviens aux petites chapelles, que j’aime tant, — ces petites chapelles Renaissance et variées, qui entourent toute la Cathédrale à l’intérieur.

J’y respire un esprit subtil, l’arôme de cette fleur de pierre. Leur beauté, si différente, soutient la comparaison avec les plus belles œuvres grecques. Quelles compositions délicieuses !

C’était peut-être un concours entre vous, compagnons ? Et comment vous nommiez-vous ? Brunelleschi, ou Donatello, ou Ghiberti ? Du moins, vous ne leur étiez pas inférieurs. Je vous trouve même, quant à moi, plus intenses, moins froids que les grands Italiens. — Et Dieu sait, pourtant, si je les aime !


Que je voudrais pouvoir appeler ici mes amis — et tout le monde ! — pour partager avec tous la joie que j’éprouve ! Mais personne n’en veut. C’est pour moi, pour moi seul absolument — me semble-t-il… — que ces chefs-d’œuvre pleurent leur ruine, préparée et assurée par les maîtres criminels de notre prétendue civilisation.

O France, terre pourtant divine où Apollon s’était réfugié, se peut-il que tu sois tombée dans cette barbarie éprise de la mort ? — Elle se plaît à détruire le beau ou à le dépraver, à discuter, à remettre en question le génie de l’homme et ses œuvres, ces trésors des générations, et la splendeur de la nature, et la splendeur aussi de son interprétation humaine !

Car le mensonge, pire que la mort, a travaillé ici, auprès d’elle. Et le silence du sanctuaire a perdu sa signification réelle, maintenant que les vitraux du sanctuaire sont remplacés. Ces colonnes ne sont plus que banales maçonneries : elles ne portent plus rien, que des blessures. Ces blessures ont leur beauté encore, elles racontent une histoire douloureuse, héroïque. Mais les nouveaux barbares ne voient pas ces stigmates ; ils ne les comprendraient pas s’ils s’avisaient de les regarder. Ils crient, ils frappent, ils détruisent — ou ils effacent, ils changent, ils trahissent. La foule laisse faire.

Et la prière n’est plus chez elle, parmi ces pierres profanées.


Comme la voix humaine roule en profondes harmonies dans cette église ! Deux ouvriers, dans un coin, causent de leurs travaux : c’est grand comme des paroles mises en valeur.


Le fronton de Laon, le bas-relief de la Vierge. Admirable composition sculpturale.

Les anges viennent chercher la Vierge. On a l’impression d’une pureté neigeuse. Ils la réveillent. Deux d’entre eux ont des encensoirs. C’est la résurrection sensible.


Le Jugement Dernier.

Les Apôtres sont assis à la droite et à la gauche du Christ, qui fait clef de voûte.

Quelle ouverture a cette voûte ! Le saint Sébastien lève le bras au point où elle s’arrête.

Les voussures sont des ailes d’oiseau.

Je regarde cette voûte depuis longtemps, et je ne sens plus la fatigue. Il me semble que j’ai, moi aussi, des ailes.


Quelle joie, dans ma petite chambre d’hôtel, de me sentir à deux pas de la merveille, ce colosse muet, protecteur de la ville !

De tels monuments sont les grands arbres de la forêt humaine. Les siècles les ont consolidés… Mais la hache humaine aussi est à leur base, comme à celle des autres arbres qui engendrent les beaux paysages…

Oh ! j’ai la fièvre de revoir. Mon esprit pourrait oublier, j’ai besoin de resavoir


La Cathédrale de Laon est plus qu’à demi morte.

Pourtant, ce qu’on en voit encore passe les forces de l’admiration. Quelle décision dans la variété ! Quel sens, extraordinairement précis, de l’effet !

Rabelais, du Bellay, Ronsard (je pense aux petites chapelles Renaissance), est-ce vous qui avez fourni les plans de ces chapelles ? Ou l’architecte était-il votre frère ? — (Je dis Ronsard, ici, je ne dis pas Racine.)

O merveilles, je vous pleure déjà… Pourtant vous existez encore ! Qui sait ? Peut-être vous ranimerez-vous.

Tout se rétablit ou revient, se reconstitue, au cours du temps. Il faudra bien qu’une heure sonne où des artistes se donneront la grande tâche de rendre à l’Esprit le domaine dont on l’a dépouillé. Mais il fallait que quelqu’un prît l’initiative de leur indiquer ce devoir…

Je suis le précurseur. Oui, je comprends : un autre viendra !

O bonheur ! — Mais qui ? Et que ne puis-je dénouer les cordons de ses souliers ! N’est-il pas temps ? Car ces pierres achèvent de mourir !

Hâtons-nous de sauver en nous-mêmes leur âme ! Artistes, n’est-ce pas notre devoir ? N’est-ce pas notre intérêt, et le seul moyen de nous défendre contre la barbarie ?

Aimons, admirons ! Faisons qu’autour de nous on aime et on admire. Si l’œuvre des géants qui ont élevé ces édifices vénérables doit disparaître, hâtons-nous d’écouter la leçon de ces grands maîtres, de la lire dans cette œuvre, et tâchons de comprendre : afin de n’être pas réduits au désespoir — nous, ou ceux-là que nous aimons mieux que nous : nos enfants — quand cette œuvre, en effet, ne sera plus. La divine nature lui survivra, et elle continuera à parler le grand langage que ces maîtres ont entendu, et qu’ils ont traduit, ici, pour nous, magnifiquement. Épargnons-nous la douleur et la honte de penser, trop tard, que nous L’entendrions, à notre tour, si nous Les avions écoutés.


XII


CHARTRES


(Notes prises à des dates diverses.)


I


… Je ne perdrai pas ma journée !

Le train court. De longs rubans de route, des champs jaunes, verts, brun-chocolat, tout dévale devant notre course et sous le ciel immuable.

C’est à Chartres que nous allons.


Je l’ai bien souvent visitée, cette Cathédrale. Mais elle m’est apparue, aujourd’hui, toute nouvelle, plus belle, plus brillante que jamais, et je me suis mis à l’étudier comme si je la voyais pour la première fois


Chartres a fait son éloge pour éternellement.

Chartres, notre Cathédrale splendide entre toutes !

N’est-ce pas l’Acropole de la France ?

Palais du Silence. Les foules l’emplissent ; des groupes vont et viennent autour de ses portes, dans ses nefs, gravissent les degrés de ses tours, et descendent, continuellement, et depuis des siècles c’est ainsi. Mais ce mouvement ancien, qui ne cessera pas, n’a point interrompu son silence. C’est qu’on se tait, de bonheur obscurément perçu, ou d’admiration qui dépasse les mots, devant la merveille.

Le jour et la nuit l’embellissent également, différemment, l’un éveillant en elle une grâce délicate, et l’autre une majesté terrible.

Oh ! comme les esprits cultivés et las de notre temps s’étonnent de trouver, si près des centres de l’agitation moderne, ce calme et sublime total de siècles, en recherche et en accomplissement de beauté ! On peut venir prier Dieu, à Chartres, comme partout, puisqu’il est partout ; mais on y peut venir aussi contempler l’homme, qui s’y révèle dans son génie, et qui, sous cet aspect, n’est pas partout…


Nos ancêtres ont réalisé là leur œuvre maîtresse, en un temps où le génie de la race connaissait une période de toute-puissance comparable à celle que connut la Grèce à son apothéose.

Frêles ombres de ceux qui furent alors, nous venons nous abreuver aux sources qui jaillirent de leur génie et de leur foi : sources de la lumière ! Comprendre, aimer cette épopée incomparable, c’est grandir. C’est d’une lumière surnaturelle que nous sommes illuminés, ici.


II


La Cathédrale est entourée d’amis fidèles et puissants qui la soutiennent dans son attitude de prière, comme les Hébreux soutenaient les bras de Moïse tendus vers Dieu. Ces amis sont les contreforts. Géants de seize mètres, blonds dans le bas, de plus en plus noirs, à mesure qu’ils se rapprochent de la toiture. Leur présence, leur assistance contribuent singulièrement à l’effet général de force méditante que donne tout le monument. Et des bases de ces contreforts, des assises du clocher célèbre s’élancent des filets, qui s’enflent, comme se ramassant sur eux-mêmes, et prennent leur élan pour s’élever plus haut ; et c’est bientôt toute une floraison.


Comme les contreforts de la nef, en escalier de vaisseau, sont puissants et trapus, par opposition avec ceux du clocher !

Ces contreforts ont, dans le haut une petite niche où baigne une figure dans l’ombre.

Tous les plans sont en demi-teintes. La force est réservée au noir qui cerne, sans maigreur, les grandes figures.


Les lignes d’architecture sont les seules qui comptent dans les figures sculptées de Chartres. L’instinct des artistes de génie qui travaillaient dans cette Cathédrale les avait avertis que le corps humain se profile architecturalement, qu’il engendre l’architecture, pour mieux dire, au même titre que les arbres et les montagnes.


Comme les gestes de ces figures sont vrais, simples et grands ! Elles avancent la tête avec curiosité et soumission tout à la fois… Les gestes humains, libres, sont toujours beaux. Mais ceux de ces statues, répétés durant tant de siècles, ont pris je ne sais quel caractère sacré de majesté lente.

Et cependant… Il y a trente ans que j’ai vu pour la première fois le portail latéral de droite. — Que de changements ! Je ne retrouve plus cette souplesse, cette enveloppe délicieuse grâce à laquelle ces sculptures apparaissaient comme voilées d’un brouillard matinal qui laissait voir seulement les traits de force. Je ne retrouve plus l’atmosphère créée par les vrais artistes.

Hélas ! tout a disparu sous de successives restaurations, toutes également condamnables.


Mais je viens d’avoir une vision sur laquelle je ferme les yeux pour tâcher de la retenir toujours : parmi les sculptures du portail gauche, cette femme, ce vieillard, — quelle surhumaine science du plan !

— N’est-ce pas cette science, précisément, cette science des sciences, cette science unique, ce principe de l’architecture statuaire, qui manque le plus à notre époque ?

Par ce beau temps, je vois dans toute leur netteté ces profils sobres, à la fois tout gonflés d’éloquence et ramenés, presque, aux lignes droites. Quelle audace ! Elle m’étonne toujours. On a tellement pris l’habitude de négliger le principal, que son expression est devenue incompréhensible.

O la beauté des voussures ! Je ne les aperçois qu’en ce moment, et voilà trois jours que j’étudie, que j’admire… Mais je suis un peu ébloui de tant de splendeur.

Que n’ai-je fait mes études ici, devant ces voussures ! Peut-être, il est vrai, ne les aurais-je pas comprises, jadis. N’est-ce pas le résultat, le fruit des efforts de ma vie entière que je cueille, à cette heure où mes admirations se fondent sur de si solides certitudes ? — Puisse mon exemple avoir quelque autorité auprès des vrais amants du Beau !

Glorieux auteurs du Parthénon, reconnaissez ici l’œuvre de vos frères, de vos égaux. De la grande science du plein air sculptural, les Gothiques savaient autant que vous.


Et moi — si ce retour personnel m’est permis — n’ai-je pas marché tout ensemble sur vos traces et sur les leurs ? Ne me suis-je pas approché de vous un peu, maîtres grecs, maîtres gothiques, avec la statue de Balzac, dont on peut dire tout ce que l’on voudra, mais qui n’en est pas moins un pas décisif pour la sculpture de plein air ?…


Le secret du Gothique ! Tâchons de comprendre les Grecs : si nous y parvenons nous n’aurons que peu d’efforts à faire pour comprendre notre douzième et notre treizième siècle.


Austères et aimables études ! Avec quel enthousiasme je les poursuis ! Je reçois aujourd’hui la récompense de tant d’années d’obstination au travail.


J’entre…

D’abord, l’extrême éblouissement ne me laisse percevoir que de lumineux violets ; puis, mon regard peu à peu distingue une arcade immense, sorte d’arc-en-ciel ogival qui apparaît auprès du ressaut des piliers.

Le mystère s’évanouit lentement, lentement l’architecture se précise. Et l’admiration s’impose, irrésistiblement.


III


Ce qui m’émeut toujours le plus profondément, dans cette église, c’est le sentiment de sagesse qu’elle m’impose.

Chartres est sage avec une passion intense.

Tour de la force et du travail. Palais de la paix et du silence.

La grande voûte pâle d’ombre est soutenue, dans ses points de retombée, par les colonnes ; entre elles se fonce un noir dur, cru, destiné à la préserver en même temps de toute pesanteur et de toute mollesse.

C’est de paix héroïque qu’il s’agit, ici.

Et l’église tout entière est composée avec une telle science de l’harmonie que chacun des éléments de la composition donne à tous les autres un retentissement formidable. — Les contreforts, par exemple, c’est la beauté de l’opposition : contreforts trapus, filets élancés ; repos partout où il est possible pour favoriser l’effet suave de la floraison du haut et de l’agitation des assemblées qui sont aux portes.

Cette agitation elle-même garde une mesure, dictée par l’ordonnance du monument et par sa destination.

Ainsi, ce matin, une procession de jeunes filles m’a devancé. Il me semble que je vois respirer et se mouvoir les statues de la cathédrale. Elles sont descendues des murs pour s’agenouiller dans la nef. Quel air de parenté entre elles et ces enfants ! C’est du même sang. Les sculpteurs de Chartres avaient longuement observé les traits et la physionomie de leurs contemporaines, la contenance, l’allure de ces simples et belles créatures, dont les mouvements aisés, modestes, ont tant de style naturel ! Elles passent, discrètes, montrant peu de leur beauté, dans le mystère qu’exigent les rites, sans pouvoir néanmoins la cacher toute à l’artiste. Ces sculpteurs ont su la voir, ils l’ont étudiée, comprise, aimée. La nature qui, dans ses éléments essentiels, n’a pas varié, en dépit des siècles, du XIIIe au nôtre, nous atteste la sincérité de ces grands observateurs. Ils ont copié la douce nature du pays. Ils ont reproduit la grâce que Dieu a répandue à pleines mains sur les visages des femmes de leur temps, comme de celles du nôtre. Les saintes de pierre, qui nous racontent leurs douleurs et leurs espérances anciennes, sont de ce coin de France, et d’aujourd’hui.


Ce qui n’est que de maintenant, hélas ! c’est la folie de la restauration. Cette œuvre de pharisiens trouble ma joie ; mes yeux, en train d’admirer, en quête de nouveaux motifs d’admiration, soudain sont blessés.

Ces pharisiens procèdent de la lettre, qui tue, et ils disent : « Voyez, nous opérons selon les meilleures recettes… » Recettes infaillibles, en effet, pour détruire. Elles ont tué quelques-uns des vitraux qui étaient parmi les plus précieux motifs de la gloire de Chartres. Elles ont tué les pilastres, que même en plein été, même en plein jour on ne voit plus, parce que la nature et l’économie de la lumière ont été changées.

Comment peut-on ne pas comprendre que les Gothiques, en modelant la lumière et l’ombre comme ils faisaient, savaient ce qu’ils voulaient et comment ils réalisaient leur désir ? qu’ils obéissaient, à la fois, à une science absolue de l’harmonie et à d’inéluctables nécessités ? — Pourquoi faut-il que le mauvais goût actuel ne se contente pas des laideurs qu’il produit ? Pourquoi, en outre, insulte-t-il au passé et nous prive-t-il de la part de bonheur que la Cathédrale nous avait dédiée, pour toujours ? À Chartres, voyez quelle délicieuse entrée nous préparent les histoires merveilleuses racontées par les sculptures et les ornements du portail : ce sont des scènes qui se déroulent et s’enroulent comme les caprices d’un rêve très net et très délicat. Mais des restaurations affreusement bas-relief s’y mêlent ; ce ne sont que des réparations dures et sèches. Car le sens de la ronde-bosse, qui est douce et essentiellement de style, qui est l’âme même de ce style, les auteurs de ces réparations ne l’ont pas ; peut-être est-il perdu…


IV


Je suis toujours étonné de la présence, à Chartres, de ces pilastres Renaissance, avec ces jolis ornements symétriques qui, du haut en bas, dessinent des arabesques si gracieuses.

Des rubans qui se déroulent, des brûle-parfums ; des oiseaux dont le col s’allonge démesurément et se penche pour picorer des feuilles, des fruits ; d’autres, qui font penser au phénix, boivent des flammes dans des cornes d’abondance. Des feuillages tombent en fil à plomb pour marquer la ligne qui rattache cette frêle arabesque à la composition entière, du haut en bas. Dans tous les centres, des tablettes chargées d’inscriptions. Sur les côtés, des lézards et l’oiseau symbolique qu’on revoit partout depuis le Roman. Sur les côtés encore, des rinceaux. Et des satyres s’échappent des vases, qui entourent de leurs bras des femmes, des enfants. Et des sirènes adorables, enveloppées de feuilles jusqu’aux cuisses. Et des anges qui s’amusent à fesser de petits satyres. Et ces deux autres satyres, les faces dressées haut, qui portent à bras tendus un candélabre. Et cet autre satyre encore qui tient tout un service sur sa tête…

Les auteurs de ces petites merveilles sont les élèves de Rabelais, ou ses émules.


V


La musique religieuse, sœur jumelle de cette architecture, achève d’épanouir mon âme et mon intelligence. Puis elle se tait ; mais longtemps encore elle vibre en moi, m’aidant à pénétrer dans la vie profonde de toute cette beauté qui ne cesse de se renouveler, qui se transforme selon les points d’où on la contemple : déplacez-vous d’un mètre ou deux, tout change ; pourtant, l’ordre général persiste, comme l’unité variée d’un beau jour. — Les antiennes et les répons grégoriens ont aussi ce caractère de grandeur unique et diverse ; ils modulent le silence comme l’art gothique modèle l’ombre.

Quelle formidable et douce magnificence !

Jamais je n’ai senti aussi nettement la grandeur du génie de l’homme. Je me sens grandir moi-même sous l’afflux de l’admiration. Ainsi renaîtrait un peuple qui prendrait la peine de regarder, qui chercherait à comprendre. Et, sans répit, je crie aux miens : Il n’y a rien d’aussi beau à voir, rien d’aussi utile à étudier que nos Cathédrales françaises, et entre toutes celle-ci ! Pourquoi êtes-vous devenus aveugles, héritiers des voyants qui accomplirent le chef-d’œuvre ?…

Maintenant, la musique, confusément entendue tout à l’heure, se précise et se règle. La joie de tant d’âmes, par elle charmées d’âge en âge, sourd de cette Cathédrale, qui est elle-même une musique, et ce sont comme deux harmonies qui se poursuivent, se rejoignent, se fondent amoureusement. La vie s’élance de l’ombre et monte au faite en spirales lumineuses, mélodieuses. Je perçois des voix d’anges…

Quels mots pourraient rendre le bonheur qui m’investit de toutes parts, cet étonnement ravi d’une âme qui soudain se sent ailée, parmi l’ombre nuancée qui chante ?

Cette poussière de lumière, ce scintillement de l’ombre que Rembrandt nous a fait admirer, ne vous les a-t-il pas empruntés, Cathédrales ? Lui seul, du moins, a su, par un autre art, exprimer, définir en le transposant, le miracle, l’inépuisable richesse de ces modelés de l’ombre.


VI


Quelle est cette ligne archaïque ?

— L’Ange ! L’Ange de Chartres !

Je tourne autour de lui, je l’étudie, et ce n’est pas la première fois, et comme toujours c’est avec insistance.

Je veux comprendre !

… Et les heures ont passé. Je pars, épuisé de mes efforts, inquiet…

Mais le soir, je reviens. J’admire, et il me semble que je pourrai mieux préciser les motifs de mon admiration, maintenant qu’il n’y a plus de soleil sur l’Ange. Je suis dispos comme un bon ouvrier ; ma tâche est de comprendre, et je rassemble dans ce but toutes mes forces. Je contemple.

Et toujours le miracle m’éblouit. Cette fierté ! Cette noblesse ! L’Ange de Chartres est comme un oiseau perché sur l’angle de quelque haut promontoire ; comme un astre vivant dans une solitude, rayonnant sur ces grandes assises de pierre. L’opposition est vive entre ce Solitaire et les foules assemblées sous le portail, où tout est comblé de figures sculptées et mouvantes.

Je me rapproche encore, puis je recule, vers la gauche, tâchant de mettre au point la beauté de cet être adorable… Par intervalles, je comprends.

Sa tête paraît comme une sphère ailée. Ses draperies sont admirables de souplesse, surplissées sur des tuniques.

Quel cadre lui font les puissants repos des contreforts !

Du haut de sa solitude il regarde avec joie la ville dans une attitude d’annonciateur.

Il porte l’heure sur sa poitrine, et s’offre de profil, le corps effacé, glissé comme une feuille d’acanthe.

Que ce corps est chaste ! Ce n’est pas la Samothrace, qui, voluptueuse, se montre nue sous le voile plaqué, collé, des draperies. Ici, la modestie règne. Le vêtement commente austèrement les formes, sans toutefois les priver de leur grâce ; mais il faut un grave motif pour qu’une jambe, un bras avance et fasse saillie.


L’Ange est un point dans cet immense soubassement, comme une étoile dans le firmament encore obscur. Il a un profil pieux, plein de sagesse. Il apporte la Somme de toutes les philosophies. L’heure se marque sur lui comme une sentence sur un livre. Avec quel recueillement il tient et nous montre cette heure, qui blesse et qui tue !

Profonde signification de ce geste ; bienfaisante, vigilante intention du sculpteur qui l’a trouvé, voulu. Le cadran solaire, c’est le régulateur : Dieu nous dirige ainsi, intervient ainsi sans cesse dans notre vie par l’intermédiaire du soleil. Cet Ange porte donc sur sa poitrine la loi et la mesure qui procèdent de l’astre, et de Dieu. Le travail journalier de l’homme se divinise, à se régler selon les vibrations de cette lumière divine.


Ou bien, cet Ange serait-il un sphinx ? Nous demande-t-il la signification de l’heure ? Non ! il protège la ville. Sa beauté impose le sentiment de l’équilibre à mon âme qui s’élève vers lui.


(Beaucoup plus tard.)

Quel mirage s’est produit dans mon esprit ?

Je reviens une fois encore, j’arrive, je lève les yeux : cet Ange est une figure cambodgienne !

Je n’avais jamais eu aucune impression voisine de celle-là ; je vois vraiment cette étonnante figure pour la première fois. Ou du moins je ne la vois plus comme je l’avais vue jusqu’à ce jour…

C’est qu’il y a bien des manières de voir une belle chose. Comme des profils nouveaux apparaissent quand on se déplace, ainsi le chef-d’œuvre se transforme, en nous, selon le mouvement qu’il a provoqué dans notre esprit ; ce mouvement, qui ne s’isole pas dans notre activité, rejoint à tous nos sentiments l’impression que nous gardons du chef-d’œuvre, et cette impression vit de notre vie, se colore selon les autres impressions que la vie nous apporte et grâce auxquelles nous découvrons, entre deux termes très éloignés l’un de l’autre, de secrètes, mais de réelles analogies.


Entre deux pèlerinages à Chartres, j’avais vu les danseuses cambodgiennes[2] ; je les avais assidûment étudiées, à Paris (au Pré-Catelan), à Marseille (à la villa des Glycines), le papier sur les genoux et le crayon à la main, émerveillé de leur beauté singulière et du grand caractère de leur danse. Ce qui surtout m’étonnait et me ravissait, c’était de retrouver dans cet art d’Extrême-Orient, inconnu de moi jusqu’alors, les principes mêmes de l’art antique. Devant des fragments de sculpture très anciens, si anciens qu’on ne saurait leur assigner une date, la pensée recule en tâtonnant à des milliers d’années vers les origines : et tout à coup la nature vivante apparaît, et c’est comme si ces vieilles pierres venaient de se ranimer ! Tout ce que j’admirais dans les marbres antiques, ces Cambodgiennes me le donnaient, en y ajoutant l’inconnu et la souplesse de l’Extrême-Orient. Quel enchantement de constater l’humanité si fidèle à elle-même à travers l’espace et le temps ! Mais à cette constance il y a une condition essentielle : le sentiment traditionnel et religieux. J’ai toujours confondu l’art religieux et l’art : quand la religion se perd, l’art est perdu aussi ; tous les chefs-d’œuvre grecs, romains, tous les nôtres, sont religieux. — En effet, ces danses sont religieuses parce qu’elles sont artistiques ; leur rhythme est un rite, et c’est la pureté du rite qui leur assure la pureté du rhythme. C’est parce que Sisowath et sa fille Samphondry, directrice du corps de ballet royal, prennent un soin jaloux de conserver à ces danses la plus rigoureuse orthodoxie, qu’elles sont restées belles. La même pensée avait donc sauvegardé l’art à Athènes, à Chartres, au Cambodge, partout, variant seulement par la formule du dogme ; encore ces variations elles-mêmes s’atténuaient-elles, grâce à la parenté de la forme et des gestes humains sous toutes les latitudes.


Comme j’avais reconnu la beauté antique dans les danses du Cambodge, peu de temps après mon séjour à Marseille, je reconnus la beauté cambodgienne à Chartres, dans cette attitude du grand Ange, laquelle n’est pas, en effet, très éloignée d’une attitude de danse. L’analogie entre toutes les belles expressions humaines de tous les temps justifie et exalte, chez l’artiste, sa profonde croyance en l’unité de la nature. Les différentes religions, d’accord sur ce point, étaient comme les gardiennes des grandes mimiques harmonieuses, par lesquelles la nature humaine exprime ses joies, ses angoisses, ses certitudes. L’Extrême-Occident et l’Extrême-Orient, dans leurs productions supérieures, qui sont celles où l’artiste exprima l’homme en ce qu’il a d’essentiel, devaient ici se rapprocher.

Cet annonciateur surgit du fond des temps anciens pour venir à nous, avec quelle autorité ! Il est plus moderne que nous, il a plus de vie, de fraicheur, d’énergie.

Dans sa posture d’envoyé, il s’incline un peu, et ce mouvement évoque celui de l’épervier qui s’élance. À ce détail on reconnait une inflexion chère à l’art gothique, ce mouvement de révérence que donne le crochet. — Le profil changera, au temps de la Renaissance, pour exprimer le désir et la volupté. D’ascétique, il deviendra, avec Michel-Ange, riche, abondant…

Le Gothique lui laisse la grandiose simplicité de l’ordre tranquille, cette admirable lenteur, ces charmes réunis de la danse et de l’architecture. La modestie confère une majesté, un sens profond à tous les gestes de la figure, à tous les détails de la composition. Ange vraiment céleste, astre lui-même, il tient le cadran comme un astre. On pense, en le regardant, que l’heure est la résultante de la procession silencieuse des astres dans le ciel.


Bel être, sans sexe, sirène, Ange, tu es adorable de grâce, tu possèdes la ligne de souplesse, la ligne oblique balancée, presque de danse, équilibre que l’œil adore avec mélancolie, qui parle d’enlacement et d’instabilité !


Tu as été conçu par des cerveaux héroïques, tu es le dernier vestige d’un siècle sublime.


— Lecteurs, allez voir l’Ange de Chartres.

Il est encore là ; pour combien de jours ?


VII


Cette fois, je me suis seulement approché de la Cathédrale… De loin on voit l’Être se ramasser et se redresser dans son unité épanouie.

Ce chef-d’œuvre, qui brille sur la cité indifférente, emprunte à l’air dans lequel il vibre une nouveauté, une renaissance perpétuelle. Toutes les heures du jour l’habillent, le parent, le glorifient.

Quelle source intarissable de merveilles que le génie français ! J’y reconnais la douce obstination du génie paysan de notre race. Avec ce génie le climat collabore. L’âme française et le climat français travaillent selon les mêmes principes. Tous deux enveloppent le grand monument d’un léger voile : c’est cette puissante méthode qui ne permet pas aux détails de troubler en les compliquant les lignes essentielles, et c’est ce joli brouillard quotidien, qui s’élève le matin, qui revient le soir, qui persiste parfois tout le jour.


Des deux tours de Chartres, l’une est romane, l’autre est gothique. Dans le bas de la tour ornée, les contreforts n’ont qu’une saillie, tandis que ceux de la tour simple sont puissants et hardis.

L’ornement est d’argent, mais le nu est d’or.


… Mon œil perçoit des entre-croisements d’arbres de pierre, qui se réunissent par en haut, comme des nervures de forêts enchantées, comme des mains qui croisent leurs doigts pour protéger un tabernacle…


Chartres pourrait-elle périr ? Je ne veux pas le croire. Elle attend d’autres générations, dignes de la comprendre.

Elle attend, fièrement élancée de la certitude à la certitude, nous attestant que, dans certaines grandes heures, l’esprit humain se ranime, retourne à l’ordre serein, tranquille, et crée alors du Beau pour toujours.


XIII


LES ORNEMENTS


La décoration de nos églises est l’œuvre des siècles, œuvre lente, réfléchie, collaboration de plusieurs courants. L’homme semble avoir obéi, ici, à des influences mystérieuses, à des lois qu’il ne pouvait pas transgresser. Il a fait ces œuvres d’art, comme l’abeille fait son miel, avec une fatalité heureuse.

Une différence, pourtant. Sur le thème donné, l’homme varie, mais s’épuise. Les douces bêtes se répètent inlassablement. Quand l’homme arrive au terme d’une de ses voies, c’est la décadence, la nuit naturelle ; elle était aussi nécessaire que le jour lui-même. L’humanité périrait si elle employait toujours son génie dans le même sens, si elle ignorait le repos du changement, si elle ne subissait des alternatives de mort et de renaissance ; témoin la science à notre époque. Toutefois : il est sûr que l’homme parvient au repos par l’épuisement, et nous sommes, dans son histoire, parvenus à une telle phase. — Que la renaissance tarde !


Que d’études pour retrouver dans sa pureté la pensée ancienne ! C’est une fouille, non pas dans la terre, mais dans le ciel, dans ce qui, pourtant offert aux yeux de tous, reste, en pleine lumière, plus profondément enseveli que s’il fallait le disputer aux entrailles du sol. On dirait que la lumière, aujourd’hui, fait à toute cette beauté un linceul.


Ce qui est le plus difficile, ce n’est pas de penser avec la primitive ingénuité de l’enfance : c’est de penser avec la tradition, avec la force acquise, avec tous les résultats thésaurisés de la pensée. Or, l’esprit humain ne peut aller très loin qu’à cette condition : que la pensée de l’individu s’ajoute, avec patience et silence, à la pensée des générations.

Mais l’homme moderne ne tient plus compte de la pensée des générations.


L’art du Moyen Âge, dans son ornementation comme dans ses constructions, procède de la nature. C’est donc toujours à la nature aussi qu’il faut recourir pour le comprendre.

Voyez Reims : dans ses tapisseries nous retrouvons la couleur, les feuilles et les fleurettes de ses chapiteaux. Ainsi de toutes les Cathédrales.

Donnons-nous donc la joie d’étudier ces fleurs dans la nature, pour nous faire une juste idée des ressources que leur a demandées le décorateur des pierres vives. Il a pénétré dans la vie des fleurs en considérant leurs formes, en analysant leurs joies et leurs douleurs, leurs vertus et leurs faiblesses : ce sont nos douleurs et nos vertus.

Et les fleurs ont donné la Cathédrale.

Il suffit d’aller à la campagne et d’ouvrir les yeux pour s’en convaincre.

Vous recevrez à chaque pas une leçon d’architecture. Les hommes de jadis ont regardé avant nous, et compris. Ils ont cherché la plante dans la pierre, et maintenant nous retrouvons leurs pierres immortelles dans les plantes éternelles. Et (n’est-ce pas le plus grand hommage qu’ils eussent pu souhaiter ?) la nature, qui pourtant ne fait, sans doute, guère état de nos dates, sans cesse nous parle du XIIe siècle, du XIIIe, du XIVe…, du XVIIe… C’est elle qui se charge de défendre contre toutes les critiques les anonymes de ces grandes époques.


Pour moi, ces belles études en plein air me sont bienfaisantes. — Ma chambre me fait mal, comme des souliers trop petits, qui me blesseraient. — Et la ville, donc ! la ville nouvelle ! — C’est dans le plein air des champs et des bois, je dois le redire, que j’ai appris tout ce que je sais.


Les champs de fleurs de Verrières.

Jeté comme tout à coup dans cet immense jardin, dans le beau soleil, je me sens vivre, par mes yeux, d’une vie nouvelle, plus intense, inconnue. Mais tant de splendeur m’étourdit. Ces fleurs qu’un horticulteur cultive pour la graine, en carrés massifs de plantes semblables, ces nappes de couleurs juxtaposées donnent l’idée de vitraux et me font vivre avec eux.

C’est trop radieux. Mes forces n’y suffisent pas. Je ne puis supporter l’éclat de cette beauté, de cette immobile beauté !

Et je cours me réfugier, m’abriter dans la simple verdure, où le vent frais, un zéphyr, fait doucement trembler les feuilles de mon carnet…

Mes yeux intimidés ont néanmoins reçu et gardent l’impression de cette stupéfiante magnificence. Il n’y a que quinze jours, c’était presque l’hiver, et soudainement tout s’est épanoui, les nuages et les arbres comme les fleurs. C’est une folle abondance, un bouleversement de jeunesse ! Richesse éblouissante. On n’ose choisir parmi tant de trésors. À l’étude il faut un champ plus restreint.


Dans une fleur il y a presque toutes les fleurs. Dans la moindre promenade à la campagne, c’est la nature tout entière qu’on rencontre, et tous les sentiers dans l’herbe sont les chemins du paradis.

… À coup sûr, je ne suis qu’un botaniste manqué. Je comprends tout de même, à ma façon. Pendant que les « autos » font leur bruit et leur poussière sur les routes, j’étudie, penché sur les fleurs de mon sentier.

Que d’expressions curieuses, différentes, innombrables, à la disposition de l’artiste !


À des plans inégaux, toutes les fleurs sont égales ; les petites et les grandes ont la même fierté.

Il semble que, le matin, on les distingue mieux au bout des tiges. C’est le moment où elles nous tournent toutes le dos, si gracieusement !

Il y en a qui luisent en splendeur quand elles écartent l’ornement de leurs pétales. Ah ! l’ornement floral ! Conseil sans prix pour les statuaires !

Beaucoup de plantes imitent les oiseaux et volent sur place. — Les feuilles attachées à la tige volettent, très éloignées l’une de l’autre.

D’autres feuilles pendent comme des drapeaux en berne. — D’autres : comme du linge accroché aux fenêtres.


Petites fleurs que j’ai rencontrées dans les jardins et les bois, vous m’avez fourni des observations comme vous en fournissiez, aux belles époques d’ornements, aux sculpteurs et aux verriers.


Ces deux feuilles, l’une de droite, l’autre de gauche, se gaufrent et se rejoignent. À leur base, il en pousse deux autres, puis deux plus petites encore, et ainsi de suite. Elles jettent de leur cœur deux tigelles qui s’éloignent, portant deux fleurs, deux boutons, et un groupe de boutons plus petits.


Que les veines de ces feuilles sont précieuses ! Les délicats éventails ! — Et ce ne sont que des plantes du chemin…


Une petite rosace de culots. Fleurines autour d’une fleur sombre.


Certaines fleurs sauvages ont des casques, comme Minerve.


Les fibres des plantes partent, en nervures fines et nettes, dès le principe de la tige, s’élancent et entrent dans la feuille en courant, sans s’arrêter.


Ces feuilles qui reviennent, qui font sur elles-mêmes un demi-tour : elles se ferment au tiers, puis laissent leurs bords s’échapper et les rappellent. Volant de robe.

La tige qui les porte a des rainures comme la colonne.

Les rameaux se jettent çà et là dans des sentiments variés dont l’expression n’oublie jamais d’être gracieuse.


Ces arbres abattus, couchés, sont des moulures. Certes, la valeur en est gothique : ronde-bosse.

… Elle avait toute sa racine dans ma main. Mais la communication avec la terre était interrompue. L’amour ne peut accepter la séparation. — Pourquoi nous étonner qu’elle soit morte en moins d’une demi-heure ? Vivrions-nous plus longtemps qu’elle loin des éléments nécessaires de la vie ?


Quand la feuille va mourir, son cloisonné devient plus sensible, plus saillant ; comme les veines du vieillard. Elle s’enroule, se crispe. Mais ses transformations lui laissent sa beauté, et ses modelés morbides sont ceux d’une Joconde.

Puis, elle se détache, elle tombe, sans résistance.


Voyez, ces fleurs sont en catalepsie. Quand la feuille devient vieille, elle prend un aspect de fleur artificielle : l’âme s’est évaporée. Toujours ainsi la fleur se raidit, se durcit avant d’arriver à la folie, à la mort des pétales.

Jeune, elle ramène, rassemble ses pétales, elle cache son cœur. Vieille, lamentable, si on la tient droite sur son culot, elle tombe, les pétales écartés. Mais elle meurt en produisant la vie.

Est-ce de la même manière que se transforme la société ? On croit tout perdu, et on ne voit pas le bien, le travail qui prépare le fruit, comme notre mort ou notre maladie produit de la vie ou de la santé…


Quand les plantes se fanent, elles perdent tout respect réciproque, elles se touchent, se bousculent, tombent les unes sur les autres. En bonne santé, elles observent toujours entre elles les distances.

Elles se tiennent droites, mais avec élasticité, flexibilité, avec je ne sais quoi d’aérien, quelque chose comme l’élastique et souriant équilibre balancé de la danseuse, qui cherche l’hommage, qui l’appelle. Quelle beauté peu appuyée, et toujours pressée de s’offrir !

Je crois qu’elles sont fières de leur souveraineté, et j’adore leur orgueil.


Deux fleurs malades ; l’une s’appuie sur l’autre en passant devant elle, et celle-ci soutient sa sœur, en se penchant elle-même. Il y a de la tristesse et de la tendresse.

À l’endroit où la tige se noue et renvoie ses digitations en membranes, la feuille embrasse la tige, puis, assurée d’un point d’appui solide, se rejette en arrière.


Les pignons ont toujours la forme des sommets de plantes.


Tulipes.

Elles se jettent, elles s’étendent comme des courtisanes heureuses ; elles montrent leur cœur dans un mouvement libre, qui n’est peut-être pas chaste, qui est sûrement adorable.

Celle-ci, tombée, la « gueule » large ouverte, est évanouie.

Cette autre pend en fil à plomb. Ses tressaillements de détresse, que je vois en dépit de son immobilité, marquent la folie de la fleur ; la vieillesse.

Le plus riche des trois rois Mages et la Reine de Saba n’étaient pas plus somptueusement vêtus que cette tulipe or et rouge mélangés.

Celle-ci, or et rouge aussi dans une autre disposition, est-ce l’oiseau des îles ? N’est-ce pas plutôt l’aile de l’archange Gabriel ?


Et dans presque toutes je crois retrouver le geste d’une Sapho, le geste qui provoque et qui donne. Il persiste jusque dans celles qui sont évanouies, qui pendent, la tête en avant. — On dirait aussi des bulles colorées, restées dans l’air.


En voici d’effrayantes : ces tulipes rouges de sang strié d’or, comme de la chair vivante écorchée, en plein soleil ; celles-là, qui imposent la sensation de viandes pas fraîches, par places. Ces lanières si finement dentelées, tout à l’heure si belles, sont maintenant des fibrines pourries. Plus de jaune doré dans le cœur. Une horrible blessure, du sang coagulé, un morceau de charogne ; ce rouge d’une maladie qui brûle, ce mucus qui suinte… Lamentable fleur qui fait peur ! Et pourtant elle n’est pas morte, elle subit la transformation nécessaire à la fécondation. — Est-ce l’image de notre mort ?

Dans certaines tulipes il y a tout un coucher de soleil, merveilleux.

Entre leurs pétales on distingue un crucifix sanglant.

Quant à celle-ci, elle a perdu sa forme. La vie s’est réservée dans la tige, à laquelle la fleur pend tristement. Ses pistils sortent des pétales comme les pattes d’un saurien. Mais elle garde des rouges éclatants, eucharistiques, reluisants comme si ces pétales avaient été soigneusement brossés. Cette tulipe a la richesse des soies d’Orient, des soies de Gênes.


Tulipes dentelées. Leurs pétales rouges et jaunes sont comme des flammes d’incendie ; frisés par places, ils font des effets de feu tourmenté par le vent.

Car il y a des fleurs qui brûlent. Celles-ci sont en pleine incandescence. Penchées hors du vase, soutenues par leurs tiges, ces tulipes flambent dans l’air. On croirait voir des flammes chassées par le vent, qui s’échappent de tous côtés.

Et il y a des fleurs qui jettent des sorts. Ne lancent-elles pas une projection fluide ?


C’est à ses feuilles, particulièrement, que la marguerite blanche a confié sa beauté. Tandis que la tige s’élève, la feuille dessine un cran d’abord, puis, plus haut, deux autres plus larges, et chacun de ces crans a la forme d’une petite langue.

À des feuilles privilégiées est réservée la joie d’entourer le bouton, orgueil de toute la plante, superbe déjà de méplats, et qui sera une fleur très belle dans sa simplicité.

La marguerite, qui ressemble au soleil, est la fleur des enfants et des amoureuses. L’amoureuse l’offre aux poètes, aux artistes.

Dans ses feuilles montantes, elle affecte la forme d’un vase à jour, en fer forgé. Elle fait rinceau lorsqu’elle se penche, fanée. Elle se penche, et, quand elle va tomber, c’est une petite main, une petite patte aux trop nombreux doigts, crispés. Plusieurs marguerites fanées : de petits lambrequins.

Jeune et fraîche, cette fleur est un principe admirable de décoration. Tous les ornemanistes des beaux temps l’ont étudiée. Sa feuille, c’est l’acanthe française.

Le muguet des prairies fleurit en même temps que le coucou, parce que la beauté de ces deux fleurs les destine à des places symétriques dans le bouquet de la belle saison.

Elles sont l’une et l’autre très féminines.

Une autre fleur des bois évoque une périssoire avec ses rameurs. Elle fait un coude pour revenir sur elle-même.


Cette plante a les feuilles toutes tachées d’encre. Je ne la connais pas. Serait-ce la fleur des écoliers ? des scribes ?


La feuille de la violette a la forme d’un cœur.


Le genêt a de petites feuilles vertes comme des lentilles ; sa tige a quatre angles, comme l’église Sainte-Gudule.


Ce petit trèfle, qui vient d’être repassé à l’instant même, reste plissé comme sont les vêtements sacrés.


Pissenlit, oseille : fer de lance, hallebarde.


Cette pensée bleue, ses pétales, chasuble de velours bleu foncé, soie crème.


Les lilas sont si frais ! Ils offrent comme un aperçu, une image du beau temps.

Leurs feuilles, un peu ondulées d’ombres inconsistantes, sont pleines de vigueur.


L’œillet est la fleur Louis XV. Elle se portait en nœud de ruban aux pantoufles. Mais déjà les Gothiques la sculptaient à l’arrivée des arcs des ciels de voûte.


Tout ce qu’il a dans le ventre, ce pissenlit nous le montre ! Il ne pense qu’à la reproduction.

Le myosotis sauvage a l’air un peu étourdi ; il n’a pas beaucoup de mémoire, il est trop petit.


L’herbe : l’oriflamme.


La feuille du mûrier, sur sa face, a des touches vives. C’est une feuille essentiellement gothique ; vous la retrouverez souvent au musée du Trocadéro.


Le plantain, cette herbe de « coupasse » qu’on emploie pour les coupures, est une lance soutenue par des côtes. Sa feuille est flammée.


Cet œil de l’anémone, irrité et sanglant. Je ne connais rien d’aussi poignant que cette fleur. Celle que j’ai sous les yeux a l’âge du retour ; elle est pleine de fines rides, ses pétales sont comme disjoints ; elle va tomber. Le vase persan où je l’ai mise, bleu, blanc, crème, lui fait un tombeau digne d’elle. — Ses sœurs, épanouies, dessinent de belles rosaces.


Cette grande fleur, du violet que j’aime dans un certain vitrail de Notre-Dame, me touche comme un souvenir, surtout maintenant que nous retournons à Dieu, elle et moi. Son cœur triste, où pointe un bouton noir, s’entoure d’une couronne noire aussi, que les pétales exagèrent, et ces pétales violets laissent le vitrail passer devant la lumière. C’est une veuve.


Toutes mes fleurs sont là, sous mes yeux, répondant à mon appel.

Hier, j’y voyais des bras, des mains, des profils.

Aujourd’hui, elles se redressent comme des branches de candélabres, s’offrant à tenir des lumières. Une seule, tombée, pend, comme un serpent mort.

Nul doute que la beauté des fleurs et leurs mouvements n’expriment des pensées ; comme nos propres mouvements et notre beauté. Mais elles parlent en chœur, elles ont une conscience collective, une pensée unanime.

Elles nous commandent, donc, de ne pas perdre le sentiment de l’ensemble, tout en faisant notre profit des détails charmants qu’elles nous laissent voir.

Toutes ces fleurs, et bien d’autres, et toutes les autres, ont fourni des modèles au sculpteur, au verrier. Pendant que le peintre-verrier prenait ses tons, le sculpteur prenait ses harmonieux refends.

— Verrier, tu as crucifié les fleurs, dans tes vitraux rouge-sanglant de la Passion.


XIV


C’est dans mes dernières minutes que je parle, pour ranimer et faire réapparaître les siècles passés. Je suis comme un souffle dans un clairon qui grandit le son.


Je me résigne à la mort de ces édifices comme à la mienne.


Je fais ici mon testament.


Ce sont les lois de l’instinct que j’exprime. Elles n’ont pas besoin de la grammaire, nourrice des enfants.


Ce livre ne dissèque pas la Cathédrale ; il la montre, vivante, à la vie.


De l’esprit sur un fond d’intelligence : beau bas-relief.


L’intelligence dessine, mais c’est le cœur qui modèle.


L’ignorant, l’indifférent, rien qu’en les regardant détruit les belles choses.


L’homme se plaît à vivre sur le bord de ses rêves et il néglige les réalités, si belles !


Une vieille femme, courbée, lève la tête et me regarde ; puis elle continue de glaner, par petites poignées. Moi aussi, je suis un glaneur, le glaneur heureux de l’ancien temps, ou plutôt l’élève, le vieil apprenti des fiers compagnons d’autrefois. Ne vois-je pas partout autour de moi, dans le démenti que leur donne notre siècle, la preuve qu’ils avaient raison ?


La race retourne à sa source ! Comme je sens en moi la joie de ces artistes d’il y a des siècles, et leur naïveté féconde ! Cœurs sensibles, qui trouvaient dans l’art, non pas un luxe, mais le principe même de leur vie.


Ah ! le Secret ! Tout le monde ne l’aime pas. Je ne demande pas, moi, « plus de lumière », comme Gœthe : je ne veux pas perdre le bénéfice de la grotte merveilleuse où sont toutes les Mille et une Nuits ; je m’y arrête.


La prodigieuse beauté recouvre tout, comme un tissu, comme une égide.


Il n’y a pas de chaos dans le corps humain, modèle de tout, départ et aboutissement de tout.

La répétition et la régularité constituent le fond des belles choses. C’est une loi. Le Roman et le Gothique en sont esclaves : colonnes, balustres extenseurs, ces moulures…

Le balustre et la dentelle sont gothiques. Plus tard de nombreux cartouches remplaceront le trèfle gothique dans le tympan.


Qui peut croire au progrès ? Le temps, comme la terre, monte et descend, son ellipse charrie au cours d’un siècle le siècle précédent, en bien et en mal, en jour et en nuit. Il y a longtemps que nous serions des dieux si la théorie du progrès indéfini était vraie.


J’aime l’effort de l’homme, qui s’augmente continuellement par de régulières répétitions. Ce mouvement répété, c’est l’ordonnance d’une bataille, et ce sont ces colonnes de la Cathédrale qui décuplent leur grâce en se suivant, en s’unissant.


D’APRÈS NATURE


L’étude de la nature et l’étude des grandes œuvres accomplies par le génie de l’homme amènent l’esprit aux mêmes conclusions. Quelques mots sur le Modèle vivant ne seront donc pas déplacés, ici : ils préparent à la compréhension de la sculpture comme le moulage prépare à la compréhension de l’architecture.


(Figure couchée.)

Cette belle personne sent, je le vois, le mouvement, le gonflement de pensées qu’elle provoque, cependant qu’à son aspect la statue s’ébauche dans l’esprit de l’artiste.

Il n’a pas pris de selle, il ne s’est pas installé ; mais n’avait-il pas appelé le modèle dans l’intention de travailler d’après lui ?…

Ce bras l’a surpris, cette poitrine… Du reste, il avait déjà deviné la beauté. L’œil parcourt l’ensemble, les détails, puis revient au mouvement de très beau style remarqué tout d’abord, qu’il reconnaît dans sa grande expression et que décidément il étudie.

C’est alors qu’il voit tout ce qu’on peut voir de sculpture. Car la robe est une housse, sans plus. L’artiste désire voir plus. Et que peut-il voir ? Toujours la même splendeur : toujours la vie qui recommence et se renouvelle à chaque pulsation.


Quel éblouissement : une femme qui se déshabille ! C’est l’effet du soleil perçant les nuages.


À la première vue de ce corps, la vue d’ensemble, coup, commotion.


Comme une flèche l’œil, un instant en surprise, repart.


Dans tout modèle il y a la nature entière, et l’œil qui sait voir l’y découvre et l’y suit, si loin ! Il y a surtout ce que la plupart ne savent pas voir : les profondeurs inconnues, les fonds de la vie. Au-dessus de l’élégance, la grâce ; au-dessus de la grâce, le modelé. Mais tout cela dépasse les mots. On dit du modelé qu’il est doux : mais il est puissamment doux. Les mots manquent…


Oui, j’ai regardé et compris la forme, cela peut s’apprendre : mais le génie de la forme reste toujours à étudier.


Ce morceau d’antique vivant, avec les mêmes formes que l’antique, est là, étendu sur ce canapé, admirable. Une robe de moine brune, modelée de vive lumière, accompagne ce corps. Cette ardeur austère qu’elle exprimait dans la prière, ce ton de passion, elle l’apporte à la chair voluptueuse, dont elle voile les lignes royales.

L’antique n’a pas trouvé le costume feuille morte, plus beau que le rouge.


Ce coin de la bouche, ce trait mince d’abord qui se détourne et s’élargit en ondulant : le dauphin antique.


Ces lèvres sont comme un lac de plaisir que partagent les narines palpitantes, si nobles !

La bouche dans d’humides délices gondole, sinueuse, en serpent. Les yeux se gonflent, fermés de la couture des cils.


Les mots qui se meuvent en sortant des lèvres sont dessinés par elles, par leur si délicieuse ondulation.

Les yeux, qui n’ont qu’un coin pour se cacher, sont blottis dans des puretés de lignes et dans des tranquillités d’astres.

Comme un fruit tombé, cette figure renversée, avec cet œil horizontal qui voit mal, mais se laisse voir, qui appelle…

Toutes les courbes disent et répètent toujours la même douceur, concertent l’expression d’un monde infini : car cet œil, comme un soleil d’intelligence et d’amour, donne la vie, ne la retient pas. — Cependant, cet œil et cette bouche s’entendent l’un l’autre.

Joli profil, mais profil perdu, où l’expression s’achève, s’enlise, pour laisser le charme des joues déclinantes se joindre aux attaches du cou.


(Figure éclairée de côté.)

Avec quel bonheur l’intelligence se moule sur cette souple beauté comme le plâtre qui suit exactement les contours de la forme pour la reproduire fidèlement !


Dans l’ombre, des clairs-obscurs qui modèlent avec tant de vérité ! C’est là que se livre dans sa plénitude la grâce de la Psyché voluptueuse. Mais la ligne du modelé se dessine en traits lumineux qui suivent tout le côté du torse et de la cuisse.


Triple pêche, triple duvet ! Cette ligne gonflée est pleine de sa propre rondeur, de sa limpidité.


Des guirlandes d’ombres se décrochent de l’épaule à la hanche, et de la hanche aux bosses saillantes de la cuisse.


Chair somnolente, lac tranquille.
Pleine mer où les vibrations des ardeurs s’évanouissent.
Chair ample et blanche.


(Femme à genoux inclinée de côté.)

Ses deux mains jointes prient ; elles séparent les seins et le ventre.

Ce geste peut rivaliser, pour la grâce, avec celui de la Vénus de Médicis qui cache de ses mains les secrets de sa beauté : cette vivante se défend par cette morbide prière.

Avec quelle extraordinaire passion l’ombre étreint ce beau corps ! Les mains, que touche la lumière, s’impriment sur ce fruit délicieux, dont l’ombre cache, tout en le laissant deviner, l’éloquent mystère.

Sans le modelé en profondeur, le contour ne pourrait pas être gras et souple comme il est ; il serait sec.

Cette belle ombre droite de cette femme à genoux, cette ombre droite qui sépare le torse en deux, tombe en se barrant sur les deux cuisses, s’emparant de l’une à moitié et de l’autre complètement : opposition de cette ombre portée et de ce clair-obscur, celui-ci donnant la vie à celle-là.


Le prix de beauté n’appartient en propre à aucune femme, mais elles se le partagent toutes. Chacune d’elles s’accomplit dans sa personnelle beauté comme un fruit mûrit selon les lois de son espèce.


Pour moi, il y a longtemps que je ne sais plus ce que c’est qu’une « académie » ; mais je sais ce que c’est qu’une femme ou une fleur auxquelles on n’a pas encore fait l’outrage de les rendre académiques.


ARCHITECTURE


Les immenses toitures des cathédrales sont des repos et des paysages.


Les arbres arrangent, animent tout, et l’architecture grandiose leur plaît. Ces arbres : des archanges qui se saluent du front, l’aile déployée verticale sur le ciel.


Ce noir profond et éloquent, ce n’est plus du noir, c’est une nourriture de haut goût : c’est la profondeur, principe actif de la beauté au Moyen Âge et dans tous les temps.

Ce principe de la force profonde a donné à tous les siècles qui ont précédé le nôtre le style qui se décline en mille variétés, jusqu’au Louis XVI, jusqu’à l’Empire même, inclusivement.


Le Gothique est le bienfaiteur de la France jusque vers 1820. Il laisse des traces encore chez certaines de nos paysannes qui ont conservé le costume noir et le bonnet des figures dont nos cathédrales sont ornées.


Ce qui est beau dans le paysage, c’est ce qui est beau en architecture, c’est l’air, c’est ce que personne n’apprécie : la profondeur. Elle séduit l’âme et l’envoie où elle veut.


Cette tige qui se gonfle est émue par une sensation nouvelle, pareille à celle de la jeune fille qui sent ses seins s’arrondir.


La procession est l’âme du bas-relief. C’est une inscription, c’est une bordure de temple, une frise, un ornement.

Et les colonnes aussi s’inspirent de la procession.


Beauvais.

En sortant de l’église je m’arrête sous le porche et, la tête levée et renversée, je regarde plafonner l’arc qui surmonte le tympan. Effet inattendu, intense. C’est le bouleversement de la création, et c’est le chaos ; et c’est aussi le Jugement Dernier. Avec les ornements qui dépassent l’arc, il semble que les architectures soient descellées : il y en a qui montent, il y en a qui tombent. Cela a la grandeur d’un cataclysme. Au bouleversement matériel des ordonnances s’ajoute celui de l’homme qui regarde, dans une attitude insolite, un peu de trois quarts, dans un profond trouble intérieur. Et cela reste beau ! — Impétueuse minute.


La Cathédrale de Chartres est, en ce moment, dans mon esprit et elle y rencontre cette Messe de Mozart où les sons divins affluent de toutes parts. Effets gracieux, innombrables lumières.

Et s’élèvent aussi les souvenirs de ma jeunesse ; je n’avais alors accès nulle part que gratuitement, et pourtant j’ai moissonné des milliers de pensées, — argent du ciel.


Devant la Cathédrale, la première impression est toute d’étonnement. L’esprit fait des efforts pour comprendre l’Autrefois et le pénétrer avec de nouveaux regards. Il fait appel aux conclusions qui généralisèrent ses études antérieures, et ainsi tente de s’approcher du sphinx.


Ces entre-croisements de forces !

En haut, les courbes, ces règles, ces palpitations de la pierre sur un ciel obscur où l’imagination cherche et entrevoit.

Ces sortes d’absides qui s’associent sur le trottoir, cet écroulement que j’admire, écroulement des temps, des Parthénons, plus ruines la nuit, plus avancés de deux siècles dans le désastre…


Le soleil vient dormir dans cette église, sur ces dalles, ces moulures, ces colonnes, sur cet ensemble qui appelle la vie et la retient à la portée de l’œil. Cette église abandonnée est comme ses épitaphes : elle vit dans la mort, son prolongement surplombe les siècles.

Sa beauté, néanmoins, ne se révèle qu’à ceux qui se rendent pareils à ses méditatifs créateurs. On ne prête pas l’admiration, elle est personnelle. Les pierres ont obéi à la conception du Maître, il y a sept cents ans : nous nous efforçons de la découvrir, de la réinventer.


Sans pureté tu peux être admis ici ; mais sans intelligence, — non, ici, dans cet endroit où l’on sait tisser les rayons du soleil et les mettre en valeur.


Sans nul doute la beauté de Reims est et nous atteint même quand la lumière défaillante ne nous permet plus de la voir. C’est la prescience qui nous la révèle, — la prescience, l’instinct, ces veilleurs ! Tout est confus pour l’œil, mais les quelques points que l’on perçoit encore suffisent à fixer l’esprit, à le conformer. Même en plein jour, du reste, quand l’édifice est tout éclairé, l’œil n’en saurait voir plus qu’en pleine nuit sans le secours de l’âme.

L’œil est un simple kodak ; l’artiste, c’est le cerveau.


Le sublime est devant ma fenêtre : indéchiffrable. J’attends la nuit pour entrer dans l’intérieur et pour comprendre.

À le bien observer, pourtant, il y a une régularité dans cette grandeur. Et il y a aussi de l’ordre à remettre dans mon esprit.

Du moins, je peux jouir déjà de cette richesse imposante de grisaille.


De fortes solives portent la voûte de stalactites. Alvéole d’abeilles où les grands artistes de la Renaissance mettront des Jugements Derniers, plus tard des Jupiters, des Psychés, des Véroniques, où les arcs rappellent l’astronomie, les voûtes célestes, et dont Dante a décrit les ellipses, ces géométries du ciel.


Dans ces anciens monuments, le clocher se laisse pénétrer par des pignons. Ce sont, d’ailleurs, tous les membres de l’édifice qui s’entre-pénètrent les uns les autres, sans se baser sur une ligne droite de départ.

Je n’ai jamais vu le soleil se modeler avec autant de gloire que dans les voussures du portail de Reims. La Vierge triomphe dans le haut fronton : couronnement de la Femme, geste divin, auquel tous les hommes s’associent, avec les anges, serviteurs ravis. — Triomphe de la douceur, apothéose de l’obéissance ; chef-d’œuvre du conseil pour les femmes.

Celle-ci, radieuse, tient son enfant, le fils de Dieu. Et l’enfant de toutes les femmes n’est-il pas toujours le fils de Dieu ?


Caen.

Caen fut une capitale organisée de l’ancienne beauté.

Il y a des chefs-d’œuvre de premier ordre, où triomphe une Renaissance issue du Gothique.

Quelle admirable profusion d’esprit !


L’esprit français est dans toute sa force avec l’art gothique. Il s’appauvrira, mais se régularisera, à l’excès peut-être, avec la Renaissance italienne.

Le baldaquin de Caen (bronze et marbre, Renaissance italienne) est de toute beauté. Dans les hauteurs un ange et des enfants. C’est la mise en scène des opéras, mais quelle magnificence ! Ces tribunes, ces balcons, la rectitude de l’architecture, ce pas de danse, la délicatesse des fers forgés…

Mais aujourd’hui Caen prend le mot d’ordre à Paris, et tout ce qui vient de là est maigre, sans goût. C’est la leçon de ces révolutionneurs d’architecture qui recollent tout, censément, qui, en réalité, détruisent tout. Ils étouffent les monuments, ils altèrent la face de l’art français, ils le déshonorent et l’anéantissent.

Complicité du temps. Il a fallu traverser tout un siècle d’aberration et de ruines pour atteindre au XXe, qui remontera à la source pure. Mais pour que le XXe accomplisse l’œuvre bienfaisante, il faudra de profonds changements dans les mœurs.

Voyez la restauration du chevet de Saint-Pierre : on dirait l’imitation d’un meuble du faubourg Saint-Antoine.


Église de Cambronne (Roman).

Le bas-côté part avec un gros pilier ; groupe ombré. La perspective est modelée en doux ; rien de dur ; la lumière est de miel ; les ogives se marquent sans violence ; les colonnes qui portent sont autant en douceur qu’en force ; les patines rappellent l’antique.

Il n’y a donc qu’une seule courbe, depuis le grec ! une seule qui soit belle, quelque langue que parlent les styles.

Ces dais en hauteur, magnificence d’ornements.

Les têtes de ces saints sont ornées, avec la grâce de l’imagination naturelle, comme de tiares.

Ces architectures, ces ornements, sourient discrètement…

C’est ici la vie presque secrète : nous ne pouvons pénétrer dans ce cercle fermé et fini.


Contreforts : des ponts, des aqueducs qui traversent et passent, formes grises : galeries transversales que la lumière n’atteint qu’en grisailles.


Une partie de la nef, éclairée, se penche sur l’autre, pleine d’ombre, qui se dérobe, assise éternellement.


Ces colonnes si hautes, un peu penchées en arrière, décrivent un unique mouvement circulaire qui les défend de l’atteinte des siècles.


L’architecte balance et allonge les lignes, leur donne la fierté des mouvements qui les portent plus loin sur l’horizon : sphinx fidèles, lianes suspendues, guirlandes, — stations de nos pensées, essais, préludes de la part de création qui nous est départie.


Le système architectural du moyen âge est le même que celui de l’antiquité : motif identique ici et là, Vénus innombrable, toujours mouvante de vie.


L’architecture est faite de l’obéissance des détails, du tout, à la ligne génératrice des contours.


Le trait de force est le même dans le Roman que dans les autres styles. Les formes diffèrent en apparence, s’harmonisent dans leur effet. L’effet somme l’ensemble, la masse des styles français.

Les jets des masses doivent rencontrer le sujet, l’absorber aussi. Un plan ne finit pas parce que le sujet finit, mais parce que la masse a fini son mouvement. Si ce mouvement n’a pas achevé son évolution complète, la sculpture n’est pas finie. (Je parle du fini véritable, autrement important que le fignolage des bras, jambes, têtes, etc.)

Le mouvement se continue quand la statue a dit ce qu’elle voulait dire. Mais elle n’est pas seule à parler : les accessoires lui donnent la réplique. Il faut que le plan déborde la sculpture, que la plinthe, l’accessoire soient continués dans le même mouvement.

Les ornements, draperies ou simples rochers, sont lancés dans un mouvement qui complète la figure principale. La figure principale se groupe aussi avec eux ; car, de loin, le sujet ne compte plus : il n’y a que les masses. Il est certain qu’avant de distinguer dans ce fronton la forme de cette femme, il faut que je sois intéressé par la masse de pierre, que je voie comment elle est architecturale, comment elle sort du jeu des autres masses et comment elle y rentre.

Ensuite, je m’efforce d’analyser l’ensemble et le détail.

Dans une sculpture, vous cherchez si la forme est bonne ou mauvaise et quel est le sujet. Vous avez tort.

Règle générale : l’important est de bien masser. C’est là que se révèle le style, c’est par là qu’on peut juger si l’œuvre est d’un sculpteur habile ou maladroit. On voit tout de suite dans un fronton si les figures sont bien équilibrées.

L’équilibre n’exige pas toujours que la masse soit au milieu : elle peut se trouver sur le côté et s’équilibrer avec tout l’ensemble de l’architecture. Telle est la sculpture du XVIIIe siècle et c’est ce qui lui donne de la légèreté (fronton de la place de la Concorde, de la Légion d’honneur, les bas-reliefs sur les fenêtres). Aussi les sculpteurs de ce temps-là ne s’embarrassaient-ils pas du sujet, — saisons, figures de femmes drapées ou nues, avec ou sans enfants : le sujet ne compte pas, au XVIIIe siècle. On lui a reproché précisément cette insignifiance du sujet, à laquelle nous avons remédié, nous, en inventant des histoires, — et en prouvant ainsi que nous avions perdu le sens de la sculpture et de l’architecture. Nos aïeux, bonnes gens, n’étaient pas des « penseurs » : ils s’exprimaient, tout simplement, par des masses, en beauté, et n’avaient que faire de nos rébus.

Les dessus de fenêtres en longueur de la Chancellerie n’expriment rien que cette agréable distribution des saillies qui sortent et rentrent sur le fond, apparaissent et disparaissent, sans autre fonction que de donner le gras, le souffle à la sculpture, qui fait si bien sur le nu du mur.

Notre époque, méconnaissant les lois de l’architecture, a cru pouvoir demander des effets aux idées. Révolution néfaste ! Il n’y a rien à chercher dans cette voie. Nous commençons à en revenir, — bien tard.

Pour résumer : c’est l’éclairage qui règle l’architecture, ce n’est pas le « rationnel », terme barbare. Le dessin pur, correct, « filé » à la Ingres, et qui ne tressaille, ne sursaute pas, est un dessin qui ne tient pas compte du plan ; il est maigre, dur, pauvre.


Le Roman s’est répété en broderies, ornements, festons.

Comme c’est simple ! un ourlet, bordure ornée, copte, étrusque…


Musée du Trocadéro. — Quelle étonnante beauté conservent ces bas-reliefs barbares, romans ! C’est que le plan antique est leur tissu : les fautes de formes ne peuvent rien contre la beauté du style.

Quand j’étais jeune, je trouvais tout cela affreux. C’est que je regardais avec des yeux de myope ; j’étais ignorant, comme tout le monde. Plus tard, j’ai vu ce qu’on faisait de mon temps et j’ai compris où étaient les Barbares.


Aux jours du style roman, alors que les hommes se jouaient dans les chapiteaux avec leurs chimères et que l’architecture, comme la loi de Dieu, commandait à la foule et ordonnait selon la symétrie la récompense et le châtiment, la vérité s’inscrivait au fronton du temple. C’est le commandement terrible du Destin, qui veut la naissance et qui veut la mort, et auquel le Dieu lui-même obéit, ce Dieu du tympan formidable, ce Juge, entouré de son lion assyrien, de son ange à la tunique plissée, de son taureau mugissant…

Il est certain que l’art byzantin se rattache à l’Inde, à la Chine. Le Roman en reste marqué.


Il n’y a de noir, dans le Roman et dans le Gothique du XIIIe, que par les traits de force, dans les draperies. Avec quelle intelligence sont répartis ces noirs peu nombreux !


Il y a, dans la première Renaissance, une profusion de petits ornements — inutiles, est-on tenté de dire. C’est la générosité d’un cœur riche, qui n’économise pas. Elle ne choisit pas le marbre et l’or pour s’exprimer, elle se contente de la pierre et l’envoie jusqu’aux voûtes en broderies qui festonnent. L’art, à son matin, n’a pas besoin de la richesse. La chapelle Michel-Ange, à Florence, tue la chapelle des cardinaux.


C’est quand l’âme blessée commence à souffrir des approches du soir qu’elle emploie la matière riche. Ainsi la seconde Renaissance.

Le bois, la pierre ont précédé le bronze. Le marbre de couleur, le lapis, les pierres précieuses apparaissent quand déjà est dépassée l’époque de la haute expression.


Chandeliers, candélabres qui portent de haut la lumière, feuilles qui accompagnent, revêtent, lèchent la forme générale de l’édifice, dentelles qui s’étagent, stalactites qui tombent du ciel, — cage délicieuse délicieusement ornée, toujours avec méthode, avec cette même et unique méthode grâce à laquelle le fils continue l’ancêtre, le style suit le style, l’acquis nouveau découle de l’ancien, le destin s’épanouit, l’homme obéissant ne se risque pas à chercher du nouveau, mais poursuit le mouvement séculaire : tout coule d’un siècle à l’autre comme un fleuve de beauté, sans remous, sans cascades, sans violences, sans désorganisation ; le mot « originalité » n’a pas encore été trouvé, l’idée même que traduit ce mot n’existe dans aucun esprit ; l’artiste suit le développement logique du beau et ne sort pas du rang inutilement ; le retentissement, les vibrations se propagent selon la loi de la nature, comme le son d’une cloche…




La Cathédrale est une agrafe qui réunit tout ; c’est le nœud, le pacte de la civilisation.

Il est facile de discuter la merveille, plus facile encore de l’abîmer…


La foi a civilisé les Barbares que nous étions ; en la repoussant, nous sommes redevenus Barbares.


La Messe (Cathédrale de Limoges).

Les prières par lesquelles commence la Messe font le bruit de l’eau dans les bassins, — de l’eau purificatrice. Elles se récitent sur un seul ton, avec des effacements. Quel éclat, tout à l’heure, quand arrivera Dieu !


L’enfant de chœur : harmonie angélique, ou chant imité du rossignol.


Puis les accents bondissent pour rejoindre musicalement la voûte architecturale. La musique et l’architecture se rencontrent, s’entre-croisent, s’unissent en élégantes mélodies.


Enfin, la Majesté suprême vient d’entrer.

Trinité. Mystère.


Le prêtre parle, maintenant, d’une voix plus sévère, et tout le temple lui répond.


Un nouveau chant s’élève, balancement plus fort : l’amour s’exprime plus haut. Tout m’arrive régulièrement, comme un lointain mouvement de la mer. Les antiennes ouvrent et soulignent le mystère. L’orgue, avec des accents enveloppés, soutient les voix.


Les triangles de feu de l’autel disent : Alléluia !


La scène s’ouvre. Ah ! quelle naïve grandeur !


Les ombres, les creux passent devant moi, sombres encore ; mais l’église n’est plus terrible comme elle était avant que ne commençât l’office. C’est la domination de la prière, dans une sévérité superbe. Mon âme ne va plus par bonds. Elle se régularise, comme un centaure qui se contient et se gouverne lui-même.

Les voix se meurent de piété. Syllabes latines, langue aimée.


De loin me parvient la Voix de l’Évangile, la voix même des colonnes. Ondes pures des voix féminines, enfantines : les voix des enfants de chœur.


Et la messe se poursuit en silence. Puis, le prêtre reprend la parole et je reconnais avec joie la langue sonore de Rome.


L’orgue produit un court bouleversement. Foule de voix encloses sous de grandes vagues qui montent. — Ah ! Mozart, voilà tes maîtres !

Art adorable, cher à mon âme ! L’orgue assemble, relie nos pensées éparses ; puis il perce et domine tout. Et des voix encore s’élèvent et se dispersent. Délire religieux.


Foi nouvelle : Amen ! In sæcula sæculorum !


Surhommes modelés par la prière : ils implorent avec les mélodies d’Adonis. Le monstre Géryon, qui mugit dans l’orgue, répond à leurs questions.


Grand moment. Des anges de Byzance encensent.

L’amour répond encore : Credo. Ah ! Tout est amour ici ! L’orgue semble jeter des fleurs sur la route. Quelle pureté vivante !


Les dernières syllabes sont tombées. De petites cloches s’agitent. Et le monstre rugit encore. Par intervalles, entre des clameurs, retentit la douce voix des chantres.

Quelle soumission dans cet Amen qui se prolonge !


La voûte est encore plus haute maintenant : immense.

Crescendo. Voix pure, ultra-céleste.

Ah ! oui, quelle gloire de soumettre notre esprit à la règle qui peut le remodeler ! Face émouvante du passé…

L’église maintenant enveloppe, cerne l’assistance.

La messe est finie. Il ne reste plus que les vases précieux et cette architecture profonde où s’est accompli le fait immortel, l’acte de foi.


Pendant que les fidèles sortent, l’orgue les accompagne de toute la protestation des grands siècles. C’est à ce moment qu’on intercale Bach, Beethoven.


Bottes liées après la moisson. Le silence. Le Mystère est accompli, le Dieu est sacrifié — comme le sont à son exemple, journellement, les hommes de génie qui procèdent de son inspiration.




Les œuvres supérieures sont restées dans nos villes de province, qui ne sont pas encore internationalisées.


Je propose qu’on institue des pèlerinages à toutes les œuvres de plein air épargnées encore par la restauration : églises, châteaux, fontaines, etc.


Les gens qui se mêlent de restaurations, ne comprenant pas le sourire français, le figent et l’altèrent.


Pourquoi ces moulures restaurées, qui sont en pierre si douce, ont-elles la dureté du fer ? Pourquoi la tendresse ne s’y mélange-t-elle plus à la force, comme jadis ?


Le simple est la perfection, le froid est l’impuissance.

On a outragé nos croyances.

Notre siècle est le cimetière des beaux siècles qui ont fait la France, l’épitaphe de ce qui fut. Pour produire ces chefs-d’œuvre, il fallait avoir l’âme douce : la France l’avait…


SCULPTURE


Le dessin de tout côté, en sculpture, c’est l’incantation qui permet de faire descendre l’âme dans la pierre. Le résultat est merveilleux : cela donne tous les profils de l’âme en même temps que ceux du corps.

Celui qui a essayé de ce système est à part des autres.

Ce dessin, cette conjuration mystique des lignes qui captent la vie !

Ces choses ont été connues. Elles nous appartiennent comme elles appartenaient aux anciens, aux Gothiques, aux Renaissants. Elles nous reviennent.


Réalité de l’âme que l’on peut mettre dans une pierre, que l’on peut emprisonner pour les siècles ! C’est notre désir de posséder, d’asservir et d’éterniser que nous mettons sur ces yeux, sur cette bouche qui vont vivre et parler.


Ne connaîtrions-nous pas la géographie de notre corps ?

Ce sein est amené par des pentes éloignées qui tournent insensiblement. Tout s’appuie sur des formes générales qui s’entre-prêtent leurs lignes et sont tissées les unes des autres. C’est un concert de formes.

Là l’intelligence observe leur concordance, leur unité, les soupèse. Concordances moins éloignées que nous ne croyons : car nous avons tout divisé par l’esprit, sans pouvoir reconstruire.

Cette forme première de l’intelligence, cette synthèse appartient à peu de gens. La comprend mal celui qui ne l’a pas trouvée par lui-même.

On nous enseigne les choses comme si elles étaient divisées, et l’homme les laisse divisées. Rares ceux qui consentent le patient effort qu’il faut pour les rassembler.

Le secret d’un bon dessin est dans le sens de ses concordances : les choses s’élancent les unes dans les autres, se pénètrent et s’éclairent mutuellement. — C’est la vie.


Le sculpteur fait une description successive de ces choses sans perdre le sens de leur unité.


Qu’il n’y ait pas de suture, que tout se présente comme un dessin fait d’un coup.


N’oubliez pas que le style, en dessin, c’est l’unité, obtenue par l’étude et non par une sorte d’inspiration idéale. C’est la patience, en un mot, qui est la sculpture.


Voyez-vous cette grâce qui se précipite et remplit tout de ses charmes ? C’est l’architecture animée du XVIIIe siècle, c’est l’ornement, que l’on méprise à tort, car, ce style orné, c’est la synthèse même de l’architecture.


Le soulevé, effet magnifique du modelé, paraît multiplier les saillies tout en affirmant, tout en augmentant la simplicité. Mais cet effet serait illusoire si ce « passage » ne s’arrangeait avec tous les autres. C’est l’unité qui est le modelé, et le sculpteur se trompera toujours s’il n’y sait pas réduire ce protée de femme ! Il n’obtiendra l’unité, il ne l’arrachera qu’en faisant la somme des profils.


Dans les marbres antiques, toutes les saillies s’arrondissent, les angles sont camardés. Les courbes ont été interprétées par les Grâces. Nul autre peuple que le peuple grec n’a eu cette souplesse vitale, cette jeunesse. La France a eu la finesse, l’esprit ; peut-être cette suprême ardeur du modelé attendri lui a-t-elle manqué. Il arrive parfois, dans la sculpture française, que le délicieux soit pauvre, que le délicat manque de profil et l’ineffable de réalité ; le voluptueux est en excès. — La vertu de la forme est plus sévère, plus tranquille, normale comme les cieux.

Il n’y a pas de dureté dans le marbre grec, ce patron des patrons. En remplissant les creux, en adoucissant ces saillies inutiles, gênantes, puisque l’atmosphère éternelle finirait toujours par les user, l’artiste grec est parvenu à cette forme qui participe à l’ambiance, à cette atmosphère elle-même. Il travaillait avec une ardeur fiévreuse, mais lucide, et ne se laissait pas entraîner à trahir la nature par le creux, le pauvre, le froid. Ainsi a-t-il réalisé cette œuvre d’immortalité que l’artiste moderne découvre, comprend, à force d’étude et de patience, vingt ans après l’avoir vue pour la première fois : et alors il peut, lui aussi, défier le marbre et dédier son œuvre aux poètes.


Louvre. — La forme du nu divin ! Mes souvenirs, avec un respect voluptueux, retournent sans cesse à la Vénus de Milo, nourrice de mon intelligence.


C’est la perfection de ces membres polis qui me revient à l’esprit quand je pense à ces vastes salles ornées de ces précieux marbres. Il y avait là l’empreinte sacrée du temple ; elle persiste. J’ai connu là cette forme auguste que je vois au nu, je me suis épuré avec elle, elle a rempli ma vie, mon âme, et mon art qui sera la dernière ressource de mon âme, ma dernière pensée.

Le modelé est une puissance ravie par l’étude à la loi des effets du soleil. Ainsi animée, cette puissance participe à la vie, s’insinue dans l’œuvre comme le sang pour y faire circuler la beauté.

Ce n’est pas là une étude morte, que l’on puisse abandonner et reprendre à volonté. Quand la tradition est une fois perdue, c’est pour longtemps : nous en savons quelque chose, nous que l’anarchie actuelle épouvante, nous qui voyons les chefs-d’œuvre tomber sous la pioche des imbéciles et que tyrannise la majorité ignorante.

… Mais les ignorants n’ont-ils pas droit à la vie ? N’ont-ils pas, même, leur utilité dans la vie générale ? Ne sont-ils pas chargés de faire la nuit où doit rentrer le dôme, la flèche ?…

— Oui.


Dans les Tanagras, il y a la nuance féminine ; la discrète grâce de ces membres drapés qui expriment le retrait de l’âme. Nuance que les mots ne sauraient dire.


Plus que tout, l’Égyptien m’attire. Il est pur. L’élégance de l’esprit s’enguirlande à toutes ses œuvres.


LES MOULURES


La moulure, dans son esprit, dans son essence, représente, signifie toute la pensée du maître d’œuvre.

Qui la voit et la comprend voit le monument.

Sa douceur est celle de la nature elle-même ; sa vie, la vie de tout l’édifice. Elle contient toute la force de l’architecte, elle exprime toute sa pensée. Revenons à l’adoration de ce qu’elle a copié autrefois. Elle s’est ingéniée à répandre la grâce douce, la puissance, la souplesse, l’unité.

La femme, éternel modèle, donne ces formes onduleuses.

Ce n’est pas l’ornement, c’est la moulure qui doit être le repos des yeux. Mais elle exprime, en coupe, le caractère de l’époque. — Doucine est bien le nom de la moulure française.


Les moulures se suivent dans l’ordre, les contours lancés se développent comme des mouvements qui parfois se détournent de leur ligne initiale, les nuances se chargent de l’expression locale.


La Renaissance a fait passer la chair adorée de la femme et sa tendresse dans la moulure, dans l’ornement, dans toute l’architecture, cette musique de chair…


Les moulures sont des symphonies douces.

________
  1. Saint-Symphorien.
  2. C’était pendant l’été 1906. Je retrouve dans le numéro du 28 juillet de l’Illustration mes impressions transcrites par M. George Bois, inspecteur de l’enseignement professionnel en Indo-Chine, délégué des Beaux-Arts à l’Exposition coloniale de Marseille, où j’avais suivi les danseuses du roi Sisowath.