Les Cahiers de Malte Laurids Brigge (trad. Gide)

LES CAHIERS DE
MALTE LAURIDS BRIGGE
(fragments)

I

Dès qu’elle parlait d’Ingeborg, rien ne l’atteignait plus. Elle ne se ménageait plus alors ; elle parlait plus haut ; elle riait au souvenir de ce rire d’Ingeborg ; elle voulait qu’on connût combien Ingeborg avait été belle.

— Elle nous faisait joyeux, disait-elle, tous, et ton père aussi, Malte, oui joyeux littéralement. Mais lorsqu’on déclara qu’elle était perdue, encore qu’elle parût à peine malade et que tous autour d’elle nous feignions de l’ignorer, un jour elle se mit sur son séant dans son lit — et parlant droit devant elle comme étonnée du son de sa voix : “Pourquoi prendre tant de précautions ? Nous le savons bien tous et je peux vous tranquilliser ; ce qui arrive est très bien ; j’ai mon content.” Figure-toi qu’elle disait “J’ai mon content,” elle qui nous rendait tous joyeux. Pourras-tu comprendre cela un jour, Malte ! quand tu seras grand. Pense à cela plus tard ; qu’il t’en souvienne. Il serait heureux qu’il y eût quelqu’un pour comprendre de pareilles choses.

“De pareilles choses” occupaient maman quand elle était seule ; et elle était toujours seule, ces dernières années.

— Moi je n’y arriverai jamais, Malte, disait-elle parfois avec ce sourire bizarrement hardi, qui n’était souri pour personne mais trouvait contentement en lui-même. — Mais que personne ne cherche à tirer cela au clair !… Si j’étais homme, oui, si seulement j’étais homme, j’y réfléchirais, posément et avec méthode et depuis le commencement. Car il doit y avoir un commencement, et si seulement on pouvait le saisir, ce serait déjà là quelque chose. Ah ! Malte, nous passons, et tous sont distraits et affairés me semble-t-il, et ne font pas attention quand nous passons. Comme quand une étoile tombe et que personne ne la voit et que personne n’a fait un souhait. N’oublie jamais de souhaiter, Malte. Souhaiter, il ne faut y renoncer jamais. Je ne crois pas à l’accomplissement, mais il y a des désirs qui occupent longtemps, oui toute la vie, de sorte que l’accomplissement n’y trouverait tout de même pas sa place.

Maman avait fait monter le petit secrétaire d’Ingeborg dans sa chambre ; j’entrais à ma guise et souvent la trouvais assise devant. Mon pas s’étouffait complètement dans le tapis, mais elle sentait ma présence et me tendait une main par dessus l’autre épaule. Cette main n’avait aucun poids ; elle semblait à mes lèvres pareille au crucifix d’ivoire qu’on me tendait le soir avant que je ne m’endorme. Devant cette petite table à écrire dont une planche se rabattait, elle restait assise comme devant un instrument de musique. “Il y a tant de soleil là-dedans” disait-elle ; et en effet l’intérieur en était extraordinairement brillant, de vieille laque jaune, avec des fleurs peintes, une rouge alternant avec une bleue. Et là où il y en avait trois, celle du milieu toujours était violette, séparant les deux autres. Ces couleurs et le vert des étroites guirlandes horizontales étaient obscurcis autant que le fond était lumineux, sans précisément être clair. Et cela faisait une étrange relation assourdie de tons qui ne révélaient point au dehors leur mutuelle dépendance intime.

Maman amenait les petits tiroirs, qui tous étaient vides.

“Tiens ! des roses !” s’écriait-elle, et elle se penchait un peu vers la douteuse senteur qui ne s’épuisait pas. Elle s’imaginait toujours que, dans quelque casier secret, à la pression d’un ressort caché, quelque chose tout à coup allait se découvrir, à quoi personne n’avait jamais pensé. “Cela va se déclencher tout d’un coup, tu vas voir,” disait-elle gravement et anxieusement en essayant hâtivement tous les tiroirs. Tout ce que réellement elle y avait trouvé de papiers, elle l’avait aussitôt mis sous clef soigneusement sans le lire. “Je n’y aurais tout de même rien compris, Malte ; sûr que c’est trop difficile pour moi.” Elle était convaincue que tout était trop difficile pour elle. “Dans la vie, il n’y a pas de classes pour les débutants ; tout de suite il faut répondre au plus difficile.” On m’affirmait qu’elle n’était ainsi que depuis la mort terrible de sa sœur, la comtesse Ollegaard Skeel, qui brûla vive, un soir de bal, comme elle apprêtait sa coiffure devant une glace à candélabres. Mais Ingeborg, dans les derniers temps, lui paraissait tout de même ce qu’il y a de plus difficile à comprendre.

Et maintenant je veux redire cette histoire, telle que maman la racontait lorsque je l’en priais.

C’était au milieu de l’été, le jeudi qui suivit les funérailles d’Ingeborg. De la place où nous prenions le thé, sur la terrasse, on pouvait voir entre les ormes gigantesques le pignon de la sépulture de famille. On avait disposé les tasses comme si jamais une personne de plus ne s’était assise à cette table, et tout autour de la table nous nous étions également espacés. Et comme chacun avait apporté, qui un livre, qui une corbeille à ouvrage, nous nous trouvions presque à l’étroit. Abelone, la sœur cadette de maman, servait le thé, et tous l’aidaient à préparer le goûter ; seul, ton grand-père regardait de son fauteuil, vers la maison. C’était l’heure où l’on attendait le courrier. Il arrivait d’ordinaire qu’Ingeborg l’apportait, car les soins de la maison l’y retenaient la dernière. Durant les semaines de sa maladie, nous avions eu le temps largement de nous déshabituer de sa venue ; puisque nous savions bien qu’elle ne pouvait venir. Mais, alors que vraiment elle ne pouvait plus venir, cet après-midi là, Malte… elle vint. Peut-être était ce notre faute ; peut-être l’avions-nous appelée. Car je me rappelle que j’étais là et tout-à-coup m’efforçais de me représenter ce qu’il y avait pourtant de changé. Brusquement il me devenait impossible de dire quoi ; c’était soudain totalement oublié. Je levai les yeux et vis les autres tournant leurs regards vers la maison, non point d’une façon solennelle ou particulière, mais dans une attente toute tranquille et quotidienne. Et j’étais sur le point (Malte, j’ai froid quand j’y pense) mais Dieu me garde, sur le point de demander “que devient donc…” Quand déjà Cavalier, s’élançant de dessous la table, bondit à sa rencontre comme il avait accoutumé. Je l’ai vu, Malte, je l’ai vu. Il courut vers elle, bien qu’elle ne vînt pas ; pour lui, elle vint. Nous comprenions qu’il courait à sa rencontre. Par deux fois il se retourna vers nous comme pour interroger. Puis il se rua vers elle, comme auparavant, Malte, exactement comme auparavant, et la rejoignit, car il commença de sauter en rond, Malte, autour de quelque chose d’absent, et puis sur elle-même, pour la lécher, droit dessus. Nous l’entendions pousser de petits aboiements de joie, et de la façon dont il bondissait en l’air plusieurs fois de suite, on aurait vraiment pu croire qu’il nous la cachait par ses gambades. Puis, tout d’un coup il poussa un hurlement, se rejeta en arrière au milieu de nous par un mouvement d’une maladresse bizarre et retomba à plat et ne bougea plus. Le domestique sortit de l’autre côté de la maison avec les lettres. Il hésita un instant ; apparemment l’expression de nos visages n’invitait pas à s’approcher. Et déjà ton père lui faisait signe de rester là. Ton père, Malte, n’aimait aucune bête : mais cette fois, avec lenteur à ce qu’il me parut, il alla vers le chien et se baissa vers lui. Il dit un mot au domestique, un ordre bref. Je vis celui-ci se précipiter, pour emporter Cavalier ; mais ton père prit alors lui-même le chien dans ses bras et partit avec, comme s’il savait exactement où, dans la maison.

Un jour que, durant ce récit, l’obscurité s’était faite, j’ai été sur le point de parler à maman de la main ; à ce moment cela m’aurait été possible ; et déjà je prenais haleine, j’allais parler, quand soudain je songeai à ce domestique qui n’avait plus pu avancer à cause de leurs figures, ce que je comprenais si bien. Et, malgré l’obscurité, j’eus peur de ce visage que prendrait maman quand elle saurait ce que j’avais vu. Et vite je repris haleine une seconde fois, comme sans autre dessein. Une couple d’années plus tard, après la mystérieuse nuit dans la galerie d’Urnekloster, des jours durant, je m’apprêtai à me confier au petit Eric. Mais il s’était complètement fermé et retiré de moi depuis notre conversation nocturne ; je crois qu’il me méprisait. Et c’est pour cela précisément que je voulais lui raconter la main. Je m’imaginais que je remonterais dans son opinion (ce que je souhaitais très fort, peu importe pourquoi) si j’arrivais à lui faire saisir que vraiment moi j’avais vécu cela. Mais Eric était si habile à m’éluder que je ne parvenais à rien. Puis précisément alors nous partîmes en voyage. Il est curieux qu’ainsi je me trouve raconter pour la première fois une aventure qui remonte aux premiers temps de mon enfance.

Combien petit je devais être encore, je le vois à ceci que j’étais à genoux sur la chaise pour atteindre à hauteur de la table sur laquelle je dessinais. C’était le soir, en hiver, si je ne fais erreur, dans notre maison de ville. La table se trouvait dans ma chambre, entre les fenêtres, et il n’y avait pas d’autre lampe dans la chambre, que celle qui éclairait mes feuillets et le livre de Mademoiselle ; car Mademoiselle était assise à lire auprès de moi, un peu en arrière. Elle s’absentait je ne sais où, quand elle lisait, et je ne suis pas sûr que ce fût dans son livre ; elle pouvait lire des heures durant, mais elle tournait rarement les pages ; et j’avais l’impression que sous son regard les pages se gonflaient de mots nouveaux que son regard y faisait naître, de certains mots dont elle avait besoin et qui ne se trouvaient pas là. J’imaginais cela tandis que je dessinais. Je dessinais lentement, sans intention bien arrêtée, et je regardais tout, quand je ne savais plus comment continuer, en penchant un peu la tête sur l’épaule droite ; de cette façon je trouvais plus vite ce qui manquait encore. Je faisais des officiers à cheval, qui galopaient à la bataille, ou bien au milieu du combat, ce qui était beaucoup plus simple parce qu’alors je n’avais presque plus à indiquer que la fumée qui les enveloppait. Maman prétend toujours maintenant que c’étaient des îles que je peignais ; des îles avec de grands arbres et un château et un escalier et, sur la rive, des fleurs qui se miraient dans l’eau. Mais je crois qu’elle invente, ou que ça n’était que plus tard.

Il est de fait que ce soir-là je dessinais un chevalier, un unique chevalier bien distinct, sur un cheval merveilleusement caparaçonné. C’était si bariolé que constamment je devais changer de crayon ; pourtant le crayon rouge jouait le rôle principal et je le reprenais à tout moment. Une fois de plus j’allais le saisir, lorsqu’il roula (je le vois encore) obliquement sur ma feuille jusqu’au bord de la table et, avant que j’eusse pu le retenir, tomba contre ma chaise et disparut. Tout de même, j’en avais un urgent besoin ; quel ennui de devoir descendre, puis escalader de nouveau ma chaise ! Maladroit comme je l’étais cela n’allait pas sans préparatifs de toutes sortes ; mes jambes me paraissaient beaucoup trop longues et je ne parvenais plus à les ramener de dessous moi ; cet agenouillement prolongé les avait engourdies, et je ne sentais plus bien où je finissais et où commençait la chaise. Je parvins tout de même à atteindre le plancher, et confusément me trouvai sur une peau de bête qui, sous la table, s’étalait jusqu’au mur. Là surgit une nouvelle difficulté. Habitués à la clarté d’en haut, tout éblouis encore par l’éclat des couleurs sur le papier blanc, mes yeux se refusaient à reconnaître la moindre chose sous la table, où le noir m’apparaissait si clos que j’avais peur de m’y cogner. Je m’en remis donc à mon toucher, et, appuyé sur la main gauche, de la droite commençai de peigner les longs poils frais du tapis, de contact aussitôt familier ; mais pas le moindre crayon. Déjà je me figurais avoir passé à cette recherche un temps considérable et j’allais prier Mademoiselle de m’aider en approchant la lampe, quand je remarquai que devant mes yeux involontairement écarquillés, l’obscurité peu à peu se faisait plus transparente. Déjà je distinguais le mur du fond que bordait une plinthe claire ; je m’orientai entre les pieds de la table ; du moins je reconnaissais bien ma propre main qui, toute séparée, les doigts ouverts, un peu à la façon d’une bête aquatique, là-dessous se mouvait et palpait le fond. Je la regardais, il m’en souvient, presque avec curiosité ; elle me paraissait connaître des choses que je ne lui avais jamais apprises, à voir comme elle tâtonnait là-dessous à son gré avec des mouvements pour moi tout neufs. Je la suivais à mesure qu’elle avançait ; je m’intéressais à elle et me préparais à voir je ne sais quoi. Mais comment aurais-je pu m’attendre à ce que, partant du mur, soudain une autre main vînt à la rencontre de la mienne, une main plus grande, extraordinairement maigre et comme je n’en avais encore jamais vu. Elle tâtonnait de son côté, de la même manière, toute ouverte comme la mienne, et toutes deux se mouvaient à la rencontre l’une de l’autre, aveuglement. Je n’étais pas au bout de ma curiosité, qu’elle avait cédé brusquement pour faire place à la terreur. J’avais conscience qu’une de ces mains m’appartenait et qu’elle s’enfonçait dans une aventure irréparable. De toute l’autorité que je gardais sur elle, je la retins, et la ramenai vers moi lentement, tout à plat, sans quitter des yeux l’autre main, qui continuait de chercher. Je compris qu’elle n’allait pas s’en tenir là, et je ne puis pas dire comment je remontai. J’étais maintenant enfoncé profondément dans le fauteuil, mes dents claquaient et j’avais si peu de sang au visage que je croyais n’avoir plus de bleu dans les yeux. Je voulus dire : Mademoiselle ! et je ne pus ; mais d’elle-même alors elle s’alarma, rejeta son livre, et s’agenouilla devant mon fauteuil en criant mon nom ; je crois qu’elle me secoua. Mais j’avais toute ma connaissance. J’avalai ma salive deux ou trois fois de suite avec l’intention de raconter.

Mais comment ? Je fis un indicible effort sur moi-même, mais il n’y avait pas moyen de m’exprimer de manière à ce que l’on comprît. Si seulement il y avait des mots pour un tel événement, j’étais trop petit pour les trouver. Et soudain me saisit une angoisse ; ces mots, pourtant, au-delà de mon âge, ils existaient peut-être, et que je dusse un jour les dire me parut plus terrifiant que tout. La réalité de là-dessous, la représenter une seconde fois, modifiée, conjuguée, depuis le commencement ; m’entendre l’admettre — de cela je n’avais plus la force.

C’est une imagination, bien entendu, d’aller prétendre à présent que, à ce moment déjà, j’aurais pu sentir que quelque chose venait d’entrer dans ma vie, précisément dans la mienne, avec quoi j’allais devoir m’en aller seul, toujours et toujours. Je me revois couché dans mon petit lit-cage, ne dormant pas mais, je ne sais comment, pressentant confusément qu’ainsi serait la vie : pleine de choses tout étranges, à l’intention d’un seul et qui ne se laissent pas dire. Il est certain que peu à peu un triste et difficile orgueil grandit en moi. Je me représentais ce que ce serait que de marcher plein de secret, en silence. Je ressentais une fougueuse sympathie pour les grandes personnes, une admiration et me proposai de leur dire que je les admirais. Je me proposai de le dire à Mademoiselle à la première occasion.

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II

Et quand je le dirais bien haut : il n’est rien arrivé. Et quand je le répéterais : il n’est rien arrivé. À quoi cela m’avancera-t-il ?

Que mon poêle se soit encore mis à fumer et que j’aie dû sortir, est-ce là vraiment un malheur ? Que je me sente las et transi, cela n’a pas d’importance. Si j’ai couru tout le jour dans les rues, c’est que je l’ai bien voulu. J’aurais aussi pu me reposer dans une salle du Louvre. Pourtant non. Certaines gens viennent là pour se chauffer. Ils restent assis sur les banquettes de velours, et, sur les bouches de chaleur, leurs pieds posent l’un contre l’autre comme de grosses bottes vides. Ce sont des citoyens extrêmement modestes qui savent gré aux gardiens de les tolérer. Mais si j’entre, ils grimacent. Ils grimacent en hochant la tête. Puis si je vais et viens devant les tableaux, obstinément ils me suivent de leur œil brouillé. J’ai donc bien fait de ne pas aller au Louvre. J’ai marché sans cesse. Dieu sait combien de faubourgs, de quartiers, de ruelles, de passages, de cimetières, de squares j’ai traversés… Je ne sais où j’ai rencontré un homme qui poussait devant lui une charrette à bras. Il criait : Chou-fleur. Chou-fleur — le fleur avec un eu bizarrement trouble. À côté de lui marchait une anguleuse femme qui, de temps en temps, le poussait. Et quand elle le poussait il jetait son cri. Parfois aussi il criait de lui-même, mais alors c’était hors de propos, et aussitôt il lui fallait crier à nouveau, parce qu’on passait devant la maison d’un client. Ai-je dit que cet homme était aveugle ? Non ? Eh bien : il était aveugle. Il était aveugle et il criait. J’arrange en disant cela ; j’escamote la charrette qu’il pousse ; je feins de n’avoir pas remarqué qu’il criait des choux-fleurs. Mais cela est-il bien essentiel ? Et quand cela serait essentiel, que m’importe à moi ? J’ai vu un vieux homme qui était aveugle et qui criait. Voilà ce que j’ai vu. Vu.

Croira-t-on qu’il y ait de pareilles maisons ? Non ; l’on va dire encore que j’arrange. Mais cette fois c’est la vérité ; rien d’escamoté ; bien entendu rien d’ajouté non plus. D’où le prendrais-je ? On sait que je suis pauvre. On le sait. Maisons ? Mais pour être exact, c’étaient des maisons qui n’étaient plus là. Des maisons qu’on avait démolies du haut en bas. Ce qu’il y avait, c’étaient les autres maisons, celles d’à côté qui restaient, les hautes maisons voisines. Apparemment elles couraient risque de crouler depuis que contre elles on avait tout enlevé ; et tout un échafaudage de longues poutres goudronnées, sortant des gravois, s’arc-boutaient contre la paroi découverte. Je ne sais pas si j’ai déjà dit que c’est de cette paroi que je parle. Ce n’était pas, à proprement parler, la première paroi des maisons subsistantes (ainsi qu’on devrait supposer), mais bien la dernière des disparues. Elle montrait sa face interne. On voyait, à différents étages, des murs de chambres où les tentures collaient encore ; çà et là l’amorce du plafond ou du plancher. Auprès des murs des chambres, tout au long de la paroi, on distinguait un espace suspect par où s’insinuait, vermiculeux, une espèce de tube digestif : la descente des cabinets, laissant paraître la répugnante rouille des immondices. À l’angle des plafonds, les tuyaux à gaz avaient laissé des marques poussiéreuses… Mais le plus inoubliable, c’était encore le mur lui-même. On n’avait pu déloger l’opiniâtre vie de ces chambres. Elle y était encore ; elle se retenait aux clous qu’on avait négligé d’enlever ; elle prenait appui sur un étroit morceau de plancher ; sous ces encoignures où se formait encore un petit peu d’intimité, elle restait blottie. On la retrouvait dans les couleurs que d’année en année elle avait changées, le bleu en vert chanci, le vert en gris, et le jaune en un blanc rance. Mais on la retrouvait également aux places conservées plus fraîches, derrière les glaces, les cadres, les armoires ; elle avait inscrit leur contour à l’aide de toiles d’araignées et de poussière. On la retrouvait aussi dans chaque écorchure, dans les ampoules que l’humidité avait soufflées au bas des tentures ; elle tremblait avec les lambeaux flottants et transpirait dans de vieilles taches suspectes. Et, de ces murs, jadis bleus, verts ou jaunes, qu’encadraient les reliefs des cloisons transversales abattues, émanait une haleine opiniâtre et paresseuse qu’aucun vent encore n’avait pu dissiper. Là s’attardaient les heures du jour, les maladies, les exhalaisons, les sueurs. Elle était là, la longue et fade odeur des nourrissons négligés, l’angoisse des petits écoliers, la moiteur des pubertés… Et tout ce qui montait en buée du gouffre de la rue, tout ce qui s’infiltrait du toit avec la pluie, qui ne tombe jamais pure sur les villes… J’ai dit, n’est-ce pas, qu’on avait démoli tous les murs, à l’exception de ce dernier. C’est toujours de celui-là que je parle. On va penser que je suis resté longtemps devant. Mais je jure que je me suis mis à courir aussitôt que je l’eus reconnu. Car le terrible, c’est que je l’ai reconnu. Tout ceci je le reconnais ici ; et c’est pourquoi cela entre en moi tout de suite ; comme chez soi.

Après quoi je me sentis quelque peu épuisé ; je dirai même atteint ; aussi était ce trop pour moi que encore lui dut m’attendre. Il attendait dans la petite crémerie où je voulais manger deux œufs sur le plat ; j’avais faim ; j’étais resté sans rien manger de tout le jour.

Mais à présent je ne pouvais non plus rien prendre. Mes œufs n’étaient pas prêts que j’étais de nouveau poussé dans les rues qui coulaient vers moi épaisses du monde. Car c’était soir de carnaval et les gens avaient du temps à eux, et flottaient et frottaient les uns aux autres. Et leurs visages étaient pleins de la lumière des éventaires et le rire suintait de leurs bouches comme de blessures purulentes. Ils riaient toujours plus et s’aggloméraient d’autant plus que plus impatiemment je tentais d’avancer. J’accrochai je ne sais comment le châle d’une femme que j’entraînai ; des gens m’arrêtèrent en riant ; et je sentais que j’aurais dû rire moi aussi ; mais je n’y parvenais pas. Quelqu’un me jeta une poignée de confetti dans les yeux ; ce fut cinglant comme un coup de fouet. Aux carrefours les gens étaient coincés, imbriqués les uns dans les autres, sans plus de progrès possible, rien qu’un muet et mol ondulement comme pour s’accoupler tout debout. Mais bien qu’ils se tinssent immobiles tandis que, contre le trottoir, à travers la déchirure de la foule, je courais comme un fou, en vérité c’étaient tout de même eux qui bougeaient, et moi qui restais en place. Car rien ne changeait, à l’entour de moi ; quand je levais la tête, je continuais de voir les mêmes maisons d’un côté, de l’autre les baraques. Peut-être aussi tout était-il fixe, et n’y avait-il en moi comme en eux qu’un vertige qui faisait girer le tout. Mais je n’avais pas le temps d’y réfléchir ; j’étais lourd de sueur ; en moi tournoyait une douleur assourdissante, comme si mon sang charriait je ne sais quoi de trop épais qui distendait mes veines. Et je sentais que l’air était épuisé depuis longtemps, et qu’il ne restait plus qu’un rebut de respirations qui répugnait à mes poumons.

Mais maintenant c’est fini ; j’ai résisté. Me voici dans ma chambre assis près de la lampe ; il fait un peu froid, car je n’ose pas mettre le poêle à l’épreuve ; s’il allait fumer et de nouveau me chasser au dehors ! Je suis ici et je pense : si je n’étais pas pauvre, je prendrais une autre chambre avec des meubles moins fatigués, moins hantés par les précédents locataires. D’abord il m’en coûtait vraiment d’appuyer ma tête dans ce fauteuil ; là, dans sa garniture verte, il y a un vallonnement d’un gris graisseux, bien à la mesure de toutes les têtes. Dans les premiers temps je prenais précaution de mettre sous ma tête un mouchoir ; mais maintenant je suis trop fatigué ; et du reste ce petit creux convient tout particulièrement à ma nuque. Mais si je n’étais pas pauvre, je commencerais par m’acheter un bon poêle ; et je me chaufferais avec du pur bois de montagne ; et laisserais ces pitoyables “têtes-de-moineaux” dont les émanations me font le souffle si court et la tête si lourde. Et puis il me faudrait quelqu’un qui veillerait sur le feu et le rallumerait à propos, sans vacarme. Car il m’arrive souvent de rester un quart d’heure, à tisonner, agenouillé contre le brasier dont l’éclat me crève les yeux et me rissole la peau du front, dilapidant d’un coup tout ce que j’avais de force en réserve pour la journée, et quand, après, je redescends parmi les autres, ils ont raison de moi facilement. Parfois, quand il y aurait foule, prendre une voiture, aller ; je mangerais tous les jours dans un Duval… Je ne traînerais plus dans les crèmeries… Je l’aurais aussi bien rencontré au Duval ? Non. Là on ne lui aurait pas permis de m’attendre. Les moribonds, on ne les laisse pas entrer. Moribonds ? À présent que je suis à l’abri, dans ma chambre, je vais essayer de réfléchir tranquillement à ce qui m’est arrivé. Il est bon de ne rien laisser dans le vague. Donc j’entrai, et d’abord je vis que quelqu’un occupait la table à laquelle j’ai coutume de m’asseoir. Je saluai dans la direction du comptoir, commandai mon repas et m’assis là auprès. Mais aussitôt, bien qu’il ne bougeât pas, je le sentis. C’est précisément son immobilité que je sentis et que je compris tout d’un coup. Un courant s’établit entre nous, et je connus qu’il était raide de terreur. Je compris que la terreur l’avait paralysé, terreur de quelque chose qui se passait en lui-même. Peut-être que, en lui, un vaisseau se rompait ; peut-être qu’un poison, longtemps redouté, en ce moment précis envahissait le ventricule de son cœur ; peut-être un grand abcès éclatait-il dans son cerveau, comme un soleil qui lui changeait l’aspect du monde. Avec un indicible effort, je me forçai de regarder de son côté : car j’espérais encore que tout cela était imaginaire. Mais alors je bondis de dessus ma chaise, et me précipitai au dehors ; car je ne m’étais pas trompé. Il était assis là, dans un épais manteau noir, et son visage convulsé, tout gris, enfonçait dans un cache-nez de laine. Sa bouche était pesamment close ; quant à ses yeux il n’était pas possible de dire s’ils y voyaient encore : des lunettes aux verres fumés et embués les cachaient et tremblaient un peu. Ses narines étaient distendues, et les grands cheveux sur ses tempes vidées se fanaient comme sous l’effet d’une trop grande chaleur. Ses oreilles étaient longues, jaunes, jetant de grandes ombres derrière elles. Oui, il savait qu’en ce moment il s’éloignait de tout ; pas seulement des hommes. Un instant encore, et tout va perdre son sens, et cette table, et cette tasse, et cette chaise à laquelle il se cramponne, tout le quotidien et le proche va devenir incompréhensible, étranger, et clos. Ainsi il était là, il attendait que ce fût consommé. Et ne se défendait plus.

Et moi je me débats encore. Je me débats, quoique je sache bien que déjà mon cœur est arraché, et que si même mes bourreaux maintenant me tenaient quitte, je ne pourrais tout de même plus vivre. Je me dis : il n’est rien arrivé, et pourtant je n’ai pu comprendre cet homme que parce que, en moi aussi, quelque chose arrive qui commence à m’éloigner et à me séparer de tout. Combien toujours me fut horrible d’entendre dire d’un mourant : il ne reconnaît déjà plus personne. Alors je me représente un solitaire visage qui se soulève de dessus les coussins, qui cherche n’importe quoi de connu, n’importe quoi où son regard puisse reprendre connaissance, et qui ne trouve rien. Si mon angoisse n’était si grande, je me consolerais en me persuadant qu’il n’est pas impossible de voir tout d’un œil différent, et néanmoins de vivre ; mais j’ai peur, une peur indicible, de cette modification. Je ne suis seulement pas encore familiarisé avec ce monde, qui me paraît bon. Que ferais-je dans un autre ? Je voudrais tant demeurer parmi les significations qui me sont devenues chères ! et si pourtant quelque chose doit être changé, puissé-je du moins vivre parmi les chiens, dont le monde est parent du nôtre.

Durant quelques moments encore je vais pouvoir conter tout ceci et le dire. Mais le jour viendra où ma main me sera distante, et quand je lui ordonnerai d’écrire, elle tracera des mots que je n’aurai pas consentis. Le temps de l’autre explication va venir, où chaque signification se défera comme un nuage et s’écoulera comme de l’eau. Malgré ma peur je suis pourtant pareil à quelqu’un qui se tient devant de grandes choses ; et je me souviens qu’autrefois j’avais souvent éprouvé je ne sais quoi d’analogue avant de commencer à écrire. Mais cette fois-ci, je serai écrit. Je suis l’impression qui va se recomposer en une autre. Il ne s’en faudrait plus que de très peu, et je pourrais, ah ! tout comprendre, acquiescer à tout. Un pas de plus et ma profonde misère serait félicité. Mais ce pas, je ne puis le faire ; je suis tombé et ne puis plus me relever ; parce que je suis brisé. Jusqu’ici j’ai cru que je pourrais voir venir un secours. Voici devant moi, de ma propre écriture, ce qui fut ma prière de chaque soir. Des livres où je l’avais lu j’ai transcrit cela pour l’approcher de moi, pour qu’en l’écrivant il me parût que cela jaillissait de moi-même. Et maintenant je veux le copier encore une fois, ici, devant ma table, à genoux, je veux l’écrire, car ainsi j’en ai pour plus longtemps qu’à le lire, chaque mot prenne de la durée et ait le temps de retentir.

“Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m’enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Âmes de ceux que j’ai aimés, âmes de ceux que j’ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde ; et vous, Seigneur mon Dieu ! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise.”

Je suis pour eux un objet de risée…

Ils ruinent mon sentier, et pour augmenter mon affliction ils n’ont besoin du secours de personne…

Maintenant mon âme se fond en moi…

La nuit me perce l’os et le mal qui m’attaque ne prend pas le temps de dormir.

Par la violence de ma douleur, mon manteau perd sa forme et se colle à mon corps m’enserrant comme une tunique…

Les jours de la calamité m’ont surpris…

Ma harpe n’est plus qu’un instrument de deuil ; ma flûte n’est plus qu’un sanglot.