L’Année littéraire, ou, Suite des lettres sur quelques écrits de ce temps, Volume 77 (p. 262-276).

Les Caquets

Le Théâtre de Goldoni est, Monsieur, une nouvelle mine pour nos auteurs dramatiques ; ils ont épuisé l'or des Anglais : ils ont recours aux Italiens. Les Caquets, Comédie en trois Actes en prose par M. Riccoboni, sont précédés de ce court Avertissement.

"Une Dame pour qui je dois avoir de l'estime & de l'amitié avait jeté sur le papier les deux premiers Actes de cette Comédie ; je ne les ai que très légèrement retouchés & je ne puis donner comme de moi que le dernier Acte seulement. L'idée de cette pièce est prise d'une comédie de Goldoni qui a pour titre : Li Pettegolezzi. Ceux qui savent l'italien peuvent faire la comparaison des deux ouvrages, & voir jusqu'à quel point ils se ressemblent".

Cette pièce a les deux premières qualités du comique. Elle est très-bien intriguée & pleine de gaîté. Le dénouement est un peu romanesque ; mais on le passe en faveur du quiproquo plaisant de l'Hébreu Menechem & de l'art avec lequel on fait parler tous les personnages suivant leurs caractères. Cet art est une des parties les plus essentielles & les plus difficiles du Drame & ce qu'on doit estimer le plus dans les Caquets, qui sont écrits d'ailleurs avec précision dans le style convenable & supérieurement dialogués. On les a représentés au commencement de cette année sur la scène Italique ; ils ont eu le plus grand succès ; on les redonne de temps en temps & le Public les revoit toujours avec plaisir il faut convenir aussi que cette pièce est parfaitement jouée par les Acteurs. Elle se vend chez Ballard, rue Saint-jean-de-Beauvais & chez tous les libraires qui distribuent les nouveautés.


Je suis, &c.
A Paris, ce 10 Novembre 1761.




Les Caquets


COMEDIE en trois ACTES & PROSE


Par
Marie-Jeanne Riccoboni
En collaboration avec
Antoine-François Riccoboni


PERSONNAGES

Adrien, Patron de Barque.

Madame Griffon, Procureuse.

Manette, Parente de Madame Griffon.

Babet, passe pour la fille d'Adrien.

M. Belhomme, bourgeois bossu.

Catherine & Marotte, , revendeuses, consines d'Adrien.

Angélique, couturière.

M. Renaud, père de Babet, négociant.

Menechem, Juif.



L e s C A Q U E T S


C O M E D I E



La scène est à Paris.
Le Théâtre représente une salle de compagnie
dans la maison d'Adrien



ACTE I



Madame Griffon, Manette, Babet, M. Belhomme, Catherine, Marotte
sont tous assis en cercle.



Madame Griffon, en qualité de Procureuse, est la Dame de la société ; c'est elle qui prend le ton & qui dit à Babet, qu'un M. Dubois doit épouser, de montrer de la gaîté puisqu'elle va se marier & qu'elle aime son futur.
On attend le fiancé pour signer le contrat.
Catherine & Marott e, commencent à parler leur jargon & à se répandre en observations critiques sur Dubois qui n'a pas encore donné à l'accordée les présents de noces.
Madame Griffon, est offensée des propos indiscrets de ces créatures sur le compte de Dubois qui a l'honneur d'être le filleul d'un bon Procureur de la cour, de M. Griffon, mari de Madame.
Ces commères se mettent à chanter pouille à la Procureuse ; il n'y a pas d'autre expression.
Dubois, arrive ; sa présence ne fait que rendre Catherine & Marotte plus insolentes & plus grossières.
Il faut que Madame Griffon quitte la place avec sa parente.
On les reconduit.



Les mêmes, Angélique.

Angélique, couturière vient se joindre à ces bavardes ; elle apporte la robe de noce de Babet.
C'est ici que commence l'intrigue & qu'on distingue le caractère de la pièce.



Marotte , raconte à Catherine & à Angélique

Adrien avait épousé une fille par amour : çà vous était joli, fringant, alerte, un port de Reine, un caquet… Oh ! c'était une maîtresse poulette ! Tant qu'Adrien demeurait à la maison , tout allait bien. Mais, pendant qu'il conduisait ses bateaux à Rouen, c'était des promenades, des collations, le bal du matin au soir, des Madames à panier, des officiers d'armée, un train… Enfin, elle a bien fait parler d'elle.

Catherine

Je ne savais pas ça, par exemple. Après…

Marotte

Eh bien, v'là qu'Adrien devint jaloux comme un tigre & qu'il prit le parti de mener sa femme avec lui ; ils avaient une petite fille qui mourut à Rouen. Ma mère y était qui a vu tout ça. V'là qui est bien ; elle est morte. Point du tout ; six semaines après, Adrien s'en retourne avec sa fille comme si de rien n'était.

Angélique

Avec sa fille morte ?

Marotte

Eh non pas. Avec Babet d'à présent qu'il a mise à la place de celle qui n'y était plus. Deux ans après sa femme mourut. Babet est demeurée la maîtresse de la maison. Après tout, il y a des parents plus proches que Babet & cela nous fait tort, n'est-ce pas ?

Catherine

Eh mais vraiment. Mais es-tu bien sûre de ça ?

Marotte

Ma mère y était, je vous dis & puis, pour en être plus sûre, j'ai fait venir le papier de la petite fille ; tenez, le voilà.

Catherine

Voyons. Diantre ! On pourrait faire des affaires à Adrien, oui.

Angélique

Mais où a-t-il pris Babet ? Oui est-elle ?

Marotte

V'là mon embarras. Elle pourrait bien être à lui & n'y être pas d'une certaine façon. Si ce n'est que Babet est fière & qu'elle s'en fait trop accroire, on n'aurait rien à dire. De droite ou de gauche il faut que tout le monde vive. J'ai bon cœur, j'aime mon prochain. Je ne dis rien fur personne ; ainsi je vous recommande bien de vous taire. II faut laisser les choses comme elles sont.



Angélique & Catherine, Enchantées de savoir ce secret.
Marquent déjà leur impatience d'en faire part à qui voudra l'entendre.
Marotte, ordonne à Angélique & Catherine de se taire, sous peine d'avoir à faire à elle.

Il ne faut pas omettre qu'Angélique est amoureuse de Dubois & que la jalousie s'unit au plaisir de l'indiscrétion.



ACTE II



Le Théâtre représente une petite place où l'on voit la maison de Madame Griffon.



Madame Griffon, apprend à Dubois que Babet n'est point fille d'Adrien, que les parents du dernier vont faire de l'éclat & qu'elle en est avertie
Elle a d'autant plus droit de lui parler sur ce ton, qu'elle a reçu le consentement du père de Dubois qui s'est reposé sur elle du mariage de son fils.

Je l'ai déjà prévenu que je n'en ferais point usage ; dans l'instant je viens de lui écrire que tour était changé. Je vois à votre air que ce contretemps vous afflige.

Dubois, en effet, est accablé de douleur. Il aime Babet sincèrement.
Elle vient ; elle 1e trouve au désespoir. Après bien des questions , il lui découvre la cause de son trouble : que l'on dit qu'elle n'est pas fille d'Adrien & que c'est Madame Griffon qui lui a fait ce rapport.
Babet aussi-tôt veut avoir un éclaircissement.
Dubois s'efforce de l'arrêter.
Babet, Elle promet de ne pas le nommer & la première chose qu'elle fait, c'est de dire à Madame Griffon qui paraît, que Dubois vient de l'entretenir de choses singulières. Elle raconte à la Procureuse tout ce que son amant lui a confié.
Il y a des vivacités de part & d'autre
Madame Griffon, se sent humiliée que Babet ait l'audace de prendre un pareil ton avec une femme comme elle. Cependant elle se radoucit & dit à Babet que c'est Angélique qui l'a assuré qu'Adrien avait eu une fille unique, qu'elle était morte à Rouen & qu'elle en avait vu la preuve.
Babet, brule de voir Angélique & de lui faire des reproches. Elle est chez Madame Griffon. On la fait descendre.
Angélique, avoue qu'elle a lu avec Catherine un papier & que c'est la cousine Marotte qui le fait voir à tout le monde.
Catherine & Marotte, paraissent. On en vient aux explications.
Babet

C'est donc vous, ma cousine, qui avez l'effronterie…

Marotte

A qui en a c'te mijaurée-là ?

Babet

Qu'avez-vous dit à Angélique ?

Catherine

Oh ! la langue ! On l'y avait tant recommandé.

Angélique

Moi, je n'ai rien dit, c'est Madame.

Mme Griffon

N'est-ce pas vous qui m'avez conté… ?

Angélique

Catherine, là de bonne foi, n'est-ce pas Marotte… ?

Catherine

Chut...

Babet

Mais expliquez-moi donc cette n oirceur, cette méchanceté. Pourquoi dire qe je suis morte & que mon père n'est pas mon père ?


Marotte

V'la bien du train pour pas grand chose. C'est Mamselle Angélique qui est amoureuse de Dubois & qui a été dire tout ça pour le ravoir.

Mme Griffon

Oh! cela est horrible ! Et me mettre dans ces caquets-là, moi, une femme comme moi !

Angélique

Madame, je ne l'ai point inventé. Mais parlez donc, Catherine, vous y étiez.

Babet

Comment ! Elle aime Dubois ?

Marotte

Pardi, il lui donnait des bouquets, du plaisir des Dames ; demandez à Catherine.

Catherine

Tiens, Marotte, t'es trop mauvaise. Il est bien vrai que la pauvre fille en est férue & que M. Dubois, par-ci, par-là, à ce qu'elle nous a dit… Mais ne te fâche pas, Babet ; il ne s'agissait pas de mariage. Quant à l'égard du papier, ça est vrai çà , ma pauvre fille ; on t'a enterrée à Rouen ; mais faut examiner çà ; tu ne serais pas la première qu'on aurait enterrée à faux. Du temps que ma grand'mère se maria ; faut que je te conte çà.

Babet

Eh, laisse-nous en repos avec tes contes.

Mme Griffon,en s'en allant.

Je vous plains bien, ma chère Babet.

Angélique

Cela est bien vilain toujours de mettre une honnête fille dans vos caquets & de la faire passer pour ce qu'elle n'est pas. Vous me le payerez, Marotte, & vous aussi, Catherine.

Catherine, en s'en allant.

Je te l'ai toujours dit, Marotte, tu as la langue trop longue, çà te donnera du tintouin. Que ne fais-tu comme moi ? J'entends tout, je ne dis mot & tout le monde m'aime. Votre servante, Babet.



Marotte se retire aussi en disant à Babet
qu'elle n'avait pas eu dessein de lui faire de la peine.
Babet & Dubois sont tristes
M. Belhomme cherche à les consoler, en s'offrant à faire Babet
son héritière de cinq mille livres de rente.


Dubois, à M. Belhomme.

Monsieur, je vous devrai le bonheur de ma vie ; comment pourrai-je reconnaître ce que vous faites pour moi ?

M. Belhomme, réplique

Bon, ce n'est qu'après ma mort ; cela ne coute pas un sou.

Adrien, paraît.
Babet s'écrie

Ah, mon père, mon cher père, est-il bien vrai que je ne fuis pas votre fille ?

Adrien, confirme cette malheureuse nouvelle. Il répond que depuis plus de dix ans il a cru son père mort, faute d'en avoir reçu aucune nouvelle, mais qu'il vient d'apprendre qu'il est à Paris
& qu'il s'informe partout de sa demeure.
Il ajoute qu'il est un des riches négociants de l'Inde
'Marotte' court bien vite le dire à tout le quartier.



ACTE III


Le Théâtre représente un des ports de la ville sur le bord de la Seine.



M. Renaud, Menechem, Marotte.


''M. Renaud, père de Babet négociant & Menechem, Juif, ouvrent la scène.
Le premier s'est informé inutilement dans Paris où demeurait Adrien.
Menechem, lui répond dans une espèce de patois ou de français corrompu qui jette une sorte de ridicule agréable fur ce personnage.
Renaud, est impatient de retrouver Adrien. Depuis douze ans il lui a confié sa fille unique dont il le fit dépositaire quand il partit pour l'Inde avec sa femme ; elle avait pris sa propre fille en aversion. Cet homme a fait beaucoup de voyages, essuyé des naufrages, des malheurs, perdu sa femme. Enfin, il a rassemblé sa petite fortune & il ne manque plus rien à son bonheur que de retrouver sa fille.
M. Renaud demande à Marotte qui se présente si elle ne connaîtrait pas par hasard un certain Adrien.
Marotte, Elle se hâte de lui dire qu'elle est sa cousine germaine & elle lui enseigne sa demeure, en ajoutant qu'il ne le trouvera pas parce qu'il marie sa fille ce même jour.
Renaud est étonné.
Marotte, poursuivant avec son babil, dit que cette Babet est la fille à quelque autre, qu'elle faisait la merveilleuse, qu'elle se donnait du airs.
M. Renaud .

Elle fait donc mal parler d'elle ? Qu'entends-je ?

Marotte

Il y a tout plein de gens qui ne demandent pas mieux que de médire. Pour moi , je ne crois pas çà da ; car je n'aime pas à mal penser, mais c'est que ce M. Belhomme, le bossu, qui est le compère d'Adrien ; çà lui est resté de sa défunte ; car elle avait toujours comme çà quelque compère dans sa manche ; il est toujours là, il n'en bouge. Encore si ce n'était que de temps en temps, on n'y prendrait pas garde.

''Renaud s'afflige ; il croit que sa fille est tombée dans des travers.
Marotte lui demande s'il n'est pas ce Marchand de l'Inde, le père de Babet.
Renaud ne voulant pas se découvrir, craignant que sa fille ne l'ait deshonoré, répond que c'est Menechem Juif, de ces petits Marchands qui courent le pays ; celui-ci vendait des lunettes.
Marotte fait part de cette nouvelle à Catherine & à Angélique. Elles font enchantées de savoir que Babet est la fille de ce Juif. On régale de cette aventure M. Belhomme & le pauvre Dubois lui-même que ces bavardes impatientent par leurs sots propos ; il est consterné. Arrive Babet qui apprend de la bouche de son amant l'histoire prétendue de sa naissance ; elle tombe évanouie dans les bras de Dubois ; à peine est-elle revenue qu'elle apperçoit Adrien avec M. Renaud & Menechem : elle s'enfuit.
M. Renaud .

» Craindrait-elle de me voir ? Serait-elle informée des faux rapports qu'on m'avait faits d'elle ?

''Dubois, lui répond qu'elle est informée de la vérité. Il s'adresse au Juif, croyant toujours qu'il est le père de Babet. Enfin , il est déclaré que c'est Renaud qui est le père de la jeune personne.
Dubois, transporté de joie, court auprès de Babet il la ramène.
Dubois
Venez, ma chère amie, ne craignez rien, embrassez votre père.'

B A B E T

Babet, tremblante.

Lequel est-ce ?
Elle sait enfin que c'est M. Renaud. Elle se jette dans ses bras.

M. Renaud, désignant Marotte .

Les discours qu'elle m'avait tenus sur votre conduite me faisaient rougir d'avouer que j'étais votre père & c'est moi qui, dans mon trouble, lui ai dit que vous apparteniez à mon compagnon de voyage.

Marotte

Mais voyez donc ? Monsieur, en arrivant, commence par nous faire des caquets. Eh bien ! est-ce notre faute ?

''Babet déclare nettement qu'elle n'est point la cousine de ces Demoiselles Catherine & Marotte & qu'elle ne veut voir de sa vie des femmes de ce caractère.
M. Belhomme
propose à Angélique de l'épouser & Dubois se flate que la nouvelle situation où se trouve Babet ne changera pas son cœur. M. Renaud consent à leur mariage.