Armand Colin (p. 106-110).


XI


LAON


J’ai préludé à ce joli voyage par une visite au Louvre.

Une fois de plus, j’ai constaté jusqu’à l’évidence combien les Grecs cherchaient la couleur en même temps que la forme. Il est, du reste, certain que la forme, bien faite, donne la couleur, et vice versa.

Ainsi, la palmette antique, que je vois à côté de ces vasques et de cette victoire, procède du même principe que celles-ci. Les grands sculpteurs, non contents de s’exprimer puissamment par les plans, reçoivent de leur goût infaillible le conseil d’attirer l’attention où il faut, par un accent foncé, une ombre noire, un coup de force, opportunément.

Mais quelle modération dans cette force !

À notre époque, on prodigue tellement les effets qu’il n’y a plus d’effet qui gouverne harmoniquement l’ensemble. Ce ne sont que des violences vaines. Elles avouent la faiblesse.

Cette vertu grecque, la mesure, qui signifie la force consciente, est perdue.


Or, c’était aussi et par excellence la vertu française, aux beaux temps romans, gothiques, Renaissance et suivants, jusqu’au Louis XVI.

Admiration profonde devant le porche. Je me sens environné de gloire.

Les trois tours de Laon, vues à distance, sont comme des étendards qui portent au loin le juste orgueil de l’homme.


Dès l’entrée dans l’église, quelle préparation ! Les premières communiantes, dans leurs robes et leurs voiles blancs, s’engagent sous le porche… Que de choses à admirer à la fois ! La beauté variée de toutes ces jeunes filles et la sublime ordonnance de l’église…

Déjà la cérémonie commence. Mon regard errait dans les petites chapelles, mais il est distrait par l’agitation rhythmée, gracieuse, harmonieuse, des officiants aux riches costumes et de ce peuple blanc des petites fidèles.

Âme française, je te retrouve ! Le sentiment de la mesure juste, je l’ai ici, dans sa libre expansion vivante, comme je l’avais au Louvre dans l’immobilité des antiques.

Ces femmes, quels objets sacrés ! Comme elles font à cette forêt de pierres une décoration naturelle ! Comme tout en elles, types, attitudes, vêtements, s’adapte au style de l’édifice, entre avec aisance et se tient dans cette atmosphère !

Oui, les Grecs avaient raison de dire que la beauté est vertu, — cette beauté calme, ennemie de toute violence, grave, retenue, qu’ils aimaient et qu’ils nous ont transmise, la beauté qui dérobe sa force sous le voile délicat de la grâce.

Cette grâce, la leur et la nôtre, c’est le geste souple, agile, facile, de la vigueur, de l’énergie. Cette grâce anime, jusqu’à cette heure, chez nous tout ce qui n’est pas encore irrémédiablement fatigué, vaincu. — Ces jeunes filles, ces jeunes femmes qui m’entourent ne savent pas qu’elles sont de parfaits modèles de grâce.

O ce charme sacré de la vraie femme, que la grande ville ignore !…


Je reviens aux petites chapelles, que j’aime tant, — ces petites chapelles Renaissance et variées, qui entourent toute la Cathédrale à l’intérieur.

J’y respire un esprit subtil, l’arôme de cette fleur de pierre. Leur beauté, si différente, soutient la comparaison avec les plus belles œuvres grecques. Quelles compositions délicieuses !

C’était peut-être un concours entre vous, compagnons ? Et comment vous nommiez-vous ? Brunelleschi, ou Donatello, ou Ghiberti ? Du moins, vous ne leur étiez pas inférieurs. Je vous trouve même, quant à moi, plus intenses, moins froids que les grands Italiens. — Et Dieu sait, pourtant, si je les aime !


Que je voudrais pouvoir appeler ici mes amis — et tout le monde ! — pour partager avec tous la joie que j’éprouve ! Mais personne n’en veut. C’est pour moi, pour moi seul absolument — me semble-t-il… — que ces chefs-d’œuvre pleurent leur ruine, préparée et assurée par les maîtres criminels de notre prétendue civilisation.

O France, terre pourtant divine où Apollon s’était réfugié, se peut-il que tu sois tombée dans cette barbarie éprise de la mort ? — Elle se plaît à détruire le beau ou à le dépraver, à discuter, à remettre en question le génie de l’homme et ses œuvres, ces trésors des générations, et la splendeur de la nature, et la splendeur aussi de son interprétation humaine !

Car le mensonge, pire que la mort, a travaillé ici, auprès d’elle. Et le silence du sanctuaire a perdu sa signification réelle, maintenant que les vitraux du sanctuaire sont remplacés. Ces colonnes ne sont plus que banales maçonneries : elles ne portent plus rien, que des blessures. Ces blessures ont leur beauté encore, elles racontent une histoire douloureuse, héroïque. Mais les nouveaux barbares ne voient pas ces stigmates ; ils ne les comprendraient pas s’ils s’avisaient de les regarder. Ils crient, ils frappent, ils détruisent — ou ils effacent, ils changent, ils trahissent. La foule laisse faire.

Et la prière n’est plus chez elle, parmi ces pierres profanées.


Comme la voix humaine roule en profondes harmonies dans cette église ! Deux ouvriers, dans un coin, causent de leurs travaux : c’est grand comme des paroles mises en valeur.


Le fronton de Laon, le bas-relief de la Vierge. Admirable composition sculpturale.

Les anges viennent chercher la Vierge. On a l’impression d’une pureté neigeuse. Ils la réveillent. Deux d’entre eux ont des encensoirs. C’est la résurrection sensible.


Le Jugement Dernier.

Les Apôtres sont assis à la droite et à la gauche du Christ, qui fait clef de voûte.

Quelle ouverture a cette voûte ! Le saint Sébastien lève le bras au point où elle s’arrête.

Les voussures sont des ailes d’oiseau.

Je regarde cette voûte depuis longtemps, et je ne sens plus la fatigue. Il me semble que j’ai, moi aussi, des ailes.


Quelle joie, dans ma petite chambre d’hôtel, de me sentir à deux pas de la merveille, ce colosse muet, protecteur de la ville !

De tels monuments sont les grands arbres de la forêt humaine. Les siècles les ont consolidés… Mais la hache humaine aussi est à leur base, comme à celle des autres arbres qui engendrent les beaux paysages…

Oh ! j’ai la fièvre de revoir. Mon esprit pourrait oublier, j’ai besoin de resavoir


La Cathédrale de Laon est plus qu’à demi morte.

Pourtant, ce qu’on en voit encore passe les forces de l’admiration. Quelle décision dans la variété ! Quel sens, extraordinairement précis, de l’effet !

Rabelais, du Bellay, Ronsard (je pense aux petites chapelles Renaissance), est-ce vous qui avez fourni les plans de ces chapelles ? Ou l’architecte était-il votre frère ? — (Je dis Ronsard, ici, je ne dis pas Racine.)

O merveilles, je vous pleure déjà… Pourtant vous existez encore ! Qui sait ? Peut-être vous ranimerez-vous.

Tout se rétablit ou revient, se reconstitue, au cours du temps. Il faudra bien qu’une heure sonne où des artistes se donneront la grande tâche de rendre à l’Esprit le domaine dont on l’a dépouillé. Mais il fallait que quelqu’un prît l’initiative de leur indiquer ce devoir…

Je suis le précurseur. Oui, je comprends : un autre viendra !

O bonheur ! — Mais qui ? Et que ne puis-je dénouer les cordons de ses souliers ! N’est-il pas temps ? Car ces pierres achèvent de mourir !

Hâtons-nous de sauver en nous-mêmes leur âme ! Artistes, n’est-ce pas notre devoir ? N’est-ce pas notre intérêt, et le seul moyen de nous défendre contre la barbarie ?

Aimons, admirons ! Faisons qu’autour de nous on aime et on admire. Si l’œuvre des géants qui ont élevé ces édifices vénérables doit disparaître, hâtons-nous d’écouter la leçon de ces grands maîtres, de la lire dans cette œuvre, et tâchons de comprendre : afin de n’être pas réduits au désespoir — nous, ou ceux-là que nous aimons mieux que nous : nos enfants — quand cette œuvre, en effet, ne sera plus. La divine nature lui survivra, et elle continuera à parler le grand langage que ces maîtres ont entendu, et qu’ils ont traduit, ici, pour nous, magnifiquement. Épargnons-nous la douleur et la honte de penser, trop tard, que nous L’entendrions, à notre tour, si nous Les avions écoutés.