Les Cathédrales de France/Introduction/Texte entier

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INTRODUCTION


PAR


CHARLES MORICE


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Le phénomène de l’oubli, dans l’histoire des collectivités comme dans celle des individus, est infiniment mystérieux.

Comment se peut-il qu’on oublie ? Les témoignages de la vie antérieure de notre cœur ou de notre esprit sont encore sous nos yeux, ils n’ont point changé, et nous ne les reconnaissons plus.

Comment oublie-t-on ? Lentement comme la poussière tombe, ou brusquement comme tombe la foudre ?

Le fait seul est certain, et il est encore plus désolant.

L’histoire, en nous permettant de suivre les transformations de la sensibilité et de l’intelligence générales, en nous invitant à constater qu’elles étaient inévitables et, partant, sans doute nécessaires, ne nous console pas. Et l’homme non plus, quand un accident de sa destinée ranime pour une minute au regard de son âme tel visage, qui fut, un long temps, la lumière de sa vie, qui fut sa vie même, n’accepte pas sans douleur l’évidence de sa propre infidélité, de cet oubli pire que la mort. La vie ne s’est pas arrêtée, mais elle s’est détournée ; ceux qui jadis n’eussent pas accepté l’idée de la séparation ont pu se rencontrer naguère et ne pas se reconnaître ; heureux encore si aucun des deux n’est injuste, ingrat envers le passé, et si l’amour n’a pas tourné en haine. — Sans se consoler de rien, on s’explique tout, en songeant que ces faiblesses de la mémoire et cette indépendance de la conscience sont essentielles aux recommencements nécessaires, en conditionnent la possibilité. Comment pourraient vivre les orphelins s’ils n’oubliaient pas ?

Les collectivités bien plus encore que les individus ont besoin de cette vertu négative et pourtant féconde de l’oubli. Les générations qui viennent ne sont-elles pas toujours orphelines de celles qui sont parties ? La fidélité immobiliserait l’humanité. Le droit de se démentir, en lui épargnant le poids de toute responsabilité, lui facilite ces périodiques renaissances qui marquent les stades de son évolution. Assujétie seulement à la loi de l’action et de la réaction, elle oscille, d’un mouvement harmonieux, qu’influencent tour à tour la force centripète et la force centrifuge, comme le cœur, comme la mer, comme l’araignée qui tisse sa toile ; et c’est le rhythme même de la vie, ce double geste, tour à tour, où l’homme se donne et se reprend ; et c’est le rhythme de l’histoire.

L’histoire de la pensée gothique dans la pensée moderne, sujet de cette étude, nous permet d’observer une « inflexion » très particulière de ce rhythme universel, une application étrangement saisissante, presque tragique, de la commune loi. Les développements logiques d’un tel sujet comporteraient tout un livre. Nous nous bornerons aux traits principaux, en précisant les motifs de la défaveur et bientôt de l’oubli où l’art du moyen âge est tombé, puis de la réminiscence — c’est le phénomène actuel — qui lui ramène quelques-uns des meilleurs entre les esprits contemporains, poètes, artistes, historiens, archéologues, et lui vaut même, çà et là, un excessif engoûment dont nous ne pourrons tout à fait omettre de signaler le ridicule.

Mais, après avoir montré dans quelle ignorance nous étions, hier encore, en une matière qui, pourtant, aurait dû nous tenir tant à cœur au triple point de vue de l’histoire, de la patrie et de l’art (sans parler de l’intérêt religieux et philosophique), et avant de dire comment s’explique, s’excuse cette ignorance, il nous faudra tâcher de donner au lecteur une idée, elle-même un peu vivante, de ce que fut la vie de l’église romane et gothique. Nous serons, pour y parvenir, obligé de remonter aux origines et de suivre, de sa naissance obscure à son glorieux âge adulte, les destinées de la Cathédrale. Alors nous pourrons, ayant compris les raisons de son développement, comprendre aussi celles de sa mort et de l’effacement de son souvenir même, nous rendre compte de cette présence vaine de son fantôme, durant près de trois cents années, dans des villes dont elle avait été si longtemps le centre, l’âme active et l’honneur.

Nous verrons ensuite la clarté jaillir de ces ténèbres. Ce ne sera guère, au commencement du XIXe siècle, que cette lumière tremblante de l’avant-l’aube où l’œil et l’esprit sont sujets encore à mille erreurs, et nous nous souviendrons que cette minute émouvante, mais trouble, n’est pas bien ancienne. Pouvons-nous même nous assurer que nous l’ayons pleinement, définitivement dépassée ? Que de problèmes encore, qui attendent leur solution ! Qu’est-ce que cent années pour la constitution d’une science aussi complexe que l’archéologie gothique ? Songez au nombre vraiment effrayant de documents de toutes sortes dont elle exige l’étude. Songez aux mille causes de confusion qui gêneront les savants dès leurs premiers efforts. Longtemps le mirage romantique, d’une part, et d’autre part le préjugé pseudo-classique compromettront les recherches les plus sincères. Le moyen âge sera comme un champ de bataille où deux doctrines contraires et irréconciliables prétendront triompher l’une de l’autre, et il s’agira bien moins, dans de telles polémiques, du passé que du présent et même de l’avenir. C’est l’ère des grands systèmes fragilement échafaudés, des synthèses prématurées. On ne se doute pas encore des vrais éléments de la question, ni des innombrables problèmes particuliers entre lesquels se décompose le problème général ; on prétend le résoudre en quelques pages passionnées.

Plus tard, quand avec plus de connaissance on aura acquis plus de prudence, on tombera dans l’excès contraire. Période qu’hier encore nous hésitions à franchir ; les monographies, sur l’histoire iconographique de tel saint, sur tel monument, sur tel détail d’architecture ou de décoration, se multipliaient, et la science, qui végétait naguère dans l’indigence, risquait maintenant de s’égarer, de perdre le sens de ses lignes directrices dans le prodigieux amas de documents dont elle s’encombrait. Non que tous ces travaux ne fussent en eux-mêmes très utiles ; ils constituaient les pierres d’attente du monument scientifique. Mais enfin, ce monument, il fallait le construire.

C’est ce qu’on est en train de faire. Des œuvres comme celles de M. Émile Mâle, de qui les livres sur l’Art religieux en France, au XIIIe siècle et à la fin du moyen âge, sont deux grands livres, signalent l’inauguration de la période synthétique. Synthèse : reconstruction. Une infinité de travaux jusqu’à cette heure épars prennent corps et, en recomposant l’antique ensemble, lui rendent la vie. Même des édifices plusieurs fois mutilés sont restitués, idéalement du moins, dans leur ancienne beauté. On peut dire que par là la science a conjuré la fureur des iconoclastes et rendu vaine la restauration elle-même, cette pire des offenses que le présent puisse faire au passé. Par exemple, Notre-Dame de Paris, quatre fois insultée depuis le XVIIe siècle jusqu’à nous, a reconquis son jubé, son maître-autel, ses stalles, son chœur admirable, ses gargouilles, — qui ne sont pas celles de Viollet-le-Duc, — son portail central, ses vitraux, sa rose, les ornements primitifs de sa façade méridionale…

Je n’exagère qu’un peu, bien qu’une telle reconstitution, purement idéale, demeure le privilège de quelques initiés ; leur nombre augmente sans cesse, et la vérité, en se généralisant grâce à l’enseignement synthétique, dont les initiateurs font chaque jour de nouveaux disciples qui deviennent à leur tour des maîtres, engendrera un sentiment plus précieux, plus noble même que le respect du passé. Non seulement nous n’aurons plus à déplorer les outrages — hypocrites : la restauration, — et violents : la démolition, dont nos Cathédrales souffrent encore à cette heure, mais le retour à des principes certains, éternellement susceptibles d’applications nouvelles, suscitera les énergies créatrices.

Pour en rester au point de vue archéologique, sans doute fera-t-on encore des monographies analytiques ; elles sont nécessaires, car il s’en faut que toutes les provinces de l’univers gothique nous soient complètement connues. On peut pourtant dire que ce point de vue strictement archéologique est dépassé. Les écrits les plus spéciaux se ressentiront, sans méconnaître leurs limites, de l’orientation désormais synthétique de la pensée moderne en ce domaine.

Depuis que le moyen âge a cessé d’être pour les historiens — dans ce voyage qu’ils faisaient naguère encore, à travers l’océan du passé, selon des voies fixes — une sorte de continent de nuit entre ces deux terres de lumière, le monde romain et la Renaissance, depuis qu’on sait à n’en plus pouvoir douter que ces quatorze siècles tant calomniés ont ardemment cherché et bientôt abondamment produit la beauté, leur beauté propre, la révolte contre la vieille pédagogie classique est devenue générale. Convaincus que l’humanité ne s’est jamais radicalement démentie, nous ne croyons ni forfaire à la gratitude ni risquer de nous égarer en plaçant auprès des maîtres d’Athènes, dans le Panthéon de notre admiration, les maîtres de Chartres et de Reims. S’ils ont réalisé, les uns et les autres, des chefs-d’œuvre, ils ne peuvent manquer d’être profondément d’accord, puisqu’ils ont, à des dates et sous des climats différents, obéi, les uns comme les autres, aux mêmes lois, à celles qui partout identiquement régissent les jeux éternels de la lumière et de l’ombre. Nous avons donc grand intérêt à écouter la leçon française au moins aussi fervemment que la leçon grecque. Il est bien vrai que nous venons d’Asie, nous aussi ; mais, de ceux qui écrivirent en Grèce le dernier chapitre de l’histoire asiatique et de ceux qui écrivirent en France le premier chapitre de l’histoire européenne, ceux-ci, tout de même, sont les plus voisins de nous ; leurs cerveaux et leurs cœurs, les habitudes et les préférences de leur esprit et de leur sensibilité, leurs façons d’exprimer sont les plus conformes aux nôtres. Elles rejoignent, d’ailleurs, mystérieusement celles de la Grèce et nous les expliquent.

Avec quelle émotion reconnaissons-nous, dans les œuvres de nos ouvriers en pierres vives, cette vertu qui si éminemment désigna le génie grec : la Mesure ! Dans des conditions différentes à travers l’espace et le temps, c’est sensiblement le même idéal. Constatation rassurante pour l’esprit humain, irrésistible motif de foi en son indéfectible constance. À l’insu des générations, une tradition inflexible et pourtant très douce les achemine par des courbes variées vers un but identique. Quelles que soient les espèces de la forme et les méthodes de l’art, c’est, là comme ici, la même harmonie des proportions qu’on s’est proposé d’atteindre.

Que si nous hésitions à en croire nos yeux, quelqu’un, avec l’autorité de celui qui sait ce que c’est que le chef-d’œuvre, nous assure que nos yeux nous disent vrai.

En semblable matière nous pouvons écouter Auguste Rodin.

C’est un fait considérable que l’intervention du grand artiste dans ce débat. Nous montrerons par quelles phases logiquement enchaînées de son développement il fut amené à comprendre, par un lent progrès et comme avec fatalité, les œuvres architecturales et statuaires du moyen âge.

« — J’ai changé », dit-il, « je trouve du nouveau dans le connu. »

Et d’où vient ce changement ?

« — Mon principal changement est celui que je dois au travail. Ayant toujours plus assidûment étudié, je peux dire que j’ai toujours plus ardemment et plus lucidement aimé. »

Et il déclare qu’il a goûté ses plus belles heures de joie devant les chefs-d’œuvre monumentaux de l’ancienne France. Personne pourtant n’ignore quel est le culte de Rodin pour les maîtres de la sculpture grecque et pour Michel-Ange. Il ne pense pas leur être infidèle en admirant à l’égal de leurs plus grands chefs-d’œuvre ceux de nos artistes gothiques.

Témoignage d’une valeur unique, et vraiment symbolique. L’attitude de Rodin, son « changement », illustre d’un glorieux exemple et résume en toutes ses nuances l’histoire entière de la pensée gothique dans la pensée moderne.

Tant la discipline de l’École avait imposé aux hommes de sa génération la religion exclusive de l’art dit classique, un Rodin put passer, dans sa jeunesse, devant les œuvres romanes et gothiques, — comme, du reste, devant les œuvres hindoues et chinoises, persanes et cambodgiennes, — sans les voir. Ou, s’il les aperçut, ses premiers regards leur furent hostiles, dédaigneux : il n’y avait que Phidias et Michel-Ange, il n’y avait que le nu ; ces formes vêtues étaient autant de démentis à l’art vrai ; il n’y avait que le mouvement, et ces formes s’obstinaient à l’état statique… Quant à la structure architecturale des monuments, elle était « triste » ou « excessive », du reste étrangère, croyait l’artiste, à ses préoccupations professionnelles.

On le verra, à mesure qu’il pénètre plus profondément dans les secrets de la nature, élargir sa pensée et, simplifiant à la fois et grandissant son exécution, comprendre que la sculpture est seulement un mode de l’architecture, que l’art vrai consiste, non pas dans le mouvement, mais dans la justesse des plans et dans la perfection du modelé, enfin que la draperie peut être un élément de beauté. Alors il reviendra sur des erreurs que l’éducation, le milieu, l’instant lui avaient imposées, et n’hésitera pas à confesser qu’il regrette de n’avoir pas fait ses études premières devant les figures sculptées aux voussures de nos Cathédrales.

C’est à mettre en pleine lumière cet exemple et cette leçon, formulés par l’artiste lui-même dans ce livre, que nous tendons ici, et nous ne les avons préalablement précisés que pour préparer le lecteur à bien saisir l’intérêt d’une telle démonstration, en quelque sorte, pratique, s’ajoutant à la démonstration théorique des archéologues et des historiens.

Quant à celle-ci, les savants trouveront sans doute incomplet le résumé que nous en présentons. Le plan de cette étude ne comportait pas des vues approfondies, pour lesquelles nous ne faisons point difficulté de convenir que nous n’étions pas préparé. L’archéologie du moyen âge, encore imprécisément définie en bien des points, est pleine de difficultés très délicates devant lesquelles les spécialistes les plus éminents hésitent souvent, se réservent et sont parfois contraints d’avouer que les éléments essentiels à un jugement définitif leur manquent. On pardonnera donc son insuffisance à l’archéologue de rencontre qui n’a pas de prétentions scientifiques. Peut-être les erreurs des ignorants, pourvu qu’ils soient sincères, ne sont-elles pas inutiles au développement d’une science jeune ; elles l’obligent à fortifier ses bases encore branlantes, et il n’est pas sans exemple qu’une hypothèse imprudente en ait suscité d’autres, mieux fondées et bientôt vérifiées par l’observation et l’étude.

En résumant les grandes périodes de l’art du moyen âge, son triomphe, puis sa mort et l’oubli où il est tombé, enfin sa résurrection dans la pensée contemporaine, nous avons évité les questions controversées et nous nous sommes maintenu dans les généralités, desquelles seules nous pouvions espérer les éléments de la synthèse que nous cherchons. Nous n’avons pas manqué d’indiquer les sources de nos certitudes, et nous payerions tout de suite notre dette de reconnaissance aux auteurs universellement estimés que nous avons consultés, si leurs témoignages ne constituaient une part même de cette introduction : on les trouvera au chapitre III.

Bien entendu, quand nous disons : la Cathédrale, c’est de la cathédrale française uniquement que nous parlons. Par son origine comme par son originalité, la Cathédrale est française ; ses plus anciens et ses plus beaux exemplaires sont français. Des considérations sur l’art étranger, outre qu’il n’est pas l’objet des études de Rodin, nous eussent entraîné dans des digressions où la pensée générale, synthétique, — qui fait, si elle a quelque solidité, tout le prix de cet essai — risquait de s’obscurcir.



I


L’ART DU MOYEN ÂGE ET LA PÉDAGOGIE ISSUE DE LA RENAISSANCE[1]


Comment l’art du moyen âge a-t-il pu tomber dans l’oubli, et, pis encore, dans le mépris ?


Cette disgrâce a naturellement procédé d’une réaction symétrique et contraire à la lente élaboration qui, du passé obscur, avait abouti aux magnificences du XIIIe siècle français et chrétien. Mais le mouvement qui précipita la décadence de l’art gothique fut incomparablement plus rapide que le mouvement de son ascension. Celle-ci se prépara, se détermina, s’accomplit en dix siècles environ ; cent ans suffisent à la chute. — Il est vrai que, si l’on recherchait les origines de la Renaissance, il faudrait remonter, pour en retrouver les premiers symptômes, jusque dans le haut moyen âge.

Les faits, dans le conflit qu’ils présentent au regard rétrospectif, n’en apparaissent pas moins tels : à peine la fécondité créatrice de l’art gothique paraissait-elle s’être épuisée, un idéal contraire au sien s’empara des esprits, un idéal à la fois bien plus vieux que le sien et très nouveau, l’idéal grec, rafraîchi et faussé par les Humanistes.

Je ne dis pas que la Renaissance a tué l’art gothique. Nous verrons de quoi cet art a péri et qu’il était atteint déjà quand la Renaissance formula sa pensée ou du moins quand elle donna les premières preuves de sa vitalité. Mais il devint antipathique et incompréhensible aux hommes que gouvernait l’esprit individualiste de la Renaissance. Leur cœur et leur esprit étaient également fermés à la volonté collective et à la tendresse mystique desquelles procédait la grande Cathédrale. Longtemps encore, toutefois, dans l’évolution de la Renaissance elle-même et jusqu’en plein XVIIIe siècle, à l’insu de tous, la tradition gothique, survivant à la production gothique, gardera dans l’art une influence profonde. C’est un courant presque insensible, qui s’appauvrit, mais qui ne tarira pas, afin que les générations puissent y revenir un jour, peut-être, élargir son lit, y retrouver l’essence du génie national et les éléments d’une Autre Renaissance. Il ne compte pas, en attendant ; durant près de trois siècles il ne comptera pas, et nous, qui pouvons aujourd’hui, à travers l’ombre qu’elle est devenue et grâce aux abondants travaux des savants, nous imaginer la Cathédrale dans sa splendeur d’il y a six cents ans, nous constatons avec une sorte de terreur l’oubli où elle dormit pendant ces trois siècles dans la mémoire des hommes, jonchant le sol de débris considérables, incompris et inutiles, méconnus, insultés.

Veut-on se rappeler ce que les écrivains les plus occupés d’art religieux pensaient de nos vieilles églises, au début du XIXe siècle, ce qu’ils en savaient ? Ouvrons Le Génie du Christianisme au chapitre intitulé : Des Églises gothiques. Voici une note édifiante :

« On pense qu’il [l’art gothique] nous vient des Arabes, ainsi que la sculpture du même style. Son affinité avec les monuments de l’Égypte nous porterait plutôt à croire qu’il nous a été transmis par les premiers chrétiens d’Orient ; mais nous aimons mieux encore rapporter son origine à la nature. »

Il serait difficile de montrer plus d’indifférence scientifique. Avec un libéralisme vraiment extraordinaire, Chateaubriand indique donc trois origines, à ses yeux également plausibles, de « l’ordre gothique » : une origine arabe, une origine égyptienne, et — thèse qu’il préfère pour des motifs qu’on devine, qui lui sont personnels, et qui n’ont qu’une valeur littéraire, insuffisante dans l’espèce — une origine naturelle. Il y a, dans ce texte, toutes les erreurs et tous les pressentiments de vérité dont avaient vécu, en la matière, le XVIIe et le XVIIIe siècle ; c’est l’esprit critique surtout qui manque.

Ces quelques mots n’en sont pas moins précieux. Ils nous permettent de saisir sur le vif cet ingénu dédain de la recherche sérieuse et du document, qui permettait aux romantiques de se résigner à ne rien savoir de certain sur les données réelles d’un si grave problème. Chateaubriand, qui pourtant trouve des beautés dans l’art gothique, et qui, d’autre part, est familiarisé avec les études historiques, n’éprouve pas le besoin d’élucider ces questions obscures et de donner à son admiration des fondements solides, des raisons historiques. Il se contente d’à peu près infiniment vagues, et résout le problème par une décision arbitraire, quelle qu’en soit la valeur. Ainsi, même pour l’avocat du christianisme, l’art chrétien ne mérite pas un examen approfondi, on peut se consoler de l’ignorer.

Chateaubriand a pourtant entrevu la vérité.

On n’a retenu que pour les tourner en dérision ces mots : « Nous aimons mieux encore rapporter son origine à la nature », et tout le développement de cette thèse, qui fait le fond du chapitre : les forêts, premier temple de la divinité, servant de type à toutes les architectures religieuses, à celle des Grecs comme à celle des Égyptiens, à celle des Gaulois aussi ; nos bois de chênes maintenant de la sorte « leur origine sacrée », les voûtes gothiques figurant des feuillages, les contreforts imitant des troncs brisés, toute l’église retraçant « les labyrinthes des bois » ; et cette « forêt bâtie » gardant son murmure originel « au moyen de l’orgue et du bronze suspendu qui font les bruits des vents et du tonnerre ».

Cette vue, que la Cathédrale pût être inspirée de la forêt, fût la forêt bâtie, a paru étrangement ridicule aux demi-savants du temps de Louis-Philippe. Il convient de cesser d’en rire. Sinon d’une façon expresse, historiquement et scientifiquement, le grand poète a du moins, avec le droit sens du génie seul — puisqu’il n’avait pas daigné s’instruire — éveillé deux idées justes, depuis longtemps endormies.

Cette idée générale, d’abord, que l’architecte du monument religieux, dans tous les temps et dans tous les pays, a demandé à la nature le modèle comme la matière de son œuvre. L’analogie de l’arbre avec la colonne, du feuillage avec le chapiteau, du ciel avec la toiture, est si vraie, si essentielle, que tous les peuples l’ont tacitement consentie ; mais ils ne l’ont pas tous exprimée de même. Il est intéressant de comparer avec la pensée de Chateaubriand, sur ce point, celle d’un écrivain, notre contemporain, poète chrétien lui aussi, mais d’une orthodoxie plus ferme, plus strictement catholique que celle du maître des romantiques.

« Du profond bois sacré », écrit M. Paul Claudel[2], « de la haute futaie primitive telle que celle qui au Japon encore ombrage les cabanes sacrées de Nikko, le défrichement peu à peu a aminci le voile jusqu’à cette rangée unique, à cette colonnade régulière qui des temples classiques enclôt le sanctuaire maçonné. Car, depuis le Paradis, et comme Jonas au jour de la pénitence de Ninive, comme Élie dans sa douleur, l’homme toujours a eu pour gardien de sa prière et pour protecteur de ses eaux l’arbre, qui pousse et, végétation de l’unité, est l’expression de l’Attente dans le témoignage ; assis, agenouillé sous l’ombre. Mais cependant que le païen, impuissant à maîtriser l’arcane, en recherchait les ténèbres obreptices pour y cacher ses poupées, l’Église chrétienne a absorbé le bois mystique, adaptant intérieurement à la congrégation humaine ses avenues et son chœur. »

Ne reconnaît-on pas, développée et précisée, la suggestion un peu vague du Génie du Christianisme ? M. Paul Claudel l’élargit et la définit à la fois, en montrant l’impérieuse emprise de la doctrine chrétienne sur les forces et les formes de la nature : selon son enseignement même, elle retrouve en elles le principe qui, au commencement, les créa, elle le redéduit d’elles, en quelque sorte, puis, en vertu de ce principe dont elle est l’expression vivante, elle les revivifie et leur confère leur signification suprême en s’unissant à elles ; elle les absorbe.

Chateaubriand s’en tient à une interprétation plus lâche. Mais il a ce grand mérite de proclamer, le premier, que cette architecture gothique, reniée et bafouée depuis le XVIe siècle par tous les beaux esprits, chrétiens ou « libertins », unanimement, s’inspirait, comme l’architecture grecque elle-même, de l’ordre naturel. Il retrouve dans cette inspiration universelle l’universelle tradition et donne par là, bien plus clairement, au point de vue de l’art, que Rousseau n’avait fait, le double signal du recours à la nature et du retour aux principes.

Il fait plus et, dans cette idée générale, il rencontre — sans peut-être l’y discerner bien nettement lui-même — une idée particulière qui sera chère à toute la jeune école archéologique de la fin du XIXe siècle, que Courajod, notamment, illustrera de son éloquent et lucide enthousiasme. Si ceux que Chateaubriand nomme, assez improprement, du reste, les Gaulois, ont imité par l’architecture et la sculpture le fût, la frondaison et la feuille du chêne, c’est donc qu’ils sont personnellement intervenus dans leur œuvre : ils ont directement regardé la nature et ils l’ont traduite selon leur vision et selon les moyens dont ils disposaient. Il y a, dans cette œuvre, un plan, une volonté, et il y a une originalité. Il n’est donc pas permis de dire, comme pourtant on le répétera bien après Chateaubriand et bien souvent, que « le genre de bâtisse auquel on donne le nom de gothique »[3], dans sa structure, est inspiré « par le seul caprice » ; dans son ornementation, « n’est qu’une dégénération de l’ornement antique, tradition confuse et transposition incohérente des trois ordres grecs, où les feuilles du corinthien, les volutes de l’ionique, les tores du dorique se trouvent compilés sans intention, sans choix, et exécutés sans art ».

Mais, si les « Gaulois » ont demandé à l’Arbre leurs inspirations monumentales, n’ont-ils pas dû soumettre leur technique à la matière comme aux lignes de l’Arbre ? Ils furent des charpentiers avant d’être des tailleurs de pierres, dira quatre-vingts ans plus tard Courajod, et, tailleurs de pierres, ils restèrent des charpentiers : à l’école de l’art romain, qu’ils connurent bien plus tard, ils apportèrent des préférences et des habitudes de travail qui leur étaient propres, et la nervure des troncs d’arbres persistera toujours dans la nervure des colonnes gothiques.

On le voit, la page de Chateaubriand, si souvent citée, mais presque toujours accompagnée d’irrespectueuses critiques, n’est point dénuée de sens, en dépit de quelque excès de pittoresque. On peut regretter que les romantiques ne se soient pas tenus à ces vues très simples et, par leur simplicité même, très voisines de la vérité. Ils exagérèrent encore l’interprétation pittoresque et y mêlèrent des préoccupations sociales qui sont bien étrangères à l’art du moyen âge. Ils « s’éprirent, il est vrai, de la Cathédrale, mais seulement à cause de l’énormité de sa silhouette sous un rayon de lune ; ils ne se doutaient pas de la sévérité de son établissement[4] ».

Ils ne se doutaient pas davantage de l’exacte conformité de ces édifices à la nature de la race et du sol qui les produisirent. Ils les admiraient pour des motifs singulièrement contraires aux raisons de leur beauté, attribuant un caractère fantaisiste et exceptionnel à ces produits de la plus rigoureuse logique, de la plus impérieuse nécessité. L’art du moyen âge est devenu un « texte de phrases creuses pour ces rêveurs, amateurs de poésie nébuleuse, qui ne voient qu’ogives élancées vers le ciel, dentelles de pierre, sculpture mystérieuse ou fantastique, dans des monuments où tout est méthodique, raisonné, clair, ordonné et précis, où tout a sa place marquée d’avance[5] ». La Cathédrale est un syllogisme. Le syllogisme n’a rien de capricieux ni de mélodramatique. Les romantiques ont goûté une joie malsaine ou puérile à cultiver en eux le sentiment d’une imaginaire épouvante devant ces murs sévères et sous ces voûtes sombres ; ils n’ont vu dans le moyen âge qu’un drame écrit avec du sang sur de la nuit. Il y a autre chose.

Le Génie du Christianisme (1802) marquerait donc, dans l’histoire de l’art gothique, la date du réveil de la vérité, plutôt que de l’insistance de l’erreur. Même la sympathie des romantiques, si faiblement ou faussement fondée qu’elle fût, manifestait une réaction contre l’esprit d’injustice qui avait animé tout le XVIIIe siècle, tout le XVIIe — à bien peu d’exceptions près — et déjà une partie du XVIe.

Du théologien Molanus qui, dans son Traité des saintes Images (XVIe siècle), montre, comme le dit M. Émile Mâle, « qu’il n’entre plus dans le génie des œuvres du passé », à Voltaire, qui préférait la façade de Saint-Gervais à celle de Notre-Dame, c’est, entre gens d’église et gens du siècle, la plus déconcertante émulation dans l’incompréhension. La haine du christianisme est donc là pour bien peu de chose, si même elle y est pour rien. Les jésuites n’ont-ils pas été les pires ennemis des Cathédrales ? Non, ce n’est pas la destination des églises, ni le sujet des images pieuses que reprochent à l’art du moyen âge les Bénédictins de Saint-Maur, par exemple, aux XVIIe et XVIIIe siècles ; c’est leur forme « barbare », c’est de n’être pas grecques et romaines. S’il se rencontre encore quelqu’un pour daigner les admirer, c’est « quoique gothiques » : l’incompréhension totale du sujet choquerait moins, en vérité, que ce mépris de la beauté. Il est tel, tout ce qui touche aux œuvres d’art gothique est devenu, de consentement universel, si indigne d’étude, que ces mêmes Bénédictins, en toute autre matière les plus scrupuleux des érudits, parlent de nos Cathédrales en hommes qui n’ont pas pris la peine de les regarder. Ce fait, incroyable et certain, signale une aberration d’un ordre et d’un degré inconnus : comment, en effet, des historiens, même indifférents à l’intérêt religieux ou artistique de ces monuments, ont-ils pu n’en pas soupçonner tout au moins l’incomparable valeur historique ?

Quant aux interprétations téméraires, ou même tout à fait chimériques, elles abondent, et il en est de niaises, de folles, de saugrenues. D’autres sont seulement inquiétantes ; quelques-unes témoignent d’une obscure prescience des conclusions que la critique la plus moderne déduira de l’étude des religions comparées. Bien que dangereuses, les erreurs de cette sorte ne sont pas les plus offensantes ; si elles trahissent un vice intellectuel chez ceux qui les commettent, elles ne les accusent pas de mauvaise volonté. Si Montfaucon a cru voir des scènes de l’histoire de France dans les groupes sculptés aux façades de tels monuments gothiques, si Gobineau de Montluisant lit, au portail de Notre-Dame de Paris, le secret de la pierre philosophale, encore ont-ils cherché à comprendre, et, pour bizarres que soient leurs théories, elles s’expliquent par les préoccupations de l’époque.

Il y a plus et mieux qu’un sincère, et, par là même, déjà méritoire effort de compréhension dans les interprétations de Dupuis, de Lenoir, de M. Corroyer ; plutôt que de les consigner au chapitre des erreurs, nous en aurions réservé la mention pour celui où nous tâcherons de montrer la résurrection de la vérité gothique dans l’esprit moderne, s’il ne convenait de prendre en considération la condamnation dont ces doctrines audacieuses ont été l’objet, de la part de presque tous les savants actuels. Que, pourtant, l’ogive soit une « représentation de l’Œuf sacré, principe créateur de la grande déesse Isis », une telle affirmation peut blesser l’orthodoxie chrétienne de tous les siècles, et sans doute aurait-elle stupéfié ou indigné un saint Thomas d’Aquin ou un Vincent de Beauvais ; mais en quoi contrarie-t-elle profondément les conclusions de nos archéologues ? S’ils s’accordent à reconnaître pour un très important facteur, dans le problème des origines de l’Ogive, l’influence orientale, comment les doctrines religieuses et philosophiques, voire occultistes ou ésotériques, de l’Orient, seraient-elles étrangères à cette forme de l’architecture, quand nous savons si pertinemment que l’Orient s’exprime toujours par des symboles, et que toutes les formes dont on peut lui attribuer la paternité constituent une véritable écriture, sont les signes plastiques de synthèses abstraites ? Une telle systématisation ne répugne point du tout, en outre, à l’esprit du moyen âge, si curieux lui-même du sens secret des choses et qui avait hérité de la période chrétienne des Catacombes le goût passionné du symbole. Que le symbole oriental de l’Ogive ait changé de signification en passant en Occident, c’est certain, puisqu’en tout cas il n’aurait jamais pu avoir cette signification, et en fait, il ne l’a évidemment jamais eue pour les chrétiens ; qu’il ait eu, primitivement et dans son berceau, le sens proposé par Lenoir, ce n’est pas impossible. Le système qui attribue à toutes les religions une origine unique recevrait là une confirmation de plus. On sait que les chrétiens eux-mêmes virent dans les cultes anciens, étrangers à celui des Hébreux, une déformation de la révélation première.

Est-ce donc le seul emprunt qu’aurait fait, consciemment ou non, le christianisme aux religions de l’Inde, de l’Égypte et de la Grèce ? Ne s’est-il pas approprié partout, dès le lendemain de l’Édit de Milan, les objets décoratifs des temples et même les représentations de dieux et de déesses, pour les accommoder aux besoins de son culte, faisant des Jésus, des Vierges, des saints et des saintes, avec des statues de Jupiter, d’Hermès, d’Apollon, de Vénus, de Minerve ? Du jour où il eut compris l’utilité liturgique et cultuelle de l’art, a-t-il refusé le bénéfice de la science et des traditions puisées par ses artistes dans les ateliers des maîtres païens ? A-t-il même, ce qui est plus grave, hésité à faire des analogies, que très lucidement il percevait entre ses propres dogmes et les mythes grecs, eux-mêmes dérivés des mythes égyptiens et hindous, autant d’arguments pour son apologétique ? Joseph de Maistre a écrit : « Quelle est la vérité qui ne se trouve pas dans le polythéisme grec ? » Les chrétiens des premiers siècles ne pensaient pas autrement, sur ce point, que Joseph de Maistre.

Pourquoi dès lors s’indigner que Lenoir prétende reconnaître, dans une série de bas-reliefs consacrés à saint Denys, toute la légende de Dionysos ? Même si les auteurs de ces bas-reliefs n’ont pas songé à cette légende, même s’ils l’ignoraient, la survivance, très sensible à travers tout le moyen âge, de certaines fables de l’antiquité, a pu créer dans l’esprit de ces artistes une certaine confusion et les induire à prêter au saint les traits du dieu, inconsciemment. Aujourd’hui, comme dans les palimpsestes, nous retrouvons sous l’écriture la plus récente les caractères essentiels de la plus ancienne. De telles rencontres ne furent peut-être pas aussi rares qu’on le pense et ne nous semblent pas, du moins, aussi invraisemblables. Il y eut, au moyen âge, de fréquentes crises de paganisme[6].

Quoi qu’il en soit de ces hypothèses, et dût-on persister à les traiter de folies, il y a sûrement dans ces folies plus de sagesse que dans les dénis de justice dont se rendirent coupables la plupart de nos plus graves et de nos plus grands écrivains « classiques » au sujet de l’art gothique. — Leurs erreurs ont été relevées déjà ; nous ne pouvons éviter, ici, de les rappeler à notre tour, sommairement. Bien long serait le procès, si l’on se proposait de n’oublier personne de notable, qu’il faudrait faire de ce chef à la pédagogie issue de la Renaissance.

Pour tous les honnêtes gens du XVIIe siècle français, gothique est synonyme de grossier. C’est dans leur pensée, comme originellement dans celle des Italiens, une injure, et Molière comme Boileau, La Bruyère comme Racine, en pensent accabler les hommes et les œuvres qu’ils jugent incorrects et de basse qualité.

Ce mépris va croissant avec les années. Au XVIIIe siècle il s’exaspère jusqu’au dégoût.

« Avant le siècle que j’appelle de Louis XIV, » écrit Voltaire, « et qui commence à peu près à l’établissement de l’académie française, les Italiens appelaient tous les ultramontains du nom de barbares : il faut avouer que les Français méritaient en quelque sorte cette injure. Leurs pères joignaient la galanterie romanesque des Maures à la grossièreté gothique ; ils n’avaient presque aucun des arts aimables. Louis XIII, à son avènement à la couronne, n’avait pas un vaisseau. Paris ne contenait pas quatre cent mille hommes et n’était pas décoré de quatre beaux édifices ; les autres villes du royaume ressemblaient à ces bourgs qu’on voit au delà de la Loire ; ainsi pendant neuf cents années, le génie des Français a été presque toujours rétréci sous un gouvernement gothique. »

Louis Courajod, qui cite ce texte, ajoute : « On conviendra que Voltaire est bien dur pour les collaborateurs français de Jean Joconde, pour Pierre Lescot, pour Jean Bullant, pour les constructeurs de Gaillon, de Blois, d’Amboise, du vieux Chenonceaux, de Chambord et des autres châteaux et hôtels des « bourgs d’au delà de la Loire. » — Il n’est pas moins injuste pour les architectes et les sculpteurs de nos églises, dont il jugerait, du reste, la seule mention indigne de lui.

Mais quelle tristesse que Jean-Jacques Rousseau ne montre pas plus de goût ! Avec quel déplorable dédain il parle des « portails de nos églises gothiques, qui ne subsistent que pour la honte de ceux qui ont eu la patience de les faire » ! — Comment l’amour de la nature ne l’a-t-il pas préservé d’une faute si grave contre elle ?

Au préjudice d’œuvres condamnées par de tels suffrages — autour desquels il serait facile, mais à quoi bon ? d’en grouper de moins éclatants — toutes les violences ne sont-elles pas permises, autorisées ?

Aussi bien par les hommes du régime qui va naître que par ceux de l’ancien régime, d’accord sur ce seul point, nos Cathédrales semblent vouées à la destruction.

La Révolution se chargera de satisfaire à ce vœu unanime.

« Les souvenirs historiques et religieux, qui seuls avaient rendu les édifices du moyen âge respectables aux yeux des générations antérieures, devinrent, au contraire, des motifs de condamnation : on sait avec quelle violence irréfléchie le torrent révolutionnaire brisa et balaya les monuments d’un passé dont les œuvres d’art étaient pourtant des témoins bien irresponsables, et que l’on entendait condamner en bloc[7]. »

Ce fut le dernier épisode, incomparablement le plus tumultueux, de l’histoire de la Renaissance : en effet, les motifs auxquels obéissent les iconoclastes ne sont point étrangers à la pédagogie classique, bien qu’ils l’ignorent, et elle approuve leur geste. N’est-ce pas elle aussi qui, leur inspirant une ridicule idolâtrie de l’antiquité mal comprise, transformera ces hommes affolés en pompiers sanguinaires et pourtant académiques ?

À l’orage passé, l’esprit qui le suscita survit. Longtemps après que la vérité a commencé de se faire jour, — par des efforts individuels, auxquels ni l’Académie ni l’Université ne prennent part, — l’erreur altère encore l’enseignement officiel, et jusqu’en 1857 il se rencontre un homme comme Beulé, qui pourtant n’est pas dénué de tout mérite, pour dire : « Cette architecture [gothique] qui ignore les proportions idéales, la pureté des détails et les lignes d’une perfection que l’on dit parfois divine, prétend-elle exprimer Dieu par la force du désordre et sans le secours de la beauté ? »

Désespérément, pendant presque tout le XIXe siècle, les champions de la romanisation résistent (ont-ils désarmé tous ?) à la faveur que, cependant, l’art gothique est en train de reconquérir, sinon dans le grand public, du moins auprès d’une élite, considérable de toutes les manières. Ils n’ont rien oublié des griefs rabâchés depuis deux cents ans par leurs maîtres, et ils les rabâchent à leur tour avec un pitoyable courage. C’est toujours son désordre qu’on reproche au plus ordonné des arts, et son incohérence. On s’y acharne, la cause est devenue comme personnelle à tous les professeurs brevetés d’esthétique ; ils sentent leur responsabilité, ou celle de la doctrine à laquelle ils s’inféodent, dans les crimes commis contre l’art à la fin du précédent siècle et qu’aggravera tout le XIXe, hypocritement, sous couleur de restaurer les œuvres mutilées, et ils veulent avoir raison !

De leur côté, les partisans du moyen âge le défendent sans transigeance, l’archéologie française se constitue, et c’est comme une religion nouvelle ; les savants qui la fondent ont la ferveur de véritables néophytes. Et il leur fallait bien toute cette ardeur, tout cet enthousiasme pour triompher de leurs opiniâtres adversaires.

Quatremère de Quincy, que nous n’avons pu éviter de nommer déjà, savant de poids en son temps, qu’on a trouvé léger depuis, l’auteur d’un abondant Dictionnaire historique d’Architecture, qui fit autorité et qu’on néglige maintenant pour d’autres et meilleurs ouvrages du même ordre, est le type accompli de ces défenseurs sans mandat de l’antiquité que, du reste, n’attaquait personne. Vitet ne craignit pas de se mesurer avec ce professeur.

Vitet est à peu près oublié aujourd’hui, et il devait l’être parce qu’il a négligé, pour cause, de donner à ses écrits cette parure qui est une armure d’immortalité, le style. Ce n’en fut pas moins un excellent esprit, honnête et ferme, épris de beauté, plein de bon sens dans l’exposé de ses convictions, plein de ressources dans la discussion, un inépuisable et parfois profond inventeur d’arguments. Des premiers, il était allé à l’art de l’ogive. Ce mérite n’est pas mince d’avoir su résister à l’entraînement de l’opinion, d’avoir osé se séparer, publiquement, de ses plus notables collègues de l’Académie. Il faut d’autant plus en garder à Vitet de la gratitude qu’il ne se contenta pas de voir clair quand presque tous les yeux étaient fermés : son apport personnel à la science naissante fut très utile, et les archéologues tiennent encore compte, tout en les rectifiant en plus d’un point, de ses recherches sur Notre-Dame de Noyon, sur les monuments historiques du nord-ouest de la France, sur les mosaïques chrétiennes de Rome, etc.

Il avait entrepris, prématurément peut-être, un essai de classification chronologique de nos anciens monuments français. Cela était très hardi, et l’auteur ne se dissimulait pas les dangers de son initiative. Comment classer ce qui n’est pas ? Il n’y a ni classification ni science du néant.

« Que parlons-nous de science ? » se demandait Vitet lui-même avec une inquiétude qui n’était pas toute jouée. « Existe-t-il réellement une science en pareille matière ? Ne voyons-nous pas des hommes, qui passent à bon droit pour doctes et profonds, sourire de pitié à l’idée qu’on puisse découvrir une règle, une loi quelconque pour classer chronologiquement les monuments du moyen âge ? »

Non sans bravoure, il personnifie tous ces « hommes doctes » en l’illustre Quatremère de Quincy. Celui-ci, en effet, et le public l’en croit, « ne laisse échapper aucune occasion de proclamer que l’architecture du moyen âge n’est pas une architecture, que ce n’est pas un art, mais seulement une compilation, un composé d’éléments disparates et hétérogènes rassemblés par une fantaisie ignorante et désordonnée. Que si quelques monuments de ce temps ont néanmoins « un certain air de grandeur », rien ne prouve que cet effet soit le résultat de combinaisons savantes et réfléchies : « Les architectes du moyen âge, aussi bien ceux du XIIIe que ceux du IXe siècle, lors même qu’ils font de belles choses, ne savent pas ce qu’ils font : ils tâtonnent sans règle, sans méthode. Si par fortune ils rencontrent une heureuse disposition, ils sont hors d’état de la reproduire à coup sûr, soit dans un autre édifice, soit même dans les différentes parties du même monument. » Impossible « de découvrir dans cette soi-disant architecture la base, soit d’un système de proportion, soit d’un système de construction, soit d’un système d’ornementation, trois choses sans lesquelles une architecture n’existe pas ».

N’a-t-on pas quelque peine à croire que ces choses aient pu être pensées, écrites, signées par un homme du XIXe siècle ? Ce texte permet d’apprécier l’énormité de l’aberration où s’entêtait l’esprit académique il n’y a guère que soixante ans, et l’importance des progrès accomplis depuis.

Vitet n’a pas beaucoup de mal à démontrer que l’architecture gothique, ne manquant d’aucune de ces « trois choses », est bien vraiment une architecture. Mais il ne désarme ni ne persuade son contradicteur : « Héritière de tous les abus, de tous les mélanges dont les siècles de barbarie furent témoins », écrit pompeusement Quatremère de Quincy, « l’architecture gothique ne fait qu’achever l’œuvre de destruction, avec un surcroît de désordre et d’insignifiance. »

Hélas ! ce même Vitet, qui eut l’honneur de comprendre, l’un des premiers, et de défendre non sans éloquence la beauté de l’art gothique, fait à son tour preuve de parti pris ou d’aveuglement quand il parle de l’architecture romane. Est-il possible, pourtant, d’accepter les conclusions si l’on rejette les prémisses ? d’admirer l’ogive si l’on méprise le plein cintre ? Vitet estime que, pendant la période du style à plein cintre, « l’art de construire devint un métier plutôt qu’un système : mélange confus et barbare de méthodes antiques mal comprises, de traditions à demi perdues et de maladroites innovations, il mérite bien alors qu’on le prenne en pitié. » — Ne croirait-on pas que l’avocat du moyen âge vient d’entrer à l’école de son adversaire ? Ils parlent à peu près la même langue tous les deux.

Mais ce n’est pas seulement par des écrivains de second ordre, comme ceux-ci, que l’art médiéval fut — jusqu’à la fin, bien peu s’en faut, du XIXe siècle — ou radicalement nié ou incomplètement compris. Même des penseurs, étrangers par leurs doctrines ou réfractaires par leur tempérament à la pédagogie classique, en subissent inconsciemment l’autorité. Après Michelet, qui voyait seulement, dans l’architecture et la sculpture des Cathédrales, l’expression des craintes et des douleurs d’époques tourmentées. Taine, chez qui la sincérité est si souvent compromise par la préoccupation de justifier à tout prix ses théories, refuse à l’art gothique la force, la grandeur, la sérénité, et entreprend de le diminuer, misérablement : « L’intérieur de l’édifice reste noyé dans une ombre lugubre et froide… Parure de femme nerveuse et surexcitée, et dont la poésie, délicate, mais malsaine, indique par son excès les sentiments étranges, l’inspiration troublée, l’aspiration violente et impuissante propres à un âge de moines et de chevaliers[8]. »

Viollet-le-Duc lui-même — bien que son principal titre de gloire soit d’avoir rendu à l’art gothique, par ses explications historiques et professionnelles, sinon par ses restaurations, un hommage si éclairé — a commis une erreur grave « en instituant un violent antagonisme entre l’architecture nouvelle et celle qui l’avait précédée, et en soutenant que les laïques, créateurs de l’architecture gothique, furent systématiquement hostiles, sinon aux croyances du temps et à l’esprit religieux, du moins aux traditions monastiques qui avaient dominé dans l’architecture romane[9] ».



II


VIE DE LA CATHÉDRALE


Qu’est-ce donc que la Cathédrale ?

Œuvre d’amour, d’enthousiasme et de foi, jadis, objet de haine et de mépris, hier, d’étonnement et d’admiration, aujourd’hui, qu’est-ce, à bien précisément dire, que cet ensemble moral et matériel, cette unité multiple, ce colossal et majestueux et mystérieux monceau de pensées et de pierres ?

Est-il possible de répondre d’un trait et tout de suite à cette question ? L’apparence immédiate et l’ordonnance physique, plastique, de l’édifice nous renseignent-elles suffisamment ? Et comment nous en rapporterions-nous, s’ils ne sont pas tout à fait d’accord, à ce que nous en disent les historiens, les esthètes, les archéologues ? Nous sommes au lendemain d’une longue période d’erreur, et nous venons de voir que même les admirateurs de la Cathédrale en ont donné, parfois, des explications singulièrement fausses ou incomplètes. Cette période trouble est-elle si décidément dépassée que nous puissions nous référer sans contrôle à l’autorité même des plus récents spécialistes ? que nous n’ayons pas besoin de faire appel à notre propre raison pour choisir entre eux, ou pour coordonner les éléments de la vérité, s’ils nous les offrent épars, ou pour les éclairer s’ils les ont obscurcis par des commentaires contradictoires ?

« Les siècles qui ont précédé le XIXe n’avaient pas l’esprit historique », affirme M. Camille Enlart. Est-ce assez de l’esprit historique pour approfondir tout le mystère ? N’y faut-il pas aussi, ou peut-être d’abord, l’esprit artistique, seul capable de déchiffrer, grâce à des certitudes qu’on n’acquiert pas en compulsant les documents, ces hiéroglyphes du temps et de la beauté ? N’y faut-il pas aussi, ou sans doute surtout, l’esprit poétique, seul assez intelligent et assez compréhensif — je veux dire assez pénétrant et assez enveloppant — et seul assez sensible pour permettre à des hommes modernes de se substituer par la pensée et par le sentiment à ceux qui vivaient il y a sept cents et huit et neuf cents ans, de s’adapter à leur psychologie, de s’initier à leur mysticisme ?

Mais, s’il faut tant de lumières, qui se vantera de les avoir toutes ?

Nous voulions nous imaginer, afin de pouvoir nous expliquer comment elle est morte, historiquement, puis comment elle s’est ranimée dans les esprits modernes, la Cathédrale en vie, militante ou triomphante, active, telle en effet qu’elle fut il y a sept et neuf cents ans. Peut-être notre dessein, trop ambitieux, n’est-il pas réalisable. Nous pouvons du moins préciser quelques lignes, réunir quelques couleurs vraies de ce vaste tableau.


Il y a plusieurs Cathédrales. Encore qu’elles puissent se ramener toutes, idéalement, dans une période donnée, au même type, il convient de tenir compte de certaines grandes nuances.

Il y a plusieurs points de vue. La Cathédrale est un lieu religieux, un lieu social, un lieu artistique, et, bien que cette trinité, aux belles époques, ne soit jamais divisée, on ne saurait la rendre d’un mot.

Il y a plusieurs époques. Celles qui précèdent l’apothéose nous y préparent, et nous ne pouvons négliger les renseignements qu’elles nous donnent.

Impatients des retards que toutes ces complications nous imposent, nous interrogeons l’un, puis l’autre de ces monuments, avec l’espoir de ravir à l’un d’eux le secret de tous, l’âme commune à tous, et ce sont leurs différences qui aussitôt nous apparaissent. Mais ces différences ne sont-elles pas concertées ? Pour comprendre les Cathédrales, dans la seule intention, par exemple, de leurs dédicaces, ne faut-il pas composer dans notre esprit une immense Cathédrale unique, faite de toutes les cathédrales ?

« La cathédrale de Chartres est la pensée même du moyen âge devenue visible ; il n’y manque rien d’essentiel. Ses dix mille personnages peints ou sculptés font un ensemble unique en Europe… Amiens est une cathédrale messianique, prophétique. Les prophètes de la façade, jetés en avant des contreforts comme des sentinelles, observent l’avenir. Tout, dans cette œuvre grave, parle de l’avènement prochain d’un Sauveur… Notre-Dame-de-Paris est l’église de la Vierge[10]. Quatre portails sur dix lui sont consacrés. Elle occupe le milieu de deux des grandes roses peintes. Elle est le centre des choses… La cathédrale de Laon est érudite. Elle semble mettre au premier rang la science. Elle cache les vérités du Nouveau Testament sous les symboles de l’Ancien. On sent que des docteurs fameux ont vécu à son ombre. Elle a elle-même la figure sévère d’un docteur… Reims est la cathédrale nationale. Les autres sont catholiques, c’est-à-dire universelles, elle seule est française. Le baptême de Clovis emplit le haut du pignon. Les rois de France sont peints sur les vitraux de la nef… Bourges célèbre les vertus des saints. Ses vitraux illustrent la Légende dorée… Le portail de Lyon raconte les merveilles de la création… Sens laisse entrevoir l’immensité du monde et la variété de l’œuvre de Dieu… Rouen ressemble à un riche livre d’Heures, où Dieu, la Vierge et les saints occupent le milieu des pages, pendant que la fantaisie se joue dans les marges[11]. »

En vérité, ne dirait-on pas la composition de quelque symphonie énorme, savamment ordonnée pour l’esprit et pour les yeux de quelque surhumain spectateur ? Mais ne s’adaptait-elle pas, par un procédé de succession, aux proportions humaines grâce aux déplacements corporatifs des fidèles qui, compagnonnant de ville en ville selon les exigences du métier ou pour faire leur tour de France, pèlerinaient, par la même occasion, de Cathédrale en Cathédrale ? L’image totale de l’immense Cathédrale unique, synthèse de toutes, pouvait ainsi se reconstituer dans leur mémoire. Et ne serait-ce pas en prévision de ces visites, faites périodiquement par les mêmes personnes aux diverses églises, que les auteurs de ces édifices les ont ainsi variés et les uns par les autres complétés ? On allait de la sorte, plus ou moins délibérément, à l’unité morale du pays. — Ceci, toutefois, ne serait vrai que pour les églises du style gothique, dont l’identité architectonique générale invitait les artistes à les diversifier par le choix d’un thème nouveau ou renouvelé ; une telle pensée reste étrangère aux églises romanes, qui diffèrent les unes des autres par leur structure même. — Au XIIIe siècle, du moins, en parcourant la France, en feuilletant les grands livres de pierre qu’elle tenait ouverts dans les villes, on s’édifiait, on s’instruisait aussi, et des écrivains ont cru démêler, dans ce caractère encyclopédique des Cathédrales, leur essentiel trait commun ; je ne pense pourtant pas qu’il nous rende compte de toute la Cathédrale, ni surtout de son architecture.

Avant tout, et c’est ce qu’il ne faut jamais perdre de vue, la Cathédrale est bien un lieu religieux, domus orationis. Si les fidèles y peuvent être appelés par d’autres intérêts que ceux de leur salut, c’est de tout ce qui le concerne qu’il s’y agit principalement. L’enseignement que le chrétien doit y recevoir, c’est donc, surtout, celui de sa religion ; le spectacle qui l’y attend, c’est la célébration des rites, à laquelle il participe.

Mais cette maison de Dieu est faite pour les hommes, non pour Dieu.

Michelet, comme on sait, a dit que la Cathédrale était la maison du peuple. C’est vrai, dans le sens où il l’entendait : outre un lieu d’enseignement et de prière, l’église était un lieu de délibérations, de réunions civiles, même un lieu de fête populaire ; les individus y bénéficiaient, de plus, du droit d’asile, grâce à quoi leur liberté et leur vie furent fréquemment sauvegardées.

La parole de Michelet s’approfondit d’un autre sens. L’église chrétienne appartenait au peuple en ce qu’elle lui était destinée, qu’elle avait été construite pour le contenir et l’abriter, à la différence des temples polythéistes, où il n’y avait guère de place que pour le dieu et ses prêtres. Le dieu, d’autre part, n’était que dans son temple, il l’habitait, en justifiait par sa présence l’édification et n’avait pas, littéralement, le droit d’en sortir. Quant aux rites, ils s’accomplissaient presque toujours extérieurement au temple proprement dit. Le Dieu de l’Évangile est aussi dans son église. Comment n’y serait-il pas, puisqu’il est partout ? Il y est même d’une façon très particulière et sensible, sous les espèces consacrées ; mais il y est pour la foule des fidèles, pour y habiter avec eux.

L’église ne se réserve donc pas, comme le temple, un retrait de mystère où il soit sacrilège de pénétrer. Le mystère a pris cette forme concrète, le sacrement, qui authentique l’entretien de l’homme avec Dieu. Entretien, en quelque manière, à égalité, sous le couvert que Dieu et l’homme se partagent, dans l’ombre clôturée où Dieu attend l’homme, dans le carrefour toituré où l’homme a ses rendez-vous avec Dieu. Tout y est ménagé pour que cet entretien soit libre, profond, intime, et rien n’y a aucun autre but. C’est cet entretien que rhythme l’espace régulièrement compté entre les piliers : ils déconseillent les pas désordonnés et les pensées précipitées. À cette seule condition d’une prudence, d’une déférence — que recommandent expressément les figures des Vertus taillées en bas-reliefs aux murs du monument — l’entretien est familier, familial. On pourrait donc définir justement la Cathédrale un vaste amas d’ombre assurée où le peuple se sent en sécurité sous la garde de Dieu, qui le défend du donjon où règne un autre maître avec lequel on ne parle point à égalité, et de la route pleine des dangers auxquels l’homme consent, le jour, ou dont il est victime, la nuit. Aussi, même quand il faut qu’il la quitte, l’homme ne s’écarte d’elle que le moins possible. Elle est la protectrice et la régulatrice de la ville entière, le centre de la sécurité et de l’activité. Les petites maisons où dorment les travailleurs s’unissent, s’accotent à elle étroitement, — avec modestie, car elle reste la grande, et ses couleurs rayonnent d’elle sur tous ces humbles toits, comme son ombre, qui tourne selon l’heure et n’en aura au bout du jour oublié de visiter aucun, comme la plume de la poule se propage dans le duvet plus tendre des poussins, — mais avec jalousie et comme si elles craignaient que leur mère les laissât orphelines : en effet, la Cathédrale s’envolera.

C’est pourquoi, dans le temps de leur vie réelle et avant l’intervention d’esthètes municipaux qui n’avaient plus le sens des choses, les monuments les plus amples, qui par leurs dimensions mêmes semblaient provoquer les plus lointains reculs et les plus larges regards, ne les obtinrent jamais : captifs par destination de toutes ces existences anonymes qui tenaient d’eux leur âme collective. Ils ne possédaient en propre que leur élévation au-dessus de toutes ces prières, de tous ces labeurs, de tous ces sommeils ; encore cette élévation même se justifiait-elle par le souci des intérêts humains, constituant un phare : la lumière de sa flèche, la vibration de ses cloches, rassurait, avertissait les voyageurs, dans le soleil et dans les ténèbres.

Il était inévitable que, rayonnant du point de vue mystique au point de vue social, cette expression centrale, cette grande image de la vie spirituelle renouvelât toutes les relations des hommes.

On ne peut s’étonner que les populations les plus désireuses d’échapper au joug féodal, c’est-à-dire les plus vivantes, les plus conscientes, aient montré le plus d’empressement à construire des Cathédrales.

« Où voyons-nous », dit Viollet-le-Duc[12], « les grandes Cathédrales s’élever à la fin du XIIe siècle et au commencement du XIIIe ? C’est dans des villes telles que Noyon, Soissons, Laon, Reims, Amiens, qui toutes avaient, les premières, donné le signal de l’affranchissement des communes ; c’est dans la ville capitale de l’Île-de-France, centre du pouvoir monarchique, Paris ; c’est à Rouen, centre de la plus belle province, reconquise par Philippe-Auguste. »

Mais faut-il conclure, avec l’auteur cité, que les Cathédrales sont nées de ce désir même d’affranchissement bien plutôt que de l’inspiration religieuse, qu’elles ont procédé d’un développement de l’esprit politique plutôt que d’un développement de l’esprit catholique ? Personne aujourd’hui ne s’en aviserait. L’esprit catholique et l’esprit politique ne faisaient qu’un, au XIIIe siècle. Il faut consentir que le moyen âge ait été clérical, — au sens précis que ce mot devrait garder en dehors et au-dessus des polémiques électorales, — qu’il ait été éduqué par l’Église, gouverné par les prêtres. La pensée ecclésiastique fut, presque sans partage et pendant des siècles, la pensée nationale de notre pays. Loin de chercher à s’affranchir de l’Église, les hommes du moyen âge, jusque vers la fin du XIIIe siècle, ne trouvaient qu’en elle un recours contre les abus de l’autorité séculière ; de son côté l’Église eut toujours une tendance très marquée à déborder son domaine propre, le spirituel, à s’immiscer dans les affaires temporelles. Ce sont les seigneurs féodaux qui sont en querelle avec elle, ce n’est pas le peuple. Et cependant, ces mêmes seigneurs, par une inconséquence qu’expliquent sans l’excuser des vues d’intérêt immédiat, encourageaient l’Église à se mêler des choses du temps, en exigeant des évêques et des abbés leur concours matériel, en hommes, en armes et en argent, à des expéditions entreprises pour l’extension des domaines féodaux ou pour leur défense. Quand le clergé renonça aux mœurs militaires et, faisant cause commune avec la monarchie, prit parti contre les seigneurs, « il commença par étendre au delà de toutes limites sa juridiction, qui d’abord avait été toute spirituelle »[13]. Il prétendait avoir, en vertu du pouvoir que Dieu lui a donné, le droit de prendre connaissance de tout ce qui est péché, et par conséquent, puisque toute contestation judiciaire peut prendre sa source dans la fraude, de juger tous les procès. Il faut se placer au point de vue moderne pour trouver ce raisonnement mauvais ; les contemporains le trouvaient bon :

« Le peuple ne voyait pas ces envahissements d’un mauvais œil », poursuit Beugnot, « il trouvait dans les cours ecclésiastiques une manière de procéder moins barbare que celle dont on faisait usage dans les justices seigneuriales : le combat n’y avait jamais été admis ; l’appel y était reçu ; on suivait le droit canonique, qui se rapproche, à beaucoup d’égards, du droit romain ; en un mot, toutes les garanties légales que refusaient les tribunaux des seigneurs, on était certain de les obtenir dans les cours ecclésiastiques. »

C’est-à-dire qu’en face de la société féodale, contre elle, avec l’appui de la monarchie, l’Église provoquait un état moral nouveau. Le peuple y pouvait espérer plus de justice, plus de liberté, plus de bonheur. Comment ces bienfaits ne l’auraient-ils pas enchaîné par la gratitude et surtout par 1 intérêt à la maîtresse qui les lui prodiguait, en outre des promesses éternelles ?

Ce sont précisément ces biens « dans le temps » que figurait, au regard des multitudes, la Cathédrale, et c’est aussi dans ce sens qu’elle était la Maison du Peuple. Synthèse de toute une civilisation, la régulatrice de la vie mystique dispensait aussi la dignité et sauvegardait la sécurité de la vie sociale.

Le peuple savait donc qu’il travaillait pour lui-même en concourant à l’accroissement de la puissance ecclésiastique, en multipliant les églises. Ce n’est donc pas contre la tyrannie monacale que s’insurgeaient les bâtisseurs de Cathédrales. — D’ailleurs, la collaboration du clergé et du peuple à ces grandes œuvres est irrécusablement établie. « MM. Anthyme Saint-Paul et Enlart ont montré que les moines comptèrent parmi les propagateurs les plus zélés du système nouveau [l’architecture gothique] ; et M. Émile Mâle, que le programme encyclopédique et iconographique dont s’inspirèrent les imagiers resta fidèle et subordonné aux enseignements des docteurs et des clercs[14]. »

Toutefois, les constructeurs et les imagiers, du moins dans la période gothique, sont des laïcs ; l’église était donc la Maison du Peuple pour une autre raison encore et sans doute la meilleure de toutes : c’est qu’elle était l’œuvre du cœur et des mains du peuple. Il construisait sa Maison. Comprend-on qu’il l’aimât ? Il lui donnait son temps, son industrie, tout son génie, toute sa fantaisie, et mieux encore, il en faisait le sanctuaire de son âme, le reliquaire de ses traditions, l’image réduite et magnifiée à la fois de son pays, dont la faune et la flore fournissaient à l’édifice tant d’éléments de décoration.

Ici s’impose le point de vue artistique, — auquel il est grand temps de venir, puisque c’est proprement le nôtre. Il était toutefois impossible de le séparer absolument de la pensée mystique et de la pensée sociale, dont l’art, au moyen âge, est le docile interprète. Mais nous n’associerons plus guère à l’œuvre d’art que la pensée mystique, car c’est surtout, sinon exclusivement, en elle que l’architecte et le sculpteur trouvent leur thème et leur règle, puisqu’elle impose à tout, durant les siècles romans et gothiques, et même à la société civile qu’elle organise, le caractère religieux.

La religion, en effet, emploie l’art. Cette formule, qui marque des relations de maîtresse et de serviteur, est rigoureusement juste, d’abord. Le serviteur, du reste, ne se plaint pas de sa servitude. Ce ne serait pas assez de dire qu’il l’accepte ; il n’imagine pas et il ne pourrait pas imaginer, à son profit, une autre condition.

Toutes les directions humaines, au moyen âge, la philosophie et la science comme la théologie, n’ont qu’un but : « le Royaume de Dieu ». Comment donc l’art ferait-il exception à la loi universelle ? Mais comment pourrait-il mieux faire, s’il se soumet à cette loi, comment pourrait-il faire autrement que de s’en remettre au conseil, à l’infaillible autorité de ceux que Dieu même a commis au soin de conserver la doctrine dans son intégrité et de la communiquer au monde, quand, surtout, c’est précisément cette doctrine que l’art se propose de rendre sensible et de glorifier ? — Cette parfaite obéissance de l’artiste au prêtre n’est pas spéciale à la religion chrétienne. Elle se rencontre au début de toutes les religions, parce qu’elle est selon l’ordre et la logique, selon le bon sens. Nous la retrouverions en Égypte et en Grèce comme à Rome et à Chartres. Tant que les fidèles d’un culte ont le sentiment de l’importance du dogme, ils lui sacrifient tout, ils règlent et modèlent sur lui la vie entière. L’obéissance de l’artiste ne tarde pas à se nuancer, à se relâcher, dans le développement de toutes les civilisations ; c’est que la foi est atteinte. Elle est mortellement blessée quand les artistes, sans toutefois dénouer leur serment de fidélité, se constituent, à côté des prêtres, une vie toujours plus indépendante : le jour ne tardera pas à venir, fatal à la religion et dommageable à l’art, quoi qu’on en ait dit, où la séparation entre elle et lui se sera faite, irréparablement.

C’est donc l’esprit religieux qui règne, d’abord, seul. L’art n’apparaît même, sous le régime chrétien, qu’à une date relativement tardive, et seulement en vertu du tacite décret qui l’a chargé de rendre sensible aux yeux des illettrés, incapables de lire les Écritures, l’image des amis de Dieu, la représentation de leurs belles actions. Le but, moral et pratique uniquement, est de faire naître dans tous les cœurs le désir du Paradis et la crainte de l’Enfer.

Comment, coadjuteur d’abord obscur, anonyme, du prêtre, l’artiste — souvent confondu avec celui-ci, au commencement, en une même personne — s’est peu à peu élevé en importance et en dignité ; comment il a trouvé dans la gloire de l’Église l’occasion de son propre grandissement et les éléments de sa personnelle gloire ; comment le plein accord de la puissance sacerdotale et de la puissance artistique a produit, dans notre Occident, l’épanouissement splendide, mais bref, du génie chrétien : il nous faut, pour nous rendre un peu précisément compte de cette grande histoire, suivre l’incessant développement de la clarté chrétienne elle-même, depuis la petite lampe triste des Catacombes jusqu’au joyeux éblouissement des verrières immenses de nos Cathédrales. Ce sera, du même coup, donner à la question que nous nous sommes posée au début de ce chapitre : Qu’est-ce que la Cathédrale ? la réponse historique.

Cette histoire comporte quatre phases : la période des Catacombes ; la période latine, mérovingienne et carolingienne ; la période romane, et la période gothique (avant sa corruption flamboyante).


I. Période des Catacombes. — La lampe des catacombes : première lueur européenne de l’aurore chrétienne. C’est l’aurore dans la nuit, une lueur vacillante dans une cave. Cette lueur, allumée par l’apôtre Pierre, dissipera les ténèbres cimmériennes et hyperboréennes, dont les Anciens avaient la notion, et les ténèbres slaves et scandinaves, qu’ils soupçonnaient à peine. Or, cette lampe, avant de servir aux chrétiens, avait deux destinations ; c’était la lampe des morts et celle des esclaves châtiés. N’était-ce pas déjà tout le christianisme ? Il est né en Judée, il eût pu naître partout ailleurs. Il est né de la douleur du monde. Elle ne pouvait être éliminée ; mais elle pouvait être honorée, glorifiée ; elle pouvait devenir méritoire et précieuse : Heureux ceux qui pleurent car ils seront consolés. C’est la grande parole chrétienne, la plus significative des Béatitudes, celle qui distinguait le plus radicalement de toutes les religions anciennes la nouvelle religion. C’est cette parole qui transforma le monde. Les événements extérieurs, les persécutions qui contraignirent les chrétiens à chercher un asile sous la terre, tous les maux qu’ils souffrirent étaient, à leurs yeux, grâce à cette parole, comme des problèmes qui apportaient avec eux-mêmes leur solution, claire, évidente, et consolante. La lampe des douloureux et des morts illuminait, dans l’esprit des néophytes, la nécessité de la douleur et de la mort, ces loyers de la joie céleste et de l’éternelle récompense.

À cette lumière cachée sous le boisseau de la terre, la Cathédrale va naître, spirituellement.

Point d’art, dans ce froid jour de cave. L’art a pour patrie le plein air, la pleine lumière. Et puis, les prêtres se défient de lui. Au service des dieux grecs et romains, il a pris les couleurs de l’idolâtrie. Il ne faut pas oublier que le christianisme est l’héritier du mosaïsme, ennemi des images. Il craint toujours quelque damnable confusion entre la Divinité et sa représentation ; avec les récents convertis, cette crainte n’est que trop fondée. — L’art est donc proscrit des catacombes, au début, pour des raisons matérielles et morales.

Et pourtant, bien peu d’années se passeront et il sera devenu la principale occupation des emmurés, après la prière, avec la prière.

Les prêtres ont cédé à l’incompressible instinct qui oblige l’homme à chercher la beauté, à s’efforcer de l’exprimer. Il s’est reproduit, dans ces cavernes, ce qui s’était produit déjà, un nombre incalculable de siècles auparavant, dans d’autres cavernes, celles de la Vézère, du Fond de Gaume et d’Altamira, et dans tant d’autres que la science n’a pas encore retrouvées, — avec cette grave différence, toutefois, que les artistes de la période paléolithique étaient incomparablement supérieurs à ceux des catacombes. Dans la mesure où ceux-ci cédaient à l’influence romaine, qui ne leur permettait pas de concevoir des tombes dénuées d’ornementation plastique, ils apportaient à cette illustration de la foi nouvelle beaucoup de science et encore plus de fatigue. Ces méthodes empruntées aux ateliers païens se ressentaient du désenchantement de longues générations évertuées à l’interprétation traditionnelle des mêmes mythes, et qui déjà trahissait, avec la déchéance des cultes polythéistes, l’usure des esprits, l’universel besoin d’un grand changement.

Le salut de l’art eût été dans un franc retour à la nature. Mais, justement, dans les catacombes, l’étude de la nature était interdite à l’art chrétien. Il dut attendre l’édit de libération, et aussi l’influx du sang barbare pour rompre avec la leçon des maîtres antiques. L’art des catacombes, dans sa facture, est presque toujours le frère cadet de cet art faible et charmant que Pompéi exhumée nous a fait connaître.

Mais, au delà de la facture, il y a le sujet, la pensée exprimée. Dans le choix des sujets, dans l’expression des pensées, l’art primitif chrétien manifeste une personnalité forte. C’est un art tout abstrait, sans doute, sans plastique, presque, et tout en idées : est-ce un art ? C’est du moins un procédé tout voisin de celui de nos artistes contemporains, quand, le soir, à la lampe, après la journée faite, ils fixent des plans, esquissent des projets, au crayon ou à la plume, se réservant d’exécuter plus tard les œuvres, se contentant d’indiquer la pensée et le sentiment. L’artiste des catacombes ne vit-il pas dans un soir éternel ? Les modèles lui sont refusés, car ces pâles ombres qui errent autour de lui, ou qui s’immobilisent dans la prière, n’ont plus rien des lignes animées et des tons chauds de la vie. Son spectacle est en lui, dans ses souvenirs et ses espérances, dans les images que la parole des prêtres impose à son imagination, dans la méditation constante de la mort et de l’immortalité. Voilà ses thèmes. Il les exécute à la lampe, lui aussi, et les moyens dont il dispose l’amèneront à les formuler en symboles.

Mais, par ces inventions symboliques, il collabore déjà, puissamment, à la construction et à l’ornementation de la Cathédrale : elle en vivra ; et c’est la part de cet artiste sans nom dans le grand œuvre que les siècles vont élaborer.

Dès cette première heure, nous voyons le génie mystique nouveau et le vieux génie oriental s’associer étroitement dans une activité féconde, qui correspond également aux besoins du premier et aux préférences du second. Le goût passionné du symbole rejoint par le christianisme l’orient à l’occident. Parfois même, le christianisme et le paganisme se confondent dans un hétérodoxe amalgame, dont les fresques mithriaques sont les plus caractéristiques témoignages.

Le christianisme, du reste, comme nous l’observions, s’approprie sans scrupule tout ce qui lui convient dans les richesses poétiques thésaurisées par son adversaire ; il procède à ce choix avec autant d’habileté que d’audace. En baptisant Psyché, en substituant le Bon Pasteur au personnage d’Orphée, il fait preuve d’une merveilleuse faculté d’accommodation. D’autres fois, sans rien dérober, en adaptant seulement à sa pensée de l’au-delà les interprétations de la nature dont les maîtres grecs lui avaient laissé d’admirables modèles, sur cet éternel thème, par exemple, des Saisons, « universel symbole de la vie et de la mort, qui pour les chrétiens doit éveiller l’idée de la résurrection promise »[15], il donne à son tour des indications d’une nouveauté émouvante. C’est, dans la grande crypte de Prétextat, l’occasion de « tout un décor d’une vivacité charmante, le chef-d’œuvre de la peinture chrétienne à l’époque de Septime-Sévère »[16]

Avec moins de certitude, de maîtrise, avec toutefois le beau sentiment décoratif que, durant tout le premier siècle, il gardera de la fréquentation des ateliers païens, l’art chrétien montre plus de grandeur dans les créations qui lui sont propres. Art extrêmement cérébral, qui ne cherche pas la grâce, qui n’a rien absolument de sensuel, qui vaut par la chose signifiée et non point par les formes de la signification, il se propose d’exprimer les plus profonds mystères de la liturgie et sacrifie tout au désir d’être clair et surtout orthodoxe. Il tombera dans la barbarie au IIIe siècle, ayant alors oublié la leçon de ses anciens maîtres, mais il n’aura rien perdu de ses caractères spécifiques : au contraire, il les dégagera plus fortement que jamais, avec plus d’intensité et moins de charme. Plus tard, quand ces abstractions, inharmoniquement figurées jusqu’alors, se produiront dans le plein air, elles s’y rajeuniront, elles s’y transformeront, ce sera comme une première Renaissance, chrétienne, et nous admirerons aux voussures de nos porches romans et gothiques ces images que nous contemplons sans plaisir dans les fresques du cimetière de Calliste ou de Comodille. Les artistes de nos cathédrales nous enseignent l’esthétique du Paradis : les ouvriers d’art des catacombes nous en disent la métaphysique.

Cette métaphysique était, dans le même temps, et plus philosophiquement, approfondie par Philon et ses élèves, saint Clément d’Alexandrie et Origène. Les apôtres eux mêmes, et surtout saint Paul, avaient inauguré l’interprétation allégorique des Écritures, expliquant les personnages et les événements de l’Ancien Testament comme des figures de la Loi Nouvelle. L’école d’Alexandrie systématisa cette interprétation. En Occident, saint Hilaire la reçut d’Origène. Saint Ambroise la rendit populaire : « La lettre tue et l’esprit vivifie », disait-il. Isidore de Séville, après saint Augustin et saint Grégoire le Grand, donna, dit M. Émile Mâle que nous résumons ici, « une forme définitive aux commentaires mystiques de l’Ancien Testament. Les écrivains du moyen âge répéteront pendant des siècles les interprétations allégoriques trouvées par les Pères, et désormais consacrées. » Les artistes du moyen âge, en ajoutant la forme plastique à l’interprétation allégorique de la Bible, se conformèrent donc à la tradition des premiers siècles, telle qu’elle était née dans les livres d’Alexandrie et dans les fresques des catacombes ; et par celles-ci plus que par ceux-là elle avait été préparée à l’adaptation plastique.

Adam et Ève, Noë, Abraham et Isaac, Moïse, Tobie, Job, David, Élie, les trois jeunes Hébreux, Suzanne, Daniel dans la fosse aux lions, Jonas et la baleine, puis, Jésus et la Vierge, l’adoration des Mages, l’Agneau, les principaux miracles du Christ, les Sacrements : les catacombes font, littéralement, provision de figures pieuses et de symboles. L’occident puisera sans compter dans ce trésor. Dès le triomphe de l’Église, dès l’édit de Milan, la somptueuse décoration des basiliques, et notamment les mosaïques populariseront les thèmes imaginés dans les catacombes, où déjà, d’autre part, ont été fixées dans leurs lignes essentielles les grandes compositions que les artistes chrétiens, de la période byzantine à la Renaissance, consacreront par leur génie.

La Cathédrale future s’anime donc, à proprement parler, dans les catacombes. N’y cherchons ni architecture, naturellement, ni sculpture, ni peinture même. Mais il y a l’élément primordial, sans lequel l’art chrétien ne serait pas celui que nous connaissons, il y a la constitution de ce langage symbolique que les styles roman et gothique vont illustrer.

Il y a autre chose encore. La religion des larmes, avec son adoration d’un Dieu crucifié, avec ses promesses d’un bonheur sans fin au delà de la vie terrestre, était chez elle dans la cité de la mort. Les persécutions, il est vrai, l’y avaient réduite, et, pour y sauvegarder son refuge contre les Césars, elle invoquait politiquement la loi qui déclare inviolable le champ de la sépulture. Mais l’harmonie était évidente, entre l’habitante et l’habitat : le christianisme fait, de la mort, l’objet principal de ses méditations. Après le grand mort divin, il honorait, dans les catacombes, ses martyrs, et plaçait sur leurs tombeaux ses autels. Les empereurs ne le laissèrent pas manquer de reliques. Mais il conserva cet usage après l’ère des persécutions, substituant seulement au réel sarcophage du saint une petite table de marbre, c’est-à-dire une pierre tombale : c’était l’autel. L’autel n’est-il pas, moralement, le centre, la pierre angulaire de l’église ? Il est resté ce qu’il était au premier siècle. Il sent le goût chrétien de la mort. C’est des catacombes, avec le Symbole, d’où dérivera toute l’ornementation chrétienne, que l’Église a hérité l’autel-tombeau.

II. Période latine, mérovingienne et carolingienne. — Il est peut-être arbitraire de prétendre réunir en une seule période les longs siècles qui s’écoulèrent depuis le jour où fut construite la première église chrétienne jusqu’à l’avènement du style roman. Mais ces neuf siècles ont un caractère commun, qui est capital. Ils cherchent, ils tâtonnent, ils s’efforcent vers l’unité. Le monde chrétien ne connaîtra pas la paix qu’il n’ait acquis cette solidité dont s’enorgueillit la puissante cathédrale romane, et qui affirme, par une image, la présence de la certitude dans les esprits.

Ce n’est pas trop de tant d’années pour atteindre à ce grand résultat. Il ne paraîtra même pas que ce soit beaucoup si l’on songe que, dans le même temps où le christianisme « se cherchait » ainsi lui-même, les nations, profondément troublées par la chute de Rome, par le déplacement du centre impérial, par la désorientation des âmes qui résultait de l’inauguration d’une ère nouvelle, et par ces formidables mêlées de races que furent les Invasions, se cherchaient elles aussi. États, philosophies et sciences, langues et littératures, tout était épars, et à l’organisation de tout procédait, unique, la pensée chrétienne. Elle était le centre nécessaire d’où divergeait et où convergeait l’ordre. Et l’ordre exigeait que la première œuvre accomplie fût un signe sensible de cette pensée. Ce signe, la Cathédrale, fut donc le but de tous les efforts, de toutes les consciences, collectives et individuelles.

L’Église vient de triompher. Elle a désormais le droit de célébrer publiquement son culte ; bien plus encore : cette pensée politique, née de bonne heure dans l’esprit des pontifes de Rome, cet ambitieux dessein d’asservir l’État, et de n’accepter d’abord sa protection que dans l’intention de s’élever au-dessus de lui bientôt et de le protéger à son tour, va se réaliser. — Que fera l’Église, avant toutes choses ?

Sa doctrine est fixée depuis plus d’un siècle[17]. Elle va la répandre. Elle ne se contente pas d’user de ses droits nouveaux dans les contrées où elle est déjà moralement constituée. À peine libre, c’est la conquête de l’univers qu’elle entreprend, déléguant aux confins des provinces romaines, à la découverte des terres ignorées, des missionnaires, chargés d’évangéliser les peuples.

Mais partout, à Rome comme dans les pays barbares, c’est par ses rites qu’elle peut le plus plausiblement espérer d’atteindre les sensibilités et les consciences : ces rites, du reste, qui comportent les sacrements, sont de pratique obligatoire, et, très démocratiques de caractère, exigent la participation active de la foule des fidèles au sacrifice dont aucun regard profane ne doit offenser la sainteté.

Le premier soin de l’Église sera donc d’offrir à la parole de ses prêtres, aux cérémonies de son culte, à la piété de ses fidèles, un abri.

Inexpérimentée en la matière, car elle n’a guère fait jusqu’alors que des tombeaux et c’est la Maison de Vie qu’il s’agit d’édifier, l’Église ne refuse pas le conseil de la civilisation qu’elle vient de détruire. Elle s’inspire à la fois et des maisons privées, où se réunissaient souvent les premiers chrétiens quand ils osaient s’évader pour quelques heures des catacombes, et des thermes romains, et des basiliques romaines. C’est à celles-ci qu’elle empruntera le modèle général de ses constructions, en négligeant pourtant de leur demander le secret de leur solidité, la recette de l’établissement des voûtes, peut-être n’osant pas, peut-être ne pouvant pas encore se risquer en de si savants travaux.

Elle trouve dans la basilique ce qui lui est le plus immédiatement nécessaire, un grand espace couvert, où les officiants et les fidèles soient respectivement à l’aise pour l’accomplissement des rites. Les destinations originelles de l’édifice l’avaient déjà divisé selon un ordre et des proportions très convenables à son utilisation nouvelle. Palais de justice et Bourse de commerce à la fois, il se composait, on le sait, d’une abside, où se réunissaient les juges et les justiciables, et d’une nef, où se rencontraient les marchands et leurs clients. Les prêtres ne changeront rien à cette disposition. Ils abandonneront presque toute la nef à la foule et se réserveront l’abside, qui deviendra le chœur et s’agrandira des dernières travées de la nef. On élèvera l’autel en avant de l’abside ; sous l’autel on creusera la Confessio, où seront conservées les reliques des saints et qui, dès le VIe siècle, deviendra la Crypte. Entre l’abside et la nef, le transept, à l’époque carolingienne, christianisera solennellement la basilique en lui donnant la forme de la croix. Et la plupart de ces premières églises auront des collatéraux, quelquefois doubles, surmontés de tribunes.

Aux Thermes, l’Église prendra le modèle architectural de ses baptistères.

De la maison antique, elle conservera l’atrium, précédé du narthex, ouvert sur la basilique, ou du porche, ouvert sur le monde extérieur.

Mais elle invente un élément essentiel, qui la caractérise, qui signifie sa nouveauté, qui transformera l’aspect extérieur du monument : la tour, le Clocher. Elle en a besoin pour appeler les fidèles aux cérémonies du culte. L’importance matérielle du clocher se développera sans cesse avec la puissance de l’Église. Dès son apparition nous reconnaissons en lui la ligne spécifique de l’architecture chrétienne, la ligne verticale.

Ainsi, toutes les parties du vaste ensemble, tous les organes du grand corps mystique sont déjà définis, constitués, doués de vie. Mais ils sont séparés ; le baptistère et les clochers restent distants du bâtiment principal ; celui-ci, d’autre part, n’a qu’une existence précaire, son toit plat, en bois, l’exposant perpétuellement à l’incendie.

L’esprit de concentration, de solidité, de durée, qui est l’esprit même de l’Église, qui est le sens de l’orthodoxie, va consacrer les siècles qui viennent à l’œuvre nécessaire d’assemblage, de réunion. Cette œuvre accomplie sera l’expression sensible de la cohésion des pensées, des croyances, des espérances chrétiennes, une sorte d’articulation matérielle des dogmes.

Y a-t-il, dès le premier jour, dans cet immense effort, une préoccupation de beauté ? Oui, sans doute, puisqu’il y a un désir d’unité, c’est-à-dire d’harmonie. C’est, d’ailleurs, dans la pensée commune, la certitude, l’évidence, que la maison consacrée au Seigneur doit être de toutes la plus spacieuse et la plus ornée. Mais ici la beauté, et c’est ce qui lui assure un long avenir, se confond avec l’utilité. Rien n’est laissé au caprice. Le programme est d’accommoder les divers éléments de l’édifice à son but unique, le service de Dieu. L’artiste, dans l’accomplissement de ce programme, n’est qu’une main, à laquelle commande le cerveau du prêtre.

Et d’abord ils vont tous deux au plus pressé : ce sont les grosses parties de l’œuvre que d’urgence il s’agit de réduire à l’unité.

Le baptistère est le vestibule de l’église. Nul ne peut participer aux sacrements avant d’avoir reçu le premier de tous, le baptême. Il avait donc paru naturel, dans les commencements, que le local destiné à cette cérémonie préliminaire se trouvât placé à côté de l’église, un peu en avant de la façade. Mais convient-il que le néophyte, avant d’entrer dans la communion des saints, s’expose à perdre les bénéfices du baptême en traversant l’air du siècle ? On rapproche progressivement le baptistère de l’église, puis on l’y réunit par une galerie et il y est même incorporé, dans quelques rares basiliques, dès le IXe siècle. Il n’y sera, toutefois, définitivement et universellement absorbé que dans la période romane ; encore, conservant son sens d’introduction, d’initiation, restera-t-il presque toujours placé près de la porte.

Le clocher, indiqué dans les mosaïques de Rome du Ve siècle, réalisé dès 470 à Saint-Martin de Tours, est encore isolé dans les églises de Ravenne, les plus complètes que nous ait laissées le VIe siècle. Lui aussi, pour se réunir au monument dont il est l’achèvement logique et comme la définition, puisqu’il signifie l’appel de la terre au ciel, il attend l’avènement du style qui assurera par la voûte la solidité de tout l’édifice. La voûte seule permettra à la façade, devenue robuste, de supporter cette formidable masse de pierre et de bronze.

L’atrium subira des vicissitudes très diverses selon les temps et les contrées. Ici, on sera forcé de le sacrifier à cause de la cherté croissante des terrains. Là, on pourra le sauver, sous la forme nouvelle du parvis (paradisus) qui, s’exagérant même en maints endroits, deviendra le cimetière de la commune, le petit cimetière des villains, tandis que les seigneurs et les clercs de marque auront dans l’église même leur tombeau, sujet offert au talent des sculpteurs romans : ils varieront sur ce thème en d’innombrables chefs-d’œuvre.

Quant au corps principal du monument, l’église proprement dite, longtemps son aspect extérieur reste morose et dénué. Comme si l’on avait conscience que, dans les grosses parties de l’œuvre, on ne peut faire encore que du provisoire, ce n’est pas à celles-ci qu’on s’applique. Les efforts décoratifs ne vont point à la couverture de l’ombre, aux murs qui la limitent. Ils tendent uniquement à embellir l’intérieur du temple, et là c’est déjà un véritable luxe de mosaïque et de marqueterie, de feuilles de marbre et de stuc, de peinture à la fresque. Un plafond de bois, sculpté ou peint, dissimule la couverture en charpente.

Les symboles imaginés aux catacombes fournissent aux peintres la plupart des sujets de leurs compositions : l’Agneau, les vingt-quatre Vieillards, les Quatre Fleuves, et le Christ, la Vierge, les Apôtres étaient représentés sur les parois de l’abside. Dans la nef, les saints et les saintes, en procession, entraînaient les regards des fidèles vers les figures, d’un ordre plus élevé dans la hiérarchie sacrée, qui ornaient le chœur. Une pensée voisine de celle qui retenait le baptistère près du seuil abandonnait l’atrium aux représentations des scènes de l’Ancien Testament : ainsi l’humanité avait été préparée à la Rédemption par les Prophéties.

La sculpture occidentale n’est pas née encore, ou du moins ne montre que d’hésitants essais. Il serait difficile d’en augurer les splendeurs du XIIe siècle. De tous les arts qui concourront à la beauté de la Cathédrale, la statuaire est celui qui se décidera le dernier.

L’art du vitrail n’est pas même encore dans l’enfance. Il n’aura pas d’enfance, à bien dire ; à peine né il sera parfait. Mais, lui aussi, il attend le fiat roman. On sent, toutefois, depuis longtemps sa nécessité. Il procédera, comme toutes les grandes choses, d’un besoin. Car il faut bien ouvrir, sur le vaste vaisseau de la basilique, pour y verser quelque lumière, des fenêtres : on les ouvre ; mais comment les fermer ? On s’ingénie. On les bouche au moyen de grillages de bois, de métal, de pierre découpée, de lames de pierre transparente, et même (dès le VIe siècle) de vitres à couleurs. On était bien près de la grande découverte, semble-t-il ; de la vitre à couleurs au vitrail à dessins le passage n’aurait-il pas dû être rapidement franchi ? À le franchir, pourtant, on mettra six siècles encore.

Ainsi, par toutes les voies, et toujours en écoutant le seul conseil de la nécessité, la Cathédrale, depuis le jour où la possibilité matérielle d’être lui a été donnée, tend au style roman. On peut dire qu’elle le porte comme une femme porte son enfant dans son sein. Il existe virtuellement dans tous les esprits bien avant de se produire à la lumière : quand on pourra le voir, on le reconnaîtra.

Quelle sera, dans cette grande création, la part de Rome ?

Nous n’entendons pas entrer dans la controverse fameuse, encore pendante, où Courajod, avec tant d’ardeur et d’éloquence, défendit contre les Romanistes le génie de ces Barbares, si longtemps dédaignés, qui sont nos pères. Il nous suffit de retenir cette conclusion, seule, du reste, acquise au débat, à savoir qu’il est impossible aujourd’hui de méconnaître la collaboration de ces Barbares au grand œuvre roman.

C’est Courajod encore, après Vitet, qui mit le plus nettement en lumière l’influence décisive des Byzantins, ou, pour mieux dire, des Néo-Grecs sur les architectes du Nord occidental. La Cathédrale s’est élevée au point idéal d’intersection où se rencontreraient trois lignes partant, la première, de Rome, la seconde, du Nord lointain (régions slaves, Scandinaves, germaniques), la troisième, de l’Orient hellénistique (Alexandrie, Éphèse, Antioche, Byzance, avec Ravenne pour point d’avancée).

La ligne romaine n’est pas des trois la plus importante. Rome, en ce qu’elle garde de vertu artistique dans la mêlée des races qui l’emplissent et dont les conflits précipitent sa décadence, est toute conquise par le génie grec. Il n’est pas bien sûr que la basilique adoptée par les chrétiens soit d’origine purement romaine. Ce qu’il y a de plus authentiquement romain dans les églises primitives d’Occident, ce sont les marbres antiques, non pas choisis comme modèles, mais dérobés par les armées de l’invasion et employés tels quels, à titre d’ornements, par les décorateurs des basiliques. Et la mine où ces trésors furent pillés n’est pas inépuisable ; le temps viendra bientôt où, par son dénûment même, l’Occident sera mis en demeure de faire appel à ses propres ressources, à son personnel génie, et ce ne sera pas la moindre des excitations auxquelles nous devrons les logiques nouveautés du XIIe siècle. C’est à ce même moment que s’exercera l’influence des vraies traditions romaines, auxquelles on demandera les secrets du traitement des voûtes et de l’appareillage. Mais Rome, — si tant est qu’on puisse, et nous venons d’indiquer que c’est un sujet de controverse, reconnaître le style romain dans la basilique primitive — n’a rien, en ces temps-là, donné de plus aux chrétiens que cette basilique, nûment.

Autrement précieux, considérable, que ce simple fait, brutal, des quatre murs de la grande maison, est l’apport décoratif des Barbares, surtout si l’on observe, comme nous l’avons noté, que les chrétiens carolingiens réservent pour l’intérieur de la basilique toutes leurs ressources plastiques, tout leur effort vers la beauté.

Ce n’est pas seulement la conscience ou l’instinct des limites de leur conception et de leurs moyens d’exécution qui leur avait prescrit ce parti, c’est aussi un sentiment singulièrement lucide de l’ordre selon lequel il convenait de procéder à l’élaboration de leur pensée et de leur œuvre. Que signifient, en effet, les dehors d’un monument, sinon ce qu’il contient ? Je dois deviner sa destination à son aspect ; le contenant se modèle sur le contenu. Il s’agissait donc, avant toutes choses, de préciser ce contenu, de le développer, d’en accumuler les signes expressifs. C’est à quoi la communauté entière des fidèles s’appliqua durant des siècles. Avant même que l’édifice religieux eut réuni ses membres séparés, son intérieur avertissait quiconque y pénétrait que là s’accomplissaient des choses graves et saintes ; tout y sentait la règle et cette si spéciale austérité, mystique et sensuelle, concise et emphatique, qui caractérisera toujours le culte chrétien. Cette église est un théâtre (son ordonnance ne manque pas d’analogies avec le théâtre antique) où l’on représente le « Mystère » tragique de la Rédemption. Drame unique et quotidien, sans spectateurs, car tous les assistants y jouent un rôle et le dialogue s’échange entre eux et le prêtre. Au sens de ce ballet sacré de la messe, au décor qui lui convient, les races du Nord apportaient une intelligence sérieuse et un goût de splendeur sévère admirablement appropriés. — Quand l’œuvre d’art intérieure, spirituelle, sera composée dans toutes ses parties et pour ne plus varier, alors elle débordera l’enceinte de l’église, elle se répandra sur les murs extérieurs. C’est comme un homme qui, après avoir longtemps réfléchi, la tête basse, les traits fermés et ne laissant lire que l’effort d’une réflexion dont il connaît seul l’objet, relèverait enfin la tête, ayant trouvé la certitude qu’il cherchait, et nous montrerait sur son visage l’épanouissement de sa pensée.

Peut-être, toutefois, l’œuvre architecturale des Barbares, leur œuvre personnelle, fut-elle plus complète, ou plus compliquée que nous ne le faisons entendre. Nous ne savons presque rien des églises de bois qu’ils édifièrent, et il serait imprudent de nous en rapporter à la représentation que nous en donne la célèbre tapisserie de Bayeux. Il est certain, du moins, que les Barbares, dans ces constructions, obéissaient à des principes et employaient des procédés inconnus de l’antiquité classique, puisqu’elle n’a pas utilisé le bois dans son architecture. Ce que ces églises de bois ont dû avoir d’original, c’est peut-être dans les églises de pierre élevées plus tard par les mêmes Barbares qu’il faut le chercher, encore qu’ils se fussent alors mis à l’école des Anciens : comment croire qu’ils eussent, pour acquérir des connaissances nouvelles, absolument oublié leurs propres traditions ?

Comme l’a dit admirablement Courajod, et bien qu’en ce point sa divination ne se fonde sur aucune preuve rigoureusement scientifique, c’est à leurs habitudes de travailleurs du bois qu’il faut demander le secret du grand esprit de découverte que manifestèrent les constructeurs de nos Cathédrales romanes et gothiques. Même après avoir appris l’art de la construction en pierre, ils continuèrent à penser en charpentiers. C’est dire qu’ils restèrent dans la nature, dans leur nature ; ils puisèrent dans ce sentiment de la nature — et aussi dans l’idée mystique qu’ils interprétaient, si différente de l’idée polythéiste — l’énergie de résister à la leçon romaine, dans le choix des formes.

« Il reste incontestable, écrit M. André Michel[18], que l’architecture du Moyen Âge alla s’émancipant toujours plus de toute imitation romaine, obéit à un principe et aboutit à une expression, non seulement essentiellement différents de ceux des monuments antiques, mais qui leur sont directement contraires. »

Cela est surtout vrai de l’art du moyen âge comparé avec l’art romain. On ne saurait affirmer que le principe et l’expression de l’art du moyen âge soient directement contraires à ceux des traditions néo-grecques. S’il a fait des emprunts à l’antiquité, c’est en s’adressant à ces traditions. On sait que d’intermittentes relations existèrent, dès les hauts temps, entre les races qui habitèrent les parties septentrionales de l’Europe et les Grecs. Une communauté immémoriale d’origine maintenait des sympathies naturelles entre ces ignorants et ces savants. L’influence orientale a donc pu nous parvenir aussi bien par le Nord que par le Midi. Si elle n’a pas suivi ces deux chemins simultanément, c’est peut-être celui du nord qu’elle a pris le premier, rencontrant au passage la civilisation scandinave et nous apportant, avec l’enseignement hellénistique, les principes et les matériaux de l’architecture norvégienne.

Quoi qu’il en soit, cette influence orientale s’exerça dans l’Occident avec une grande autorité, comme en témoigne la Cathédrale d’Aix-la-Chapelle, cette église de Charlemagne, lourde copie de Saint-Vital de Ravenne, qui sera elle-même copiée plus d’une fois. Mais cette docilité,, qui menaçait de réduire l’art occidental à la pure et servile imitation, par son excès même dénonçait qu’elle n’avait pas d’avenir. Elle constituait un redoutable et insupportable obstacle au développement des artistes nouveaux : or, déjà le génie personnel de la race était conscient de ses forces et capable de donner la vie à tout un art original et puissant. Voyez l’invention ornementale des orfèvres francs ; feuilletez l’œuvre énorme des enlumineurs, qui prépare celle des verriers romans. D’autre part, le sol et le climat ont des exigences qu’ignorent les architectes d’Antioche et de Ravenne et qui s’opposent à la stricte application de leurs principes. — L’art hellénistique, qui a commencé à pénétrer la latinité décadente dès le premier siècle de l’ère chrétienne, laissera pour toujours d’ineffaçables traces dans l’art religieux de l’Occident ; mais il va perdre sa suprématie.

L’art carolingien, bien qu’il ne soit sans doute pas un art tout entier, conclut pourtant une longue période de tâtonnements et d’essais. Il annonce l’art roman. Il a déjà produit des églises entièrement voûtées (Aix et Germigny). Vers sa fin, il verra les sculpteurs achever de conquérir le Style sous l’influence de l’Orient. Surtout, il accompagne, il sert l’immense effort de l’Église cherchant son unité, se ramassant dans sa pensée, se concentrant dans l’ombre du monument accepté plutôt que choisi, en soudant les éléments divers, l’emplissant des choses belles qu’elle consacre et qui la signifient.

Le monument est maintenant plein d’elle. Désormais elle a la double préoccupation de s’assurer contre les désastres qu’elle a trop longtemps, trop souvent subis et de faire devant le siècle grande figure. Une à l’intérieur, elle veut s’y asseoir dans sa force et montrer aux hommes la beauté de cette force et de cette unité.

Elle veut si intensément, que sa volonté triomphe de tous les obstacles : le style roman est né.


III. Période Romane. — L’art roman a rayonné au delà de nos limites, mais c’est en deçà qu’il s’est exprimé avec le plus de richesse et de variété. Non moins exactement que l’art gothique il correspond au sol, au climat, à l’esprit du pays qui le produisit et qui l’amena au point de perfection où nous le voyons dès 1120.

Pour parvenir à l’apogée il lui a fallu deux cents ans. Il est constitué dès le Xe siècle ; mais il est encore rude et comme hésitant pendant tout le XIe. Au XIIe s’épanouit dans sa plénitude la pensée que portait en lui l’esprit occidental et chrétien dès ses premiers balbutiements, — car la Cathédrale romane a plus d’un trait d’étroite parenté avec la Catacombe elle-même, basse, voûtée, sombre et pleine d’hypogées.

Essentiellement, en quoi consiste le style roman ? C’est la voûte qui en est l’élément principal.

« Les voûtes romanes sont appareillées d’une façon beaucoup plus sommaire que celles des Romains ; elles s’en distinguent surtout par leur élasticité ; elles sont construites en blocage, tout au plus en moellons, à gros joints. Les types sont les mêmes que ceux de l’antiquité : berceaux, voûtes d’arêtes et coupoles, mais les tracés sont très différents. La voûte en berceau est souvent brisée, surtout au XIIe, pour diminuer la poussée : la voûte d’arêtes peut l’être également, et souvent elle est bombée, avec arêtiers tracés sur une ellipse, mais en plein cintre, et qui viennent mourir vers la clef ; cette voûte nécessite un appareil analogue à celui de la coupole ; elle forme un compromis entre les deux systèmes et semble inspirée de la voûte d’arêtes byzantine où cette similitude d’appareils s’affirme plus franchement qu’en Occident. Enfin, la voûte en coupole sert à couvrir des travées carrées, le passage du rectangle au plan circulaire s’opérant au moyen soit de trompes, avec diagonaux bandés dans les angles, soit de pendentifs, en sections triangulaires de coupoles. Le premier système donne une assiette octogone ; le second une base circulaire ; la coupole elle-même suit l’un ou l’autre de ces tracés. Elle est employée à l’intersection de la nef et du transept dans la plupart des églises du sud de la Loire et des écoles bourguignonne et germanique ; quelquefois, les églises ont été entièrement voûtées en coupoles. L’architecture byzantine avait fourni les modèles de ces deux dispositions. La disposition des voûtes et des arcs commande le plan de l’édifice et détermine la conception des supports[19]. »

On voit, par ces explications techniques, si précises, et que nous nous sommes gardé d’abréger, que les architectes occidentaux sont loin d’avoir emprunté la voûte telle qu’ils la trouvaient dans les monuments romains. D’une part, ils en ont simplifié l’appareil et augmenté l’élasticité ; d’autre part, ils l’ont perfectionnée en s’inspirant des exemples que leur offrait l’architecture byzantine.

Il suffira d’ajouter, pour achever de caractériser l’art roman, que toutes les églises construites selon ses principes ont la forme d’une croix, composée de la nef et du chœur, qui se suivent en ligne droite et rappellent le corps du crucifié, et du transept qui rencontre la ligne de la nef avant le chœur et représente les bras ; que presque toujours (l’ogive, toutefois, qui apparaît à la fin du XIIe siècle, se rencontre dans certaines églises purement romanes par tous leurs autres caractères) les lignes qui ne sont pas verticales affectent la courbe du plein cintre, celles des portails et des fenêtres comme celles des voûtes ; que des deux côtés de l’église, entre les fenêtres, des contreforts appuient les murs et les aident à supporter le poids des voûtes ; que la façade, partie la plus ornée du monument, est surmontée d’un, parfois de deux clochers, et qu’il peut y avoir des clochers encore au-dessus des deux portails qui s’ouvrent aux extrémités des bras du transept ; enfin, qu’il y eut plusieurs écoles d’art roman, celles de la Normandie, du Nord, de la Bourgogne, de l’Auvergne, de la Provence, du Poitou, distinguées entre elles par de notables différences.

Il faut surtout noter que la magnifique éclosion de la sculpture et de la peinture occidentales et la création du vitrail complètent de leur splendeur celle de l’architecture romane ; ces trois arts ne sont guère moins caractéristiques de l’édifice que les lois mêmes de sa construction.

Nous devrons donc insister, au point de vue plastique, sur la composition quatripartite de la symphonie romane pour en suggérer l’unité vivante.

C’est le sort de tout ce qui vit de tendre à se dépasser. La basilique cherchait la Cathédrale romane et celle-ci cherchera la Cathédrale gothique[20]. Sans doute, celle-ci réunira des conditions de solidité que le roman ne possédait pas encore, et il faut convenir qu’en matière d’architecture la solidité est une vertu primordiale. Mais, à tous les autres points de vue, malgré notre admiration profonde pour le style gothique, nous ne saurions convenir qu’il passe en beauté le style roman.

Peut-être, des deux, est-ce en lui qu’on trouve le plus de réelle grandeur. La Cathédrale gothique a plus d’essor ; mais la Cathédrale romane a plus de majesté. On sent qu’elle est pleine du Dieu qui l’habite. N’est-elle pas le corps même de ce Dieu, dont elle détient l’âme dans son chœur ? L’autre, comme si elle oubliait qu’elle est un reliquaire, cherche Dieu dans le ciel, éperdument.

Peut-être des deux est-ce la Cathédrale romane qui correspond avec le plus d’exactitude à l’essence de la pensée chrétienne.

Plus encore qu’en sa voûte et son plein cintre elle consiste en ceci, qu’elle est une crypte, une Confessio en plein air, aux proportions géantes, ou plutôt un vaste tombeau.

« À Jérusalem, au Saint-Sépulcre, les Croisés trouvèrent une rotonde bâtie sous Constantin et très restaurée de 1010 à 1048[21]. »

On ne prétend pas dire que nos églises romanes furent construites à l’imitation du Saint-Sépulcre. Mais est-il par trop téméraire d’avancer que la même pensée est sensible au Saint-Sépulcre et dans nos églises romanes ? Le christianisme est le culte d’un Dieu mort pour le salut des hommes, et la perpétuelle action rédemptrice de ce Dieu s’exerce grâce à sa « présence réelle » dans toute hostie consacrée. Toute église est donc le Saint-Sépulcre. — L’église romane affirme plus nettement que l’église gothique cette signification. Ses proportions écrasées, ses trois nefs sombres conviennent aux rites d’une religion de la douleur ; elles rappellent à tout chrétien qu’au prix d’une constante participation volontaire à la douleur infinie d’un Dieu, il obtiendra le bonheur infini, qu’il ne doit pas l’espérer dans ce monde, qu’il doit vivre dans la pensée perpétuelle de la mort, dans un tombeau.

Mais ce tombeau est grandiose et magnifiquement orné. Les artistes romans n’ont pas sacrifié à l’utilité de la voûte la commodité et l’ampleur de la basilique. Au contraire, ils l’allongent, surtout ils l’élargissent, profitant de la solidité acquise pour donner à tout l’édifice plus de grandeur.

Merveilles sévères, que l’art gothique ne fera pas oublier : Cluny, qui fut la plus vaste des églises de ce style, mais dont il ne nous reste que des débris ; la Trinité de Caen, Jumiège, Notre-Dame-du-Port à Clermont, Notre-Dame-la-Grande à Poitiers, Saint-Savin, Moissac, Cahors, Saint-Sernin de Toulouse, Saint-Lazare d’Avallon, Paray-le-Monial, Vézelay, Autun, Beaune, Saint-Martin-d’Ainay à Lyon, Saint-Trophime d’Arles, Carpentras, Nîmes, Angoulême et Saint-Front de Périgueux, avec leurs voûtes triomphant en coupoles, et, belle entre les plus belles, la cathédrale du Puy.

La beauté plastique de la peinture, du vitrail et de la sculpture commente la beauté spirituelle et comme abstraite de ces monuments. Écritures variées et concordantes. L’entente est parfaite entre les quatre principaux artistes. La même pensée les anime, l’émulation les unit, nulle rivalité ne les divise. C’est le maître de l’œuvre qui commande, l’architecte ; c’est lui qui a fait le premier geste. Les peintres et les verriers, précédés eux-mêmes par les miniaturistes, les mosaïstes, les ivoiriers, les orfèvres, sont entrés avant le sculpteur, nous l’avons dit, dans ce concours de beauté.

Il n’y a pas longtemps, en ce qui concerne les peintres, que cette certitude nous est acquise. Elle s’appuie chaque jour, grâce aux recherches des archéologues, sur de plus abondantes preuves : nous possédions dès le XIe siècle, en peinture, un art du plus grand style.

Depuis la découverte des fresques de Saint-Sernin, par Mérimée, nombre d’autres merveilles du même ordre nous ont été rendues. Par exemple, les fresques de Saint-Jacques-de-Guérets ont été découvertes en 1891, celles de Berzé-la-Ville en 1893. Les recherches se poursuivent, reprennent, en quelque sorte, in extremis, des chefs-d’œuvre au temps qui les efface et dans le moment même où ils allaient disparaître. Nous savons maintenant, avec certitude, ce qu’on pouvait à peine soupçonner il y a quarante ans, qu’un grand nombre d’églises et de chapelles romanes étaient entièrement peintes, même sur leurs piliers, comme les couvents du Mont-Athos : entre autres, Saint-Sernin, les églises ou les chapelles de Ligat, de Poncé, de Montoire, de Montmorillon, de Vie, de Berzé-la-Ville, de Brioude, du Puy, de Saint-Loup-de-Naud, de Saint-Chef, de Rocamadour, la crypte de la cathédrale d’Auxerre, l’abbaye de Cluny…

Production énorme, où l’on distingue des centres d’activité particulièrement intense ou de mérite singulièrement éminent. Mais, tout permet de le croire, le régime des églises que nous venons de nommer devait être celui de toutes les églises, au XIIe siècle. Il est à présumer qu’on en trouvera la preuve sous l’immonde badigeon dont elles ont été déshonorées du XVIIe au XIXe siècle. Les découvertes accomplies déjà ont une importance extrême, que chacun voit. Elles bouleversent l’histoire de la peinture, en ce premier chapitre, du moins, qu’elle consacre aux « Primitifs » et qu’elle voit de jour en jour s’éclairer de nouvelles lumières dont sa chronologie de la veille est désorientée, s’allonger d’ante dicta, d’appendices à rebours qui finiront par dévorer le livre. Aucune école étrangère n’a plus d’œuvres à citer qui, dans le temps, se placent avant les œuvres de notre école romane de peinture, et ces œuvres sont d’une parfaite beauté. Voilà de quoi inspirer à tous, pour ce moyen âge méconnu, méprisé, un respect étonné. L’étonnement l’emporta d’abord sur le respect, et Mérimée, tout le premier, crut devoir — sans apporter, du reste, à l’appui de sa thèse aucune preuve, — attribuer à des maîtres grecs ces témoignages d’un art si savant. Erreur universellement reniée. Non pas qu’on doive répudier, ici non plus qu’en architecture, l’influence hellénistique. Le moine Théophile, dans sa Diversarum Artium Schedula, qu’il écrivait à la fin du XIe siècle, se recommande expressément des Grecs et se vante de transmettre à l’Occident tous leurs secrets. Que de temps perdu si l’Occident avait dû réinventer tous les arts ! C’est un grand bonheur que l’incomparable bénéfice de la tradition ne lui ait pas été refusé : loin de là, car il est manifeste que la tradition grecque n’a, presque jamais, cessé de vivifier la pensée occidentale. Mais cette pensée, nourrie de cette tradition, a trouvé dans la substance de la race les vertus qui lui ont permis de s’exprimer à son tour ; pour être restée fidèle à des principes certains, aujourd’hui comme alors unanimement respectés, elle ne s’est pas réduite à l’imitation ; elle a fait preuve de force personnelle et d’originalité.

Du reste, l’influence grecque, si l’on tient à la voir dans nos fresques romanes, d’une part n’en explique pas tout le mérite, et d’autre part n’a sûrement pas attendu les révélations du moine Théophile pour épargner aux artistes de glorieux tâtonnements. Les miniatures, les ivoires, les mosaïques, les orfèvreries, où ils étaient parvenus, dès les temps carolingiens et même mérovingiens, à une grande virtuosité, avaient exercé, aiguisé les intelligences et les sensibilités, les avaient familiarisées avec les combinaisons des lignes et des couleurs. Il est clair que des œuvres comme les fresques de Saint-Sernin ne sauraient avoir pour auteurs des hommes, la veille encore, tout à fait ignorants ; entre de telles œuvres et l’ignorance il y a des générations de travailleurs. Mais, ce que les artistes n’avaient pu apprendre en ciselant des bijoux ou en illustrant des missels, c’est l’accommodation de la peinture aux impérieuses exigences de l’architecture. Mérite essentiel, car il n’est pas sans lui de décoration monumentale. Sa présence, évidente, témoigne irréfutablement d’un sens profond des grandes harmonies et d’une science très développée.

Quel enchantement ces grandes figures, ces compositions peintes, si amoureusement épousées par les lignes architecturales de l’église romane, devaient y apporter ! Ce tombeau était plein de vie. Ce n’est pas sans raisons que dans la langue courante d’alors — la langue mystique —- on désignait l’église, dès le seuil, de ce mot : le paradis. En y pénétrant n’est-ce pas au paradis, en effet, qu’on entrait, accueilli par les patriarches et les prophètes, conduit au sanctuaire par les saints et les saintes, par les martyrs glorifiés, bénit devant les autels par la Mère de Dieu, par Dieu même en ses trois personnes ? — La Mort qu’on célébrait dans cette église n’était pas l’ultima rerum linea, mais la première ligne du livre de vie. Et déjà on était là au lendemain de la mort : une lumière surnaturelle enlevait les esprits jusqu’à la vision d’une Jérusalem céleste, idéale et réelle.

Le vitrail, ce baptême de la lumière, ne permettait à personne de regretter la nature, l’air libre, les paysages, les jardins, les gloires et les grâces de la vie. Le vitrail donnait tout cela et donnait plus encore, colorant de clartés supraterrestres tout ce qu’il empruntait à la réalité : les plus admirables visages grâce à lui se transfiguraient, atteignaient à une beauté supérieure, qui les abandonnait au seuil du « paradis ».

Le temps et les hommes n’ont pas permis que la joie de ce prodigieux ensemble nous fût conservée. Nous ne le retrouverions aujourd’hui dans aucune de nos Cathédrales romanes. Les fresques ont été recouvertes ou s’effacent, les vitraux se brisent ou ont été remplacés, les sculptures sont mutilées, les monuments tombent en ruines ; c’est l’œuvre des guerres de religion de 1562, des chapitres du XVIIIe siècle, de la Révolution de 1793, de la bande noire des premières années du XIXe, de nos conseillers municipaux actuels, et de huit cents ans. Il nous faut donc recourir à notre imagination, conseillée par la science, pour nous représenter cette merveille. Songez que les fresques devaient trouver à la fois l’harmonie de leurs lignes avec celles du monument et l’harmonie de leurs couleurs avec celles des vitraux. Tour de force, tour de génie, cent fois réalisé. Nous ne retrouverons pas cela dans les églises gothiques, où le plein du mur en s’effaçant exclut, peu s’en faut, la peinture, où l’art du vitrail lui-même subit une éclipse momentanée. Le style gothique est un miraculeux accord entre le génie de l’homme et celui de la nature à laquelle il ouvre et livre la Cathédrale ; le génie de l’homme a plus de part dans le style roman, et le génie de l’homme, ici, c’était le génie français.

Nous venons de dire tout ce que l’architecte roman et le peintre roman avaient ajouté aux traditions romaines et orientales. Le vitrail est à nous plus encore, il est à nous tout entier, né chez nous, sans précédents ailleurs. On croit le voir préluder, à Reims, de 969 à 988. À Saint-Denis — où naîtront aussi la sculpture monumentale et l’architecture gothique — il est, de 1140 à 1144, à son plus haut période. On a fait justice de la fausse doctrine qui nous le donnait pour une conquête des croisades. Rien ne pouvait, en Orient, l’inspirer, le faire même pressentir. Il produisit presque tout de suite, pendant la seule période romane, ses plus grands chefs-d’œuvre : à Chartres, avant 1158, et au Mans, à Poitiers, à Angers, à Châlons, sensiblement vers les mêmes dates. Plus tard, le peintre-verrier, en remplaçant par la forme en médaillons les barres de fer qui d’abord se coupaient à angles droits, donnera plus de clarté à sa composition, non pas plus de beauté. Les plus beaux vitraux sont les plus anciens. Si le dessin des personnages y reste archaïque, le dessin ornemental y montre une richesse, une grandeur qu’il ne tardera pas à perdre. Pour sa puissance de couleur et sa science de l’effet, l’artiste d’alors n’aura pas d’héritiers. On ne retrouvera plus ce bleu lumineux, si franc et si doux, si opulent, qui est la propre nuance de l’extase. On échappera, sans doute, à certaines imperfections matérielles, mais le génie décroîtra dans la proportion même, semble-t-il, où se perfectionnera la technique. Le verrier finira par méconnaître les caractères constitutifs de son art. Il fermera les fenêtres au moyen de tableaux peints sur verre, qui ne sont plus des vitraux. — Il n’y a rien, dans tout l’âge gothique, de comparable aux trois vastes verrières qui remplissent, à Chartres, les trois larges et hautes fenêtres percées dans le mur occidental.

Le style qui produit le vitrail ressuscite la sculpture.

Elle était restée stérile pendant cinq siècles, si toutefois, car là-dessus on discute, l’époque mérovingienne n’a pas eu une sculpture personnelle. On donne de cette stérilité diverses raisons : la répugnance des prêtres et des peuples chrétiens aux représentations anthropomorphiques, la décadence des arts romains, les progrès des arts apportés ou plus volontiers cultivés par les Barbares, notamment l’enluminure et l’orfèvrerie. Mais, après une période d’essais très fortement empreints de l’esprit oriental, la Cathédrale, au XIIe siècle, revêt cette splendide parure de pierres sculptées et polychromées, la statuaire romane.

Le pays se partage, selon les sympathies des provinces entre elles, en plusieurs écoles qui rivalisent par la justesse et l’ingéniosité de l’adaptation des œuvres sculpturales à l’architecture, par l’intensité de l’expression, par les raffinements d’élégance et les adresses de technique. Et ce sont partout des Nativités, des Crucifixions, des Ascensions, des Visions apocalyptiques, des Jugements derniers, des scènes de l’Ancien Testament, des figures de prophètes et d’apôtres, de saints et de martyrs, d’évêques et d’abbés, le Christ et la Vierge de majesté, les vertus et les vices, une immense multitude d’images douces et graves, familières ou solennelles, dont l’art achevé témoigne d’une intense spiritualité et, tout à la fois, d’un sentiment délicat de la convenance, d’un sincère amour de la réalité : les modèles de ces chefs-d’œuvre partagent la vie des artistes qui les ont taillés, ce sont les hommes et les femmes qui vivent sous leurs yeux : promus, pour les nécessités de la représentation, aux plus hautes dignités dans la hiérarchie céleste ou hagiographique, ils gardent les traits spécifiques de la race et de l’individualité.

Laquelle, entre ces antiques écoles de l’Auvergne, du Languedoc, de la Bourgogne, de l’Île-de-France, de la Saintonge associée avec le Poitou, produisit le plus de ces vermeilles ? Les bénédictins de Cluny, qui paraissent avoir donné l’essor à cet art national, en réservèrent-ils les plus glorieuses créations à leur toute-puissante abbaye ? Faut-il préférer l’illustration des saisons, des différents tons de la musique, des sept Vertus, des âges du monde, qu’ils firent exécuter pour eux, à la sublime Ève nue, qui était sculptée à l’une des portes latérales de Saint-Lazare d’Autun, ou à cette figure de la luxure, étonnante de fougue et d’audace, placée au jambage gauche de la porte principale du portail de Charlieu, ou à la Visitation, ou à la Nativité de la façade de Notre-Dame-la-Grande à Poitiers, ou au tympan de la porte méridionale de Saint-Sernin, ou à celui du portail septentrional de Saint-Étienne de Cahors ?

On peut hésiter, devant cette étourdissante profusion de chefs-d’œuvre, à préciser des préférences, et nous ne donnons ces brèves indications que, précisément, pour suggérer au lecteur cette étonnante abondance des œuvres statuaires romanes ; il en trouvera aisément l’énumération et la description dans les livres spéciaux[22], mais c’est surtout aux œuvres elles-mêmes qu’on voudrait l’adresser. Ces figures tombales, ces statues, ces bas-reliefs, presque tous mutilés, gardent pourtant une vérité et une beauté ineffables ; ils sont étonnants de vie profonde. Le génie inventif et le goût ornemental, nulle part, et pas même en Grèce, ne se sont affirmés avec une plus exubérante richesse et selon de plus belles proportions qu’en France, à cette date. Les artistes qui ont fait tout cela étaient de grands observateurs et des exécutants d’une science absolue. Ils vivaient dans la familiarité de la nature, tantôt la copiant avec une pieuse fidélité, tantôt se permettant d’inventer selon ses lois et comme elle crée. C’est ainsi qu’ils ont osé ces ornementations végétales d’un si hardi et si juste sentiment décoratif, ces chapiteaux dont personne ne sait le nombre et dont quelques-uns des plus beaux sont à Notre-Dame-du-Port, à Saint-Nectaire, à Mozac, au Puy, à Saint-Benoit-sur-Loire, à Fontevrault, à Chantelle, à Saint-Menoux, à Noirlac, à Neuvy-Saint-Sépulcre, à Déol, à Beaulieu, à Gargilesse, à Moissac, à Souillac, à Saint-Etienne de Toulouse… L’esprit s’effare à l’évocation de cette immense moisson d’œuvres. Quand on se souvient que beaucoup d’entre elles ont été arrachées aux églises et sont aujourd’hui disséminées dans les musées et dans les collections particulières, que les incendies, les tremblements de terre, les guerres, les révolutions, les restaurations, le temps en ont détruit bien plus encore, on se demande comment, matériellement, cette production infinie a été possible, comment dans le même temps le même pays a pu réunir tant de sculpteurs, pleins de talent et quelques-uns de génie. Et dans le même temps le même pays ne comptait plus ses grands architectes, ses grands peintres, ses grands maîtres verriers ! Voilà l’époque « barbare » de notre histoire, voilà ce style qu’on a si longtemps méprisé et qu’aujourd’hui encore les gens de goût discutent, hésitent à admirer. Voit-on, pourtant, quelle dut être la splendeur, l’activité, la passion, la joie de ces grandes années où tout un peuple, animé de la même foi, produisait sans relâche ces œuvres, ces chefs-d’œuvre ? Sent-on le frémissement unanime de cette vie ? C’est cela, la vie de la Cathédrale. Elle est peut-être plus émouvante encore au temps roman qu’elle ne le sera au temps gothique, parce que, neuve au temps roman, elle avait plus de candeur et de ferveur, partant plus d’unité.

L’unité ! C’est elle qui fait l’incomparable splendeur de l’art chrétien, c’est cette indissoluble union de tous les éléments qui le composent. Architecture, peinture, vitrail, sculpture, orfèvrerie, tapisserie, broderie…, tout procède de l’Un, tout se réduit à l’Un. Et c’est que tous les artistes obéissent, volontairement et passionnément, à un commandement unique, celui du docteur, du clerc, du prêtre.

Jamais démenti plus catégorique ne fut donné à cette audacieuse assertion de Renan : « L’histoire démontre que la perfection dans les arts n’a jamais été atteinte tant que l’art a été exclusivement dominé par la religion[23]. » L’histoire démontre précisément le contraire, aussi bien aux sublimes périodes primitives de l’Égypte ou de la Grèce qu’au XIIe et au XIIIe siècle français. Il est, du reste, assez clair, en soi, que la foi, en cimentant l’union entre les vivants, en exaltant chez tous les mêmes pensées et les mêmes sentiments, en leur donnant en outre l’assurance — fût-elle illusoire — qu’ils peuvent compter sur la fidèle collaboration des générations futures à des œuvres dont l’accomplissement exige de longues années, est une condition singulièrement favorable aux entreprises artistiques désintéressées et vastes.

La foi chrétienne est l’âme du style roman. À l’exécution de toutes les grandes œuvres qui font la gloire du XIIe siècle a présidé cette loi, si souvent citée, du concile de Nicée : Non est imaginum structura pictorum inventio, sed ecclesiæ catholicæ probata legislatio et traditio, cette Tradition : non est pictoris (ejus enim sola ars est), veram ordinatio et dispositio patrum nostrorum qui ædificaverunt. — Ce sont donc les pères qui conçoivent et composent ; l’artiste exécute.

Ce gouvernement de l’opération artistique par la pensée liturgique, en maintenant l’art dans la stricte observance du dogme, l’a aidé à se développer harmoniquement, l’a gardé fidèle à lui-même. Et, d’ailleurs, l’art n’a-t-il pas trouvé dans les grandes abbayes les plus féconds, les plus éclairés encouragements ? Les meilleurs artistes du siècle ne furent-ils pas, bien souvent, des clercs et des moines, comme ce moine Théophile qui écrivit la Schedula, ou cet abbé Guillaume, ou ce moine Ubald et tant d’autres, renommés pour leur talent de sculpteurs ? Il n’y a pas encore de ligne de séparation nettement tracée entre les clercs inspirateurs et les laïcs exécutants. Même aux siècles gothiques, c’est dans les traités et les sermons des docteurs que les artistes puiseront leurs thèmes et l’ordonnance de leurs compositions. Aux siècles romans les inspirateurs passent volontiers à l’action et se mêlent à la foule des exécutants.

Si donc l’art roman a donné dans quelque excès, ce serait folie d’y voir la réaction de l’esprit civil contre l’esprit clérical. Si faute il y eut, clercs et laïcs en sont complices, et saint Bernard ne fait entre eux aucune distinction quand il fulmine contre le luxe des églises de son temps (1130). Ce texte est connu : Fulget ecclesia in parietibus et in pauperibus eget, dit saint Bernard, « L’église enduit d’or ses murs et laisse ses enfants nus ». Il blâmait les formes monstrueuses qu’affectaient certaines décorations : Quod facit illa ridicula monstruositas, mira qædam deformis formositas ac formosa deformitas ? Et il ajoutait : « Comment n’a-t-on pas honte, sinon de la sottise, du moins de la dépense ? » Il y a dans ce jugement quelque étroitesse d’esprit sans doute ; toutefois, en cherchant à ramener l’art chrétien à la sobriété, à ce qui est essentiel, saint Bernard témoignait d’une profonde intelligence des lois de cet art et des conditions de sa durée. Pressentait-il les grandes, mais périlleuses aventures, où l’ivresse plastique allait l’entraîner et ce triomphe sans lendemain de l’essor gothique ? Il se fût volontiers contenté de la beauté plus simple, plus austère, plus « définie » des primitives églises romanes, parcimonieusement ornées à l’extérieur, et dont la sévérité ne laissait pas l’imagination des fidèles s’emporter dans de vagues et sensuelles rêveries. Si l’on eût écouté ce docteur, qui estimait trop grandes les églises romanes, il est probable que le style gothique ne serait jamais né.


IV. Période Gothique. — Le gothique est enté sur le roman, qu’il consolide et développe.

En dépit des apparences, la voûte d’arêtes romane n’avait pas toute la solidité désirable. Elle était, en outre, d’une exécution difficile. Ces raisons utilitaires ont-elles seules déterminé la condamnation de ce style ? Il y a des motifs pour croire que les artistes se lassèrent de l’aspect massif de l’édifice ; et puis, sa privation intérieure de clarté les gênait. Double série de prétextes et de causes qui les conduisirent à désirer et à chercher un perfectionnement du système.

Une première transformation, peut-être inspirée des Byzantins, « consiste dans une suite de berceaux perpendiculaires à l’axe du vaisseau qu’ils couvrent ; ils se contrebutent et ne chargent que les doubleaux et les murs extérieur[24]. Bien qu’elle ait laissé des traces dans de nombreuses églises dès le XIIe siècle, cette méthode ne fut jamais d’une application généralisée et on l’abandonna vite.

La voûte en coupole, qui se définit par elle-même, autre essai d’amélioration, ou plutôt, peut-être, style intervenu en concurrence avec le style roman (car Saint-Front de Périgueux, construit d’après ce système, est de 1120) et sous une influence certainement orientale, a donné de très curieux et très beaux monuments : par exemple, outre Saint-Front, Saint-Étienne de Périgueux, Saint-Jean de Côle, les cathédrales de Cahors et d’Angoulême. Ce système, qui respecte les principes essentiels du roman et n’invite pas l’édifice à se développer en de vertigineuses hauteurs, qui du reste est contemporain des établissements des Croisés en Orient, évoque invinciblement le souvenir du Saint-Sépulcre de Jérusalem. Il procure au bâtiment, avec une extrême solidité qui lui permet de se passer de charpente, un aspect grandiosement monumental et d’une opulente élégance. Il faillit s’imposer. Mais ses progrès furent tout à coup arrêtés par la découverte du procédé de la voûte d’ogives : c’est ainsi que des églises commencées pour être terminées en coupoles furent voûtées en ogives.

Ce qu’on peut retenir de ces deux tentatives, c’est que l’ogive n’est pas le développement logiquement inévitable du cintre. Il eût pu recevoir telle autre accommodation, et il est curieux d’observer que, dans de grandes constructions toutes modernes, on a préféré à l’ogive, considérée peut-être comme épuisée, un autre principe d’architecture, notamment la coupole.

Mais, comme la voûte romane dans sa nouveauté, il est certain que l’ogive correspondait pleinement à la pensée qui la cherchait. Légèreté et solidité, grandeur, facilité de construction, baies larges, largement ouvertes à la lumière désirée : le nouveau style réunissait, matériellement, tous les avantages. Moralement, il signifiait, comme un parfait symbole, toutes les aspirations nouvelles : majesté grandie de la société chrétienne, conceptions plus compliquées et plus individuelles des artistes, mouvement d’affranchissement qui soulevait les communes et, pour tout dire d’un mot, besoin général de changement.

Le génie mystique du moyen âge n’est pas détrôné. Peut-être y a-t-il, même, au fond des âmes, plus lasses que jamais du temps, mais impatientes aussi des limites dans l’étendue, un appel plus ardent que jamais à l’éternel, à l’immuable, qui s’exprime par l’espérance naïve de rejoindre, en s’élevant dans le ciel, le paradis ; les représentations que jusqu’alors l’église en avait proposées aux fidèles, ces

Paradis peints où sont harpes et lutz[25]


ne satisfont plus les imaginations. Des sentiments de cet ordre se heurtent dans les mêmes esprits à l’enthousiaste amour de la nature ; on a soif de lumière vraie, à laisser librement se jouer sur d’immenses plans d’architecture, sur de belles formes sculpturales fidèlement reproduites d’après le modèle vivant. — Ainsi le moyen âge, à la veille d’enfanter l’âme moderne, donnera de son génie naturaliste et de son génie mystique l’expression la plus lyrique. C’est l’accord de ces deux génies qui nous explique toute la beauté gothique et l’espèce de cette beauté.

L’Île-de-France est la patrie de cet art, si français que tous les peuples du moyen âge l’ont toujours désigné de ce mot : l’Art français.

« Un cercle, ayant pour centre Paris, et une cinquantaine de lieues de rayon, enferme les cathédrales les plus franches. L’architecture gothique étant considérée comme un système d’équilibre fondé sur la transmission des poussées, c’est dans ce cercle seulement que vous rencontrerez les monuments logiquement conçus. Le mouvement d’expansion part du centre et se propage à la circonférence. Si on la franchit, on trouve encore des constructions exceptionnellement marquées de l’influence de nos architectes, comme sur le Rhin, mais, le plus souvent, les architectures échappent à cette belle rigueur intellectuelle qui fait la gloire de l’Île-de-France, elles n’en retiennent que le goût ornemental[26]. » — (Il se peut toutefois que, dans l’invention technique du procédé de construction, la Normandie ait devancé l’Île-de-France.)

Le principe matériel de ce système est la croisée d’ogives, « armature d’arcs diagonaux qui s’entre-croisent à la clef ; elle a pour fonction de soutenir une voûte… Cette armature est à la fois saillante et indépendante. On la construit d’abord : puis, sur ses reins, comme sur des cintres permanents, on pose les voûtins, qui n’ont avec elle aucune liaison ; ils ne font qu’y reposer. La voûte gothique est donc éminemment élastique, ce qui est une garantie de solidité ; en cas de tassement, elle se déformera sans se rompre, tandis que la voûte romane est une concrétion dont l’homogénéité garantit seule la solidité[27]. »

Deux conséquences de ce principe déterminent des effets considérables au point de vue artistique.

C’est d’abord l’emploi, incomparablement plus fréquent qu’il n’avait été jusqu’alors, de la verticale, et c’est en second lieu l’évidement des constructions.

La direction ascensionnelle de tout l’édifice lui donne un caractère merveilleux de légèreté aérienne. Quel dut être l’émoi des foules devant la première grande église authentiquement gothique ! Cette masse énorme de pierres, plus solide que la massive cathédrale romane, semble à peine tenir à la terre et son audace étonne. Elle est dans le ciel dès la voûte, et ses clochers l’élèvent plus haut encore, beaucoup plus haut.

Mais, avant même de dépasser par sa stature la cathédrale romane, la cathédrale gothique semble aspirer l’air pour prendre son élan. Elle n’a pas besoin de murs, s’étant ménagé d’autres supports, la pile et l’arc-boutant, qui, eux-mêmes matières d’art et de beauté, dégagent le monument proprement dit et permettent aux voûtes de s’élancer au-dessus des hautes nefs.

On comprend que le prodige d’un tel résultat ait passionné le monde pendant trois siècles. Triomphe de l’architecte, ce système créait, par les seules ressources architecturales, un art si complet qu’on pouvait lui sacrifier tous les autres arts, sans regret, s’il l’exigeait. Les récits qu’on nous fait de l’enthousiaste concours de toutes les classes de la société à l’édification de Chartres ou d’Amiens, par exemple, ne nous étonnent pas. C’est son âme même que le XIIIe siècle projette en beauté dans cette gigantesque création, son âme, fervente toujours, effleurée déjà par l’inquiétude.

Les parts n’y sont pas égales, de l’inspiration mystique et de l’inspiration naturaliste. La première est plus apparente, la seconde est plus profonde.

La Cathédrale gothique est dans la nature et selon la nature par son amoureuse imitation des formes végétales, où elle trouve sa forme générale, par son antipathie pour les angles droits, pour les lignes violemment brisées, par cette sorte d’ivresse avec laquelle on sent qu’elle respire la lumière et l’ombre. La merveille, c’est précisément cette sorte de confusion passionnée du plus cérébral des arts avec la nature. Jalousement, il veut rester seul devant elle, seul à jouir d’elle : il n’y a guère de place, dans l’architecture gothique, que pour l’architecture elle-même.

Cet évidement des constructions, ce principe en vertu duquel les vides l’emportent sur les pleins, ce tissage de l’air, ces prodigieuses dimensions des fenêtres déconcertent les maîtres-verriers, et, nous l’avons dit, la défaillance des murs exclut à peu près la participation des peintres à la décoration de l’édifice. Si l’architecte sollicite encore le concours des sculpteurs, et si même leur collaboration prend, dans l’œuvre gothique, une importance extraordinaire, ce n’est, peut-on dire, qu’un accident sublime, dont nous devons le bénéfice au grand élan que les sculpteurs romans avaient donné à leur art. Mais la sculpture s’emploie désormais à la décoration surtout des parties extérieures de l’église. La force d’expansion, qui, dès l’Âge précédent, avait partagé les trésors de l’art entre l’intérieur de l’église et ses dehors, l’emporte ; elle n’est plus contre-balancée par l’esprit de recueillement, de concentration des artistes romans. Il n’y a plus d’intimité profonde dans cet édifice inondé de lumière, il est forain, les bruits extérieurs y retentissent. Et le vent, ce « vent violent qui souffle du sol », dit très bien M. Enlart, agite, retourne vers en haut les feuillages des crochets, des chapiteaux. Le bruit, le vent, la lumière, la couleur de l’air naturel : la Nature — de plus en plus fidèlement copiée à mesure qu’on avance dans le XIIIe siècle — dispute le sanctuaire à l’Évangile. Ce sont toujours, pourtant, les rites de la religion des larmes qu’on célèbre ici, les prêtres et les artistes accomplissent toujours et longtemps encore accompliront leurs fonctions dans une parfaite communion de pensées ; mais le théâtre du drame lui devient chaque jour plus étranger. Les fresques ne sont plus là pour rappeler aux fidèles le sens surnaturel du mystère, pour offrir à leur piété les formes hiératiques de la tradition. L’œuvre des sculpteurs, qui se détache peu à peu du mur ou de la colonne, est plus humaine que celle des sculpteurs du XIIe, plus humaine que celle des peintres, et suggère, au delà de l’objet précis de la représentation, en dépit des intentions les plus orthodoxes, l’irrésistible besoin de l’affranchissement. Dans cent ans, elle ne sera plus qu’une « œuvre d’art », désorientée de l’autel vers le parvis, de l’Église vers le siècle.

La période gothique, dans son premier âge tout au moins, est pourtant une période de foi ardente ; c’est le siècle de saint Louis. Mais la foi y prend un caractère qu’elle n’avait guère connu jusqu’alors et qui est en parfaite harmonie avec l’envolée des lignes gothiques. L’église romane et le XIIe siècle méditent et pleurent ; l’église gothique et le XIIIe siècle prient et espèrent. L’humanité chrétienne se détourne du Tombeau pour regarder le ciel même où trône le Ressuscité ; le diadème triomphal se substitue à la couronne d’épines ; c’est l’Ascension après la Crucifixion. Jusqu’alors on avait pensé surtout au châtiment ; maintenant on pense surtout à la récompense, l’image du paradis a chassé des esprits l’image de l’enfer. L’Adam nouveau a fini de psalmodier ses lamentations, l’Ève rachetée entonne le Magnificat.

Les églises gothiques appartiennent presque toutes à celle qui « changea le nom d’Ève », à la Vierge Marie. Même dans les églises qui ne lui sont pas dédiées elle a toujours sa place glorieuse. En est-il une seule où l’on ne retrouve, illustré de quelque chef-d’œuvre, ce motif du Couronnement auquel la période romane préférait la Vierge en majesté, moins tendre, plus sévère ? À cette heure du moyen âge on est, moins que cent ans auparavant, préoccupé de l’inaccessible grandeur de Dieu ; c’est le geste bienveillant de la Grâce qui réunit tous les regards. Marie n’est-elle pas l’incarnation de la Grâce ? Il est donc logique qu’on fasse une place privilégiée à celle qui fut élevée en puissance et en dignité au-dessus de toutes les créatures, inférieure seulement à Dieu, entre lui et les hommes l’intermédiaire et le recours. Celle qui fut le Temple avant tous les temples avait le droit d’unir encore dans le sanctuaire sa beauté à la majesté du Rédempteur.

Mais la mère de Dieu n’en est pas moins une femme. C’est un caractère féminin que son universelle glorification confère à toutes les églises gothiques.

Sveltes avec de douces plénitudes qui vont s’effilant vers le sommet des clochers, comme souriantes toutes, et plusieurs toutes blanches, elles sont elles-mêmes des femmes, intercédant, les bras levés au ciel, pour le monde qui prie à leurs pieds. Mais ce caractère féminin a autant de force et de grandeur que de douceur ; il exalte, parmi les sentiments chrétiens, celui qui les somme tous, l’amour. « Jamais, écrit M. Émile Mâle[28], l’art n’a mieux exprimé qu’au XIIIe siècle l’essence du christianisme. Aucun docteur n’a dit plus clairement que les sculpteurs de Chartres, de Paris, d’Amiens, de Bourges, de Reims, que le secret de l’Évangile et son dernier mot, c’était la charité, l’amour. » Les architectes le disent aussi clairement que les sculpteurs, avec le langage plus symbolique de leur art plus spirituel. Les Cathédrales d’Amiens, de Chartres, du Mans, entre autres, sont vraiment des hymnes d’amour triomphant, aux strophes frémissantes d’allégresse et de gloire. L’architecture romane exprimait surtout les sentiments les plus graves de la conscience chrétienne ; art de concentration. Art d’expansion, l’architecture gothique exprimera surtout la bonté, la suavité, la joie même, tant qu’il restera fidèle à son principe, à sa logique propre ; et il n’est rien alors qu’on lui puisse préférer dans l’art du monde entier, pas plus les merveilles du style qu’il remplaça que celles de l’antiquité classique ou primitive. Il conserve, dans les audaces les plus vertigineuses de son lyrisme, une mesure, un sens des convenances, un culte des proportions, de l’ordre, qui font de notre XIIIe siècle l’une des plus grandes époques de l’histoire de la beauté. C’est, en vérité, ce siècle que le génie français apporte dans le concert des siècles sublimes, car il s’y est figuré tout entier. Génie idéaliste, métaphysique, épris d’abstraction, mais aussi profondément soucieux de la réalité ; pratique et pourtant prompt aux initiatives audacieuses ; raisonnant sur l’universel, ne parlant jamais qu’au nom de l’humanité générale ; très sensible, par conséquent très plastique ; infiniment tendre, prosternant volontiers sa force devant la faiblesse gracieuse, le génie de la chevalerie et de la galanterie ; mais infiniment pudique aussi et jetant sur les excès de sa tendresse un voile d’ironie, le génie des fabliaux et des farces ; ennemi de la manière, de la recherche, de l’artifice et dédaignant de spécifier son chiffre par quelque singularité voulue ; insouciant et sérieux, logique surtout, clair, possédant également dans la vie morale et dans l’art le sentiment juste de la vraie proportion des intérêts, qui sacrifie les affaires aux sentiments et les plus charmants détails aux rigoureuses exigences de l’ensemble, du plan : que de qualités, en apparence contradictoires, et qu’il était difficile de maintenir entre elles l’équilibre !

C’est cet équilibre qui fait le miracle de l’art gothique en son beau temps. C’est la rupture de cet équilibre qui annoncera sa décadence. Elle se produira dans la douleur. Au XVe siècle, la religion chrétienne ne s’exprime plus que par les images de la souffrance et de la mort, et le sujet favori des artistes est la Passion : il semble que le moyen âge finissant se pleure, oubliant sa gloire, prévoyant qu’elle sera oubliée. Il enfante dans cette douleur la pensée et l’art modernes — que toutefois, hâtons-nous de le dire, il influencera longtemps encore, à travers la Renaissance et jusqu’au XVIIIe siècle.

Le sujet favori des artistes du XIIIe siècle est donc l’histoire de la Vierge. Cette histoire est écrite en détail à Chartres et remplit l’immense église des plus admirables œuvres de sculpture monumentale que l’art ait produites depuis la Grèce. Mais Amiens, avec sa porte de la Mère de Dieu, Reims avec sa Vierge de la Visitation, Paris avec les scènes inscrites au tympan de la porte de gauche de sa façade occidentale, toutes les grandes églises de France ajoutent une page à ce poème.

Incontestablement, la femme — sainte, mais la femme — règne sur cette époque. Beatrix et Dante sont les contemporains des Cathédrales d’Amiens, de Bourges, de Rouen, de Saint-Urbain de Troyes, de Poitiers, de Cahors, de vingt autres entre les plus belles, et aussi les plus dévotes à Marie. Une femme est l’éducatrice du roi du siècle, et la chevalerie est encore vivante dans ce royal élève de Blanche de Castille et dans les grands seigneurs qui le suivront en Terre-Sainte. Tous les arts vivent et prospèrent des vertus de la femme idéalisée. Ils périront de ses faiblesses en s’efféminant pour lui plaire. Littéralement, à la période dernière du gothique flamboyant, l’église est une femme folle de ses parures, de ses bijoux et de ses dentelles, et les poésies du même instant abondent en témoignages sur les goûts frivoles qui dépravent alors l’esprit féminin ; à la fin du XIIIe siècle déjà, la mode est à la pâleur, les élégantes raillent les joues pleines et roses des paysannes, la maigreur est une beauté et l’on voudrait passer pour diaphane.

L’idéal de la beauté virile elle-même subit l’influence de la suprématie féminine. On sent trop souvent qu’au regard des artistes l’homme le plus beau est celui que les femmes trouveront tel. Dans la seconde moitié du XIIIe siècle, cette observation se vérifie sans cesse. Pensez au fameux Beau Dieu d’Amiens, moins beau, du reste, qu’il n’est fameux ; pensez au saint Théodore, figure sublime, mais surtout adorable pour sa noblesse et sa finesse, du guerrier chrétien, du chevalier parfait, et à cent autres statues où manifestement la force, pour se faire excuser, invoque la grâce : non pas cette grâce qui est une conséquence de la force elle-même, cette grâce du héros qui accomplit, sans laisser voir l’effort, des exploits dont les autres hommes resteraient accablés, mais celle qui avoue le désir de charmer.

L’ange est l’expression suprême de cette conception particulière. Elle s’élève, en lui, au mérite d’une exceptionnelle convenance. Il y a un charme magique dans ces androgynes surnaturels, spirituellement voluptueux, les anges gothiques. Certainement la Renaissance s’est souvenue d’eux sous les signatures de Botticelli, du Vinci, de Luini. Voyez les anges de Reims. On a très bien dit que c’est la Cathédrale des Anges. Du moins, elle réunit plusieurs des plus merveilleuses réalisations de cette idée antique et moderne, de l’être rapide, glorieux, ubiquiste, le messager, le confident de la divinité, le Savant, qui garde l’homme et l’instruit. Les anges de Reims tiennent peut-être de la colombe du Paraclet leurs ailes ; mais leur geste, leur maintien, leur sourire, on pourrait parfois dire la mutinerie de leur physionomie, leur séduction, enfin, est toute féminine. Ce sont moins là les Trônes, les Vertus, les Dominations, qu’on ne sait quels éphèbes au sexe indécis, pages adorables du royaume divin. Figures délicieusement spécieuses et purs chefs-d’œuvre : les anges de l’abside et celui de l’Annonciation.

Devant toutes ces preuves du culte universel de la femme, on a quelque peine à se souvenir que ce même siècle de haute galanterie mystique fut aussi, pourtant, l’âge théologique par excellence. C’est le siècle de saint Thomas. Toutes ses qualités plastiques, et le goût passionné qu’il proclame pour les beautés de la nature, n’altèrent donc pas la fidélité de sa pensée, l’intégrité de son orthodoxie. Le prêtre continue à gouverner l’artiste, le dogme et la morale continuent à régner, et rien n’est plus catholiquement pur que ce grand art gothique, pas même le grand art roman. Mais le point de vue a changé. Le chrétien roman est dans une lutte perpétuelle contre le mal, sous ses deux aspects les plus détestables au regard du temps, l’hérésie et le vice ; pour lui, la vie est une agonie sans intermittences ; aussi les figures romanes, comme des guerriers sur un champ de bataille, comme des voyageurs qui traversent dans l’épouvante la « sylve oscure » dont parle Dante, ne font-elles que des gestes essentiels. Le chrétien gothique pense que la vie de l’homme, s’il parvient à conquérir toutes les vertus — et cette conquête ne lui semble pas impossible — s’écoule dans une paix déjà céleste ; c’est pourquoi les figures gothiques osent cette nouveauté, capitale dans l’iconographie chrétienne, le sourire.

Ce n’est pas à dire que les épisodes tragiques manquent, dans cette iconographie ; ils y abondent. Le plus grand et le plus tragique de tous prend même plus de place au XIIIe siècle qu’il n’en avait au XIIe ; c’est le Jugement Dernier. Dans l’ordre très médité du programme ornemental, c’est la conclusion de la doctrine et le dénoûment du drame, cette grande scène finale où tout aboutira pour qu’un ordre nouveau, définitif, en procède. Les fidèles la voient d’abord, en entrant à l’église, au-dessus du portail principal, et ce sera, quand ils auront franchi le seuil, comme si le drame de la vie universelle était, en effet, dénoué : ils sont au lendemain du dernier événement, il n’y a plus rien de futur ; l’église prend, de cette disposition, son sens précis de paradis ; mais, pour la même raison, les fidèles, en sortant, en considérant de nouveau cette scène terrible, doivent se dire que la lutte de la vie s’est interrompue, pour eux, un instant seulement dans le sein de Dieu, que le départ n’est pas encore fait entre les justes et les pécheurs.

Le Jugement Dernier a, dans la cathédrale gothique, toute l’importance que la cathédrale romane donnait à la vision apocalyptique de saint Jean. C’est comme l’accomplissement après la prophétie. On croit voir le drame se composer d’abord à Laon, à Chartres, pour se développer à Amiens, à Paris, à Reims, à Poitiers, à Bourges, à Rouen. Il s’anime toujours davantage, les draperies s’agitent, on cherche de plus près les caractères individuels des personnages, on multiplie les plans, on insiste sur les détails ; caractères qui, du reste, ne sont pas spéciaux à la représentation du Jugement : avec les années qui passent on sent venir la Renaissance. Elle est appelée comme le style gothique était appelé au temps de l’art roman, comme le style roman était appelé au temps de la basilique, comme le christianisme lui-même était appelé au temps du paganisme finissant. Elle naîtra de ce désir universel, de ce besoin, bien plutôt que de divers accidents historiques. C’est, à mieux dire, une dérivation logique du génie médiéval par l’exploitation d’une des sources de ce génie, la tradition antique à laquelle il avait toujours gardé une révérence, mêlant aux images de ses saints, sur les bas-reliefs, celles de certains grands hommes de l’antiquité, Aristote entre tous, particulièrement cher aux maîtres de la scolastique.

Il est juste de dire que l’art gothique conclut un grand cycle de la culture humaine. C’est l’aboutissement et la synthèse du moyen âge, avec sa théologie, sa philosophie et sa morale, ses sept arts libéraux, les classes bien tranchées de sa société, ses travaux des champs et de la ville selon les saisons, ses vices et ses vertus, tout ce qu’il sait de la nature, la terre et la mer telles qu’il se les représente, et tout ce qu’il sait de l’histoire, surtout avec son immense puissance de croire et d’aimer. Si les souvenirs de l’antiquité que nous évoquions à l’instant semblent protester que l’humanité n’a pas attendu le Christ pour vivre et pour penser, le Christ Enseignant de toutes les grandes Cathédrales — celui du transept méridional de Chartres, par exemple, en effet surhumainement beau — répond que la vie et la pensée, puisant en lui seul toute leur vérité, émanent réellement de lui comme c’est à lui qu’elles retournent. « La vie, dit Albert le Grand, n’est que l’ombre que projette la croix de Jésus-Christ ; hors de cette ombre, il n’y a que mort. »

Constamment, la pensée de Jésus occupe tous les esprits. Il est la raison de tout, et la raison, d’abord, du culte privilégié qu’on rend à Marie : les hommes du moyen âge ont « l’âme toute pleine de Jésus-Christ ». Il fait l’unité du temps et par là sa grandeur : « De la Passion infatigablement méditée sont nés ces chefs-d’œuvre : le Stabat Mater, les Méditations du Pseudo-Bonaventure, la liturgie de la Semaine Sainte, les poèmes du cycle du saint Graal, l’immense Christ du vitrail de Poitiers mourant sur une croix « rougie de la pourpre royale[29]. »

N’est-ce pas dans cette méditation aussi que la Cathédrale tout entière, l’immense chef-d’œuvre enrichi de millions de chefs-d’œuvre, a trouvé l’essor ? Oraison jaculatoire, action de grâces qui s’exhale dans la hauteur et y demeure ; du haut des tours l’homme espère qu’il verra Dieu de plus près.

Nous l’avons dit, mais c’est le lieu d’y insister : les architectes de toutes les églises gothiques sont laïcs. Point d’une extrême importance. C’est la grande sécularisation des arts. Celui qui est le principe de tous les autres se détache le premier, moralement, de l’Église ; les autres ont suivi et nous ne retrouvons pas dans la période gothique le concours des clercs et des laïcs à l’œuvre d’art universelle. — La musique tardera la dernière à quitter les chapelles des monastères. Il était fatal que la société civile bénéficiât bientôt de l’activité des artistes soustraits à l’influence immédiate du clergé ; quand celui-ci sollicitera leur concours, ils lui apporteront une pensée distraite de l’atmosphère mystique, des préoccupations et déjà des habitudes étrangères aux pures traditions de l’art religieux. Il est certain que cette séparation des clercs et des artistes est une des causes qui précipitèrent la décadence du style gothique.

De la fin du xiiie siècle aux premières années du xive l’union reste étroite encore entre les clercs et le maître d’œuvre. Mais, ainsi que les développements énormes et les complications innombrables des travaux l’exigeaient, celui-ci était le « Maître », en effet, obéi de tous, des seigneurs qui lui apportaient leur concours avec les villains, aux périodes d’enthousiasme, et des clercs comme des seigneurs.

L’histoire a retrouvé les noms d’un grand nombre de ces hommes de génie. Voici quelques-uns de ces noms, — qu’on voudrait inscrire partout, qui devraient être plus populaires parmi nous que des noms de grands ministres ou de grands capitaines : Pierre de Montereau, qui rebâtit Saint-Denis ; Jean d’Andeli, qui fit Rouen ; Jean Deschamps, qui fit Clermont ; Bernard de Castanet, qui fit Sainte-Cécile d’Albi ; Robert de Luzarches et les frères Thomas de Renaud de Cormont, qui firent Amiens ; Simon de Mortagne et Simon du Mans, qui firent Tours ; Jean d’Orbais, Jean Le Loup, Gaucher de Reims, Bernard de Soissons, Robert de Coucy, Golard, Gilles de Nicaise, qui collaborèrent à Reims ; Vilard de Honnecourt, qui construisit le chœur de la collégiale de Saint-Quentin ; Enguerrand le Riche, qui restaura Beauvais ; Hues Li Bergier, qui fit Saint-Nicaise de Reims ; Pierre Perret, qui fit Metz ; Béranger Iornet, qui fit Najac… Mais la plupart sont inconnus, et le peu que nous savons ne nous rend pas compte de la fabuleuse production architecturale du xiiie siècle.

Quand on y songe ! La reconstruction de Noyon commence entre 1140 et 1150, celle de Saint-Denis, en 1144 ; Laon est élevée de 1160 à 1200, Notre-Dame de Paris commence en 1163, Senlis en 1170 ; les grandes dates de Chartres sont 1198, 1210, 1260 ; la Sainte-Chapelle est de 1240, Amiens, de 1220 à 1288, Tours, de 1267 à 1293, Bourges, de 1275 à 1324, Lisieux, de 1226 à 1235, Coutances, de 1251 à 1274. Eu, de 1186 à 1230, Le Mans, de 1217 à 1254, Auxerre, de 1215 à 1234 ; les dates de Sens sont 1160, 1267, 1279, celles de la cathédrale de Rouen, 1202, 1220, 1280, 1300, 1320[30]

Nous pourrions décupler cette liste. S’imagine-t-on ce que fut alors notre pays ? Voit-on ces édifices partout à la fois commencés, ces chantiers, ces ateliers innombrables, ces légions de travailleurs, les voyageurs allant de ville en ville pour comparer entre eux ces ouvrages colossaux, disputant, par exemple, si Nevers, dont la reconstruction fut entreprise au cours de la même année 1211 où commencèrent les travaux de Reims, serait achevée avant ou après elle ? Quelle fièvre d’invention, d’émulation ! Et, le jour de la dédicace, quelle universelle joie !

Ce n’était pas le jour de l’achèvement.

« Aucune Cathédrale ne fut achevée comme elle avait été projetée[31]. » Chartres n’eut jamais ses neuf tours. À proprement dire, aucune Cathédrale ne fut jamais achevée.

Mais on n’attendait pas que la construction fût terminée pour la consacrer à Dieu et la livrer au culte. Et tous les fidèles, informés des desseins de l’architecte, — car l’érection de la Cathédrale était, bien sûrement, la grande affaire de la ville, — ne voyaient-ils pas l’édifice tel qu’il devait être un jour ?

Nous ne pouvons nous faire, à notre date, malgré tous les renseignements réunis par la science, que bien vaguement « une idée de ce qu’était la Cathédrale, au XIIIe siècle, un jour de grande cérémonie, lorsque les cloches de ses sept tours étaient en branle, lorsqu’un roi y était reçu par l’évêque et le chapitre, suivant l’usage, aussitôt son arrivée dans une ville…[32] ».

Vieilli avant d’avoir été pleinement réalisé, brutalisé au nom de la philosophie ou de la liberté, travesti sous couleur de restauration, le monument est là, devant l’histoire, comme le témoignage entre tous sublime et misérable du génie, à la fois, et de l’impuissance de l’homme. Des siècles l’ont voulu, médité, espéré, composé, ce monument qui signifiait tant de choses, et ses fondements étaient jetés dans les âmes bien avant que sa pierre angulaire fût taillée. Mais, à peine ce vœu des siècles a-t-il passé du rêve à l’acte, l’esprit humain se détourne de la grande entreprise, s’éprend d’un idéal qui ne lui permet pas de la poursuivre, s’oriente ailleurs et bientôt la reniera. — Le grand, l’unanime élan qui aboutit à l’art religieux du XIIIe siècle, se brise, tourne court, un autre mouvement ne tarde pas à se dessiner, un autre art commence à se formuler. Quel renversement de toutes les anciennes certitudes ! Quels démentis vont échanger le XIIIe et le XVIe siècle ! On ne se rend pas sans étonnement à l’évidence : oui, ce sont deux périodes de l’histoire d’un seul et même peuple. L’art gothique, c’est l’art français ; mais il y a une Renaissance française, et il y aura, aussi, une Révolution française…

La Cathédrale reste à jamais interrompue.


III


MORT ET RÉSURRECTION DE LA CATHÉDRALE


La Cathédrale était-elle destinée à être achevée ?

Cette question, posée il y a cinquante ans par Saint-Yves d’Alveydre, parut saugrenue aux entrepreneurs de constructions. Elle est au moins déconcertante. Est-ce nécessairement dire qu’elle soit tout à fait déraisonnable ? N’y a-t-il pas quelque chose de très séduisant dans cette idée d’un plan d’œuvre si vaste et si simple que de longs siècles y pussent trouver l’emploi de leur activité !

Nous venons de citer le mot de Viollet-le-Duc ; sait-il bien toutefois comment la Cathédrale a été « projetée » ? Les habitudes d’un esprit rigoureusement spécialisé l’entraînent à conclure des lois de son art ou de sa science, telles qu’à sa date il les connaît, à une compréhension de ces lois et à des habitudes, techniques et pratiques, identiques aux siennes, en d’autres temps. Sans doute, une fois faite la trouvaille qui détermina le style gothique, la part de l’invention se trouva aussitôt fort réduite dans l’exécution de l’œuvre. Tout y devient un enchaînement méthodique de conséquences logiques. Il serait excessif, toutefois, de prétendre qu’au principe de cet enchaînement l’imagination ne tienne pas quelque place auprès de la raison. Quand le maître primitif de l’œuvre a des successeurs, son plan n’est pas toujours respecté.

La Cathédrale est un syllogisme, disions-nous. Mais ce mode de raisonnement, le plus solide qui soit, ne manque pas d’élasticité. Des Catacombes à la Cathédrale gothique, on peut dire que la majeure du syllogisme architectural n’a pas varié ; mais la mineure s’est constamment nuancée. Si le principe est que les chrétiens doivent honorer Dieu au-dessus de tout et se rapprocher de lui toujours davantage, les moyens dont ils disposent pour exprimer l’adoration se multiplient et se perfectionnent en suivant une ligne ascensionnelle qui, du premier élan au dernier terme, ne se dément jamais. Est-il logique de croire que, même parvenue à ce terme, la Cathédrale pût renoncer au mouvement initiateur et conducteur de sa vie ? Ne devait-elle pas vouloir se dresser encore plus haut ?

Nous l’avons comparée à une femme agenouillée qui tend au ciel ses bras. Cette image ne nous appartient pas. Tous les écrivains qui parlent du monument gothique la rencontrent. C’est qu’elle est juste. Et l’imagination voit cette forme féminine surgir, au commencement, des catacombes, comme Lazare du tombeau, pour se profiler avec la basilique dans une attitude tourmentée, se prosternant à demi sur le sol, n’osant lever qu’un bras encore, à une médiocre hauteur. Déjà la Cathédrale romane rassure et règle cette attitude, déjà la femme s’est agenouillée. Mais elle ramène ses vêtements dans un geste modeste, elle reste courbée très bas, presque accroupie. Elle se redresse de tout son buste avec la cathédrale gothique, ses bras tendus ont toute la ferveur, aussi toute l’autorité de la prière. Ce n’est plus l’humble femme à la mise austère, c’est la grande Dame du ciel, c’est Marie elle-même dans sa robe de reine, et ses rubans tissés de lumière traînent de sa ceinture jusqu’à terre.

Ne pouvait-elle atteindre encore plus haut ?

Elle pouvait se lever. Elle n’en prit pas le temps.

« La Cathédrale s’achève dans le vent », dit admirablement M. Paul Claudel ; la Cathédrale s’est envolée.

Ainsi, vraiment, serait-on tenté de conclure, contre Viollet-le-Duc (par un jeu de mot, qui prend peut-être un grand sens), que, projetée dès la première heure dans le ciel, elle se termine « comme elle a été projetée ». N’est-ce pas la ligne verticale qui désigne le plus essentiellement cette architecture ? Peut-être une logique supérieure destinait-elle la tour, le clocher, né de cette ligne, à demeurer seul, toutes les autres parties du monument abolies, à leur survivre. — Ce n’eût pas été la Tour de Babel. La tour gothique est consacrée deux fois, par la piété et par la beauté. Au lieu de s’approcher de l’ange et de Dieu par le biblique et massif jet de pierres, entassées sans art et qui, simplement, échafaudait à l’humanité orgueilleuse une plate-forme dans les nuages, l’homme du moyen âge s’achemine dans les airs par une échelle plus harmonieusement ouvragée que celle de Jacob, en chantant des cantiques, comme s’il espérait séduire le ciel et l’amener à s’incliner à mi-chemin.

Ainsi la Cathédrale, signe de la vitalité de la pensée chrétienne, nous apparaît-elle comme un « vivant », elle-même, et c’est sans doute la meilleure définition qu’on en puisse donner. Le sens de sa vie, c’est l’amour de Dieu, et sa vie se développe par les efforts ininterrompus qu’il fait, depuis qu’il a pris conscience de lui-même, pour écarter tout ce qui s’interpose entre sa réalité intime et Dieu, et pour se fondre en lui.

Il ne faut pas dire que le sculpteur roman a commencé à revêtir de beauté la façade de l’église. C’est plutôt qu’il s’est contenté d’enlever quelques pierres qui masquaient la vie, la lumière intérieure de l’église ; ses sculptures sont des rayons de cette lumière. Il a pratiqué des jours dans le mur, moins pour éclairer le sanctuaire en l’ouvrant au soleil — le sanctuaire a sa clarté propre, celle des lampes (comme les catacombes), et l’atmosphère brumeuse de l’encens est celle qu’il aime respirer — que pour permettre aux passants de connaître cette clarté et cette atmosphère salutaires.

Cependant l’architecte défend à l’avance contre les violences impies l’œuvre sacrée : c’est la force, qu’exprime surtout la cathédrale romane, colossale en dépit de ses dimensions souvent réduites, avec ses voûtes pesantes, ses clochers trapus, sa large façade qui l’oppose cubiquement, comme une borne d’éternité, au flot du siècle. Un bloc : la pensée théologique, la pensée artistique, la pensée politique, un bloc — immobile.

Le mouvement qui rappelle le vivant des profondeurs des catacombes ne s’interrompra pas longtemps. L’architecture s’était arrêtée à l’état statique, au XIIe siècle ; au XIIIe, c’est un art dynamique. C’est une force en action, désireuse, et qui affirme sa volonté de dépasser l’horizon en sacrifiant les lignes planes, toutes les fois qu’elles ne s’imposent pas comme d’inéluctables nécessités de construction, aux lignes verticales. Le vivant ne touche plus au sol que tout juste dans l’espace et le temps d’y trouver un point de départ, le tremplin propice à l’élan. Depuis qu’il s’est assuré la résistance, il en use pour nier la limite.

Mais, comme le sculpteur roman sa sculpture, l’architecte gothique construit son ogive du dedans au dehors. La Cathédrale gothique repousse les murs, elle les évide, elle les élude pour mieux montrer à Dieu son cœur, sans prudence, au risque de laisser s’évaporer dans l’air cette mystique atmosphère que la Cathédrale romane conservait jalousement, et de laisser les lampes s’éteindre dans le soleil. Une sorte d’ivresse l’a saisie. Il semble que les deux arcs de l’ogive, rejoints par une de leurs extrémités comme deux mains amoureusement orantes, la décochent elle-même en plein ciel et qu’elle va se perdre au delà des bornes du regard.

Un vivant : et c’est dans la vie, mystique ou réelle, la plus active, qu’on trouve les images les plus propices à le suggérer. — C’est la Cité de Dieu. « Les justes, et tous ceux qui, depuis le commencement du monde, ont travaillé à édifier la cité sainte y ont leur place[33]. » Présence réelle de Dieu, assistance des anges et de leur reine, merveilles d’art et matières riches auxquelles les plus grands rois du monde n’ont rien à comparer, cérémonies qui passent en beauté toutes les fêtes humaines, l’orgue et les chants qui sont comme des réalisations anticipées de l’éternelle promesse, et le verbe du Christ, de qui le corps dessine la profonde croix creuse, retentit dans sa propre tête, le chevet, avec la parole vibrante des prêtres. — C’est le monde. « La Cathédrale, comme la plaine, comme la forêt, a son atmosphère, son parfum, sa lumière, son clair-obscur, ses ombres. Sa grande rose derrière laquelle le soleil se couche, semble être, aux heures du soir, le soleil lui-même, prêt à disparaître à la lisière d’une forêt merveilleuse. Mais c’est un monde transfiguré, où la lumière est plus éclatante que celle de la réalité, où les ombres sont plus mystérieuses[34]. » — C’est la France. Les formes de la Cathédrale sont nées de la flore du pays, sa méthode et sa pensée du génie de la race. « Sans doute, les idées qui ont pris corps dans nos Cathédrales ne nous appartiennent pas en propre : elles sont le patrimoine commun de l’Europe catholique. Mais la France se reconnaît à sa passion de l’universel. Seule, elle a su faire de la Cathédrale une image du monde, un abrégé de l’histoire, un miroir de la vie morale. Ce qui appartient encore à la France, c’est l’ordre admirable qu’elle a imposé à cette multitude d’idées comme une loi supérieure. Les autres Cathédrales du monde chrétien, qui toutes sont postérieures aux nôtres, n’ont pas su dire tant de choses, ni les dire dans un si bel ordre. Il n’y a rien en Italie, en Espagne, en Angleterre qui puisse se comparer à Chartres[35]. » — C’est un arbre. Un arbre de la forêt française, auquel les artistes ont gardé toute sa vie, toute celle qu’il puise dans sa terre par ses racines, et toute celle qu’ajoutent à ses branches et à ses feuilles les innombrables créatures dont elles sont l’abri, « un arbre gigantesque, plein d’oiseaux et de fleurs » et moins comparable « à une œuvre des hommes qu’à une œuvre de la nature[36] », et un arbre de la forêt mystique, où l’Église a taillé la Nef qui vogue le cap sur l’Orient, l’esquif dont Pierre est le nocher, l’arche que battent en vain les flots du déluge, l’Arche de l’Alliance.

Vaste vivant, prédestiné à subir toutes les phases et les vicissitudes de la vie, soumis à toutes les lois selon lesquelles la nature, du premier germe au plein développement, conduit chaque être, et puis l’abandonne à la mort.

L’art gothique connaît les âges et les saisons. Cela est surtout sensible dans ses motifs d’ornementation végétale[37]. À ses débuts, alors qu’il se sépare à peine de l’art roman (vers 1150), ce sont les feuilles au dessin sommaire et les bourgeons du printemps. Les feuilles s’affirment et se détaillent à mesure que le style prend plus de précision et d’ampleur. L’automne abondant du XIVe siècle ne se contente plus de simples feuilles et jonche de rameaux entiers le cadre des portails. Enfin vient l’hiver, et l’on voit apparaître ces plantes bien armées qui résistent à la froidure, mais non pas sans en souffrir, ces chardons aux recroquevillements chagrins, qui frissonnent dans l’aigre bise.

Comment est venu l’hiver ? Comme le printemps était venu.

Cette éternelle loi de l’action et de la réaction — nous le disions tout d’abord — qui gouverne tous les grands changements de l’humanité, a déterminé celui-ci comme les autres.

On dit : la Renaissance et la Réforme ont tué l’art gothique. C’est s’en tenir aux causes secondes. Il sera plus philosophique de dire que l’art gothique est mort de cet état de l’esprit humain où les mouvements de la Renaissance et de la Réforme sont devenus possibles. Ici, comme à la fin de la civilisation antique, nous sentons l’usure des intelligences et des sensibilités trop longtemps penchées et efforcées dans le même sens. Elles ont besoin de changement. Elles ont épuisé une de leurs voies. C’est le coureur, au terme du stade, qui doit revenir sur ses pas, s’il veut courir encore. L’esprit humain est un coureur infatigable.

Il y a moins une fatalité, notons-le, dans ce jeu perpétuel de deux successifs mouvements contraires, que la règle naturelle de l’activité. Concentration, expansion, dans leurs directions générales ces deux mouvements sont invariables, mais la série des modes selon lesquels ces directions peuvent se déterminer est infiniment variée. Quelquefois on voit l’histoire inaugurer simultanément plusieurs de ces modes comme, dans la décadence du vieux monde, le stoïcisme en même temps que le christianisme, modes distincts dans leurs principes philosophiques plus que dans leurs effets moraux. Quelquefois elle hésite et aiguille la pensée humaine par deux voies aussi divergentes l’une de l’autre qu’elles s’écartent toutes deux de celle où l’homme s’est lassé de marcher : et c’est précisément l’exemple qu’elle nous propose à l’instant où le moyen âge finit, où l’ère moderne commence. La Réforme et la Renaissance n’ont pas plus de sympathies l’une pour l’autre qu’elles ne s’accordent toutes deux avec la pensée religieuse dont vécut le moyen âge. Elles ne sont harmoniques que dans la mesure où elles réagissent, par la dispersion des activités, par la création de catégories nouvelles et, dès leur établissement, incommunicables entre elles, contre l’esprit médiéval qui est essentiellement l’esprit d’unité.

C’est, croyons-nous, dans cette réaction contre l’esprit d’unité seulement que se manifeste le caractère vraiment nouveau de l’époque qui commence au XVIe siècle ; car, pour le reste, il n’y a pas autant de différences qu’on l’a dit, quant aux influences subies et aux prédilections marquées, entre les temps qui précèdent la Renaissance et ceux qui la suivent. Pour le fond des dogmes, catholicisme et protestantisme ne sont-ils pas deux formes du même christianisme ? Ne trouvera-t-on pas dans l’une et l’autre religions les mêmes forces morales et les mêmes faiblesses, le même héroïsme et la même intolérance ? Les belles unités humaines seront-elles plus rares ici ou là ? Surtout, les valeurs intellectuelles montreront-elles beaucoup d’inégalité ? On l’a dit : « Quand il s’agit surtout d’étudier les dispositions intimes des âmes pour mieux connaître les aptitudes des intelligences, il n’y a pas un écart considérable d’une croyance à l’autre[38]. »

Il y a autant d’harmonie esthétique entre l’art de la Renaissance et l’art du moyen âge que d’harmonie morale entre la Réforme et le Catholicisme. Si religieux que fût l’art du moyen âge, l’inspiration païenne de l’art de la Renaissance n’était pas pour lui une nouveauté, puisqu’il en avait dès les hauts temps conservé la tradition, et cette inspiration ne pouvait lui être antipathique, puisqu’il y devait reconnaître deux des influences qui l’avaient aidé à se constituer, l’influence néo-grecque et l’influence romaine. L’art, du reste, est toujours fidèle à lui-même, toutes ses grandes époques s’inspirent des mêmes principes et sont virtuellement contemporaines ; les sculpteurs de Chartres eussent pu collaborer aux frises du Parthénon.

Le seul trait de l’esprit nouveau qui dût répugner à l’esprit ancien, c’était la revendication des droits de l’individu contre l’autorité de la collectivité.

Les sculpteurs gothiques sont aussi réalistes que Michel-Ange ou Donatello ; mais les premiers n’eussent jamais soupçonné que leur œuvre existât en elle-même, indépendamment de la Cathédrale ou de l’hôtel de ville qu’elle était destinée à orner.

Saint Thomas et saint Bonaventure sont d’aussi ardents défenseurs de la vérité chrétienne que Luther ou Calvin ; mais les premiers n’eussent jamais soupçonné que leur pensée individuelle pût prévaloir contre les décisions des conciles.

Indépendance des arts entre eux, indépendance des âmes entre elles, voilà les grands faits nouveaux : le libre exercice des talents, le libre examen des consciences.

Nul doute — où que soit, d’ailleurs, la vérité religieuse ou morale, recherche bien étrangère à notre sujet — que ces deux libertés ne procèdent de l’esprit d’expansion, dont le danger est la dispersion, et ne réagissent contre l’esprit d’unité, dont le danger est l’immobilité.

Mais ce ne sont pas ces faits nouveaux qui ont détruit l’esprit ancien. Ils déterminent seulement la route où l’homme moderne va s’engager. L’esprit ancien était atteint avant qu’ils ne se produisissent, puisqu’il avait déjà perdu le sens des proportions et la sagesse. Dès le XIVe siècle, l’époque pourtant où l’art gothique réalisa ses œuvres les plus parfaites, nous voyons poindre le signe symptomatique de sa ruine certaine : c’est l’excessive importance qu’il accorde au détail, dans l’oubli de l’harmonie de l’ensemble. Nous avons observé, dans la succession des saisons de la Cathédrale, qu’aux simples feuilles du XIIIe siècle le XIVe substitue des rameaux entiers : voilà, sensible, l’exagération du détail, si beau qu’il soit encore. On la retrouverait aussi dans la multiplication des faisceaux de colonnettes, qui elles-mêmes deviennent plus minces et plus nombreuses, ainsi que dans la complication des profils de moulures. Mais c’est surtout la profusion des ornements qui dénonce la décadence. On en ferait l’histoire en faisant celle de la colonne et des diverses parties dont elle se compose ; on y verrait, du XIIe au XVIe siècle les éléments architecturaux s’effacer peu à peu sous les éléments décoratifs : « Au XVe siècle, dit Viollet-le-Duc, les ornements enveloppent la moulure de l’abaque, qui se cache sous cet excès de végétation. »

Il n’y a pas réellement d’écart, on le sent, entre cette culture de la beauté du détail en soi, sans souci de l’unité générale, qu’il rompt, et l’esprit individualiste de la Renaissance. C’est que le besoin, le goût de l’unité a disparu de toutes les âmes, avec le grand sentiment général de la poésie qui fit les Cathédrales, la chevalerie et les croisades. L’Église ne se comprend plus elle-même et rougit de sa ferveur de jadis, faisant inconsciemment alliance contre sa propre tradition avec ses ennemis. Dans le même temps où Calvin raille les croisés, qui « ont consumé leurs corps et leurs biens, et une bonne partie de la substance de leur pays, pour rapporter un tas de menues folies dont on les avait embabouinés, pensant que ce fussent joyaux les plus précieux du monde », le Concile de Trente avoue que l’art chrétien n’est pas toujours digne de sa haute mission et déclare que l’Église ne doit plus permettre qu’un artiste scandalise les fidèles par sa naïveté ou son ignorance. 1563 : c’est la date finale du moyen âge, et le concile entérine canoniquement son arrêt de mort.

Il serait injuste de faire dater du XIVe siècle la décadence. Si nous avons pu dès lors constater les prodromes de cette décadence, ils nous seraient insensibles si nous ne connaissions pas l’histoire des événements qui vont suivre. En réalité, le XIVe siècle est encore un âge de vie chrétienne très intense et l’art religieux y est en pleine floraison. Jamais les architectes ne montrèrent plus de science et d’habileté. Les belles églises de Saint-Germain d’Auxerre, de Flavigny, des Jacobins de Toulouse, d’Agen, de Limoges, de Narbonne, de Caussade, de Beaumont-de-Lomagne, du Taur, de Villefranche-de-Lauraguais, de Saint-Maximin, bien d’autres encore, datent de ce siècle.

La sculpture, plus manifestement que l’architecture, se ressent déjà, toutefois, de l’appauvrissement de l’inspiration idéaliste. Les deux arts commencent à se séparer.

« La statuaire monumentale, dont l’importance tend à décroître, devient en outre indépendante de l’architecture : elle prend place dans des espèces de niches (par exemple à Candes, à Bourges, à Rouen, à Lyon) et s’affranchit de la colonne qui la rattachait encore, au XIIIe siècle, comme un organe actif à l’appareil même de l’édifice. En même temps, on voit se multiplier ces petits bas-reliefs, appliqués aux murs comme de minces revêtements d’orfèvrerie ou de ciselure ; les sculpteurs y excellent et, dans ces délicats travaux, ils semblent s’inspirer des miniaturistes et des ivoiriers bien plus que des grands tailleurs de pierre de l’époque héroïque[39]. »

C’est une période de transition qui s’inaugure. On y voit s’altérer les caractères de la période accomplie et se dessiner ceux d’une inspiration nouvelle. La foule se désintéresse de ces œuvres commandées aux artistes par des rois ou des bourgeois : productions individuelles par leur destination et leur exécution, où ne palpite plus l’âme collective d’une race et qui déconcerteraient les imagiers tendres et fidèles nés cent ans plus tôt.

C’est à la fin du XVe siècle que le style flamboyant précipite la décadence irrémédiablement. Ce n’est pas un style, à proprement parler, « mais un simple système décoratif arbitraire, qui consiste à opposer à toute courbe une contre-courbe. À cette méthode il joint, comme toute phase dernière d’un art, le goût des complications[40] ». Cette dégénérescence n’est pas française : « Tous les caractères de l’architecture flamboyante sont d’origine britannique[41]. »

Dans les églises construites selon ses principes, tout est sacrifié à la grâce, à la légèreté, « la prédominance des vides sur les pleins est poussée à l’extrême[42] » : le monument peut garder une solidité matérielle, mais il a perdu cette solidité morale que donne l’affirmation de la force. C’est devant ces grands ouvrages sans grandeur qu’on peut dire en toute vérité de la Cathédrale qu’elle s’est envolée. Cet édifice tout en jours pèse trop peu dans l’air, il n’a plus de consistance, et ses dentelles arachnéennes le font vaciller devant le regard et flotter dans l’atmosphère. D’autre part, il a perdu tout sentiment religieux. Le génie de l’art est, du reste, orienté ailleurs, et cette époque où l’on ne sait plus composer de Cathédrales voit s’élever ces charmantes maisons particulières qui font sa gloire. Et là encore on reconnaît la nouvelle tendance, cette substitution de l’individu et de ses intérêts aux préoccupations collectives. L’individu bénéficie des forces acquises au cours des grandes entreprises de jadis. Ces forces, qui dans leur émiettement trahissent maintenant de telles entreprises, suffisent encore à l’expression des ambitions individuelles.

La sculpture et la peinture obéissent aux mêmes impulsions. Elles s’humanisent en s’individualisant. L’art tout entier est descendu de la croix pour se consacrer à l’embellissement de la vie quotidienne. Il se détourne des chemins mystiques pour se livrer à l’étude directe de la réalité. Après avoir fait de la mort son thème de prédilection au XVe siècle, il célébrera au XVIe les splendeurs de la vie : « la découverte de la grammaire ornementale et des formes de l’antiquité gréco-romaine[43] » achèvera de l’orienter définitivement vers ce but, et c’en sera fait à jamais de l’art du moyen âge.

On le voit, il ne serait pas tout à fait juste de dire, avec Courajod, que « le retour de la société moderne à la civilisation romaine a tué l’art gothique » : ce retour a seulement consommé cette mort dont les causes profondes, nous y insistons une dernière fois, se confondent avec celles qui produisirent la Renaissance. La thèse chère à l’éloquent conservateur du Louvre n’en reçoit pas moins de ce fait historique une confirmation éclatante : il est clair que « l’art gothique ne venait pas de l’art romain », puisque, au réveil de celui-ci, celui-là recule et achève de s’endormir dans la mort.


Nous n’avons pas à entrer dans plus de détails sur l’histoire de cette mort. Nous n’excédions pas notre sujet en analysant la vie et les développements de la Cathédrale depuis sa naissance jusqu’à son triomphe. Il fallait bien définir, puisque nous protestons contre l’ingrat oubli où la merveille gothique était pour si longtemps tombée, l’objet de cet oubli. Il nous reste, maintenant, sans plus la suivre dans les péripéties de sa chute, à rappeler comment l’esprit moderne s’est peu à peu dégagé des erreurs entassées par trois siècles de pédagogie classique, pour atteindre aujourd’hui à la pleine vue de la vérité.

Nous ne reviendrons que d’un mot sur ce phénomène de l’oubli. Il fut absolu et presque immédiat. Dès la seconde moitié du XVIe siècle, personne en France ne comprend plus « l’art français ». L’injustifiable tyrannie du goût italien, au siècle suivant, la superstition antique pratiquement traduite par la fondation de l’École française de Rome, la latinisation officielle du pays, aggravent jusqu’au mépris cette incompréhension. On ira jusqu’à troubler l’ordonnance du style gothique en pratiquant des chapelles entre les contreforts de la nef de toutes nos Cathédrales (Reims et Chartres seules furent préservées), jusqu’à démolir les jubés, et des chapitres ordonneront la destruction d’admirables œuvres statuaires du XIIe et du XIIIe siècle : quelques-unes seront sauvées par miracle, comme le Jugement dernier de Saint-Lazare d’Autun, condamné par les chanoines. D’autre part, les jésuites désorienteront les églises et introduiront en France l’abominable faux-style qui reste marqué de leur nom, et le style régence, rocaille, rococo, fait les délices du XVIIIe siècle : folie qu’on nous a longtemps attribuée et qui est un produit de la décadence italienne[44].

L’aberration est donc complète. C’est tout un peuple qui renie son grand passé et la plus précieuse de ses gloires. Les générations nouvelles ne se contentent pas de méconnaître l’œuvre des générations anciennes, de lui donner par leurs propres œuvres un démenti catégorique, elles voudraient l’effacer, la détruire et qu’elle n’ait pas été.

Mais il est, en psychologie générale et en histoire, un phénomène plus mystérieux encore que l’oubli collectif : c’est le phénomène de la réminiscence collective.

Courajod ne se trompe pas en parlant, a ce sujet, de « révélation quasi surnaturelle ». Quand, en effet, l’erreur a pris les dehors de l’érudition et s’est imposée durant des années très longues à tous les esprits, dès leur éveil, par l’éducation, comment peut-il se rencontrer tout à coup quelqu’un pour oser dire la vérité ? Par quelle grâce spéciale a-t-il été dirigé, soutenu dans sa découverte, épargné de la contagion universelle ?

Toutefois, dans l’enchaînement si subtil des choses de la vie intellectuelle, de la vie scientifique et artistique, se produit-il jamais un événement qui porte authentiquement le caractère de la soudaineté, du tout à coup ? Entre les hommes qui eurent assez de courage et de discernement pour remonter le courant de la fausse doctrine, pour détourner l’opinion des directions où de vieilles habitudes l’entraînaient et pour la ramener dans la bonne voie, — qui primus ? Les commencements de ces grandes aventures sont divers et obscurs. C’est à Vitet que Courajod attribue l’honneur de l’initiative. Nous avons insisté sur les mérites de Vitet, on ne nous soupçonnera pas de vouloir les diminuer ; mais avant lui d’autres savants avaient eu le pressentiment qu’il a formulé, et ces savants eux-mêmes avaient été, dès le XVIe siècle, précédés par des artistes.

« Déjà Philibert de l’Orme recommandait aux architectes de la Renaissance de ne pas négliger l’étude des chefs-d’œuvre des anciens maîtres français, et les maçons ont continué jusqu’à nos jours leur pèlerinage à la célèbre vis de Saint-Gilles[45]. » De 1576 à 1579, Jacques Androuet du Cerceau faisait figurer un grand nombre de palais et de châteaux du moyen âge français « dans son précieux recueil de relevés gravés intitulé : Des plus excellens bastimens de France »[46]. Il était pourtant fort enthousiaste d’art antique.

Mais ce n’étaient là que des indications isolées, sans influence. Pas plus que sur l’opinion générale quand elles se produisirent, elles n’auront d’influence sur les travaux des historiens des deux siècles suivants, qui ne voient dans ces « bastimens » que des documents, des pièces justificatives, et ne se doutent pas de leur beauté.

Il faut venir jusqu’en 1790 pour assister à de réels efforts précisément tentés pour la défense de l’art national. L’abbé Grégoire, Daunou, le géologue et archéologue Millin, qui publia un intéressant recueil d’Antiquités nationales, Alexandre Le Noir, qui fonda le Musée des Monuments français, firent preuve d’autant de clairvoyance que de courage dans la résistance qu’ils opposèrent aux vandales révolutionnaires. Mais Grégoire, en fondant l’Institut, ne pouvait prévoir que les doctes compagnies se recruteraient longtemps parmi les pires ennemis de l’art du moyen âge. Du reste, la pensée directrice, générale, la méthode, l’instinct du vrai, manquaient aux essais de Millin et de Le Noir.

C’est un Anglais, l’antiquaire Ducarel, qui, en 1792, explorant la Normandie, « attira l’attention des Français sur leurs propres monuments »[47].

Enfin, au commencement du XIXe siècle, les recherches se multiplient chez nous ; l’archéologie française va se constituer et nombre de remarquables esprits se vouent à ces études nouvelles.

Ils se trompent souvent ; c’était fatal. Nous ne nous attarderons pas à faire l’histoire de leurs erreurs. Ce qui est intéressant, c’est l’ardeur qui les anime tous contre l’aberration de la pédagogie classique, encore que plusieurs d’entre eux relèvent d’elle et ne la combattent que dans le domaine gothique ; ils n’ont que plus de mérite à montrer tant d’indépendance. Qu’importe donc un peu de hâte, parfois, à généraliser, à conclure, ou cette fausse éloquence que nous avons signalée, qu’on prodigue à défaut de documents ? Ce qui est considérable et admirable, c’est l’élan qui emporte tous les esprits à la conquête de la vérité, c’est la nouveauté de leur révolte contre un enseignement menteur, c’est le geste unanime qu’ils font pour libérer leur conscience de toute part de responsabilité dans la vieille ingratitude. On dirait qu’avec le sentiment de la beauté gothique ils viennent de retrouver leur patrie. Il y a du patriotisme, en effet, dans le sentiment qui les anime, et ce n’est pas ce qu’il y a de moins émouvant.

Nous sommes peut-être trop près encore des origines de ce mouvement, et peut-être trop éloignés encore de son aboutissement dans l’art vivant — car il exercera certainement sur la production artistique une action profonde et féconde — pour pouvoir le mesurer dans toute sa grandeur. Encore une fois, il serait téméraire d’attribuer à tel ou tel la première parole décisive, le geste initiateur. Ce geste s’est manifesté de toutes parts à la fois. Ce sont des efforts, en apparence désordonnés, en réalité dispersés seulement. Ils trahissent une sorte de consentement universel, qui doit obéir à l’autorité de communes raisons. Tous ces chercheurs étaient-ils dans la confidence de ces raisons ? Il se peut qu’en bien des cas l’instinct de la vérité ait devancé sa démonstration : n’est-ce pas ainsi que fut faite plus d’une des plus grandes découvertes ? Si la passion à laquelle l’instinct cède lui cache une part de la vérité, cette vérité, ne l’oublions pas, était tout entière ignorée avant que l’instinct parlât. S’il s’était tu, elle serait restée inconnue. Les archéologues du commencement du XIXe siècle ont, bien réellement, inauguré, non seulement dans le domaine de leur science propre, mais dans le domaine général de la pensée, dans l’histoire, dans tous les arts et dans la poésie même, une époque nouvelle. Ce sont de grands bienfaiteurs. Ils nous ont rendu un trésor sans prix, et dont nous ne nous doutions même plus, tant il y avait longtemps que nous en étions frustrés : notre passé, et les moyens de le comprendre, et le droit de l’admirer. On ne tardera plus à s’apercevoir qu’ils ont du même coup fait bien plus encore ; on datera de leur initiative le retour du génie français à lui-même : en nous rendant nos titres de gloire, ils nous ont rendu la confiance en nous.

Ils n’ont pas prévu toutes les conséquences de leur effort. Nous-mêmes, y a-t-il si longtemps que nous pouvons les apprécier ?

Pendant les trois quarts du XIXe siècle, les archéologues furent à peu près seuls à se douter de l’intérêt que l’étude du moyen âge, de ses monuments et de ses œuvres d’art réservait aux esprits modernes.

Nous avons montré combien fut superficiel, chez les poètes romantiques, le goût du médiéval. Il n’eut pas plus de profondeur chez les peintres romantiques. Peintres et poètes de ce temps-là, quel que fût leur génie, ne virent dans le moyen âge qu’un magasin d’accessoires point encore défraîchis, ils y puisèrent des éléments de pittoresque plastique et dramatique, belles draperies et beaux gestes, sans contrôle, sans critique, et leur moyen âge n’est pas vrai.

On se fatigue du mensonge pittoresque. Le romantisme en mourut. Les hommes de la seconde moitié du dernier siècle furent pris d’un immense besoin de vérité. Le besoin renouvela les lettres et régénéra les arts. En effet, les arts furent les mieux partagés : ils recoururent à la nature ; les lettres se contentèrent d’aller au « naturalisme », après avoir passé par cette soi-disant école du « bon sens » qui était en réalité celle du sens rassis et qui procédait de la déchéance des doctrines idéalistes. Mais les lettres et les arts, dans ce changement de direction, opérèrent un mouvement commun : ils se détournèrent en même temps du passé — juste à l’heure où les études historiques et archéologiques témoignaient du plus scrupuleux souci de la vérité et commençaient à s’approcher d’elle. Les artistes et les écrivains se donnèrent sans partage[48] à l’étude de la vérité immédiate, qui est la vérité hors du temps, sinon hors de l’espace. Rien de plus logique et de plus sage, rien de plus beau que ce recours à la nature. Le romantisme n’avait pas travesti de couleurs factices le passé seulement ; il avait altéré les principes, le jeu et l’expression de la sensibilité générale, affublé la nature elle-même d’un costume conventionnel. Il avait dépravé l’imagination en la séparant de la raison, en l’affranchissant de la féconde collaboration de l’expérience, en la privant de cette leçon, précisément, de l’histoire vraie, qui est utile entre toutes. Cette imagination s’épuisa à inventer dans l’irréel. — Millet, Corot, Daumier, Courbet et, moins haut, mais avec un sens juste aussi de la nécessité de l’heure, les romanciers naturalistes rendirent à l’imagination moderne la substance vitale en l’astreignant à découvrir dans ce qui est[49]. On rendra pleine justice, un jour, à l’instinct extraordinairement pur et lucide qui confondit harmonieusement, chez les esprits les mieux doués d’une époque trop récente hier encore pour qu’on pût bien la juger, la recherche de la beauté et la recherche de la vérité.

Or, tandis qu’ainsi les artistes recouraient à la nature, les savants — historiens, archéologues, — remontaient aux principes. Ce sont deux mouvements parallèles, et qui semblent étrangers l’un à l’autre. Ils sont pourtant reliés et conduits par la loi profonde qui gouverne les activités et partage entre elles le travail. Et ne semble-t-il pas, en effet, qu’on assiste à une combinaison réfléchie des forces, à un plan calculé de leur emploi ? Tant que, sur le passé, on ne posséda que des notions vagues et contradictoires, et tant qu’on s’en contenta, l’art et la science avouèrent tous les deux une frivolité déclamatoire et stérile. Mais sous ces dehors s’achevait la vigile des grandes heures. Bientôt l’art et la science, chacun dans sa voie, s’adonnèrent exclusivement aux plus graves, aux plus ardentes études : nous voyons ces deux moitiés de l’esprit humain se rejoindre, au terme, pour le recomposer dans son unité, par la plus mystérieusement simple des synthèses.

Les savants, après les inévitables balbutiements préliminaires, avaient distingué leur but et trouvé la méthode. Depuis la discussion retentissante et mémorable (1817), où Émeric David défendait contre l’Italien Cicognara l’art français du moyen âge, jusqu’au livre (celui-là même si souvent cité par nous, L’Art religieux du XIIIe siècle en France, 1902) que M. Émile Mâle conclut par cette expression si modérée d’une certitude universelle, aujourd’hui, chez tous les bons esprits : « Quand donc voudrons-nous comprendre que, dans le domaine de l’art, la France n’a jamais rien fait de plus grand ? », c’est tout un siècle de labeur incessant, passionné, qui peu à peu, avec une ténacité inouïe, dépouille les documents, décrit les monuments, les authentique, les classe, les date, éliminant sans cesse l’erreur, devinant, dégageant, démontrant la vérité.

C’est la résurrection — idéale — de la Cathédrale, c’est le réveil de la pensée médiévale dans la pensée moderne.

M. Camille Enlart[50] a résumé succinctement cette histoire : « Les vastes et pénétrantes enquêtes du comte Léon de Laborde, l’enthousiasme éloquent de Lassus et de Didron, l’ingéniosité de Félix de Verneille, l’érudition et le goût de Mérimée, le zèle infatigable de M. de Caumont pour la vulgarisation de l’archéologie française, les vues géniales de Viollet-le-Duc, l’éloquence de sa plume et de son incomparable crayon, la science et la méthode de Quicherat, les travaux d’une pléiade d’hommes distingués comme Labarte, Vitet, Ramée, Revoil, L. Deschamps de Pas, créèrent la science de notre archéologie nationale, la révélèrent aux artistes et aux savants, la firent pénétrer dans l’enseignement classique, y intéressèrent les gens du monde, initièrent le peuple même à notre passé artistique, et l’un des derniers parmi ces morts illustres, Courajod, a été bien près d’enlever par la fougue de ses éloquentes indignations les derniers retranchements des préjugés qui, si longtemps, pesèrent sur l’histoire de l’art. »

Ces études spéciales sont aujourd’hui dans leur période la plus active. L’École des Chartes (dès 1847), l’École du Louvre, l’Université, leur ont donné droit de cité dans l’enseignement officiel, et ce résultat, qu’Émeric David n’eût osé entrevoir, qui eût fait crier au scandale les apôtres de la vieille pédagogie, sera bientôt atteint : on peut, en effet, prévoir qu’un jour l’art du moyen âge et l’art antique seront les deux bases des études classiques, à égalité. Alors, enfin, et alors seulement, ces études correspondront à l’âme moderne tout entière, qui est, selon la juste parole de Taine, « païenne et chrétienne » tout à la fois.

Il convient de reconnaître dans ces grands effets, pour une notable part tout au moins, l’influence heureuse des nouvelles méthodes d’investigation historique. Un souffle plus humain a ranimé la critique, jadis comme ossifiée dans une armature de préjugés qu’on pouvait croire infrangible, et naguère encore accablée par le despotisme de l’érudition réduite au classement des documents. Dans l’étude qu’elle poursuit des origines de la société afin de parvenir à comprendre son état présent, elle a constaté entre les civilisations d’où vient la nôtre une communauté profonde, quant à leurs traits essentiels. Cette certitude l’a ramenée au respect du passé. Dans les ruines gothiques, comme dans toutes les autres, en deçà même ou au delà du point de vue esthétique, elle a cessé de voir des vestiges de barbarie. L’esthétique a fait un pas de plus en proclamant que les artistes de tous les siècles et de toutes les patries sont solidaires, que dès le premier instant où l’homme a pris conscience de lui-même et de son domaine terrestre il a donné de la nature une expression décisive, que les artistes nouveaux se sont écartés ou rapprochés de la vérité selon qu’ils démentaient ou confirmaient l’exemple et l’enseignement des artistes primitifs, que cet enseignement est d’accord avec celui de la nature, que les périodiques renaissances, où l’on peut voir les sommets de l’arabesque par quoi se relient les chapitres de l’histoire ancienne et moderne de l’art, sont les instants où les générations entendent lucidement et généralement le bienfaisant appel du passé, mais que tous les grands artistes n’ont jamais cessé de l’entendre, qu’ils y ont trouvé le secret de leur grandeur et qu’ils sont, par là, tous contemporains en dépit de l’intervention des siècles.

Ces ouvertures de la science sur des perspectives élargies, illuminées des clartés de l’universel, l’ont certainement aidée à comprendre les raisons profondes de l’art médiéval et son harmonie avec l’art antique. Mais si nous voyons les poètes et les artistes eux aussi s’éprendre enfin de l’art du moyen âge, sans réprouver, certes, la Grèce ni l’Égypte, dirons-nous qu’ils doivent à la science, à la science seulement, le bénéfice de leur conversion ? Les poètes et les artistes ne prennent pas volontiers, d’ordinaire, le conseil de la science ; on ne saurait les en blâmer, car ils perdent, en général, quand il leur arrive d’écouter les savants, le sens des lois particulières de l’art et cette indépendance de l’instinct qui est l’âme du génie.

Des « infiltrations » ont pu, ont dû se produire, grâce auxquelles les artistes n’ont pas tout ignoré des recherches et des conclusions de la science. Croit-on qu’elles auraient suffi à créer cet état de réceptivité, de sympathie spirituelle où nous observons qu’ils sont parvenus ? Ce n’est pas la science qui les y a conduits. Il y a fallu un état général de la sensibilité, cet ardent besoin de vérité que nous signalions plus haut, et dans lequel les savants eux-mêmes ont puisé le courage et la patience de mener à bien leurs difficiles et longues études : pendant ce temps, disions-nous, les artistes consultaient la nature. Les deux efforts doivent converger : les artistes et les savants se rencontrent. Forts des confidences que la nature leur a faites, les premiers sont prêts, maintenant, à comprendre ces œuvres du passé, qui étaient si directement inspirées par la nature et que les générations nourries de pédagogie classique ont méconnues parce que la nature elle-même leur était inconnue ; maintenant, donc, ils prendront utilement connaissance des conclusions formulées par les savants.

Nous sommes à l’heure où s’accomplit la découverte de la Cathédrale, la résurrection, en quelque sorte, de l’art religieux du moyen âge, en face d’un phénomène analogue à celui que nous observions au moment où nous voyions la Cathédrale périr. Sa résurrection, comme sa mort, est le résultat d’un mouvement général des intelligences. La cause de sa mort, avons-nous dit, est dans l’état d’esprit qui rendit possibles la Renaissance et la Réforme ; les temps modernes naissaient d’un besoin de découverte et d’expansion en réaction directe contre la pensée de conservation et d’unité du moyen âge. La cause de sa résurrection est dans l’état d’esprit qui rend possibles l’art et la science actuels ; nous avons eu de l’individualisme tous les bénéfices qu’il pouvait nous donner, nous sentons qu’il est devenu un danger, et, dans la dispersion où nous nous débattons, c’est d’unité que nous avons de nouveau besoin. Toutes les grandes tentatives de ce temps procèdent de ce besoin et en témoignent. C’est, par exemple, cette synthèse de toutes les sciences, que cherchent les savants, et cette collaboration de tous les arts à la même œuvre, que voulut Wagner.

On comprend, dans ces conditions, que nous soyons particulièrement sensibles à la majestueuse unité symphonique de la Cathédrale, Les grands mouvements n’ont jamais rien de platonique, de désintéressé ; ils obéissent toujours au sentiment passionné de la nécessité, de l’urgence. Si nous comprenons aujourd’hui ces monuments que nos pères ne comprenaient pas, c’est que nos pères vivaient d’un esprit étranger, contraire à l’esprit des hommes qui firent ces monuments. Cet esprit d’hier — c’est celui de la Renaissance — est usé, épuisé. Il nous a fallu trouver ailleurs des éléments de vie, ou du moins une accommodation, une cohésion nouvelle des éléments épars que nous possédions. Un infaillible instinct requiert notre sympathie, par delà toutes les divergences de croyances religieuses et politiques, pour l’époque où notre génie national exprima en d’innombrables chefs-d’œuvre d’un art pur et total son vœu d’unité. La France actuelle a plus d’analogie avec le moyen âge gothique qu’avec la France de Louis XIV. — Allons-nous, définitivement affranchis du romanisme dans ce qu’il eut d’outré, bénéficiant toutefois de la Renaissance en ce qu’elle eut d’excellent, et procédant par transposition, comme l’exigent huit cents années de distance et les innombrables changements survenus durant ces longs intervalles, renouer notre tradition propre ? Ne serait-ce pas le logique aboutissement de cette paisible mais profonde révolution accomplie par la science au cours du XIXe siècle ? Pendant ce temps, l’art se rendait digne de conclure par des œuvres cette révolution. Ne voit-on pas, dans ses actuelles recherches de décoration expressive, de composition, de style, qu’il commence à discerner sa mission ?

Elle ne lui demanderait aucunement de renoncer à la part hellénique de sa culture ; nous avons dit combien il faut, dans l’histoire de l’art gothique, tenir compte de l’influence de l’orient grec, ou plus précisément néo-grec. Mais c’est d’une Grèce assimilée, francisée, que le génie gothique reçut utilement certaines inspirations. L’antiquité en soi, intacte, momifiée dans les académies et les écoles, n’offrirait pas de ressources aux constructeurs de la nouvelle Cathédrale ; cette antiquité-là, les constructeurs de la Cathédrale chrétienne ne la soupçonnaient pas, pour leur bonheur. Le recours à la nature, auquel l’art s’est exclusivement adonné pendant quatre-vingts ans et dont il ne s’est sans doute pas encore départi, lui interdirait d’accepter des conseils où il n’entendrait plus vibrer le timbre de la vie. Il ne sera pas infidèle aux leçons qu’il a reçues de la nature, et c’est elle encore, après l’avoir cherchée sur son plan physique, qu’il cherchera sur son plan spirituel en remontant, après les savants, aux principes des deux traditions sur lesquelles désormais les études vraiment classiques, comme nous l’avons dit, seront fondées, la tradition antique et la tradition gothique.

Convenons-en, ce ne sont là que des espérances encore. On nous reprocherait trop justement de rêver si nous les donnions pour des certitudes acquises. Nous craignons même que M. Enlart ait fait preuve d’un optimisme excessif en affirmant que, grâce au zèle des savants, leurs découvertes ont conquis à l’art du moyen âge l’universelle faveur des lettrés, du monde, même du peuple.

Il s’en faut que la vérité, sur ce grand sujet de l’art du moyen âge, ait réuni les suffrages des lettrés, et nous disons des grands lettrés, des plus subtils, des plus savants. Beaucoup d’entre eux en sont, du reste, encore à méconnaître la dignité de l’art, et c’est à leur incompréhension qu’il faut s’en prendre si le plus stérile des débats s’éternise à propos de la supériorité de l’art sur la science ou de la science sur l’art.

« L’art du moyen âge, écrit Renan[51], eut l’originalité en ce sens qu’il cherchait à représenter, en dehors de toute imitation d’un type classique étranger, le beau tel qu’on le concevait alors ; mais que cette conception de la beauté ne supporte point la comparaison avec la beauté antique, c’est ce qu’on ne saurait nier. Un art complet n’en pouvait sortir. Le premier pas dans la voie du progrès aurait été de renoncer à des conditions d’art désavantageuses, pour revenir à celles de l’antiquité ; mais on sent combien l’art moderne tout entier, hors de l’Italie, était dès lors frappé d’infériorité. Ce n’est jamais impunément qu’on renonce à ses pères. Si l’on échappait à la vulgarité, c’était pour tomber dans le factice. Un idéal artificiel, une statuaire forcée d’opter entre le convenu ou le laid, une architecture mensongère, voilà les deux lois que trouvèrent devant eux les transfuges qui, tournant le dos au moyen âge, essayèrent d’étudier les anciens maîtres. Heureusement, la civilisation moderne possède assez de grandes parties qui n’appartiennent qu’à elle seule, pour se consoler d’être condamnée, dans l’art, à une infériorité irréparable. Parce que les qualités de l’âge mûr excluent celles de la première jeunesse, ce n’est pas une raison pour regretter d’avoir échangé les dons brillants qui ne durent qu’un jour contre les solides avantages de la maturité. »

Il y a dans cette page autant d’erreurs, et nous n’avons pas à les réfuter après tout ce que nous avons dit, que de mots.

Mais un homme qui n’avait pas, contre l’art religieux, les préventions philosophiques de Renan, Brunetière, a dit ceci, qui est absurde : « Une cathédrale gothique n’a rien de plus français à Paris qu’à Cologne, ni de plus allemand à Cologne qu’à Cantorbéry[52]. » Les églises gothiques varient, même en France, de province à province, selon les écoles.

Et M. Faguet[53] écrit sérieusement : « Le moyen âge n’avait pas le sens de la nature. » Quand on pense que cela est dit à propos de ces XIIIe et XIVe siècles, où les artistes faisaient précisément, de la nature animale et végétale copiée avec le plus sincère réalisme, la parure des Cathédrales, on se demande comment une telle contre-vérité a pu trouver place dans un esprit renseigné.

Dans les arts comme dans les lettres, presque toutes les personnalités régulières, disciplinées, officielles, gardent, inconsciemment souvent, le pli de la pédagogie surannée. Si les architectes, notamment, admiraient les monuments gothiques, il est certain qu’ils n’accepteraient pas le mandat de les déshonorer en les restaurant d’après les principes de l’École.

Jusqu’à cette heure, en dehors du cercle restreint des archéologues, c’est parmi les poètes et les artistes indépendants, campés de l’autre côté de la loi académique, si nous osons dire, que l’art du moyen âge a rencontré la compréhension, l’admiration, l’enthousiasme. C’est ainsi que nous avons vu l’âme même du moyen âge se réveiller en l’un des moins officiels et des plus grands poètes du XIXe siècle finissant. On a comparé Verlaine à Villon. Mais l’auteur de Sagesse prend bien plus haut que le XVe siècle la date de son génie. Sagesse est proprement une Cathédrale gothique du XIIIe siècle. Le livre a les mêmes proportions que le monument, le même caractère de lyrisme, le même accent de tendresse profonde et contenue, les mêmes audacieux élans vers les hauteurs du ciel mystique ; ce sont des fleurs du même sang essentiellement français, et le poète moderne n’est pas moins dévot que les artistes d’Amiens ou de Chartres à la Vierge Marie. Il ne se méprenait pas sur le sens et la couleur de son œuvre, il aimait ce temps où il aurait dû naître, et comme il le comprenait bien ! comme il l’a en deux mots merveilleusement défini !


C’est vers le moyen âge énorme et délicat
Qu’il faudrait que mon cœur en panne naviguât
Loin de nos jours d’esprit charnel et de chair triste.

Roi, politicien, moine, artisan, chimiste,
Architecte, soldat, médecin, avocat,
Quel temps ! Oui, que mon cœur naufragé rembarquât
Pour toute cette force ardente, souple, artiste,

Et, là, que j’eusse part, quelconque, chez les rois
Ou bien ailleurs, n’importe, à la chose vitale,
Et que je fusse un saint, actes bons, pensers droits,

Haute théologie et solide morale,
Guidé par la folie unique de la croix
Sur tes ailes de pierre, ô folle Cathédrale !


Un autre poète — sans parler d’Hugo lui-même — avait, aux jours du romantisme, célébré la splendeur de la Cathédrale :


Regrettez-vous le temps où d’un siècle barbare
Naquit un siècle d’or plus brillant et plus beau…


Page qu’il est sans doute inutile de citer, puisqu’elle est dans toutes les anthologies. Elle fait honneur à Musset, encore qu’il soit difficile de voir avec lui dans la même perspective et sur le même rang « Notre-Dame et Saint-Pierre ». Mais combien ce lyrisme vague et un peu déclamatoire se tient mal et sonne faux auprès des vers précis et justes dans leur ampleur, et si personnels de timbre, si poignants d’accent, de Verlaine ! À comparer ces deux morceaux on sent vivement quels progrès a faits dans la pensée moderne, de 1830 à 1880, la pensée médiévale, car ce n’est pas seulement l’inégalité des génies qui s’impose ici.

Déjà Baudelaire, autre génie « en marge », donne en certains passages des Fleurs du Mal une note vraie du moyen âge, mais d’un moyen âge noir et tragique, espagnol ou diabolique, voisin de celui que Leconte de Lisle se plaît à peindre.

En prose, La Cathédrale de J.-K. Huysmans reste le principal des hommages modernes directs à l’esprit médiéval. Livre très inégal, souvent puéril, avec des pages merveilleuses, où s’équilibrent en un compromis singulier le mysticisme et le naturalisme. Avec tous ses défauts, cette œuvre religieuse est une œuvre d’écrivain. — Au théâtre, mais c’est un théâtre idéal et qui reste confiné aux limites du livre, M. Paul Claudel, dans L’Arbre, sans évoquer le moyen âge, en se maintenant, malgré les décors indiqués, hors du temps, suggère avec une extraordinaire intensité l’état d’âme religieux des siècles de foi.

On pourrait citer d’autres œuvres de mérite inspirées du même esprit. On n’en trouvera pas une — et c’est un fait curieux à noter et significatif — parmi ces innombrables objets de fausse piété dont les éditeurs soi-disant catholiques encombrent, en nous assurant que ce sont des livres, le marché de la librairie. Rien de plus étranger que ces produits, répugnants, à force d’insignifiance, non pas seulement à l’art en général, mais très particulièrement à l’art gothique, si hardiment simple, si robuste, si coloré, si riche de sève. Les auteurs de ces ouvrages édifiants ignorent la moitié des mots et ont peur des autres. Pour la nature, ils l’exècrent, ils la déforment ou la cachent. Ils tiennent école de mauvais goût et de mensonge.

L’art officiellement religieux, peinture et sculpture, a tout juste la même valeur que cette littérature officiellement religieuse. Sans même parler des choses sans nom qu’on fabrique à la grosse et que de considérables marchands débitent dans un certain quartier de Paris, les œuvres des « artistes religieux » les plus renommés n’ont rien de commun avec aucune religion ni avec aucun art. Les successeurs d’Overbeck et de Flandrin ne les valent même pas. Une tentative honorable de restauration d’art chrétien s’est produite, il y a plus de vingt ans, à Beuron, dans un couvent bénédictin de Bavière ; elle a échoué ; on n’y tenait, du reste, aucun compte de l’art gothique.

On sent dans quelle pensée nous faisons ces constatations. Ce n’est certes pas pour le plaisir de relever les démentis que l’Église elle-même donne à son passé. Mais ces démentis, qui sont des faits, quotidiens et certains, devaient nécessairement entrer en ligne de compte dans l’examen de cette question : le monde contemporain rend-il unanimement justice à l’art du moyen âge ?

— Non, et loin de là. Tous les « corps constitués » lui sont hostiles : l’Église, l’Académie, l’École. Hors de date, la tradition pseudo-classique garde en ces personnes morales des apôtres entêtés et puissants. Si l’on peut se promettre qu’ils n’auront pas d’héritiers, c’est donc demain seulement, du moins, que les études classiques seront définitivement fondées sur leurs assises naturelles : l’étude — à égalité — du classique oriental et du classique occidental, de l’art antique et de l’art français.

À cette révolution ni la catégorie sociale qu’on nomme le monde, ni le peuple ne sont préparés.

La mode, pourtant, commence à s’en mêler. Les fabricants de meubles font, sur commande, « du gothique ». On sait même, en Belgique, une considérable gare tout entière conçue dans ce style. Du reste, le monde, et particulièrement cette fraction du monde où les salons communiquent avec les ateliers (peut-être par le Salon), montre aujourd’hui un goût passionné pour les objets, surtout pour les vêtements et les ornements liturgiques. Il ne serait pas raisonnable d’attendre de cet engoûment de réels bénéfices moraux. Pour boire dans des calices ou pour porter des robes composées de morceaux de chasubles, on n’en est pas mieux préparé à comprendre les merveilles gothiques que si l’on restait réduit aux vieux usages bourgeois. Ces démonstrations d’un snobisme qui tout à l’heure, au premier souffle, changera d’idéal, ne sont que ridicules, et nous ne nous étonnons pas qu’elles soient contemporaines des actes de vandalisme prescrits ou tolérés par l’État et les Villes, ou commis par le peuple de son propre mouvement.

Les pires de ces actes odieux sont ceux qui dissimulent la haine sous les dehors de l’amour. Nous avons à plusieurs reprises effleuré cette question, si grave, des restaurations, qui préoccupe à si juste titre tous les amoureux d’art. Il serait superflu d’entrer, à ce sujet, dans de grands détails : la vérité n’est ignorée de personne, bien que les administrations responsables s’entêtent à la contester. Le procès est fait, chaque jour, de ce chef, aux pouvoirs publics, dont la négligence, pour ne pas dire la malveillance, ne fait l’objet d’aucun doute. Il y a, là, des pratiques fort anciennes. Aux architectes et aux sculpteurs dont l’École a éprouvé la docilité on donne à réparer quelque vieux monument dont les pierres branlent : étrange conception d’une société démocratique, où certaines personnalités se voient reconnaître des droits dont l’exercice lèse l’intérêt général, national ! La somme des richesses dont ces agissements ont dépouillé et continuent de dépouiller le pays est incalculable. — Et l’on ne se contente pas de restaurer.

Voilà près d’un siècle, Victor Hugo disait : « Il y a deux choses dans un édifice : son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde ; c’est donc dépasser son droit que de le détruire. » Il demandait une loi qui défendît contre les violences de l’avenir les œuvres du passé, « une loi pour les monuments, une loi pour l’art, une loi pour la nationalité de la France, une loi pour les souvenirs, une loi pour les cathédrales, une loi pour les plus grands produits de l’intelligence, une loi pour l’œuvre collective de nos pères, une loi pour l’histoire, une loi pour l’irréparable qu’on détruit, une loi pour ce qu’une nation a de plus sacré après l’avenir, une loi pour le passé ».

En 1875, Edmond Rousse proposa un texte qui correspondait au vœu du poète. Cette proposition de loi édictait des sanctions pénales, pour le cas de dégradation ou de vente abusive d’un objet classé. Elles furent écartées, et le projet de 1875 devint la loi de 1887, qui n’est qu’un bien faible rempart pour notre patrimoine artistique. Mais cette loi elle-même est violée sans cesse, audacieusement, impunément, par les municipalités comme par les citoyens[54]. De plus, les quotidiennes offres de fragments d’œuvres et même d’œuvres entières, antiques ou gothiques, faites aux collectionneurs connus par les « marchands d’objets d’art et de curiosités », et les vols fréquemment commis dans les musées, les églises, dans tous les monuments publics témoignent assez que notre trésor artistique est dilapidé et mal gardé.

Le salut serait-il dans une bonne loi, sage et sévère, et rigoureusement appliquée ? Tout au plus oserait-on dire qu’elle pourrait n’être pas inutile. C’est en ces matières surtout que la loi doit suivre les mœurs, résulter d’elles directement et nécessairement. Il y faut le consentement, le désir universel. Tant que l’opinion, nettement exprimée dans les livres, dans les revues et les journaux, dans les réunions, dans les pétitions aux Chambres, ne sera pas unanime à réclamer une législation protectrice des monuments de notre histoire et de nos arts, une telle législation restera sans efficacité. Il n’est de force valable, ici, que la force morale, c’est-à-dire la pensée et l’amour. On n’enseigne pas aux peuples par l’amende et par la prison à aimer la beauté. Or, une société convaincue que la beauté a son asile naturel dans les musées est, comme par définition, incapable de comprendre l’art et de l’aimer. Les musées sont des cimetières plus ou moins fastueux, où les œuvres, détournées de leur destination initiale, perdent le meilleur de leur sens et de leur splendeur. Elles avaient été composées pour embellir et pour signifier une place publique, une église, un palais de justice, une salle de réception, ou de méditation : au prix de quels efforts, dans le froid tohu-bohu d’un musée, parvient-on à rejoindre la réelle pensée de l’artiste !

Le peuple ne va guère dans les musées. Les merveilles qu’il y voit entassées sont pour lui des objets inertes, froids, muets, incompréhensibles. Ce n’est sans doute pas lui le coupable. S’il a personnellement perdu, peu à peu, le goût de la création artistique, c’est qu’on a cessé de solliciter sa collaboration à ces grandes œuvres collectives où jadis l’artisan s’instruisait par l’exemple, se développait et s’élevait au contact d’artistes véritables, auxquels il apportait d’abord ses mains seulement, puis, bientôt, son cœur et son cerveau. La cause de ce malheur est dans cet individualisme forcené qui dispersa les éléments du monde moderne et que nous avons vu poindre avec la Renaissance. Les artistes, du reste, découragés de toute vaste entreprise par leur isolement même, souffrent plus encore que le peuple de ce désastreux état de choses, car ils en ont conscience, et ceux d’entre eux chez qui le mal lui-même n’a pas détruit toute critique se sentent diminués jusque dans leur vie intérieure par cet émiettement des pensées et des forces, qui réduit chacun à ses propres ressources.

D’où ce désir, plus ou moins raisonné, mais universel, de réunion, d’unité, que nous notions plus haut ; l’intérêt de sa réalisation dépasse le point de vue où nous nous plaçons, et c’est à l’avenir de la société, dans toutes les voies de son activité, qu’elle importe : mais en art, surtout, il faudrait fermer les yeux aux clartés de l’évidence pour ne pas voir le bénéfice immense de la réunion.

Si le peuple ne comprend plus les chefs-d’œuvre de l’art, c’est que les artistes vivent séparés de lui. N’étant plus dans le secret de ses instincts, ne l’aidant plus à démêler, à connaître, à formuler ses obscurs désirs, ils font des œuvres qui ne rejoignent pas sa sensibilité, qui ne suscitent pas son intelligence. Cette intelligence reste inculte et cette sensibilité meurt. Le peuple n’estime plus que l’adresse manuelle et la force brutale. Privé des joies supérieures, il n’éprouve, devant ces statues, ces bas-reliefs, ces moulures, amoureusement amenés par ses ancêtres, des ouvriers comme lui, à la vie harmonieuse, qu’une sorte de jalousie furieuse et il goûte à les briser une satisfaction abominable, qui s’explique, hélas !

Ne nous dissimulons donc point, par un optimisme imprudent, l’énormité de la tâche qui certainement s’impose, comme le plus essentiel des devoirs, aux esprits soucieux des intérêts et de l’avenir de l’humanité. C’est à l’effacement des distances entre les diverses catégories intellectuelles, à l’harmonie de leurs différences, à l’association de leurs forces, à leur équilibre dans une collaboration universelle, c’est, enfin, à la constitution d’un nouvel état collectif des consciences, que tous les hommes de bon sens et de bonne volonté doivent, car l’œuvre est urgente et elle est vaste, s’employer sans retard ni partage. Tâche énorme, répétons-le, tâche formidable ! Tâche inévitable. Elle exige le concours de toutes les activités. Il n’est permis à personne de s’y dérober, par la modestie non plus que par l’indifférence. Précisément parce que personne ne sait sur quelles bases le pacte d’union pourra se conclure, personne n’a droit au repos tant qu’elles n’auront pas été trouvées. Ce pacte sera l’œuvre des générations vivantes, ou leur jour n’aura pas de lendemain.

Le problème se réduit pour nous, ici, aux proportions seulement des destinées de l’art. Mais, selon chacun des plans où elle s’engage en vertu du droit de ses facultés supérieures à leur plein exercice, l’humanité se projette tout entière, et l’art est par excellence l’un de ces plans. Il n’est pas, dans notre domaine, une province de loisir où nous nous délassions des soucis de la vie. Ceux-là mêmes qui pensent y fuir leurs propres passions et leurs inquiétudes ne tardent pas à le déserter s’ils n’y retrouvent, dans l’image de ces mêmes passions et de ces mêmes inquiétudes, des éléments de consolation ou quelque motif d’espérance. Qu’on prétende voir dans l’art le reflet d’hier ou l’aurore de demain, nous ne pouvons le séparer de notre vie ; il en est l’expression la plus intense. Comment donc resterait-il étranger aux préoccupations d’une heure, comme la nôtre, si terriblement critique, où, sinon la société, du moins le mode de notre existence sociale est mis en question ?

L’art contemporain exprime ces préoccupations avec une intensité et une lucidité également extraordinaires. C’est lui qui prend l’initiative de ce signal du rassemblement que réclame toute l’humanité clairvoyante.

Il le fait en deux gestes, ce signal, dans notre pays, où le mouvement nécessaire se dessine plus tôt que nulle part ailleurs, et l’un et l’autre gestes se caractérisent par la résolution — où l’instinct a beaucoup de part, sans doute, et heureusement, car il est le signe de la force vitale — de remonter aux sources du génie national et aux premiers principes de l’art éternel.

Ces deux gestes, ces deux symptômes, non pas uniques, mais capitaux entre tous, nous dispensent d’examiner les autres.

Le premier est l’impressionnisme.

L’observation appartient à M. Adrien Mithouard[55] et il lui a donné tous les développements qu’elle comporte ; nous ne pouvons que les résumer.

On n’entend pas exagérer l’impressionnisme jusqu’à l’égaler, en importance, à l’art gothique. Ce ne sont pas des Cathédrales que Monet et Pissarro construisent avec leurs pinceaux. Mais si nous constatons entre les deux arts, en dépit de cette inégalité, des rapports singuliers, significatifs, notamment des traits de race qui semblent indéniables, sera-t-il excessif de dire que le génie national, d’où l’art gothique naquit, s’est réveillé chez nous, sous une forme nouvelle, au moment même où les savants le découvraient, le retrouvaient dans le passé ?

Ils ont d’abord ce grand trait de parenté : « ils sont deux enfants de la même terre et leurs manifestations s’y localisent fortement ». Nous l’avons vu pour l’art gothique, dont le centre est à Saint-Denis (Île-de-France) : « Le centre et l’origine de l’impressionnisme sont à Bougival (Île-de-France). Le déplacement de l’axe est peu sensible. »

Tous deux doivent beaucoup à l’Orient. Une première inspiration orientale aide, au XIIe siècle, l’art roman à se formuler ; au commencement du XIXe, la peinture, avec Delacroix, à se renouveler. La même influence n’est étrangère ni au développement de l’art ogival, ni à la détermination de l’art impressionniste : les Japonais l’ont confirmé dans le dédain du trompe-l’œil et de la superstition des « sujets nobles », surtout dans l’amour des couleurs franches et vraies.

Tous deux rompent avec des traditions usées ou faussées, tradition romaine tradition académique, épris tous deux de vérité, sculptant ou peignant leurs contemporains tels qu’ils les voient, dans un esprit différent, sans doute, mais cette différence même se résout en une similitude : tels qu’ils les voient, disons-nous, à leur date, et ce sont bien leurs yeux qui regardent la nature, directement, sans a priori ni préjugé d’École.

Tous deux vivent de la lumière et de son infinie diversité. Le gothique lui donne son œuvre à colorer, l’impressionniste la verse sur sa toile. Le gothique lui ouvre toujours plus larges ses fenêtres et le verrier lui offre les couleurs simples de ses vitraux qui se composent, à l’intérieur de l’édifice, en un concert polychromique. L’impressionniste, avide aussi du plein air, isole aussi les couleurs pures, préoccupé « des effets qui résultent de la réaction des voisinages ».

Tous deux ont le culte de la nature : « Rien n’offre plus l’impression de la nature qu’une cathédrale », dit M. Baffier[56]. « De même, le mouvement qui transforme, au XIXe siècle, la peinture est essentiellement naturaliste… Gothiques et impressionnistes sont du reste d’accord pour emprunter les éléments expressifs au milieu géographique et au milieu social… Il est enfin, entre ces artistes d’autrefois et ceux d’hier, une plus vivante et plus sûre concordance, l’accent, — mais l’accent du Nord. Ce sont des exaltés volontaires. » Leur lyrisme ne ressemble en rien à celui de l’Italie et de la Provence. Ils sont audacieux avec calcul, ils ne se fient jamais à leur seule virtuosité de grands exécutants, et, par la pierre taillée ou par la couleur, c’est le triomphe de la logique qu’ils recherchent, qui les enchante.

Ainsi, quand Monet dressa son chevalet devant le portail de Rouen, ce n’est point par un vain hasard que se rencontrèrent « la séculaire Cathédrale et le poète de l’éphémère … Ceci et cela, la Cathédrale et le tableau, c’est bien la même chose. Mais entre ceci et cela, il y a eu le XVIIe siècle. »

Il serait difficile, semble-t-il, de résister aux arguments enchaînés qui font la forte trame de ce parallèle. Il y a, là, mieux qu’une vue ingénieuse, il y a la vérité. — Nous y ajouterons cette indication encore : l’art gothique est intimement uni à la grande force prépondérante de son temps, l’Église ; l’art impressionniste, en un autre temps, s’unit aussi a la force régnante : la Science. Autre différence apparente qui conclut aussi à une profonde ressemblance intime, à la persistance de cet esprit de souplesse et d’opportunité où l’on ne peut refuser de reconnaître un signe essentiel du génie français dans son expression artistique.

C’est donc bien ce génie, comme nous l’annoncions par une conclusion anticipée, le génie français qui témoigne, à six cents ans d’intervalle, de sa constance et de sa vitalité. Voilà, livré à son instinct, libéré de toute contrainte, ce qu’il rapporte d’une assidue fréquentation de la nature : la découverte de lui-même ! Il se retrouve presque tel, sous des dehors nouveaux, qu’il s’était connu tant de longues années plus tôt.

Non pas tout à fait tel, pourtant. Deux traits de ce caractère français, que nous avons essayé de définir et en qui nous avons noté le sens de la tradition, combattu ou équilibré par de périodiques consentements à la nouveauté, et de puissantes aspirations idéalistes, gênées souvent ou, peut-être, heureusement refrénées au cours de périodiques aussi et ardentes crises de réalisme, — ces deux traits mêmes, le sens traditionnel et l’aspiration idéale, le gothique les chercherait vainement chez l’impressionniste.

L’impressionnisme est étranger à toute culture qui ne soit technique. Il consiste, même, pour une part, en sa révolte contre l’enseignement du passé, qui lui est parvenu, il est vrai, travesti par les écoles et les académies, mais qui dans sa pureté lui eût été tout aussi antipathique et, du reste, inutile. Il fait, véritablement, table rase du passé. Il répudie ce souci principal de la composition qui jusqu’à lui passa pour une condition première du grand art et qui sera peut-être, après lui, rétabli dans cette dignité. L’impressionniste ne fait pas de tableaux, à proprement dire, il ne transpose pas, il ne choisit même pas : il n’intervient pas, se contentant d’offrir à la nature un miroir et déniant à l’esprit le droit de collaborer avec elle. C’est, sans doute, cette sorte d’abdication de l’homme dans son œuvre qui rapproche du savant l’artiste impressionniste. Cet art et la science moderne ont bien, l’un comme l’autre, leurs origines dans la pensée du XVIIIe siècle. Trébuché par la science du poste d’honneur, qu’il croyait le sien, au sommet de la nature, l’homme perd en elle sa personnalité et non pas seulement sa royauté ; pensées, sentiments même, il abdique tout ce qu’il considérait naguère comme son privilège et sa gloire, et, producteur d’art, il n’apporte dans l’opération de ses yeux et de ses mains nul dessein.

Il va de soi que cette réduction rigoureuse de l’impressionnisme à ses formules est toute théorique. En fait, l’individualité de chacun des peintres impressionnistes est très marquée, et il s’en faut que l’homme, dans les productions de ce groupe d’artistes, soit absent de son œuvre. Toutefois, dans ces productions, le tempérament a incomparablement plus de part que l’intelligence, que la sensibilité même, et l’imagination en est exclue. Il serait chimérique d’y chercher une pensée, pas plus celle de l’artiste lui-même que celles du passé : l’artiste a rejeté le bagage des siècles et, s’il ne parvient pas absolument à s’effacer devant la nature, il y tâche.

L’artiste gothique entendait autrement sa mission. Docile à l’autorité des clercs, il n’était pas l’inventeur de la doctrine qu’il interprétait : mais c’était, avec la leur, celle de toute l’humanité, au moyen âge, par conséquent celle de l’artiste aussi. La lente opération anonyme des siècles l’avait produite, et même, dans les lignes générales de son expression, fixée. Pourtant, l’artiste, plein de cette doctrine qui fait toute sa vie intérieure, renouvelle sans cesse cette expression, s’y ajoutant tout entier, y mêlant les deux ardeurs de son amour pour la nature et de sa foi en Dieu, y puisant le principe et la raison de son art.

L’artiste impressionniste est venu dans un temps où l’humanité ne possédait aucune pensée commune. La plupart de ses contemporains se contentaient du faux semblant de certitude qu’ils trouvaient dans l’enseignement dit classique. La gloire de Manet et de Monet, de Renoir, de Pissarro, est d’avoir méprisé ce mensonge, invention d’un individualisme exaspéré qui, trahi du talent, avouait enfin, quoi qu’il en eût, son irrémédiable misère. Ils furent magnifiques de sincérité, de courage. Privés de tout lien spirituel qui les unît, ils ne s’avisèrent pas d’y suppléer par quelque artifice ; ils trouvèrent dans leur dénûment même les éléments d’une entente et la force de réagir contre la dispersion déterminée par l’individualisme. Il y avait devant eux une multitude d’unités sans cohésion réelle et qui prétendaient pourtant se rejoindre entre elles par les factices traits d’union de formules apprises par cœur et stériles ; ils constituèrent, en face de cette multitude, le petit groupe de ceux qui osèrent dire : Puisqu’il nous est impossible de démêler dans les leçons de nos maîtres la voix du grand passé, puisque décidément l’humanité présente a tout oublié, nous ne feindrons pas de nous ressouvenir, mais nous irons chercher les certitudes perdues à leur source éternelle, dans la nature.

Par là, et jusque dans ce qui semble, au premier regard, les séparer des gothiques irréconciliablement, les impressionnistes sont, peut-on dire, eux-mêmes des gothiques, à leur date. Ceux du XIIIe siècle avaient demandé à la nature les moyens d’exprimer la pensée qui était le principe et la raison de leur art ; ceux du XIXe siècle cherchèrent le principe et la raison de leur art dans cette même nature, guidés par un infaillible instinct.

Car il serait injuste de leur prêter le projet court et chimérique de donner un double au réel spectacle de l’univers. De tels artistes, dont le talent n’est pas en discussion, avaient, nul doute, de plus vastes désirs. Même si la joie de leurs yeux laissait un peu languir l’activité de leur esprit, c’est à satisfaire l’esprit, fût-ce au delà d’eux-mêmes et au bénéfice d’une autre génération, que tendait, en dernière analyse, leur effort. Si le culte qu’ils rendaient à la nature était, en quelque manière, un peu immédiat et tout physique, de ce point de vue présent et matériel ils n’en concevaient pas moins dans son immensité le spectacle de l’univers. Ils représentaient l’esprit moderne dans une attitude momentanée et nécessaire, l’attitude d’un esclave qui sera le père d’un conquérant. Leur amour passionnément humble de la nature était, donc, tout de même de l’amour, c’est-à-dire le désir de la possession.

Un poète, qu’on n’a pas l’habitude de considérer comme un profond penseur parce qu’il s’est plu à parler sans insistance, Théodore de Banville, a merveilleusement exprimé cet état d’âme de l’homme moderne, réunissant toutes les forces de son génie dans l’étude de la nature et se persuadant qu’un long jour de splendeur et de foi sera sa récompense :

« Ce n’est plus un duel courtois, c’est un combat sérieux qu’il doit soutenir contre l’Isis éternelle ; il ne veut plus seulement soulever ses voiles, il veut les déchirer, les anéantir à jamais, et, privé de ses Dieux évanouis, posséder du moins l’immuable Nature, car il sent que ces Dieux renaîtront d’elle et de nouveau peupleront les solitudes du vaste azur et les jardins mystérieux où fleurissent les étoiles. »

Il n’appartient à personne d’oser avancer, dans leur silence, que les artistes dont nous parlons aient eu ces vues mystiques et lointaines. Mais le sensualisme n’est qu’une face de ce Janus Geminus humain dont le mysticisme est l’autre face. À peine l’une des deux faces a-t-elle brillé dans la lumière, elle se détourne vers l’ombre pour laisser l’autre à son tour s’illuminer.

Nous sommes les témoins d’une telle conversion, à cette heure de l’art français.

Les peintres impressionnistes, tandis que les savants, comme nous l’avons dit, retrouvaient l’art du moyen âge, ont conduit à son dernier terme ce mouvement du retour à la nature qui signifiait, à la fois, un recours à l’une des deux grandes sources de la beauté, — l’autre source étant la Tradition, ce visage humain de la Nature, — un réveil du génie national et enfin une réaction contre l’esprit d’individualisme et de dispersion, un premier signal de rassemblement.

Leur œuvre est accomplie. Elle fut bienfaisante. Ils ont ramené l’art au respect, à la religion de la vérité visible, déchiré les voiles que l’erreur académique avait tissés entre le regard du peintre et la réalité, enrichi la palette, doté l’art de ressources nouvelles ou oubliées, rafraîchi la vision, renouvelé l’expression. Accomplie, leur œuvre est finie.

Et aussitôt le Janus Geminus montre son autre visage.

Le mouvement idéaliste est plus lent à se déterminer que ne le fut le mouvement sensualiste, parce qu’il est plus important. Il y a plus de trente ans que, dans tous les arts, il se manifeste, et, bien qu’il compte déjà des noms et des instants admirables et de notables groupes, — César Franck et ses disciples, en musique, Paul Gauguin et les siens, en peinture, Villiers de l’Isle-Adam, Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé et les poètes symbolistes, — il n’a pas encore suscité dans le public cet intérêt passionné, unanime, qui annonce les grandes époques.

Le public est mal préparé à comprendre ces profondes évolutions. Très en retard sur les producteurs, dont son éducation le sépare, il semble subir encore la pédagogie classique, académique, comme en témoigne, par exemple, le goût qu’il montre, dans les salons, pour la peinture anecdotique ou officielle. Il a pendant longtemps résisté à l’impressionnisme, exactement comme, soixante ans plus tôt, il résistait encore à l’art gothique retrouvé. Il fait le même accueil à l’idéalisme renaissant, et il a laissé mourir dans l’obscurité, presque, les maîtres que nous venons de nommer. C’est une des pires douleurs des instants de transition, comme le nôtre, que la vérité s’y élabore, au profit seulement de l’avenir, sans l’aveu de la foule des vivants.

Elle triomphe pourtant. Ce tout actuel mouvement idéaliste, que nous devons nous contenter d’indiquer, car son étude déborderait de toutes manières notre cadre, cette Autre Renaissance, ce second des deux gestes que nous annoncions, par lesquels l’art prend aujourd’hui l’initiative du rappel à l’unité, est l’événement nécessaire, et l’on eût pu le prédire dès l’heure où le naturalisme et l’impressionnisme étaient encore dans leur nouveauté : l’étude de la nature et les forces qu’ils puisaient en elle devaient ranimer, chez le poète et chez l’artiste, la fièvre du mystère, la passion des causes, l’ambition d’approfondir les secrets de la vie et de leur donner une explication humaine, l’espérance de voir renaître de cette nature possédée « les Dieux évanouis ».

La Nature est matière, l’Esprit est matrice, disions-nous naguère, en étudiant l’œuvre de Paul Gauguin, qui voulut bien reconnaître dans cette formule l’expression de sa propre pensée. Cette sorte de spiritualisation de la nature provoque le goût des symboles, qui fut celui du moyen âge et qui produisit la décoration des Cathédrales et leur architecture elle-même. Il est celui de notre époque ; elle accepterait volontiers pour devise la grande parole, mais en lui donnant un sens positif, affirmatif : « Tout ce qui passe n’est que symbole. » Elle cherche les lois de l’art comme le secret de la vie dans les origines, elle est particulièrement sensible aux modes d’expression primitifs. Pour nous en tenir aux arts plastiques, cela est manifeste dans la peinture et dans la sculpture toutes récentes.

Il est clair que, dans l’atmosphère dégagée par cet état d’esprit, l’art du moyen âge trouvera sûrement un accueil favorable. Mais, et c’est le grand honneur de l’âme contemporaine, elle reste fidèlement reconnaissante aux maîtres de la civilisation antique. Ils ne furent jamais mieux compris qu’en ce temps, jamais plus savamment étudiés, plus sincèrement admirés. — Qu’on apporte à l’étude du moyen âge la même sympathie informée et généreuse, et les deux moitiés de l’âme humaine pourront enfin se rejoindre ; l’espérance d’hier sera réalisée : les études modernes seront définitivement fondées sur leur double principe. Dans l’harmonie de ses deux éléments originels l’esprit moderne trouvera son unité.

Ces temps sont proches. Les archéologues en ont préparé l’avènement, que les poètes et les artistes sont prêts à hâter. C’est en faveur de l’art gothique que le dernier effort reste à faire. Au delà de l’ignorance, en deçà de la manie et de la mode, il faut qu’on le comprenne, qu’on lui rende justice, qu’on le respecte, qu’on déduise de ses principes, au bénéfice de l’art vivant, ses conséquences inépuisablement fécondes. Pénétrons sa pensée pour jouir de l’expression qu’il lui donne. Contemplons-le dans sa vérité et souffrons qu’elle ait été telle, quelle que soit l’idée que nous nous fassions, à cette heure, de la Vérité. Reprochons-nous aux Grecs de radoter d’Homère, et d’Hélène, et d’Ulysse ? Pourquoi reprocherions-nous au moyen âge d’être ivre de Jésus-Christ et de nous redire sans jamais se désenchanter de ces austères merveilles les miracles de l’Évangile et toute la légende dorée de la Vierge et des saints ?

Ses œuvres, toutes meurtries, mais encore si belles, sont là, partout sous nos yeux dans notre pays, et ce sont les plus précieuses de nos richesses.

Que manque-t-il encore, après tant de livres pleins de science qui les racontent, qui les expliquent, qui les justifient, — que faut-il encore ? Quelle force irrésistible ramènera le peuple au pied de ces Cathédrales qui sont à lui, et le persuadera que l’heure a sonné d’en finir avec les vieilles incompréhensions, les vieilles ingratitudes, et de jouir à nouveau de son bien ?

— Peut-être une grande voix apportant le témoignage irréfutable d’un personnel exemple, illustre.



IV


LA MISSION DE RODIN


Bien que personne certainement ne l’ait oublié, il sera opportun de rappeler ici l’accueil qui fut fait, par le public et par la majorité des critiques, à la statue de Balzac. — La Société des Gens de Lettres, qui l’avait commandée, la refusa, et, au Salon de 1898, devant l’œuvre, après de brefs instants de stupeur, quelles explosions de rire ! Aucune prudence, nulle mesure. Il ne vint pas à la pensée des détracteurs qu’ils pussent se tromper. Ils ne comprenaient pas ; donc, il n’y avait rien à comprendre. L’artiste avait failli ou s’était moqué du monde : le monde répliquait en se moquant, à son tour, de l’artiste. Et les rares esprits qui voyaient juste — un Jean Dolent, un Roger Marx, un Gustave Geffroy, un Arsène Alexandre, un Camille Mauclair… — ne parvenaient pas à se faire entendre, tandis que de haut et à grosses voix les ignorants rappelaient l’artiste savant à l’orthographe de son art, au respect du bon sens et de la saine tradition. Les plus indulgents accordaient qu’il y eût, là, une ébauche, intéressante à titre d’ébauche : « Mais on ne montre pas une ébauche ! »

Cette injustice put attrister Rodin ; il n’en fut ni surpris ni troublé.

Il connaissait dès longtemps cette forme si moderne de l’ingratitude, le déni de compréhension que la paresse et la vanité des gens apportent à l’effort sincère et réfléchi de l’artiste. Dès le commencement, chacune de ses œuvres principales avait été l’enjeu d’une bataille. Devant l’Homme de l’Âge d’airain, n’avait-on pas crié au moulage sur nature ? Le Génie de la Guerre, le Victor Hugo, n’avaient-ils pas été refusés, eux aussi, à l’unanimité ?…

Ce qu’il y a de déconcertant dans ces mutineries devenues comme traditionnelles, c’est que toujours, avec le temps, l’artiste les convainquît d’erreur, et que toujours, d’ouvrage en ouvrage, elles se reproduisissent, inlassablement. L’opinion semblait exiger, comme une rançon du consentement qu’elle avait fini par accorder, après bien des délais et de guerre lasse, à telle œuvre naguère encore âprement contestée, que du moins le maître se tînt désormais et définitivement à la formule de cette œuvre. Elle en faisait une sorte d’argument contre toute œuvre nouvelle — contre tout développement nouveau, pour mieux dire. C’est ainsi qu’elle opposait le groupe du Baiser à la statue de Balzac, prétendant condamner celle-ci au nom de celui-là. L’artiste lui-même avait, au Salon, placé les deux œuvres l’une auprès de l’autre, pour montrer comment les qualités de la plus ancienne, grâce au travail de longues années, s’épanouissaient dans la plus récente. Son intention ne fut pas comprise, et le public, en continuant à préférer le Baiser, montra qu’il aimait cette œuvre en dépit et non pas à cause de sa valeur réelle.

Cette bataille, que les admirateurs de l’artiste purent un instant croire perdue, est la plus violente que Rodin ait eu à livrer. Aujourd’hui, tous les sentiments qui comptent se sont ralliés à celui des rares clairvoyants de la première heure. Il ne fait plus doute pour personne que le Balzac ne soit dans la sculpture décorative et de plein air une œuvre capitale, neuve dans l’art moderne, à la fois une réalisation puissante et une féconde indication dont il faudra que l’avenir tienne compte. — Mais le prix dont on fit payer à Rodin sa victoire aggrave étrangement notre dette envers lui.

Toutefois, cet aveuglement obstiné du monde, disions-nous, ne troubla pas Rodin. Il prenait conseil de ses grands devanciers et de la nature, non pas de ses contemporains. Il savait que la gloire ne fut jamais un don de la multitude au génie, que c’est au génie de révéler sa gloire, c’est-à-dire de manifester l’accord de sa pensée avec la pensée de la nature. Il avait conscience que plus nettement, d’heure en heure, s’affirmait en lui cet accord ; ses pressentiments anciens se vérifiaient, atteignaient à la radieuse certitude ; des observations faites jadis dans les bois, sur les grandes routes, en regardant le ciel et les arbres, se coordonnaient à l’atelier, prenaient une vie pleine et durable grâce à l’expérience quotidienne, incessante, du travail. De toutes ces références assurées lui venait une confiance entière en la vérité active d’une doctrine qui se développait avec lui-même, qui dépassait les raisonnements des critiques, et du haut de laquelle il pouvait dédaigner également les railleries de la foule et les dénigrements des confrères. Il arrivait à ne plus rien entendre que le dialogue intérieur de son intuition et de son expérience, à ne plus rien voir, que la nature et les témoignages de ses propres efforts et de ceux qu’avaient faits avant lui les vrais maîtres pour s’approcher d’elle. Depuis qu’il avait compris son art, conquis sa technique, il vivait dans une ivresse constante, dont son visage ne trahissait rien, mais qui seule pouvait expliquer son extraordinaire, son unique puissance de travail. Le travail était pour lui un enchantement où il ne sentait plus la succession des minutes, dont il se réveillait lentement, épuisé et heureux, ayant fait sa tâche « jusqu’à extinction de chaleur vitale ».

Cette résistance muette d’un seul contre tous, cette assurance qui ne discute plus, cette force qui se réserve jalousement pour la production, cet entêtement implacable et serein : le XIXe siècle n’a pas vu de plus magnifique spectacle. On pense à Wagner en cherchant un autre exemple d’héroïque énergie qui puisse être comparé à celui-là. Mais nul roi n’est venu apporter au sculpteur la consolation sublime qui récompensa l’effort du musicien. Rodin est resté seul aux prises avec les difficultés d’un art le plus coûteux de tous et qui nécessiterait des mains nombreuses au service d’une seule tête.

Dans cette solitude, sa grandeur apparaît mieux en valeur qu’elle ne serait, peut-être, parmi l’agitation d’une foule empressée. Et l’on devine quel est le secret de cette force : ce n’est pas l’orgueil, c’est la joie d’avoir raison.

Peu à peu, les certitudes personnelles de Rodin se sont imposées à tous. Il n’est personne maintenant qui ne salue en lui un très grand artiste.

Le consentement à cet hommage est assez général pour que nous puissions, sans blesser les convenances, le répéter même ici, en quelque sorte dans la maison de l’artiste, au seuil de son livre et au moment de lui céder la parole. Quelqu’un[57] l’a dit, devant le suffrage de qui la postérité s’inclinera d’autant plus volontiers qu’elle mettra l’œuvre du peintre tout près de l’œuvre du sculpteur : « On ne le glorifiera jamais assez : Rodin est le plus grand artiste qui ait vécu depuis des siècles. »

Tel est l’homme qui s’offre pur garant de l’art du moyen âge, qui nous invite à étudier, à tâcher de comprendre nos Cathédrales romanes et gothiques[58].

Le croirons-nous sur parole ? Ferons-nous ce crédit à son mérite et à sa renommée ? Saisirons-nous cette occasion de lui payer enfin la dette que nous avons, par une si longue ingratitude, contractée envers lui ?…

L’éloquence de sa démonstration nous rejoindra d’autant plus sûrement et profondément que nous en sentirons mieux l’absolue logique. Voyons donc comment, à ses débuts, enchanté de la Renaissance, il s’est épris du moyen âge : par quels chemins il est allé, selon ses propres expressions, « du Parthénon à Chartres ». — Ce sera, du même coup, nous rendre compte des motifs qui expliquent et, dans une certaine mesure, excusent l’opposition qu’ont toujours rencontrée dans le public les efforts successifs, les découvertes successives, — le développement perpétuel de Rodin[59].

Développement perpétuel : soulignons ces deux mots. Ils éclairent toute la carrière de l’artiste, ils définissent sa mission qui aboutit à cette éclatante affirmation de la beauté suprême de l’art gothique, et c’est à les justifier en détail que s’appliqueront les critiques s’ils veulent préciser les nuances harmoniques de sa pensée, diverse en apparence. Nous devrons nous en tenir, ici, aux grandes lignes, aux plans principaux.

L’amour de la nature est le don par excellence, celui qui permet de voir et d’entendre, de jouir, de vivre. Il fait l’artiste, exemplairement ; généralement, on peut dire qu’il fait l’homme, car il n’y a point de vraie vie humaine hors de la participation — par la jouissance instinctive, et par l’intelligence, cette jouissance raisonnée — aux harmonies de la nature. La science ne confère pas ce don et ne le supplée point. Elle l’aide seulement à prendre conscience de lui-même et à fructifier.

Or, à l’époque où Rodin débuta, la science était perdue ; pis encore, les faux savants en avaient fait un mensonge.

Nous avons insisté déjà sur la détresse où était tombée la peinture, quand vinrent les impressionnistes ; ils réagirent, à tous risques, avec une merveilleuse bravoure, contre la tyrannie de l’École. Mais, à comparer leur situation avec celle des sculpteurs, les peintres auraient pu s’estimer privilégiés. La vraie tradition n’avait pas été aussi brutalement interrompue dans la peinture que dans la sculpture. Les grands exemples d’Ingres et de Delacroix, de Corot et de Courbet, de Rousseau, de Daubigny et de tous les excellents paysagistes de la première moitié du XIXe siècle, et de Prud’hon, et de Géricault, et de Millet, et de Daumier, furent de précieux réconforts pour les impressionnistes eux-mêmes, et pour un Puvis de Chavannes, un Gauguin, un Cézanne, un Monticelli, un Carrière. Ces maîtres ne manquèrent pas de bons conseils, qui les prémunirent contre les dogmes absurdes. — Combien les sculpteurs furent moins heureux !

Rude (1784-1855), David d’Angers (1789-1856), Carpeaux (1827-1875) et Barye (1796-1875), les seules vraies lumières que pût invoquer, vers 1860, un débutant, étaient loin d’avoir l’autorité qu’eussent dû leur conférer le génie et les œuvres. Ils font déjà groupe, aujourd’hui, pour notre regard, et leur succession si étroitement enchaînée, si harmonieuse, nous apparaît comme le plus péremptoire des enseignements. Sans qu’on puisse dire que Carpeaux vient de Rude — peut-être vient-il plutôt de Rubens, et plutôt encore de la source inconnue et intarissable d’où nous étaient déjà venus Rubens et Rude — il n’en est pas moins certain qu’à écouter Rude Carpeaux s’épargna de dangereux tâtonnements. Et derrière Rude nous savons bien qu’il y a Pajou, Pigalle, Houdon, Clodion, et, par delà ceux-ci, Donatello et la Renaissance, d’une part, les Gothiques et les Romans, d’autre part, et plus loin les Grecs, et plus loin encore l’Égypte… Dans ce raccourci violent de l’histoire, où survivent seuls ceux qui étaient constitués pour vivre, il semble que la sélection des forces se soit faite en vertu d’une loi d’indulgente fatalité. Il y a beaucoup de vérité profonde dans cette apparence : la lumière va, d’elle-même et comme à elle-même, à la lumière, et, quand Rodin commença à travailler, c’est à Barye et à Carpeaux[60] qu’il demanda des conseils et des exemples, parce que Rude n’était plus là. Qu’on se représente, pourtant, ce qu’il fallut au très jeune homme de pure intuition et de robuste jugement pour discerner tout de suite, sans erreur et sans hésitation, dans le tumulte de l’heure, au delà des premiers plans où paradent les habiles, où les gloires éphémères font leurs feux d’artifices, ceux-là seuls, deux maîtres sans plus, auprès desquels il pût espérer trouver de hauts bénéfices, réels. — Deux maîtres sans plus, dans cet art de la sculpture qui est, peut-être, l’art français par excellence, qui fut illustré, du XIIe siècle au XVe, par tant d’artistes de génie dont nous ne connaissons que de rares noms, dont nous ne saurons jamais le nombre, deux maîtres sans plus, et combattus de toutes parts : à prendre leur chemin, c’est à l’obscurité, à la misère et à toutes les douleurs qu’on se vouait, car il fallait du même geste renoncer à toutes les faveurs dont l’Institut et l’École comblent les élèves dociles.

Rodin n’avait pas eu à choisir. Il obéissait à des nécessités invincibles. Possédé tout entier par l’amour de la nature, il allait là, fatalement, là seulement où il sentait qu’il trouverait la science : le langage de l’amour.

L’ironique destinée ne devait rien lui laisser ignorer des avantages matériels qu’il dédaignait ; il connut de près — ce ne fut pour lui qu’un spectacle — les satisfactions de toutes sortes dont jouissent ceux qui cèdent à la tentation d’obéir aux directeurs de l’art officiel et aux amateurs bourgeois, ces terribles corrupteurs. Un assez long temps, en effet, les difficultés de la vie le réduisirent à exécuter anonymement, pour le compte de Carrier-Belleuse, des figures dont il n’avait à discuter ni la destination ni la composition. Nous verrons que dans ces besognes il sut se ménager des bénéfices plus précieux que celui du salaire. Mais il y put aussi mesurer les périls de l’habileté, voir combien il importe à l’artiste véritable d’en conjurer les séductions, de réserver contre elles les droits du goût et ce qu’il y a de légitime dans les exigences d’une pure sensualité.

Le Goût ! Il faut entendre Rodin prononcer ce mot. De quelle dévotion l’accompagnent l’intonation, le regard, le sourire ! Le goût et la mesure, ces vertus grecques et françaises qui sont les conditions de la force et de la grâce, nul mieux que lui n’en sait le prix, car nul ne les possède plus consciemment. Elles éclairent son culte de la nature, et c’est par elles que sa sensualité se rehausse de tant de bravoure et de tendresse à la fois, — cette sensualité valeureuse ! Chez un tel artiste la jouissance voluptueuse de la beauté passe de si loin ce que la plupart des hommes entendent par le mot sensualité qu’entre leur notion et la sienne il n’y a, vraiment, rien de commun. La justesse des proportions et l’équilibre des volumes harmonieusement balancés, la solidité des plans, la richesse des lumières et des ombres, la logique des rapports qui constituent le caractère d’une figure, dans la vie comme dans l’art, et son adaptation à son but, voilà, pour lui, les conditions de la volupté. Devant un chef-d’œuvre de la statuaire ou de la peinture, comme devant un bel être vivant, ou un beau paysage, c’est vraiment le langage de l’amour que son admiration parle, le langage de la gratitude extasiée. — Mais, ne venons-nous pas de le dire ? ce langage de l’amour, c’est proprement la science, cette science de l’art, que le jeune artiste était allé chercher auprès de deux grands maîtres de son temps, Carpeaux et Barye, les deux grands amoureux de la nature. Rodin possédait l’instinct de ce langage, de cette science ; c’est en cédant aux exigences d’un goût toujours plus délicat, d’une sensualité toujours plus vaillante, qu’il s’est élevé à la conception d’un art toujours plus puissant et plus doux : dans les chefs-d’œuvre, c’est surtout leur douceur qu’il se plaît à louer. Cette douceur est le signe de la force ; elle comporte une simplicité à laquelle les modernes atteignent rarement ; elle n’est pas incompatible avec les expressions les plus graves et même les plus tragiques, pourvu qu’elles restent simples et grandes, car il n’y a pas de douceur dans les complications inutiles non plus que dans les lignes sèches, pauvres et dures, auxquelles se réduisent, par un inévitable aveu, les petites pensées des petites âmes. — C’est la douceur qui manque le plus aux œuvres de la moderne statuaire.

De bonne heure l’ « étudiant éternel » — car il pourrait faire sienne cette définition qu’Alfred de Vigny a laissée de lui-même — entrevit les principes qui apparentent l’art de la Renaissance à celui des Primitifs, non point par un progrès, mot qui n’a point de sens en art, et plutôt, comme Rodin lui-même l’a écrit, par une « déclinaison ». Car la vérité a été dite par ceux qui ont parlé les premiers.

Mais à la pleine conscience de ces principes il ne devait atteindre que lentement, par ce développement de proche en proche qui est la loi de sa pensée. Lentement, avec une patience passionnée, durant cinquante années d’amour et de travail, il aura l’une après l’autre écarté les erreurs entassées par les siècles de pédagogie classique, s’éclairant aux lueurs qui dessinent, à travers le crépuscule de ces siècles, la voie de la vérité, — et telle est sa mission.

Nous n’avons pas à refaire l’histoire de ces erreurs, si souvent mêlées, du reste, aux plus belles vérités, et illustrées des plus glorieux noms. Ne nous laissons pas suspecter, toutefois, d’ingratitude envers tant d’éblouissants génies qui de Ghiberti ou de Donatello à Rude, font l’honneur des temps modernes. Michel-Ange, pour ne nommer que lui, est un titan, et l’on a peine à se défendre de voir dans son œuvre le geste qui somme le passé et qui ouvre dans l’histoire du monde une phase nouvelle. Entre son art, pourtant, et celui des Grecs, qu’il adorait, quelle différence ! Et quelle différence, encore plus sensible, entre les formes grecques, qui éludent l’inquiétude, et les formes égyptiennes, qui affirment la sérénité ! L’art égyptien exprime toute la vie dans une immobilité apparente ; l’art grec réduit le mouvement à un minimum qui lui permet d’éviter les particularités individuelles des attitudes pour chercher le caractère durable des types ; l’art de Michel-Ange traduit la structure des corps en termes de mouvement : tout l’art moderne a varié sur ce dernier thème, exagérant maintes fois ou dépassant jusqu’à l’exaspération ou au désordre le principe de la mobilité. Les Allemands pourront dire qu’il a ainsi donné une forme expressive à la doctrine du perpétuel devenir : rien n’est, tout se transforme ; en conséquence de ce principe, les modernes figures statuaires traversent, sans jamais s’y arrêter, quelque station de la destinée. Peut-être cette mobilité infinie les rend-elle plus émouvantes, plus immédiatement accessibles à notre sensibilité nerveuse et fiévreuse ; mais qui ne voit qu’elle les diminue ? Qui oserait égaler aux affirmations de l’art statique de l’antiquité ces productions dynamiques d’un art qui cherche au dehors, par la profusion des gestes, une force dont le secret n’est pas en lui ? La musique passionnelle est le langage naturel de ces figures tourmentées, comme la tragédie grecque était le langage naturel des statues grecques ; de ces statues à ces figures il y a toute la distance qui sépare cette tragédie et cette musique.

Rodin crut d’abord, avec ses meilleurs maîtres, que la statuaire est expression et mouvement. N’était-ce pas aussi, en effet, la conviction du grand artiste qui fit le haut-relief de l’Arc de Triomphe ? Rodin chercha donc et trouva de nouveaux moyens d’expression et de mouvement. Personne avant lui n’avait ainsi fait vibrer la surface des corps, jouer les articulations, ramper la vie de muscle en muscle, frissonner un épiderme au contact d’un autre épiderme. Art réaliste absolument, mais qui surprenait la réalité dans ses retraites profondes. Il cherchait la vie à l’intérieur des corps, et les ondulations des surfaces modelées n’étaient que les « repoussés » des organes dont elles trahissaient la présence réelle et cachée.

Pourquoi les premières manifestations de cet art effarouchèrent-elles le public ? Il sommeillait, au ronronnement des professeurs qui prêchaient un « idéal » classique issu de la Renaissance italienne, une convention gréco-romaine, à la fois déclamatoire et placide : et ce sincère recours à la nature bousculait toute cette fausse doctrine. Bien que l’accusation de moulage sur nature fût absurde — puisqu’il n’y a rien de plus artificiel que le résultat de ce moulage, puisqu’il a pour inévitable effet d’interrompre le mouvement, les proportions, la vie, exactement comme la photographie, — elle ne laissait pas de suggérer assez nettement l’espèce de malaise que l’Âge d’airain et le Saint Jean prêchant causaient à leurs détracteurs. Ce n’était pas moulé sur nature, non ; mais c’était copié sur nature avec une magistrale fidélité ; c’était nature, trop nature ; cela criait le désir unique de répéter le frisson de la nature, sans aucun égard au catalogue classique des poses, sans aucune préoccupation de style académique, et voilà ce qui ne pouvait se supporter. Si la calomnie se résolvait, comme on voit, en louange, la louange elle-même, incomplète, altérait la vérité. Il avait copié la nature, mais tout entière, celle qui est visible dans la statue vivante, et celle-là aussi que cette statue évoque et qui est sensible en elle par des reflets. C’est ce qu’il voulut faire entendre quand, impatienté de toutes ces clameurs d’aveugles, il répliqua : « Ai-je donc moulé aussi le désert ? » Ce mot — qui fut dit à propos du Saint Jean — jetait une vive clarté sur les intentions de l’artiste : il voulait exprimer, non pas seulement la réalité immédiate, mais plutôt cette réalité seconde que donne seule l’atmosphère, — et cela dépassait de loin le programme du simple réalisme.

Cette intention est constante chez Rodin ; c’est elle qui fait la grandeur et le mystère de ses œuvres ; c’est en l’approfondissant qu’il a rejoint les Primitifs, remontant vers eux à travers la Déclinaison, et les siècles qui en procédèrent.

Mais ces perpétuelles études, qui lui permettaient un perpétuel développement, l’induisaient en de perpétuels recommencements, dont le public, déconcerté, s’irritait. Entre l’artiste et le public, telle est la cause principale du malentendu qui troubla si souvent leurs rapports. Ne cessant de travailler, l’artiste ne cesse de se renouveler ; il n’a pas « déposé » son idéal, son chiffre, sa « marque » ; si l’on prétend qu’il a changé, qu’il se déjuge, qu’il se dément, il n’y contredit pas. Il sourit si on lui reproche de n’avoir ni but ni méthode, si on l’accuse de chercher le scandale.

Et la fureur du public, et l’indifférence de l’artiste à cette fureur, sont également logiques.

Dans un temps où l’art n’a, socialement, aucune place, où les artistes vivent dans la solitude, ces nuances qui caractérisent les diverses manières d’un peintre ou d’un sculpteur, ces changements inévitables qui sont autant de gages de sincérité, et dont le producteur souffre tout le premier, car c’est à chaque fois comme un réenfantement de sa pensée, ne peuvent être compris. Les gens veulent voir dans ces termes successifs d’une évolution les signes du caprice ou du calcul, du désordre ou de la ruse. D’où ces naïves colères, dont il ne conviendrait pas de s’indigner sans mesure puisqu’elles attestent au moins le désir de comprendre ; l’indifférence serait bien plus désolante. Elle serait excusable elle-même, semble-t-il, étant données les directions actuelles de l’activité humaine… Mais cette conviction demeure latente au fond de tous les esprits, que le poète, ou l’artiste, est chargé d’un grave message à leur adresse. En effet, il est chargé d’éveiller par l’art le sentiment de la nature chez les autres hommes, le sens de la vie générale, — en d’autres termes, de les amener à voir, à comprendre l’universalité des rapports, la loi unique qui régit les intelligences et les formes, et que chacun subit a sa place, à son plan, dans le total ensemble, et applique selon sa conscience ou sa fatalité. Ainsi persuadés justement qu’entre eux et la nature l’artiste est le seul interprète désigné, et que la réalisation de la beauté comporte l’élucidation du mystère, la plupart des hommes, en dépit du bruyant dédain qu’ils professent pour l’art, ne peuvent se défendre d’en observer avec un intérêt passionné les manifestations ; quand ils ne les comprennent pas, ils reprochent amèrement au producteur d’être inintelligible.

Il en est de l’œuvre de l’artiste, dans l’isolement où il travaille, comme de l’œuvre du savant : l’un et l’autre, après une période secrète de labeur, apportent la solution d’un problème, sans nous initier aux opérations successives, aux passages, qui les ont conduits au terme. Les gens défèrent volontiers à l’autorité du savant ; à l’artiste, ils marchandent leur confiance. C’est qu’ils croient l’affirmation du savant susceptible d’une démonstration précise, non pas celle de l’artiste ; en quoi ils se trompent. Mais c’est aussi qu’au labeur de l’artiste, non pas à celui du savant, ils sentent confusément qu’ils auraient dû, dans une certaine mesure, participer ; en quoi ils ont raison. Ils consentiraient aux entreprises les plus aventureuses, à la condition d’y collaborer, de partager les certitudes du maître d’œuvre, de grandir avec lui, avec l’œuvre, vers l’avenir.

Les conditions de la vie sociale ne permettent plus cette union de la foule avec l’homme de génie. Tandis que, poursuivant sans l’interrompre jamais, son entretien avec la nature, il acquiert sans cesse de nouvelles connaissances, la foule, étrangère à cet entretien, ne voit pas diminuer son ignorance, et rien ne la prépare à comprendre l’œuvre qui s’accomplit loin d’elle, — hélas ! pour elle.

Quand cette œuvre est de Rodin, l’antipathie que d’abord lui témoigne la foule s’explique par une autre cause encore, spéciale, et d’une plus immédiatement évidente gravité : cette œuvre condamne les complaisances du public pour les artistes menteurs qui le flattent et le dépravent, elle lui reproche son ignorance, elle le convainc d’erreur.

L’erreur : nous avons vu que le rôle de Rodin — comme, du reste, de tous les artistes sincères, mais avec un incomparable éclat — est de lutter contre elle, d’en délivrer l’art pour le ramener à ses principes certains. Ces principes sont fort anciens. Hérodote disait déjà : « Il y a longtemps que les hommes savent ce qui est beau, et c’est là qu’il faut s’instruire. » C’est que Rodin s’est instruit ; mais il a dû s’acheminer dans la poussière des ruines, car elles sont aujourd’hui les gardiennes de l’éternelle vérité. Elle a rayonné sur les débuts de toutes les civilisations, dans les grandes heures de jeunesse et d’espérance : à peine de périr, il faut que les civilisations vieillies recherchent la vérité et retrouvent l’espérance dans la résurrection de leur jeunesse, dans leur passé : « C’est là qu’il faut s’instruire… » — Mais cette nécessité d’un recommencement les trouble dans leur paresse et dans leur vanité.

Au cours des besognes anonymes dont nous avons parlé plus haut, pour l’exécution de figures décoratives comme celles qu’il a sculptées au fronton de la Bourse de Bruxelles, Rodin, cherchant la solution de certains problèmes d’art et de technique, s’avisa d’étudier comment les Gothiques situaient leurs rondes-bosses ou leurs hauts-reliefs aux côtés des portes et dans les voussures des Cathédrales. On le sait, jusqu’à cette heure il ne s’était que faiblement intéressé aux ouvrages décriés des vieux tailleurs de pierres. Et voilà qu’il venait, encore sceptique à demi peut-être, les consulter, dans une intention précise, avec l’expérience de nécessités spéciales : alors ses yeux s’ouvrirent. Cet art dédaigné, c’était le grand art. Tous les secrets de la sculpture de plein air, les Gothiques les possédaient. Ces recherches d’enveloppe et de modelé, ces sacrifices des détails aux lignes générales, cette double adaptation de la figure décorative au monument qu’elle décore et à l’atmosphère où elle baigne avec le monument, — ces humbles artisans, dont se moquaient les professeurs, avaient senti et raisonné, et réalisé tout cela. Comment tailler et situer une figure de telle sorte que la lumière, dont les jeux sont logiques, en respectât toujours la signification et la beauté, ils le savaient, ils l’enseignaient. Et la science s’était ajoutée à leur simplicité sans l’altérer, parce qu’ils avaient tout, peu s’en faut, appris de la nature, en travaillant en plein air, de l’aube au soir des jours de pluie ou de soleil. Une certitude qui valait la sérénité égyptienne, une dignité sensible plus émouvante que la majesté générale des Grecs, une mobilité contenue, réglée et en conséquence harmonisée par le rit, surtout cette forte unité spirituelle variée par l’étude réaliste de la nature, voilà ce que le jeune artiste admirait désormais dans l’art gothique. En se rappelant les critiques dont les pharisiens de l’École croyaient accabler cet art merveilleux, il aurait pu répéter pour son compte ce cri d’Ingres, quand il s’affranchit de ses premiers maîtres et découvrit l’art vrai : « Comme ils m’ont trompé ! »

Ce n’est pourtant que bien plus tard, environ quinze ans après l’Âge d’airain, six ans après le Baiser, qu’il produisit ces figures de plein air expressives et décoratives, les Bourgeois de Calais : ce sont des figures gothiques, égales aux plus belles.

— Est-ce à dire qu’elles renient les parfaits modèles grecs ?

— Les imagiers de Chartres auraient pu travailler aux frises du Parthénon.

Par cette œuvre, Rodin s’était élevé au plus haut point où il lui fût alors possible d’atteindre. Elle inaugurait la plus magnifique phase de sa vie. Sans se soucier du public, qui refusait de le suivre, s’appuyant sur le degré gravi pour monter toujours, il allait modeler le Victor Hugo et ce Balzac, auquel il faut bien revenir puisqu’il marque le terme suprême d’un immense effort. Là, Rodin compose avec la nature. Il associe, plus intimement qu’il n’avait encore jamais fait, la sculpture aux vibrations de l’atmosphère, amplifiant certains plans, réduisant certains autres, graduellement, donnant tout aux modelés, mais seulement aux modelés essentiels. Prête à la marche, la figure se contient encore, se rassemblant, concentrant ses forces, et combinant les qualités expressives du mouvement avec les qualités décoratives de la puissance statique, cubique, de la volonté qui s’évade de l’éphémère jusqu’aux caractères impérieux du type.

C’est au seuil de l’Autre Cathédrale — Autre, mais fidèle aux lois antiques et gothiques — qu’il faudra quelque jour placer la statue de Balzac : elle projette la lumière du passé vers l’avenir ; elle symbolise la résurrection de la jeunesse d’une race dans la reconquête de la vérité.

Vérité antique, vérité gothique : même et unique vérité. Mais, après avoir aimé la beauté sous la forme grecque, Rodin, fort de ces premières études où son regard s’était affermi, a découvert la beauté plus près de nous, sous sa forme française, et il a senti battre son cœur, comme un homme qui retrouve les titres de gloire de son sang, de son nom. Il nous affirme que nos Cathédrales sont très belles ; il nous supplie de les aimer, nous aussi… Et sa pensée vise au delà de l’immédiat horizon.

Défendre — en imposant à tous le respect de leur splendeur — les Cathédrales contre les fous qui les brisent et les hypocrites qui les restaurent, c’est le premier but. Mais Rodin le sait : point d’admiration sincère si elle ne suscite l’activité productrice. Ce n’est pas une « distraction » que nous demanderons aux ruines gothiques, si nous écoutons Rodin : c’est, à tous les degrés, et dans tous les sens de l’action humaine, un rappel aux principes qui constituèrent notre tradition et un conseil d’unité.

  1. Dans le langage courant de la critique et de l’histoire, la « pédagogie classique » est l’ensemble des règles qui gouvernèrent l’expression du beau, littéraire et plastique, pendant les trois siècles durant lesquels s’accomplit la romanisation du génie français. Il va de soi que par ces mots nous ne visons point l’idéal classique dans son grand sens. Est classique, à nos yeux, toute œuvre belle où nous reconnaissons, à quelque date que ce soit, l’expression d’une race ou d’une nation. De ce point de vue, seul légitime, les Cathédrales romanes ou gothiques sont classiques aussi bien que les grandes œuvres littéraires du XVIIe siècle. C’est cet idéal arbitrairement réduit à ce siècle — point le plus élevé de la courbe qui commence avec les Humanistes et finit avec les Encyclopédistes — que désigne la pédagogie classique.
  2. Développement de l’Église (dans l’ouvrage intitulé : Art poétique).
  3. Quatremère de Quincy, Dictionnaire historique d’architecture.
  4. Adrien Mithouard, Les Marches de l’Occident.
  5. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné d’Architecture.
  6. Un grand écrivain anglais, Walter Pater, a repris cette thèse de l’identité morale de Dionysos et de saint Denys ; bien que son œuvre — littérairement un chef-d’œuvre — n’ait pas de prétention à la démonstration scientifique, elle ne laisse pas de troubler profondément, en jetant d’étranges clartés sur des analogies jusqu’à lui mal perçues (Portraits imaginaires : Denys l’Auxerrois).
  7. Enlart, Manuel d’Archéologie française.
  8. Philosophie de l’Art.
  9. André Michel, Histoire de l’Art, tome I, Du début de l’Art chrétien à la fin de la période romane.
  10. Sur ce point les opinions varient ; d’autres voient à Chartres l’église entre toutes de la Vierge, et Notre-Dame de Paris leur parait spécialement désignée pour la méditation de la mort.
  11. Émile Mâle, L’Art religieux au XIIIe siècle en France, Conclusion, passim.
  12. Dictionnaire raisonné d’Architecture.
  13. Beugnot, Institutions de saint Louis.
  14. André Michel, Histoire de l’Art, tome I.
  15. André Michel, Histoire de l’Art, t. I, Les Commencements de l’Art chrétien en Occident, par M. Pératé.
  16. Pératé, loc. cit.
  17. « Il est certain qu’à la mort d’Antonin, vers l’an 160, la religion chrétienne est une religion complète ; elle a tous ses livres sacrés, toutes ses grandes légendes, le germe de tous ses dogmes, les parties essentielles de sa liturgie. » (Renan, Histoire des Origines du christianisme, Livre sixième.) — Or, l’édit de Milan, qui libère l’Église, est de 313.
  18. Histoire de l’Art. Conclusion au tome premier.
  19. André Michel, Histoire de l’Art, tome I, 2e partie, L’Architecture romaine, par M. Camille Enlart.
  20. Roman, gothique, on sait que ces deux termes ne sont pleinement justes ni l’un ni l’autre ; mais il y a pour les défendre un argument irréfutable, c’est qu’ils sont l’un et l’autre consacrés.
  21. André Michel, op. laud.
  22. Citons une fois de plus l’Histoire de l’Art, tomes I, II et III, de M. André Michel, à laquelle nous faisons dans ces pages de fréquents emprunts.
  23. Discours sur l’état des Beaux-Arts au XIVe siècle.
  24. André Michel, Histoire de l’Art, tome II, 1re partie, L’Architecture gothique, par M. Camille Enlart.
  25. Villon.
  26. Adrien Mithouard, L’Art gothique et l’Art impressionniste.
  27. Enlart, op. laud.
  28. L’Art religieux de la fin du moyen âge en France.
  29. Expression de Fortunat : crux ornata regis purpura (Émile Mâle, L’Art religieux au XIIIe siècle).
  30. Plusieurs de ces dates indiquent l’achèvement de telle partie de l’église, la reprise des travaux après une longue interruption, la dédicace, etc., aucune l’achèvement de l’édifice.
  31. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’Architecture française.
  32. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’Architecture française.
  33. Émile Mâle, L’Art religieux du XIIIe siècle en France.
  34. Id.
  35. Id.
  36. Id.
  37. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné d’Architecture, article Flore.
  38. H. Lemonnier, L’Art français au temps de Richelieu et de Mazarin.
  39. André Michel, Histoire de l’Art, tome II, seconde partie, La Sculpture en France et dans les pays du Nord, p. 683.
  40. André Michel, Histoire de l’Art, tome II, 1re partie, Le Style flamboyant, par M. Camille Enlart.
  41. Id.
  42. Id.
  43. André Michel, Histoire de l’Art, tome II, 2e partie, Conclusion.
  44. Beyle a, le premier, dénoncé le véritable inventeur de ce « style » : c’est le Bernin, à qui s’adjoignent son contemporain Francesco Borromini et, au XVIIe siècle, Guarino-Guarini.
  45. Enlart, Manuel d’Archéologie française.
  46. Enlart, Manuel d’Archéologie française.
  47. Ibid.
  48. Il va de soi que, dans un si rapide regard jeté sur quatre-vingts années environ de production littéraire et artistique, on ne tient compte que des grandes généralités. Il serait facile de signaler des cas par lesquels notre affirmation est contredite, mais ils sont tous marqués du caractère de l’exceptionnel.
  49. C’est le mot admirable du grand Eugène Carrière : « Nous sommes dans l’horreur de l’invention et dans l’amour de la découverte. »
  50. Manuel d’Archéologie française.
  51. Histoire littéraire de la France au XIVe siècle. Discours sur l’état des Beaux-Arts.
  52. Manuel d’histoire de la littérature française.
  53. Histoire de la littérature française.
  54. M. Georges Grosjean, député, a réuni dans une brochure, Pour l’Art, contre les Vandales (1910), quelques-uns des plus récents griefs que, de ce chef, on peut faire aux Pouvoirs Publics et à certains particuliers : le château de Mauvezin, dans les Pyrénées, recrépi et remis à neuf par un propriétaire que choquait sa beauté huit fois séculaire ; la maison de François Ier, à Abbeville, dépouillée de ses rares et précieux ornements au profit de l’Amérique ; la chapelle de Saint-Vaast revêtue tout entière d’un affreux badigeon blanc et offerte par la commune à un acheteur ; les tapisseries de la cathédrale du Mans transportées en Espagne ; l’expédition des célèbres fauteuils de Compiègne au Tonkin et à Madagascar ; la démolition du cloître de la Trinité, à Vendôme, du château de Vincennes, où des fresques de Philippe de Champaigne ont été détruites ; le délabrement des pavillons de Pierre Lescot et de Jean Goujon au Louvre ; l’état d’abandon où se trouvent les Trianons, à Versailles ; l’enterrement du Mont Saint-Michel (c’était une île, bientôt l’abbaye, grâce à des travaux d’intérêt purement commercial, sera en pleins champs), etc., etc. D’autre part, à la différence de l’Italie, de la Grèce et de la Suisse, nous n’avons pas de loi qui interdise la vente de nos trésors artistiques à l’étranger, et l’Amérique s’en empare à force de dollars.
  55. Le Tourment de l’Unité.
  56. La Cathédrale de France.
  57. Eugène Carrière.
  58. On a protesté contre le goût exclusif de la plupart des artistes et des amateurs, aujourd’hui, pour l’architecture religieuse du moyen âge. On a rappelé que l’architecture civile, militaire, monastique et privée est digne aussi de notre admiration. Nous ne contestons pas la justesse de l’observation. Toutefois on conviendra que le génie roman et gothique a trouvé dans les Cathédrales son expression la plus complète et la plus haute. Si, du reste, l’architecture civile est distincte, comme on l’a prouvé, de l’architecture religieuse, elles sont toujours en harmonie l’une avec l’autre et c’est — comme l’exigeait la logique aux siècles où la pensée mystique avait la suprématie — de l’architecture religieuse que relevaient toutes les autres. L’architecture civile n’en produisit pas moins nombre d’œuvres de grand style dont nous ne méconnaissons certes point la beauté. Mais ces merveilles, du moins en France, ont laissé des traces assez rares. Nous n’y retrouvons guère d’hôtels de ville ni de maisons privées qui datent d’avant le XVe siècle, c’est-à-dire du dernier siècle proprement gothique. — Ajoutons que Rodin professe l’admiration la plus vive pour ces belles maisons d’autrefois, où le style gothique rencontre celui de la Renaissance ; maints passages de son livre témoignent de cette admiration.
  59. Cette interprétation de la pensée de Rodin nous est personnelle et n’engage nullement la responsabilité de l’artiste.
  60. Rodin fut le disciple assidu de Barye, de qui les œuvres, toutefois, paraissent avoir été plus instructives que les leçons. Il désira les conseils de Carpeaux ; les circonstances furent hostiles, et les deux artistes ne parvinrent pas à se rencontrer. Mais ce fait seul importe, que Rodin admirait Carpeaux et souhaitait de travailler avec lui.