LES

Côtes  de  Provence.


Dernière partie[1]
Saint-Tropez, Fréjus et Grasse.


Séparateur


Du cap Lardier, qui ferme à l’est la baie de Cavalaire au fond du golfe de Fréjus, la côte se dirige vers le nord. A mi-distance, après qu’on a passé les escarpemens du cap Taillat et du cap Camarat, les mouillages de Bon-Porté et de Pampelane, les pentes s’adoucissent, les montagnes se mamelonnent, se couvrent de bois, et le golfe de Saint-Tropez s’enfonce dans l’intérieur des terres. Son ouverture, de la batterie de Rabiou à la pointe Sardinière, est de 4 kilomètres, et il en a 8 de profondeur de l’est à l’ouest. Sur une grande partie de son étendue, le fond est de roche recouverte d’une mince couche de sable vaseux : mais, sur la côte méridionale, le port de Saint-Tropez est placé entre deux mouillages excellens, les Canoubiers et les Moulins ; à l’ouest est celui de Saint-Bertrand, au nord celui de Sainte-Maxime, et, malgré ses imperfections, le golfe a souvent été d’un aussi grand secours pour la marine militaire que pour la marine marchande. Pendant la campagne de 1746, il a servi de point principal de ravitaillement à l’armée du maréchal de Belle-Isle, et il en sera de même toutes les fois que les opérations de la guerre retiendront long-temps nos troupes en-deçà du Var. La possession de Saint-Tropez est, en pareil cas, d’une grande importance, soit pour assurer nos approvisionnemens, soit pour gêner ceux de l’ennemi. Henri IV, dont la prévoyance active s’est étendue sur toute cette côte, a fait construire, en 1593, sur le mamelon élevé qui domine la ville et commande les deux mouillages adjacens, la forte citadelle qui suffit encore à leur défense. Le port admet de grandes corvettes ; il a 4 hectares 30 de surface et le développement de ses quais est de 670 mètres. Le président de Séguiran trouvait en 1633, dans la ville, 5,000 habitans, dont 600 marins : le matériel naval, sans les bateaux de pêche, consistait en 38 bâtimens portant 2,850 tonneaux ; il est aujourd’hui, bateaux, de pêche compris, de 163 navires et de 3,132 tonneaux ; il n’a donc rien gagné depuis deux cents ans. La population est de 3,6117 ames, et le mouvement du port approche de 32,000 tonneaux.

Un des principaux objets du commerce de Saint-Tropez est le liége. L’arbre qui le porte (quercus suber) est surtout cultivé dans les environs de la Garde-Freinet, bourg d’origine sarrasine, situé à 20 kilomètres de Saint-Tropez : l’on brûle et l’on extirpe toutes les broussailles qui disputent à l’arbre l’air ou les sucs de la terre ; on l’élague lui-même de manière à favoriser le développement de son écorce, et cette exploitation est devenue un art auquel il ne reste presque plus de progrès à faire. Tel bois voisin de la Garde-Freinet qui ne rendait pas cent écus, il y a quarante ans, rend aujourd’hui de 4 à 5,000 francs ; le bourg lui-même, qui n’avait pas alors cinq cents ames ; en comptait au dernier recensement seize cent quarante, et sa richesse s’est encore plus accrue que sa population. Ce sont des essaims de ses laborieux habitans qu’une administration intelligente devrait appeler à l’exploitation des forêts de liéges qui s’étendent sur le littoral de l’Algérie. Indépendamment de ses anciens usages, le liège reçoit aujourd’hui de nouveaux emplois dans le nord de l’Europe ; il est plus mauvais conducteur du calorique qu’aucune autre substance ligneuse, et cette propriété négative le fait rechercher pour la garniture intérieure des voitures, des navires, des appartemens, que l’on met de la sorte à l’abri du froid. Nos exportations de liège atteignent actuellement une valeur annuelle de 4 millions, dont les trois quarts viennent des entrepôts : la culture nationale a donc une marge fort étendue à remplir, tandis que, d’un autre côté, la Provence est prête à lui livrer une longue zone de terrains secs, montueux et impropres à tout autre usage. Il n’est pas hors de propos d’ajouter que les préparations que reçoit la planche de liége et la fabrication des bouchons s’intercalent de la manière la plus heureuse dans les travaux des cultivateurs et des matelots, et deviennent pour leurs familles une précieuse ressource.

L’histoire de Saint-Tropez est, parmi celles de nos villes du Midi, l’une des plus tragiques et des plus glorieuses. Le golfe est le Sambracitanus sinus des Romains, et la ville est bâtie sur l’emplacement de l’ancienne Heraclea Caccabania. Après une héroïque défense contre les Sarrasins, elle fut prise par eux en 730, rasée, et la population massacrée. Relevée au Xe siècle par Guillaume de Provence, elle fut de nouveau désertée par suite des continuelles incursions des Barbaresques ; les avantages maritimes de sa position y rappelaient en vain des habitans ; la piraterie et le brigandage les repoussaient, et, au milieu du XVe siècle, la ville était complètement abandonnée. Enfin, en 1470, onze ans avant la réunion de la Provence à la France, Raphaël Galesio, gentilhomme génois, obtint du roi René l’autorisation de s’établir, avec soixante de ses compatriotes, sur les ruines de Saint-Tropez. Cette énergique colonie se mit à couvert derrière une muraille ; elle répara le port, et les deux tours du Portalet et de Saint-Elme, qui le protégent encore, sont son ouvrage. Galesio n’attendit pas que les Barbaresques vinssent dévaster son asile : il alla les chercher dans leurs repaires ; c’était, pour assurer son repos, le parti le plus courageux, le plus sûr et le plus prudent. Le golfe fut bientôt nettoyé, et les pirates apprirent à trembler à leur tour. La population ne tarda pas à se presser dans un refuge qui lui offrait une sûreté si rare alors sur cette côte, et Galesio fut dans l’heureuse nécessité de détruire sa première enceinte devenue trop étroite. Le commerce compléta l’œuvre du courage, et, dans le siècle suivant, Saint-Tropez atteignit un degré de prospérité auquel il n’est pas remonté. Depuis lors, ses habitans se sont toujours montrés dignes de leur origine. Ils ne se laissèrent entamer, en 1524 et en 1536, ni par le connétable de Bourbon, ni par Charles-Quint ; en 1637, ils mirent en fuite vingt galères espagnoles qui avaient surpris la ville ; en 1707, leur bonne contenance ôta l’envie de les attaquer à l’armée impériale maîtresse de Fréjus ; en 1812, une escadre anglaise poursuivant jusque dans leurs eaux un convoi marchand qui venait de Corse, ils se joignirent aux marins de l’escorte, débarquèrent leurs pièces, en armèrent le port et firent lâcher prise à l’ennemi.

C’est à Saint-Tropez que Napoléon s’embarqua, le 28 avril 1814, pour l’île d’Elbe. Ainsi, cette longue course en Europe, dans laquelle il avait traversé Milan, Vienne, Berlin, Madrid, Moscou, et immortalisé les champs de Marengo, d’Austerlitz, d’Iéna, d’Eylau, de la Moskova, de Bautzen, se terminait à moins de dix milles de Saint-Raphaël, où il l’avait commencée le 8 octobre 1799. En sortant du golfe, l’empereur aperçut au nord la plage où la Muiron l’avait déposé général de l’armée d’Égypte, et, si sa grande ame put s’affaisser un moment à l’aspect de son propre sort, elle dut se redresser heureuse et fière, à la pensée qu’en couvrant de quatorze années d’ordre et de gloire les résultats de la révolution française, il les avait rendus impérissables.

Les cités ont aussi leurs vicissitudes, et Fréjus en est un exemple. Cette ville, aujourd’hui réduite à moins de 3,000 habitans, en a jadis compté plus de 40,000 ; César et Auguste après lui se plurent à l’agrandir et à l’élever. Les antiquaires se sont souvent arrêtés sur les vestiges de ses aqueducs et de ses temples ; s’ils fouillaient les décombres de son amphithéâtre, ils seraient probablement aussi bien dédommagés de leurs peines qu’à celui d’Arles. Considérées sous le point de vue des intérêts maritimes, les prospérités passées et la décadence actuelle de Fréjus expliquent avec une égale facilité, aucun autre point du littoral n’offre peut-être de plus instructives leçons sur ce phénomène de l’envasement, dont les effets et les remèdes ne seront jamais assez étudiés.

Fréjus est situé au débouché de la vallée de l’Argens ; après celle du Rhône, c’est la plus étendue qui s’ouvre sur la côte de Provence : elle a près de 300,000 hectares, et la richesse du sol y fut grande de tout temps. Quand la profondeur de la mer répondait devant Fréjus aux avantages dont la terre adjacente est parée, ces lieux semblaient réunir toutes les conditions requises pour la formation d’un grand arsenal maritime, et les Romains y fixèrent une de leurs principales stations navales (Navale Augusti). Malheureusement l’abondance des dépôts de l’Argens, si précieuse pour l’établissement agricole, portait en soi le principe de la ruine de l’établissement maritime. Le danger se faisait déjà sentir avant le commencement de l’ère chrétienne, et, pour empêcher les alluvions de gagner de ce côté, Agrippa, favori d’Auguste, fit construire, au sud-ouest du port, un long épi ; mais le remède était borné, et la source du mal intarissable. Quand l’épi d’Agrippa fut tourné par les atterrissemens, on entreprit contre eux une autre lutte : on amena les eaux de l’Argens dans le port, probablement pour faire des chasses, et l’envasement s’opéra par le haut, au lieu de s’opérer par le bas. Puis on creusa jusqu’à la mer, dans le terrain nouvellement déposé, un chenal qui s’est conservé jusqu’à la fin du XIIe siècle. En 1555, l’activité du mouvement maritime déterminait Henri II à créer à Fréjus un siégé d’amirauté. En 1633, la ville avait encore 6,000 ames, mais le négoce étoit abattu, et le port, autrefois renommé et fréquenté par-dessus tous les autres de la province, s’était tellement rempli, qu’il n’était plus capable de recevoir autant de bateaux qu’autrefois de galères et grands vaisseaux ; les bâtimens de 50 tonneaux étaient les plus forts qu’il admît[2]. En 1704, on voyait, à la place de ce même port, un étang qui n’avait plus de communication avec la mer[3]. Cet étang est devenu plus tard un marais pestilentiel, et, pour dernière transformation, il a été desséché et mis en culture. Il ne reste aujourd’hui du port où Auguste envoyait les deux cents galères prises sur Antoine à la bataille d’Actium, que des murs de quai dont l’ampleur et la solidité égalent celles des plus grandes constructions de Rome, et des bornes d’amarrage sillonnées par les grelins qui les ont jadis embrassées ; la ville est séparée par une plage de 1,600 mètres de largeur des flots qui baignaient autrefois ses murailles, et la haie, qui s’enfonçait à l’ouest, n’est plus qu’une plaine parsemée de nombreuses lagunes.

Ces circonstances fâcheuses ont dès long-temps comprimé l’essor de l’agriculture et de l’industrie dans le pays auquel le port de Fréjus servait de débouché ; mais elles ne lui ont rien ôté de sa richesse naturelle, elles n’ont pas diminué son besoin d’expansion. Ce besoin s’est même singulièrement accru, depuis quelques années, sous l’influence des soins intelligens apportés, dans le département du Var, à l’amélioration des communications ; il éclate aujourd’hui dans le rapide accroissement du mouvement de la crique de Saint-Raphaël, qui, pourvue d’une hauteur d’eau suffisante et voisine de Fréjus, fait, tant bien que mal, le service maritime dont cette ville est déshéritée.

Les perceptions des douanes, qui sont assurément la mesure la moins inexacte possible du mouvement commercial d’un port, étaient, en 1839, à Saint-Raphaël, de 5,823 fr., et cette somme était à peu près la moyenne des produits ordinaires. Le même poste a rendu :

francs
En 1840
27,381
1841
32,585
1842
34,476
1843
117,102
1844
134,799
1845
83,133
1846
89,142

On reconnaît à de pareils signes un pays qui se réveille, et lorsque, du haut des collines dont Fréjus occupe le pied, on promène au loin ses regards sur les plaines qui se déroulent à l’ouest, on s’étonne bien moins de la vivacité que du retard de ce réveil. L’activité d’un port se règle, en effet, sur la richesse agricole, minérale ou manufacturière du pays qu’il dessert, et la mer qui baigne la partie la plus féconde et la mieux percée du département du Var ne pouvait pas rester toujours déserte.

Le mouvement énergique qui se fait sentir à Saint-Raphaël est un avertissement auquel l’administration ne saurait rester sourde. Il ne s’agit pas ici d’une prospérité qui se déplace, d’un progrès qui s’accomplit aux dépens d’un voisinage qui déchoit. Le port de la baie de Fréjus trouvera dans les produits et les besoins locaux tous les élémens de son tonnage ; il sera surtout alimenté par les fruits que fera naître la nouvelle impulsion que lui devra la contrée ; les campagnes dont il élargira le marché redoubleront de fécondité, et l’exportation de leur excédant, facilitera des échanges inusités. La plage même de Fréjus est le point de la côte où les intérêts de l’agriculture sont le plus étroitement liés à ceux de la navigation : indépendamment de la connexité qu’établissent partout entre eux les effets réciproques du développement de la production et de l’économie des transports, la culture attend ici, pour prendre l’essor, les mesures et les travaux sur lesquels se fondera l’avenir de la marine ; rien ne peut s’y faire pour l’une sans profiter immédiatement à l’autre, et la simple inspection des lieux explique la solidarité qui règne entre elles.

La baie de Fréjus est ouverte au sud-ouest ; sa forme est à peu près celle d’une demi-ellipse. Le terrain d’alluvion en occupe le fond ; des roches acores la terminent des deux côtés. Saint-Raphaël est au pied de celles de l’est, et l’embouchure de l’Argens est à l’ouest. Ainsi, si les distances étaient plus considérables, l’action du courant méditerranéen, qui marche de l’est à l’ouest. suffirait à préserver des alluvions la rade qui s’étend au-dessous de Saint-Raphaël. Elle est assez vaste pour recevoir une escadre, et le désavantage qu’elle a d’être découverte du côté du sud est compensé par la ténacité d’un ancrage de sable vaseux ; les bâtimens marchands y mouillent, par 8 à 10 brasses d’eau à moins de deux encablures de la côte, les bâtimens de guerre un peu plus loin.

Il faut d’abord prévenir l’envasement de la rade : la mesure la plus efficace ou plutôt la seule à prendre pour cela, c’est de régulariser le cours de l’Argens et celui du Reyran, qui divaguent aujourd’hui dans la plaine, de leur ouvrir un lit commun, et d’en rejeter l’embouchure à l’extrémité méridionale de la plage, au pied des rochers de Saint-Égou. Les deux bouches de l’Argens, qui se rencontrent, l’une à 2,100 mètres ; l’autre à 3,000 du môle de Saint-Raphaël ; en seraient de la sorte éloignées de 4.600 mètres, et les matières qu’elles portent à la mer, au lieu de s’étendre sur un haut fond, trouveraient sur la direction du courant à 1,800 et 2,400 mètres du rivage, des profondeurs de 100 à 250 mètres[4]. Cette entreprise peu dispendieuse car le nouveau lit de Argens aurait à peine 5 kilomètres, préserverait à jamais de l’envasement la partie saine de la baie.

Ce premier résultat atteint, le rétablissement du port indispensable, à la contrée pourrait s’obtenir de deux manières, par des constructions neuves à Saint-Raphaël, ou par une restauration à Fréjus.

Saint-Raphaël n’est encore qu’un village où les conditions de l’établissement maritime, déjà meilleures qu’elles ne l’étaient à Fréjus du temps de César, seraient encore fort améliorées par le report de l’embouchure de l’Argens à la pointe de Saint-Égou. Ce qu’on appelle aujourd’hui le port consiste en un abri contre les vents du sud, formé par un môle de 90 mètres de longueur, mais battu de toute la violence des vents de nord-ouest. Le parti le plus simple serait de construire un bassin dont la jetée actuelle fournirait la base : les roches du fond ne permettraient guère d’obtenir au-delà de 3 mètres 50 cent. d’eau ; c’en est assez pour des bâtimens de 100 à 150 tonneaux, et le cabotage, qui serait ici le principal élément de la circulation, en emploie rarement de supérieurs. Une bonne route départementale rattache Saint-Raphaël au réseau des routes qui rayonnent de Fréjus vers Toulon, Marseille, Aix, Draguignan, les Basses-Alpes, Grasse et Nice. Cette combinaison ne laisserait donc en souffrance aucun des besoins réels du commerce et de la circulation, mais elle serait de peu de ressource pour la marine militaire et pour la marine à vapeur : or, nous ne devons jamais perdre de vue que, pour accomplir ses destinées sur cette côte, celle-ci a besoin d’abris dont la profondeur et la sûreté répondent à la supériorité de valeur de son matériel.

Le recreusement pur et simple de l’ancien port de Fréjus, désormais préservé des atterrissemens, serait une entreprise beaucoup moins hardie qu’il ne semble au premier coup d’œil. Il impliquerait l’ouverture d’un chenal, tout différent du chenal antique, s’embouchant sur les eaux claires de la rade de Saint-Raphaël et protégé à l’entrée par un môle. La nature du terrain rendrait ce travail facile, et le chenal n’aurait que 2,500 mètres de longueur, c’est-à-dire 400 de moins que celui de Dunkerque, 1,300 de moins que celui de Gravelines. A la vérité, la différence est grande entre le port à marée et le port à niveau constant, et le renouvellement diurne des eaux d’un bassin intérieur est une condition de salubrité qui manquerait à Fréjus. Aussi, le projet de restitution du port romain devrait-il comprendre une étude approfondie de l’hydrographie des environs. S’il en résultait la certitude de tirer des collateurs des irrigations de l’Argens, des dérivations du Reyran et des ruisseaux voisins de Saint-Raphaël, une assez grande abondance d’eau pure pour vivifier continuellement le bassin, il serait malhabile de s’arrêter devant une assez faible augmentation de dépenses, qui serait d’ailleurs compensée par les facilités que procurerait, pour la formation des établissemens accessoires d’un port, le contact d’un noyau de population considérable. La contrée serait ainsi beaucoup mieux desservie ; le mouvement entre Fréjus et Saint-Raphaël ne fût-il que de 100,000 tonneaux, le commerce économiserait sur ce seul article au-delà de 60,000 francs par an ; enfin ce ne serait pas pour l’art moderne une médiocre gloire que la résurrection de l’œuvre de César et d’Auguste, avec des garanties de durée dont eux-mêmes n’avaient pas su la doter[5].

Telle serait, dans les résultats des travaux proposés, la part directe de la navigation : voyons si celle de l’agriculture serait beaucoup moindre.

Si le creusement du nouveau lit de l’Argens est la première condition de la conservation de la rade, il est aussi celle de l’assainissement, du colmatage et de la mise en culture de la plage. Les dépôts de l’Argens, si nuisibles quand ils envahissent le domaine de la mer, ne seront que bienfaisans quand ils seront employés à l’exhaussement d’un sol trop bas, au comblement des lagunes qui infectent la plaine. On n’obtient pas une agriculture vigoureuse d’une population sujette aux fièvres périodiques ; il faut d’abord lui rendre, avec la santé, toute sa capacité de travail. Ce n’est pas tout : le soleil de la Provence vaut celui de l’Espagne ; mais, au lieu de ressembler au Xucar et au Guadalaviar, ces rivières du royaume de Valence, qui, taries pendant la belle saison par les canaux d’irrigation qu’elles alimentent, ne portent pas à la Méditerranée une seule goutte d’eau, l’Argens en jette à la mer 8 mètres cubes par seconde. C’est de quoi arroser 10,000 hectares de prairies ou 30,000 de terres arables ; c’est de quoi convertir en jardins la partie des vallées de l’Argens et du Nartuby qu’on découvre de Fréjus. M. Bose, auteur d’un remarquable travail sur les cours d’eau du département du Var, a rédigé les projets de deux dérivations de l’Argens qui desserviraient, de Vidauban à Fréjus, une étendue de 3,900 hectares, et il a combiné son système d’arrosement avec le colmatage des lagunes et de toutes les parties basses comprises entre les canaux. Exécuter de pareils travaux, c’est assainir tout un pays, c’est déterminer la création d’une valeur annuelle de plusieurs millions en denrées, et, ce qui vaut mieux, c’est alimenter les milliers de bras robustes qui la feront naître et les centaines de matelots qui l’exporteront.

Du golfe de Fréjus à celui de la Napoule, la côte est formée par le soulèvement porphyrique de l’Estrelle ; elle présente une longue suite d’escarpemens rapides, de déchirures profondes, et le navigateur s’en tiendrait toujours à distance, si, vers le milieu, à l’est du cap Drammont et au pied des Mornes-Rouges, ne s’ouvrait la rade d’Agay. C’est une échancrure d’une centaine d’hectares, très bien abritée et capable de recevoir des frégates et des vaisseaux. Elle n’est pas accessible du côté de la terre comme de celui de la mer : l’âpreté du pays circonvoisin ne comporte aucun commerce et la réduit au rôle de port de relâche. Le point culminant de la chaîne est au cap Roux, dont le pic s’élève brusquement du sein des flots à 453 mètres de hauteur ; les roches de porphyre rougeâtre dont ses flancs sont parsemés brillent aux rayons du soleil sur la sombre verdure des pins, et, du cap Camarat au Var, il sert de point de reconnaissance aux navires.

Le golfe de la Napoule et le golfe Jouan ressemblent à deux demi-cercles adjacens et ouverts sur la même ligne ; ils ne sont séparés que par la pointe aiguë de la Croisette. Les sinuosités du premier offrent successivement les mouillages de l’Éguille, du Théoule, de la Napoule, de Cannes : aucun n’est abrité de tous les vents, mais ils se suppléent mutuellement par la diversité de leurs expositions. Le second a près de 7 kilomètres d’ouverture ; il est fermé à l’est par le cap de la Garoupe, long promontoire rocheux que signalent au loin la montagne et le phare de Notre-Dame, et sur le revers occidental duquel sont la place et le port d’Antibes : défendu de trois côtés par des terres élevées, le golfe est couvert du sud par l’île Sainte-Marguerite et par les Basses de la Fourmigue, ligne de roches sous-marines qui rompt les coups de mer, du large. Le mouillage en est excellent sur une étendue de 1,200 hectares, et il a pour accessoires immédiats celui de Cannes, celui du nord de Sainte-Marguerite et le canal de 700 mètres de largeur compris entre cette île et celle de Saint-Honorat. Trois passes de directions différentes donnent entrée en rade : elles ont, la première, entre la Croisette et la pointe occidentale de Sainte-Marguerite, 1,400 mètres ; la seconde, entre la pointe opposée de la même île et la Fourmigue, 2,400 mètres la troisième, entre la Fourmigue et la pointe de la Garoupe, 1,200 mètres. Ces mesures suffisent pour rendre palpables les avantages maritimes et militaires de cette position, qui, est d’ailleurs forte du voisinage d’Antibes, dont la garnison n’a que 2 kilomètres à franchir pour arriver au bord du golfe

Ce point de la côte est celui dont s’est le plus occupé le cardinal de Richelieu. Nous avions, au mois de mai 1635, déclaré à l’Espagne la guerre qui devait finir par la réunion du Roussillon à la France. Le 13 septembre, l’ennemi vint avec 22 galères, 5 vaisseaux et quelques bâtimens légers, attaquer l’île Sainte-Marguerite, dont la faible garnison fit une vigoureuse mais inutile résistance ; il échoua le lendemain dans l’attaque du fort de la Croisette, où s’était précipitamment jetée la noblesse des environs ; portant tout son effort sur Saint-Honorat, il s’en rendit maître le 15. Nos armées étant occupées ailleurs, les Espagnols eurent le temps de s’établir solidement dans les deux îles. Indépendamment des troupes à terre, ils avaient souvent, dans le canal, une escadre de galères.

Cet événement fut une cruelle déconvenue pour le cardinal de Richelieu et pour Louis XIII, chez qui le seul sentiment vif et profond était celui de la nationalité. Les prélats portaient alors volontiers la cuirasse. M. de Sourdis, archevêque de Bordeaux et chef des conseils de l’armée navale, eut ordre de réunir dans les ports de l’Océan les forces nécessaires pour tenir la mer Méditerranée et ressaisir les îles. Ces dispositions prirent du temps : notre flotte ne put reconnaître que le 18 août 1636 les travaux de défense des Espagnols ; elle vit, le 29, la flotte ennemie s’installer dans le canal, et en battit une partie, quelques jours après, dans les parages de San Remo ; mais l’archevêque ne se crut en mesure d’attaques les îles qu’au mois de décembre, et l’entreprise avorta. Malgré les ordres réitérés du roi et du cardinal, malgré leurs instances mêmes, une nouvelle attaque fut retardée jusqu’au 24 mars 1637 ; elle échoua encore. Le 28 enfin, nos soldats réussirent à s’établir sur les glacis du fort de Monterey ; mais Sainte-Marguerite ne se rendit que le 12 mai, et Saint-Honorat le 14.

Ainsi les Espagnols avaient gardé les îles pendant vingt mois entiers. A la vérité, l’incertitude et la mollesse de nos opérations avaient tenu à deux causes dont l’influence a souvent été fatale à nos armées, les vices de l’administration et la mésintelligence des chefs ; mais la direction générale de la guerre n’avait pas moins été entravée par une diversion très profitable à l’ennemi, et il en avait coûté, pour reprendre les îles, fort au-delà de ce qui serait nécessaire pour rendre le golfe Jouan inexpugnable[6].

La fumée du combat était à peine dissipée, qu’une correspondance d’un haut intérêt s’établissait entre M. de Sourdis et le grand cardinal sur les moyens de mettre en sûreté les îles reconquises et la côte de Provence en général. L’archevêque insistait sur l’importance du golfe Jouan : « C’est, disait-il en se résumant, la tête du royaume ; c’est aussi la plus belle situation qu’on puisse voir, puisque de là toutes les partances sont excellentes, et que de toutes les navigations qu’on fait à la mer, on est obligé de la reconnoître. » Ces avis ne furent pas perdus ; des bouches du Var à celles du Rhône, sauf au golfe Jouan même, les traces en sont partout empreintes. Toute la politique du temps se montre dans les considérations sur lesquelles se déterminait le cardinal : elles ne seraient plus aujourd’hui de saison, car une grande partie des vues de ce grand homme est réalisée ; mais, si les inimitiés et les alliances ont changé, les œuvres de la nature sont restées les mêmes ; à 110 kilomètres de Toulon, à 21 de Nice, à 170 de Gênes, à 165 de la Corse, le golfe Jouan couvre toujours, du côté de l’est, toute la côte de Provence ; il n’a rien perdu des avantages de sa position, et ils sont toujours susceptibles d’être augmentés.

Tel qu’il est, il suffit aux besoins des circonstances actuelles ; mais, si l’histoire du passé, les prévisions de l’avenir faisaient croire à la nécessité de le fortifier, la chose serait facile et peu coûteuse : d’un côté, les roches sous-marines qui gisent entre la pointe de la Croisette et l’île Sainte-Marguerite ; de l’autre, les Basses de la Fourmigue serviraient de fondemens et d’appuis à des digues, à des batteries, et, sous cette protection, les rades de Cannes, de Sainte-Marguerite et du golfe Jouan deviendraient, pour la marine à vapeur, des refuges infiniment plus vastes et tout aussi sûrs qu’aucun de ceux que les Anglais construisent à si grands frais sur la Manche.

Sainte-Marguerite a 210 hectares de superficie, et Saint-Honorat 45 ; l’une est la Lero, l’autre la Lerina des anciens, et de là leur est venu le nom collectif d’îles de Lérins ; elles doivent leurs noms particuliers à Marguerite et à Honorat, son frère, qui vivaient saintement à Lero, au commencement du Ve siècle : en 410, Honorat reçut du ciel l’inspiration d’aller fonder dans l’île voisine le monastère qui fut depuis si célèbre ; il l’établit sur la pointe du sud, voulant sans doute mettre ses religieux en face de cette immensité de la mer qui fait si bien penser au ciel. Ravagée au IXe et au Xe siècle par les Sarrasins, l’île de Saint-Honorat a depuis été long-temps respectée par les corsaires musulmans. De nos jours, d’autres barbares ont démoli l’abbaye, et l’élégance de ce qui reste de ce monument fait vivement regretter ce qu’il a perdu. L’île ne se recommande plus aujourd’hui que par sa bonne culture ; les labeurs parcimonieux de la petite propriété l’ont dépouillée de ses arbres et des embellissemens qui la faisaient jadis nommer par les matelots l’Aigrette de la mer.

Sainte-Marguerite est couverte de bois. Un fort, qui fait face à la côte et commande le mouillage, lui sert de défense. C’est là que fut enfermé, de 1686 à 1698, le masque de fer : il habitait une grande pièce carrée dont la fenêtre, percée dans un mur très épais, garnie d’un double grillage en gros barreaux de fer, ne laisse entrevoir qu’un peu de ciel et d’eau ; ce qui se passait en dehors de ce coin de l’horizon était aussi impénétrable à cet infortuné que l’est demeuré pour nous le mystère de son individualité. Sa chambre est aujourd’hui le cachot de punition des prisonniers arabes détenus dans la forteresse : hommes, femmes, enfans, ceux-ci sont au nombre d’environ 150 ; ils supportent leur captivité avec la résignation particulière à l’islamisme, et cherchent la patrie absente dans des tracés de mosquées, interdits à tout pied profane, qu’ils font sur le sol avec de petits cailloux. Si quelqu’un d’entre eux sait l’histoire, il raconte sans doute à ses compagnons d’infortune que leurs ancêtres ont été pendant près de cent ans maîtres de la côte qu’ils ont devant les yeux[7], que leur domination ne fut qu’une longue oppression, et ne sut rien faire pour s’attacher le peuple au milieu duquel elle s’établissait, qu’ils finirent par être chassés.

Cannes est le port des îles et des deux golfes. Le nom de cette jolie petite ville est devenu célèbre le 1er mars 1815 par le débarquement de Napoléon. Il mit pied à terre à trois kilomètres à l’est, au bord du golfe Jouan. Rien n’est plus délicieux que les environs de Cannes ; c’est mieux que la Provence et mieux que l’Italie : transportez les plus rians paysages de la Suisse au bord d’une mer transparente, mêlez à leurs pins séculaires des vignes, des oliviers, des orangers, éclairez-les d’un soleil plus doux que celui de Naples, et vous aurez le golfe de la Napoule. L’hiver n’est ici connu que de nom : tandis que Paris grelotte et s’enrhume. Cannes voit en janvier les œillets, les jasmins et les roses fleurir au pied de ses bosquets de citronniers. La douceur du climat y réagit sur les mœurs ; elle pourvoit à la moitié des besoins des hommes et prodigue ici des biens qui ne s’obtiennent ailleurs qu’à force de travail et de peine. De bons esprits en ont ainsi jugé, et l’on vient aujourd’hui de fort loin s’asseoir au soleil de cette côte. Lord Brougham, y cherchant une place, s’est gardé de se fixer à la légère. Incertain d’abord entre Cannes et Nice, il a comparativement étudié les expositions, les vents, les influences hygiéniques des deux pays, et il n’a construit à Cannes sa charmante villa qu’après s’être assuré que le climat en était très préférable. Ses voisins vont jusqu’à prétendre, dans l’intérêt de leur cause, que, Nice l’eût-elle emporté sous ce rapport, le noble lord se serait rendu à la supériorité de saveur des productions, et particulièrement du poisson, de Cannes : c’est en effet dans les deux golfes, et point ailleurs, que se pêche le Saint-Pierre, cet ortolan de l’ichthyologie. L’exemple et l’opinion de sa seigneurie ont déjà, du reste, entraîné plusieurs de ses compatriotes, et il se forme aux portes de Cannes un quartier des Anglais, qui laisse entrevoir un rival futur des faubourgs de Nice.

La ville est groupée sur le dernier gradin de l’Estrelle, qui la couvre du nord ; son église couronne un monticule que la vague enveloppe d’une frange d’écume. Élevée ainsi sur la mer, Notre-Dame-d’Espérance rassure au loin les matelots ; elle est la patronne d’une association formée entre eux pour l’assistance des vieillards, des veuves, des orphelins, et chaque génération attend de celle qui la suit le service qu’elle rend à celle qui l’a précédée. Le jour de la Visitation, l’image de Notre-Dame quitte sa niche de l’église pour la proue d’un navire, et reçoit dans le port les vœux de ses fidèles pêcheurs. Par une tempête, on voit agenouillés à ses pieds les mères, les femmes, les enfans de ceux qui sont à la mer ; mais c’est, dit-on, ici comme à Naples, où passato il pericolo, è gabbato il santo.

Le port de Cannes n’était, il y a dix ans, qu’une anse bien abritée et bordée d’un large quai ombragé d’arbres. Le projet de l’améliorer était justifié par l’état du commerce local ; la moyenne du produit des douanes des cinq dernières années excédait 105,000 francs. Une somme de 1,140,000 francs affectée à cette entreprise[8] a servi à la construction d’un môle de 150 mètres dirigé vers le sud-est. Quoi qu’on en ait dit, ce môle ne pouvait pas être d’un grand secours aux bâtimens de guerre ; leur mouillage est séparé du port par un échiquier de roches à peine couvertes de 3 mètres d’eau, et peu leur importe un abri dont l’accès est hérissé de tant de dangers ; inutiles sous ce point de vue, les travaux ont été malheureux sous un autre ; le môle retient dans le port des sables qui jadis passaient outre, et l’on se plaint de ne plus accoster la terre aussi facilement que par le passé. Ce n’est pas la première fois que nos ingénieurs tombent en pareille faute. Ceux d’Italie ne manquent pas, lorsqu’il y a danger d’ensablement, de favoriser par des arcades ouvertes à la racine de leurs môles et par la direction des ouvrages accessoires l’action des courans qui peuvent le prévenir. C’est sur ce principe qu’ont été construits à Ancône les môles de Trajan et de Clément IV, et c’est pour l’avoir méconnu que nous avons gâté ce port en 1807 ; nos prétendues améliorations ont eu pour effet immédiat l’obligation de doubler les moyens de curage. Plusieurs ports du royaume de Naples offrent des exemples de ce système de construction que nous devrions souvent nous approprier.

La détérioration de l’anse de Cannes a été compensée par des travaux d’une autre nature ; la route départementale de Grasse et la route royale de Lyon à Antibes, sur laquelle s’embranche la première, ont ouvert au port, par des améliorations presque équivalentes à une construction neuve[9], une artère qui pénètre dans les deux départemens des Alpes, et l’industrie de Grasse, dont Cannes est le port, s’est beaucoup développée. Ces circonstances expliquent comment, pour les quatre années 1842-45, la moyenne du produit des douanes s’est élevée à 320,840 fr.

De Cannes à Grasse, le pays n’est pas moins beau que sur la côte. La route passe près de Canet, dont la banlieue est un vaste jardin de fleurs. Au nord-est est Vallauris, dont les poteries ont conservé dans leurs formes la grace et la simplicité de l’art antique : on croirait que le Poussin les a prises pour modèle de l’amphore de sa Rebecca, et s’est inspiré, pour son tableau d’Acis et Galatée, du paysage des environs. Souvent les grands artistes ont transporté dans leurs œuvres la trace des routes qu’ils ont suivies, et le Poussin a traversé ce pays, si, dans ses voyages de Rome, il a pris la seule voie qui fût fréquentée de son temps[10]. Plus loin est Mougins, bâti comme un nid d’aigle sur un pic de tous côtés battu par les vents. A sa position sauvage et militaire, à l’entassement désordonné de ses maisons, l’œil qui a vu les caroubas des Cabyles reconnaît un village berber fondé pendant l’occupation des Sarrasins.

Grasse est la ville des jardins et des fontaines. Les jasmins, les tubéreuses, les jacinthes, les roses, s’épanouissent à ses pieds lorsque la neige couvre encore les Alpes voisines. Ce n’est point uniquement par amour des beautés de la nature que ses habitans entretiennent autour de ses murs cette ceinture odorante : indépendamment des couleurs dont elle émaille la campagne, elle a le mérite d’alimenter un commerce de parfumerie très considérable ; les fabriques du quartier Saint-Martin et des boulevards de Paris sont presque toutes à Grasse. La ville ne pourrait perdre cette industrie qu’avec l’éclat de son soleil et l’abondance de ses eaux vives ; depuis longues années, elle se maintient par elle parmi les plus prospères de son rang, mais elle y demeure à peu près stationnaire : elle avait 12,350 habitans en 1698[11] ; elle en comptait 11,576 au recensement de 1846, et les dénombremens intermédiaires ont été rarement fort au-dessus ou fort au-dessous de 12,000 ames.

L’habitude de fabriquer des cosmétiques pour le beau sexe ne semble pas être de celles qui préparent le mieux aux résolutions héroïques : la population de Grasse a néanmoins montré, dans des occasions mémorables, que le caractère pacifique de ses occupations ne l’avait point énervée. En 1536, elle abandonna ses habitations et détruisit d’avance toutes les ressources qu’offrait le pays, afin que l’armée de Charles-Quint, à laquelle elle était hors d’état de résister par la force, fût au moins ralentie dans sa marche et gênée dans ses mouvemens. En 1707, ce fut mieux encore. Le prince Eugène et le duc de Savoie, ayant à récompenser, dans leur retraite, quelques-uns de leurs régimens, les envoyèrent au pillage de Grasse. Ces troupes, au nombre de près de six mille hommes, se présentèrent le 28 août devant la ville ; elles trouvèrent les portes fermées et les habitans bordant la faible muraille qui leur servait de rempart. Dans le trouble que causait cet événement, un consul et un gentilhomme de la ville eurent l’imprudence de livrer une barrière à l’ennemi : loin d’en être abattu, le peuple redoubla d’énergie ; il se mit à barricader les rues ; les femmes montrèrent dans ces préparatifs une ardeur indicible ; on passa sous les armes toute la journée et toute la nuit. Néanmoins l’impossibilité de résister à une attaque de vive force était évidente ; on parlementa donc, et l’on offrit pour se racheter une contribution, en ajoutant qu’'à l’égard de l’entrée dans la ville, les hommes, les femmes et les enfans perdraient plutôt mille vies que de l’accorder. Les Impériaux répliquèrent : Nous voulons 20,000 livres, 10,000 bouteilles de Vatté, tout le vin et le pain dont nous aurons besoin, et un couvent de religieuses à discrétion. Cette insolence eut la réponse qu’elle méritait. Tandis que les habitans se préparaient à recevoir l’assaut, une division de nos dragons s’arrêtait au pont de Tournon sur la Siagne : avertie de ce qui se passait, elle remonta vivement à cheval, se porta sur la ville ; mais, aperçue de loin, elle ne fut pas attendue ; l’ennemi prit précipitamment la fuite, et les habitans, se joignant aux dragons, lui prirent ou lui tuèrent plusieurs centaines d’hommes. Au milieu de ces événemens, les paysans d’Auribeau, village situé à sept kilomètres au sud de Grasse, se distinguèrent entre tous. Dans la marche en avant de l’ennemi, ils avaient côtoyé pendant plusieurs lieues ses flancs à travers les bois et lui avaient tué deux cents hommes qui s’écartaient pour piller ; au retour, dans leur courage inexpérimenté, ils attaquèrent de front son avant-garde ; bientôt accablés par le nombre, ils se retirèrent sur la hauteur qu’occupe leur village et y tinrent ferme. A leur tête était leur curé, ancien soldat ; il leur fit comprendre que le village étant plein de dépouilles de l’ennemi, ils n’avaient, s’ils se laissaient forcer, aucun quartier à espérer. Investis par trois mille hommes, ils répondirent à coups de fusil aux sommations qui leur furent faites, et, après des démonstrations inutiles, l’ennemi se retira non sans de nouvelles pertes. Peu de jours après, ces mêmes Allemands, pour se dédommager des mécomptes qu’ils avaient éprouvés en Provence, saccageaient, de l’autre côté du Var, Lescarène et Sospello[12].

La vue dont on jouit des promenades de Grasse est une des plus belles du monde : quoique bâtie sur une colline à pentes rapides, la ville occupe, par rapport aux hautes montagnes qui l’environnent, le fond d’un amphithéâtre ; les crêtes neigeuses des Alpes bornent l’horizon au-delà de la vallée du Var ; un pays magnifiquement accidenté descend jusqu’à la mer et se découpe sur les golfes de Nice, de Jouan, de la Napoule ; cet ensemble est inondé de cette lumière éclatante et du reflet de ce ciel azuré que l’on ne connaît plus à quelques lieues des bords de la Méditerranée.

La route royale, n° 85, conduit de Grasse à Antibes ; le château ruiné de Mouans, que le voyageur rencontre à une lieue, est celui où Suzanne de Villeneuve soutint, en 1624, à la tête des paysans des environs, un long siège contre les troupes piémontaises.

Du cap de la Garoupe à la hauteur de l’embouchure du Var, la côte est exposée à l’est. Sur cette longueur de trois lieues, elle ne présente que deux échancrures : l’une est défendue au sud par le monticule de Notre-Dame d’Antibes, et l’on peut y mouiller quand la force du mistral empêche d’entrer dans le port ; l’autre est une petite baie circulaire de 600 mètres de diamètre, en partie défendue à l’est par des îlots rocheux, et abritée des trois autres points de l’horizon par des terres assez élevées. La ville d’Antibes est bâtie entre ces deux enfoncemens. Henri IV en avait laissé les fortifications inachevées ; à la guerre de 1635, elles étaient en mauvais état, et la principale défense de la place consistait dans le Fort-Carré, situé sur un mamelon isolé qui ferme la baie du côté du nord. Vauban acheva, en le perfectionnant beaucoup, ce qu’Henri IV avait commencé ; il exécuta de plus le projet, conçu sous le cardinal de Richelieu, de réunir par un môle les îlots du port à la côte. Ce môle a 470 mètres, est garni au milieu d’une batterie avancée et à l’extrémité d’une tour à fanal. Un autre môle, plus moderne et parallèle au premier, préserve par les vents d’est les navires du ressac de la baie. Le port est ainsi réduit à 4 hectares 20 ; il suffit à un commerce auquel le peu d’étendue du pays desservi assigne d’assez étroites limites. La vigne, le figuier, l’olivier, plus productif ici que sur aucun autre point de la côte, sont les principaux objets de la culture du territoire d’Antibes, qui fournit en outre à la navigation des pierres de taille, des matériaux, des terres à ouvrer, des poteries, et, sur un mouvement annuel d’environ 20,000 tonneaux, les exportations l’emportent d’un tiers sur les importations. La ville a dès long-temps atteint le rang auquel elle se maintient : H. de Séguiran y trouva 5,500 habitans en 1633 ; y compris la garnison, elle en compte aujourd’hui 5,976.

Depuis que Vauban a fortifié Antibes, le Var a plusieurs fois été passé, soit par des armées françaises, soit par des armées ennemies, et ces passages ont presque tous été de grands événemens politiques. A la distance où la place est du Var, elle n’a joué de rôle essentiel dans aucune de ces circonstances ; l’ennemi l’a évitée ou négligée impunément, et elle ne nous a rendu de services que comme dépôt des munitions. C’en est assez pour justifier les soins dont elle n’a pas cessé d’être l’objet. La politique actuelle de la France envers l’Italie n’ajoutera, du reste, rien à l’importance d’Antibes. Nous n’avons pas aujourd’hui d’intérêt extérieur plus cher ni mieux compris que celui de voir la nation italienne se constituer assez fortement pour couvrir ce côté de nos frontières contre les ennemis de notre grandeur et de son indépendance. Il est peut-être dans les décrets de la Providence que les fortifications dont le gouvernement sarde a hérissé Vintimille n’aient pas d’autre destinée : l’opposition que met l’Autriche à ce qu’il répare et complète les remparts d’Alexandrie est, à cet égard, d’un bon augure, et l’on serait tenté de la prendre pour un pressentiment.

Notre territoire finit au Var, le plus dévastateur des torrens que vomissent les Alpes. « Il est si fou et si gueux, dit Vauban[13], que le profit qu’on en pourroit espérer n’égaleroit pas la centième partie de la dépense qu’il y faudroit faire… » Il roule à la mer d’énormes masses de galets ; le courant méditerranéen les pousse incessamment à l’ouest ; ils s’usent en se frottant les uns contre les autres, décroissent de volume à mesure qu’ils avancent, et se réduisent enfin en sables dont une partie se dépose dans les petits ports du voisinage. Un peu au-delà, Nice s’épanouit au soleil du midi et baigne ses pieds dans la mer, Nice fondée par les Marseillais, dont elle fut la première colonie, sarde par les traités et française par son langage, par sa position en-deçà des Alpes, et par la gloire dont plusieurs de ses enfans ont couronné nos drapeaux.

Nous sommes arrivé au terme de notre course, en remarquant en chemin les besoins particuliers et les ressources propres des principaux points de la côte, mais sans considérer les rapports qui les unissent entre eux et la manière dont l’ensemble est affecté par l’état de chacune de ses parties ou par les circonstances extérieures.

De grandes choses sont déjà faites ou résolues pour la sûreté générale de la navigation. Au premier rang des bienfaits que la marine ait jamais reçus de la science et de l’état se place le système complet de phares et de fanaux par lequel toutes les côtes de notre hospitalière patrie sont à la veille d’être éclairées. Pour qu’il pût se réaliser, il fallait que les savantes découvertes, les ingénieuses inventions d’Auguste Fresnel[14] nous eussent appris à condenser dans des plans horizontaux l’éclat des foyers lumineux, et à le projeter sur la surface de la mer à des distances autrefois inconnues. Une mort prématurée l’a surpris au milieu de l’application qu’il faisait à son pays des procédés dont le monde maritime recueille l’héritage ; mais son œuvre a été complétée par son frère, non moins habile ingénieur. Les phares qui éclairent la côte de Provence ont des portées de 35 à 50 kilomètres, et, les cercles tracés par leurs rayons se pénétrant réciproquement, le bâtiment qui s’approche de la terre en a toujours en vue un, et quelquefois deux. Chacun de leurs feux se distingue par des caractères faciles à saisir ; les uns sont fixes, les autres variés par des alternatives d’éclats et d’éclipses se succédant, ici de demi-minute en demi-minute, là de deux en deux, ou de quatre en quatre minutes. Indépendamment des phares, dont l’objet est aussi souvent d’avertir le navigateur d’un voisinage dangereux que de le diriger dans sa marche, les approches des ports sont garnies de, fanaux qui se reconnaissent à 16 kilomètres de distance et marquent la route de l’atterrage. Le système d’éclairage est aujourd’hui complet en Provence : on pourrait tout au plus regretter le phare du cap Sicié, auquel on a renoncé, parce que, élevé de 400 mètres au-dessus du niveau de la mer, il aurait été trop fréquemment embrumé. Il ne deviendrait nécessaire d’allumer quelques nouveaux feux d’ordre inférieur que si de nouveaux abris s’ouvraient sur l’atterrage de Marseille.

Celui-ci, malgré ses imperfections, est le point de départ ou de destination des trois quarts du cabotage de la Provence. C’est à Marseille que se rassemblent et s’assortissent les produits du pays pour la formation des grandes cargaisons, que se divisent et se répartissent, suivant les besoins et les facultés de chaque lieu, les marchandises arrivées par masses. Les caboteurs des petits ports de la côte ne vont pas chercher dans la mer Noire, où leurs denrées risqueraient de ne pas trouver de preneurs, les grains nécessaires à leur consommation ; il vaut bien mieux pour eux les tirer du grand entrepôt qui leur sert de débouché ; aussi abordent-ils à Marseille presque aussi souvent que chez eux : les travaux nécessaires pour faciliter l’accès de ce rendez-vous commun les intéressent tous au même degré, et n’importent pas moins à chacun d’entre eux que ceux qu’il réclamerait pour sa propre localité : fît-on donc abstraction de la navigation générale, dont les petits ports ne ressentent qu’indirectement les effets, la priorité dans la distribution des travaux destinés à l’encouragement du cabotage de la province devrait encore être accordée à Marseille.

Les vents et les écueils ne sont pas les seuls ennemis contre lesquels le navigateur ait besoin de protection. La guerre, qui respecte en droit, si ce n’est en fait, la propriété territoriale privée, s’exerce dans toute sa rigueur sur la propriété maritime. Tout navire marchand étant susceptible de devenir un instrument de guerre, tout marin du commerce étant militaire à son tour, le bâtiment et celui qui le monte courent, sans exception, toutes les chances des guerres dans lesquelles peut être engagé le pays, et de là résulte pour celui-ci l’obligation de pourvoir à la sûreté de sa marine marchande. Il la remplit au loin par ses escadres, et, sur ses propres côtes, par des travaux défensifs appropriés à la nature des lieux. L’histoire des guerres passées montre les marines ennemies établies dans la Méditerranée concentrant toujours leurs agressions sur la côte de Provence ; il en sera de même dans les guerres à venir. Les alluvions sous-marines du Rhône et des rivières qui descendent des Cévennes et de la montagne Noire s’étendent depuis le port de Bouc jusqu’au-delà de l’embouchure de l’Aude. Sur ce long espace, la violence des vents conspire avec la continuité des hauts fonds contre tout navire qui s’approche, même avec précaution, du rivage ; l’ennemi qui le menacerait de trop près serait un ennemi perdu. Reste Port-Vendre, dont l’atterrage est sûr et facile ; mais, pour s’y maintenir, il faut être maître de toutes les montagnes environnantes, et ce port, dont Vauban recommandait avec raison l’heureuse position, refuse à d’autres que nous les avantages qu’il nous offre. Du Rhône aux Pyrénées, la côte se défend donc par elle-même, et celle du Rhône aux Alpes doit demeurer le but unique et constant des entreprises de l’ennemi ; elle a, en effet, les défauts inhérens à ses qualités, et, sans les secours de l’art, elle ne présenterait guère d’abri naturel qui ne fût un point vulnérable. Quand les travaux projetés pour la défense de la rade de Toulon seront terminés, la sûreté du cœur de notre établissement maritime sera complète ; mais nous aurons encore à mettre à l’abri de l’insulte le golfe de Marseille, vers lequel convergent incessamment tant de milliers de navires, et à préserver d’une occupation temporaire les rades de la Ciotat, d’Hyères, du golfe Jouan. Les progrès qu’a faits l’artillerie depuis la paix rendent aujourd’hui cette tâche facile ; la portée et la justesse du tir se sont en même temps accrues, et l’emploi des boulets creux rend plus inégales que jamais les chances du combat entre les batteries de terre et les vaisseaux ; les coups reçus par les unes ne leur causent qu’un faible dommage, et un seul de ceux qu’attend le navire suffit pour le couler. Il n’est pas de batterie de côte qui revienne au dixième du prix du vaisseau de ligne qui succomberait devant elle. Quand il en coûte si peu pour satisfaire à de si grands intérêts, il y aurait folie à rester dans l’inaction.

La sécurité dont jouit la Méditerranée favorise le progrès de la population maritime et lui fait devancer un peu celui de la population générale du pays. Au recensement de 1831, qu’on peut admettre comme une expression assez exacte de l’état des choses en 1830, les deux départemens des Bouches-du-Rhône et du Var comptaient 676,974 habitans ; à celui de 1840, ils en comptaient 763,777. Les classes de la côte présentaient, en 1830, 13,197 inscrits, et 15,383 en 1846 : l’inscription maritime gagnait donc 16 pour 100, tandis que la population totale ne gagnait que 13. Ce mouvement se rapprocherait probablement davantage de celui de la navigation, si le ministère de la marine avait plus de moyens de protéger le personnel naval, s’il réunissait quelques attributions malheureusement placées au ministère des travaux publics et surtout à celui du commerce, si même il usait toujours habilement de celles qui lui appartiennent.

Les pêcheurs ont un droit particulier à sa sollicitude. Leurs travaux se font en famille ; l’enfant y est dressé dès le bas âge par son père ou ses frères aînés, et ils préparent à ses vieux jours une occupation et une retraite. L’habitude de braver sur de frêles embarcations les écueils et les orages, d’être à la fois la tête et le bras dans la manœuvre, de s’entr’aider dans le danger, de ne compter que sur soi-même et sur ses égaux, communique à l’ame des pêcheurs une trempe vigoureuse, et la petite pêche est la meilleure de toutes les pépinières de matelots. La mollesse avec laquelle s’en fait la police en compromet cependant l’avenir ; les pêcheurs mangent leur blé en herbe ; l’usage des filets prohibés détruit le jeune poisson, et les Martigues ne sont pas le seul port où l’on remarque l’appauvrissement de la mer : on s’en plaint davantage encore dans la rade d’Hyères, où il ne saurait s’expliquer par l’envasement des passes. Henri IV, dans ses sagaces investigations des moyens de féconder les ressources maritimes de la Provence, sentit toute la valeur de la petite pêche ; entre autres mesures prises en sa faveur, il détermina, suivant les idées de son temps, l’organisation des principales madragues dont la côte est garnie, et, si quelques-unes de ces institutions s’adaptent mal aux mœurs actuelles, ce ne sont point ceux qui les établirent, mais ceux qui ne savent pas les rajeunir, qu’on est en droit de blâmer. Si nous suivions les exemples d’Henri IV, une police intelligente et sévère protégerait la reproduction du poisson ; au lieu d’étudier l’ichthyologie de la Méditerranée sous les ombrages du Jardin des Plantes, M. Valenciennes et ses élèves recevraient la mission d’aller rechercher, au milieu des pêcheurs, les lois mystérieuses qui président à la propagation et aux migrations des espèces ; l’administration prendrait la base de ses règlemens dans la connaissance des procédés invariables de la nature ; nous verrions dans les huîtres, égales à celles de l’Océan, que les tempêtes jettent parfois sur la presqu’île de Giens, l’indice du voisinage de bancs tels qu’il s’en est récemment découvert vis-à-vis de Catane, et, si nos efforts pour les atteindre étaient vains, nous essaierions de naturaliser en Provence cette richesse sous-marine. Il s’agit ici d’intérêts d’un autre ordre que ceux pour lesquels nous avons fait une loi sur la chasse, et il importe bien plus de peupler nos côtes de poisson que nos champs de gibier. D’après des documens recueillis en 1839 par l’administration des douanes, le contingent de la petite pêche dans les classes est de près du quart de la totalité de l’inscription, et la côte de Provence doit aujourd’hui présenter un effectif de 3,600 pêcheurs. Si le bon aménagement de la pêche doit augmenter sensiblement ce nombre, il est le plus simple, le plus efficace et le moins coûteux des moyens de recrutement de la flotte.

Il n’est toutefois pas le seul qui soit entre les mains de l’administration de la marine, et l’habitude que celle-ci perd aujourd’hui, rendons lui cette justice, de s’isoler de certains intérêts généraux de l’état, l’a quelquefois entraînée à négliger cette population maritime, dont le développement devrait être l’objet de sa plus constante sollicitude. Ce qui éloigne le plus d’hommes de la profession de matelot, c’est la perspective d’une vieillesse oisive et misérable. Les grandes fatigues de la mer, les hautes manœuvres du navire, ne sont point faites pour un âge où les membres de l’homme ont perdu leur souplesse, et le préparent mal à d’autres moyens de gagner sa vie. La création d’une vétérance de la marine serait donc un puissant encouragement à l’entrée dans ses cadres. Cette vétérance s’offrirait naturellement dans l’organisation de la défense des ports et des rades, tant en France que dans les colonies. Où trouver des hommes plus propres à l’armement et à la garde des batteries de côte que ceux auxquels la mer a servi d’école de canonnage ? A qui confier plus justement qu’à des marins fatigués au service de l’état des travaux sédentaires, séparés par de longs intervalles de repos, et dans lesquels un grand courage est la principale condition de succès ? Au lieu de recourir à de tels hommes, on a créé un régiment d’artillerie de la marine, aujourd’hui composé de 3,354 hommes sur le pied de paix, de 4,418 sur le pied de guerre[15]. Ces hommes n’ont ni chevaux, ni attelages, et ne sont point instruits à coordonner leurs manœuvres avec celles des autres armes de l’armée de terre ; ces prétendus canonniers de la marine sont exclus des vaisseaux, où ils ne seraient qu’un embarras. Jeunes et vigoureux, capables des plus grandes choses ; ils ne sont en réalité que des gardes-côtes, et c’est pour un service de vétérance que l’on appauvrit l’armée de terre et de la valeur personnelle de 3 à 4,000 hommes d’élite, et de celle plus grande encore de l’influence qu’ils exerceraient, dans les rangs, sur leurs voisins. De l’aveu de tous les marins, la mesure que recommande le plus le ministère de l’amiral de Rigny est celle par laquelle les matelots ont été exclusivement chargés du service de l’artillerie des navires ; il reste à la compléter en leur confiant les batteries de côte. Ce n’est pas à Toulon et sous l’impression des souvenirs du siège de 1707 qu’il serait permis de craindre qu’une artillerie destinée à battre la mer fût mollement servie par des matelots. Les mêmes vues d’extension du personnel naval conduiraient à préposer, comme en Angleterre, à la garde des arsenaux, des escouades d’anciens sous-officiers de la flotte qui seraient infiniment plus propres à cette surveillance que nos 16,000 hommes, d’infanterie de la marine. Une économie considérable serait ainsi réalisée, et, ce qui vaut mieux, une classe d’excellens serviteurs de l’état, privée de l’avancement auquel ont droit les sous-officiers de l’armée de terre, recevrait un encouragement mérité. L’état actuel des choses est encore plus contraire aux intérêts de la marine qu’à ceux du trésor et de l’armée de terre ; il multiplie des frottemens stériles, il transplante dans une terre ingrate ce qui serait ailleurs plein de sève et de vigueur, il énerve en réalité ce qu’il fortifie en apparence, et les régimens de la marine doubleraient de valeur en passant dans l’armée de terre. Ce ne sont cependant point là des raisons suffisantes pour amener une réforme utile, et la conséquence de la création d’une infanterie et d’une artillerie de la marine qui ne servent qu’à terre serait l’adjonction d’une cavalerie de marine, dont l’existence serait tout aussi facile à justifier, plutôt que l’adoption de mesures favorables à l’accroissement du personnel naval.

Ce serait considérer les intérêts maritimes sous un jour bien étroit et bien faux que de ne les croire affectés que par les mesures qui s’y rapportent directement. Il est bon de creuser des ports, de perfectionner et de fortifier des rades, mais c’est aux provinces adjacentes qu’il appartient d’en alimenter le mouvement, et la force ou la faiblesse navale d’un pays n’est jamais que la conséquence de sa force ou de sa faiblesse territoriale. La Grèce et la Sardaigne sont en possession des plus magnifiques abris de la Méditerranée, et les eaux en sont à peine sillonnées par quelques barques de pêcheurs, tandis que la culture de la vigne entretient dans l’atterrage inhospitalier de Cette une circulation de plus de trois mille navires ; les forêts de sapins de la Suède sont la source de la prospérité de sa marine ; le jour où les mines de houille de New-Castle seront épuisées, l’Angleterre perdra sa meilleure école de matelots, et le développeraient de notre établissement maritime sur la Méditerranée est essentiellement subordonné à celui de l’agriculture, de, l’industrie et des communications dans les vingt départemens dont les eaux descendent vers cette mer ; il réclame donc le concours de toutes les branches de l’administration publique.

De toutes les industries, celle dont la prospérité est la plus nécessaire à celle de la marine est incontestablement l’industrie agricole ; les travaux d’aucune autre ne s’allient d’ailleurs aussi bien à ceux de la navigation. Le marin provençal, moins constant et moins sévère que celui du Nord, a besoin de faire alterner le calme des champs et les joies de la famille avec les fatigues et les périls de la mer. Cette disposition de son esprit trouve à se satisfaire dans la succession des labeurs que comportent tour à tour ces deux occupations de sa vie. Dans un pays sec, montueux, pauvre en fourrage et par conséquent en fumier, sous un soleil ardent, la culture des fruits de branche est préférable à la culture alterne, et la vigne, le figuier, le mûrier, l’olivier, doivent garnir la plus grande partie possible du sol ; des intervalles assez longs séparent, dans ce système, les préparations du sol et les récoltes, et l’on peut les remplir, tantôt par une campagne de pêche, tantôt par des voyages, auxquels les limites étroites de la Méditerranée assignent un terme assez court. La côte de Ligurie, dont les légères embarcations se rencontrent partout, depuis le détroit de Gibraltar jusqu’au fond de la mer Noire, n’a point de chaumières où l’on ne soit à la fois cultivateur et matelot. Il devrait en être de même sur celle de Provence lorsque la nature du sol se prête à l’intermittence des travaux, les ressources de la culture et celles de la navigation se complètent mutuellement, et c’est favoriser l’une que d’élargir le champ de l’autre.

Ces observations ne s’appliquent point aux débouchés des vallées, dans lesquelles il est possible, je devrais dire facile, d’établir de vastes irrigations. Sous le soleil de la Méditerranée, la terre arrosée ne prend aucun repos ; la succession pressée des récoltes entraîne la continuité des labeurs ; la charrue marche derrière la faucille ; la main du cultivateur n’abandonne la bêche que pour saisir le plantoir, et, dans la révolution de l’année, sa famille n’a pas de temps à dépenser hors de son champ. Les irrigations pratiquées sur le rivage sont-elles pour cela indifférentes à la navigation ? Ces villes maritimes qui grandissent comme par enchantement, ce Toulon, ce Marseille, dans les murs desquels accourent tant de nouveaux habitans, ne réclament-ils pas un surcroît d’alimentation ? La cherté progressive des subsistances sur tout le littoral n’avertit-elle pas de l’urgence du rétablissement de l’équilibre entre les ressources du sol et les besoins croissans des populations qui s’agglomèrent ? Ces navires qui partent tous les jours plus nombreux de nos ports n’ont-ils pas des provisions de bord à faire ? La vie à bon marché, dont sir Robert Peel ne craint pas de placer les bases en dehors des limites de son pays, importe-t-elle moins aux progrès de la marine de la Provence qu’à ceux des manufactures de l’Angleterre ? Qui transportera d’ailleurs les produits des terrains arrosés, si ce ne sent les caboteurs du voisinage, et la richesse agricole de la contrée n’est-elle pas la meilleure base à donner à son commerce ?

L’on n’a pas oublié quelle heureuse transformation l’action combinée des atterrissemens et des irrigations du Rhône et de la Durance peuvent faire subir au territoire dominé par des cours d’eau si puissans. Des expériences commencées dans les terrains bas de la Camargue, et dont jusqu’à présent tout fait présumer le succès, nous apprendront bientôt si la culture du riz y serait profitable. La diffusion et le séjour d’une grande quantité d’eau douce sur le sol lui tiennent lieu d’engrais ; il lui faut des champs environnés de levées, pourvus de portes à ventelles, de canaux d’amenée et d’émission ; les travaux préparatoires qu’elle exige, les opérations journalières qu’elle comporte sont précisément celles qui seraient nécessaires pour colmater et dessaler le sol, et la naturalisation de cette culture aurait pour effet d’attacher immédiatement un revenu très considérable à une immobilisation de capital devant laquelle on n’a jusqu’à présent reculé qu’à cause du long ajournement de produits qu’elle semblait entraîner. Les eaux et la température de la Provence valent celles de la Lombardie, et le riz réussira probablement dans les alluvions du Rhône aussi bien que dans celles du Pô. En fût-il autrement, il n’en dépendrait pas moins de nous de faire disparaître dans l’arrondissement d’Arles, cent mille hectares de marais infects et de cailloux arides, sous une épaisse couche du plus fertile limon. Il ne faut pas se plaindre de ce qu’aucune entreprise de cette étendue n’est praticable dans le département du Var ; mais tous les terrains susceptibles d’être assainis et colmatés ne sont pas réunis à l’embouchure de l’Argens, à celle du Gapeau, et peu de pays réclament d’aussi nombreuses améliorations. Sur une superficie totale de 726,866 hectares, le département en possède 7,766 de prairies naturelles, et 194,356 de terres labourables[16], ce qui établit entre la surface des prés et celle des terres le rapport de 1 à 25. Ce rapprochement suffit pour faire juger de la rareté du bétail et de la pénurie de l’engrais dans un pays où 54,787 hectares d’oliviers et 59,943 de vignes le disputent aux céréales. Dans un travail comme il serait à désirer qu’on en fît un pour chacun de nos départemens[17], M. Bosc, géomètre en chef du cadastre du Var, a établi que, sur trente-quatre cours d’eau permanens dont il a donné l’hydrographie, 69 mètres cubes par seconde sont disponibles ; que, sur cette quantité, 13 seulement sont employés à l’irrigation ; que l’aménagement en est si mauvais, que les dérivations actuelles pourraient arroser 13,000 hectares de plus qu’elles ne font ; que les eaux qui se perdent à la mer subviendraient à l’arrosement de 27,000 hectares de prés : d’où il suit que la quantité de bétail et d’engrais produite dans le département pourrait être au moins sextuplée, et que la fécondation des terres arables s’accroîtrait dans cette proportion. Dans les Pyrénées orientales et dans les parties de l’Espagne qui ont été fécondées par le génie arabe, la culture des prairies ne passe pas pour le meilleur moyen de tirer parti des eaux d’irrigation ; en appliquant celles-ci aux céréales et même à certains arbres, en promenant successivement sur un sol trop étendu pour être arrosé à la fois des prairies qu’on livre à la charrue après quelques années[18], on croit obtenir une beaucoup plus grande masse de subsistances, et le maximum de produit ne devrait être nulle part aussi soigneusement recherché que dans le département de France où le déficit est le plus considérable.

Les avantages du bon aménagement des eaux conduiraient inévitablement au reboisement des montagnes dont elles descendent. Quand nos pères plaçaient les eaux et les forêts sous la même surveillance et les confondaient dans les mêmes soins, ils ne faisaient que transporter dans la législation une connexité consacrée par la nature, et déduire les conséquences de ce fait, qu’il ne sort des montagnes dépouillées que des torrens alternativement débordés et desséchés, tandis que les eaux des bassins boisés s’écoulent toujours en ruisseaux réguliers. Je ne serais pas embarrassé de signaler, dans les Alpes et les Pyrénées, de nombreux exemples de gorges adjacentes, à l’issue desquelles la plaine est, suivant l’état forestier de la région supérieure, ici fécondée par un arrosage constant, là périodiquement désolée par la sécheresse ou par l’inondation. Reboiser les hauteurs, c’est étendre les irrigations à leur pied. Le bois est d’ailleurs par lui-même, soit comme élément de matériel naval, soit comme objet d’exportation, une des plus précieuses richesses d’un pays baigné par la mer, et la Provence doit, à ces divers titres, des soins particuliers à sa reproduction.

S’il y est aujourd’hui rare, la faute en est à l’incurie des hommes et non à l’ingratitude du sol. Ces pentes que nous trouvons si nues ont été jadis ombragées, et les nombreuses touffes d’arbres qui s’y montrent éparses semblent être restées debout pour attester la facilité du rétablissement des forêts dont elles sont les débris. Le sol forestier d’un pays peut, en effet, toujours se reconstituer, et, pour savoir si des futaies croîtraient en Provence, il ne faut que se demander s’il y en existait autrefois. Les témoignages historiques ne laissent à cet égard aucun doute, et il doit être permis de remonter jusqu’à ceux des anciens, quand il s’agit des longues générations des grands végétaux. Il fallait que les lieutenans de César n’eussent pas à chercher les bois bien loin, pour que les douze galères qu’ils construisaient à Arles, pour le siége de Marseille, fussent armées trente jours après celui où les arbres étaient abattus[19]. La preuve que les montagnes des environs de Marseille étaient alors couvertes de futaies ressort des détails que César donne avec la précision d’un ingénieur[20], et Lucain, dans le, langage d’un poète[21], sur la profusion de bois employée aux circonvallations de la ville par Trebonius, qui en commandait le siége. Nous voyons au moyen-âge la Ciotat atteindre, par l’activité de ses chantiers de construction, une population double de celle d’aujourd’hui. Les montagnes qui l’entourent étaient alors couvertes de futaies magnifiques ; on n’y voit plus que des pins rabougris, et un poète classique serait en droit de comparer la ville appauvrie à ces dryades, dont la vie était attachée à celle de l’arbre qui leur servait de demeure. Sous Louis XIII, le président de Séguiran trouve un commerce de bois et de charbon organisé pour l’approvisionnement de Marseille et de Gênes à Cassis à la Ciotat même, à Bandol, à Sixfours, à la Seyne, dans la rade d’Hyères, à Bormes[22], et l’influence de cet élément de tonnage peut seule expliquer la quantité de navires et de marins dont il constate en divers lieux l’existence. Des soins intelligens, appuyés sur une répression énergique des délits forestiers, peuvent faire revivre cet état de choses. L’on n’a point à craindre aujourd’hui que l’avilissement de la valeur des bois soit un obstacle à cette sorte d’amélioration, et, si l’on veut savoir quel champ lui serait ouvert, un document officiel[23] répondra : Les deux départemens du Var et des Bouches-du-Rhône présentent une étendue de bois de 343,502 hectares, appartenant à l’état, aux particuliers, aux communes, et la plupart aussi négligés que ceux de la Ciotat ; ils contiennent en outre, déduction faite du territoire de la Crau, dont on peut faire quelque chose de mieux, 247,772 hectares de landes, de bruyères et de pâtis. Ces surfaces sont désertes : réunies, elles égalent, à 16,611 hectares près, celles des départemens de la Seine et de Seine-et-Oise ; le terrain n’en est pas plus mauvais que celui de la forêt de Fontainebleau, et, si elles rendaient proportionnellement autant de bois de chauffage et de construction, il n’en faudrait pas davantage pour doubler notre navigation sur la Méditerranée.

De semblables résultats ne s’obtiennent qu’avec une persévérance qui, s’il faut le dire, se concilie encore moins avec l’esprit de nos institutions politiques qu’elle n’est dans le caractère de notre nation. Les entreprises susceptibles de s’exécuter rapidement sont en France les seules sur le succès desquelles il soit toujours permis de compter, et il est prudent de demander an développement des communications une partie des avantages que le reboisement nous ferait long-temps attendre. Ouvrir des routes, c’est condenser l’espace sur les territoires qu’elles traversent ; rapprocher les ressources des pays éloignés, c’est, presque en créer sur les lieux qu’il s’agit d’approvisionner. On voit, dans la correspondance relative au siège de Toulon en 1707[24], que deux difficultés capitales entravèrent toutes les opérations du maréchal de Tessé ; c’étaient celle de faire arriver en ligne, au travers de montagnes impraticables, les troupes qui se trouvaient dans le haut Dauphiné, et celle de les alimenter. Si des routes parallèles aux Alpes étaient descendues des bassins du Drac, de la Durance et du Verdon vers la côte, il est probable que l’armée du prince Eugène eût été coupée et détruite, ou plutôt ce grand capitaine, ne sentant pas ses mouvemens couverts sur sa droite, eût renoncé d’avance à son entreprise. La route, aujourd’hui fort avancée, de Grenoble à Antibes par Sisteron, Digne et Grasse eût délivré le maréchal de Tessé de bien des inquiétudes ; mais elle ne répond pas à tous les besoins de la défense et de l’approvisionnement de la côte, et le service devrait en être complété par deux nouvelles lignes se dirigeant, l’une de Toulon vers l’embouchure du Verdon dans la Durance et Manosque, l’autre de Draguignan vers Castellane et le haut de la vallée du Verdon.

La dernière agrandirait beaucoup l’aire territoriale du port de Fréjus et mettrait en valeur la partie la plus reculée des Basses-Alpes ; elle apporterait même un contingent assez considérable de menues denrées sur le marché de Toulon, et des bois aux chantiers de construction de la côte.

Celle de Toulon à Manosque serait d’une tout autre importance ; elle réduirait de 25 kilomètres sur 108, c’est-à-dire d’une marche sur quatre, la distance entre ces deux villes, qui ne communiquent aujourd’hui que par Aix ; elle couperait la ligne d’opérations d’un ennemi qui marcherait sur Toulon, sur Aix ou sur Marseille, et l’obligerait à diviser ses forces. Considérée sous un autre point de vue, elle fortifierait l’impulsion que reçoit aujourd’hui l’agriculture dans la vallée de la Durance, et qui vient de déterminer l’achèvement du canal d’arrosage de la Brillanne à Corbières ; elle ouvrirait des sources nouvelles à l’approvisionnement si mal assuré de Toulon. Le pays qu’elle traverserait ne le cède à aucune autre partie de la Provence pour la qualité des céréales, et les blés qui en proviennent sont les plus propres de France à la fabrication des farines d’armement[25]. Le percement de la route déterminerait sur cette direction un mouvement analogue à celui qui s’opère autour des minoteries de Marseille, qui affectent à leurs expéditions lointaines les blés fins des Bouches-du-Rhône et de Vaucluse, et les remplacent dans la consommation intérieure par des blés exotiques d’une moindre valeur ; la marine a double profit à la multiplication de ces échanges.

Il ne reste plus rien à dire sur le concours qui s’établira entre l’activité de la navigation et celle de la circulation desservie par les chemins de fer ; elles croîtront l’une par l’autre. Hâtons-nous cependant de les mettre en contact, et, si nous ne voulons pas être devancés, mettons la main à l’œuvre. Le port de Marseille a, dans ceux de Gênes et de Trieste, des concurrens qu’il serait imprudent de dédaigner. L’Autriche presse la construction du chemin de fer de Vienne à Trieste, par lequel elle espère s’emparer de tout le commerce de l’Europe centrale avec la Méditerranée. Le roi de Sardaigne, dans la bonne administration duquel nous devrions plus souvent chercher des exemples, entreprend le chemin de Gênes à Alexandrie et à Pavie[26]. Il exécutera ce travail sur les fonds de l’état sans recourir à l’emprunt, sans rien ajouter aux contributions de son pays. Les études du prolongement de ce chemin au travers des Alpes Lépontines sont achevées ; elles démontrent la possibilité de s’élever sur des rails jusqu’au sommet de ces gigantesques barrières et d’en redescendre au travers de la Suisse jusqu’aux bords du Rhin. La manière dont on emploie à côté de nous le temps que nous perdons en discussions oiseuses ajoute à l’urgence de la jonction de la Méditerranée à l’Océan par le chemin de fer de Marseille à Paris. Les avantages commerciaux de cette ligne ne sont pas les seuls qui la recommandent. En cas de guerre maritime, elle transporterait, en moins de jours qu’il ne faut de mois pour faire par mer le trajet correspondant, le personnel d’une flotte entière de la Méditerranée à la Manche ou de la Manche à la Méditerranée. Les mêmes équipages pourraient combattre aujourd’hui sur les vaisseaux de Cherbourg, dans huit jours sur ceux de Toulon, et compenser par leur mobilité l’infériorité du nombre ; le sort d’une guerre peut dépendre de la prompte réalisation de cette nouvelle stratégie.

Les limites de l’avenir promis aux chemins de fer qui partent de la Méditerranée sont peut-être à la veille d’être reculées par une révolution plus vaste qu’aucune de celles qu’ait subies le commerce de cette mer. Le percement de l’isthme de Suez placerait les Indes orientales plus près de Marseille que ne le sont les Antilles ; nos colonies de Pondichéry, de Bourbon, de Madagascar, ne seraient plus qu’au quart de la distance qui les sépare aujourd’hui de la métropole ; les navires d’Europe arriveraient dans la mer des Indes et sur la côte orientale d’Afrique en moins de temps qu’il ne leur en faut pour gagner la relâche de Rio-Janeïro. Les ingénieurs français qui suivaient Napoléon en Égypte ont déterminé toutes les conditions d’établissement du canal maritime qui mariera l’Europe au monde indien[27]. Le niveau de la mer Rouge est de 9 mètres 908 millimètres supérieur à celui de la Méditerranée ; d’Alexandrie à Suez, en passant par le Caire, la distance est de 300 kilomètres, c’est-à-dire la même que celle de Paris à Cherbourg. Le jour où cet espace sera franchi par un navire, la moitié du commerce de l’Océan prendra son cours à travers la Méditerranée, et celui de l’Asie et de l’Afrique avec l’Europe décuplera. Ce ne sera point à la France, maîtresse de Marseille, de Toulon, de la Corse et de l’Algérie, à se plaindre de cette révolution ; aucun pays, après l’Égypte n’y gagnera plus que le nôtre.

Le monde civilisé, disions-nous au début de cette course, gravite tout entier vers la Méditerranée. C’est autour de ce lac européen que s’enfantèrent dans l’antiquité les plus grands chefs-d’œuvre de l’esprit humain, et, depuis le commencement de ce siècle, que d’événemens accomplis ! que de semences fécondes jetées sur ses bords ! L’Angleterre, déjà maîtresse de Gibraltar, s’empare de Malte et de Corfou, elle ouvre vers les Indes, par l’Euphrate et la mer Rouge, de nouvelles voies à son commerce ; mais, plus soucieuse d’exploiter le monde que de le policer, elle ne se mêle aux peuples barbares qu’autant qu’il convient à ses intérêts. Les réformes du sultan Mahmoud et de Méhémet-Ali sapent par la base l’établissement politique du prophète. La Russie s’avance sur l’empire ottoman et ne lui laisse d’autre alternative que de s’approprier les forces de la civilisation moderne, ou de devenir la conquête d’un peuple capable d’en doter son territoire. La mer qui séparait jadis le monde musulman du monde chrétien sert à les unir dans des relations que chaque jour resserre et multiplie. En trois années de séjour en Égypte, les armées françaises sèment sur les tombeaux des Pharaons des germes qui éclosent au bout de trente ans ; elles labourent de leur puissante épée le sol de l’Italie et de l’Espagne, mais elles transportent au sein des peuples qu’elles arrachent violemment à leur repos ces principes de la révolution qui doivent faire le tour du globe : abattues un moment sous l’Europe coalisée, elles se relèvent pour rallumer en Grèce le flambeau où s’éclaira le genre humain ; à peine délassées, elles écrasent en Afrique la piraterie barbaresque et jettent sur une côte ensevelie depuis quinze cents ans dans de sanglantes ténèbres les fondemens d’un empire fraternel. Voilà dans la Méditerranée l’œuvre de la première moitié du XIXe siècle ! Que sera celle de la seconde, assise sur une bien plus large base, édifiée avec de bien plus puissans moyens ?

Puisse la part de la France ne pas être moindre dans les événemens qui s’accompliront que dans ceux qui les ont préparés ! Puisse-t-elle s’élever en même temps que tous les peuples à la régénération desquels elle a tendu la main ! La nature a placé sur la côte de Provence le foyer de notre influence sur cette mer où s’entrelacent les relations du monde entier : sachons le consolider, l’étendre, et transmettre à nos neveux un héritage digne de celui que nous avons reçu de nos pères.

J.-J. Baude.

  1. Voyez les livraisons du 1ermars et 15 mai.
  2. Procès-verbal du président de Séguiran.
  3. Portulan de la Méditerranée, par M. De Barras de la Pène (B. R. Mss. 1704).
  4. Carte particulière du golfe de Fréjus, levée en 1840 par MM. les ingénieurs hydrographes de la marine. (Dépôt de la marine.)
  5. J’aurais voulu donner l’étendue exacte du port romain de Fréjus, et j’en ai cherché la mesure dans la collection d’anciens plans que possède la Bibliothèque royale. Ces plans remontent tous à une époque où le besoin de précision dans la topographie était peu senti, et je dois avouer qu’ils présentent des différences assez difficiles à concilier. Quoi qu’il en soit. Je crois ne pas m’écarter beaucoup de la vérité en évaluant à une douzaine d’hectare la superficie du port d’Auguste, et à une cinquantaine de mètres la largeur de l’ancien chenal. Sa direction formait un angle de 30 degrés avec celle qu’il faudrait donner au nouveau pour le faire déboucher dans les eaux de Saint-Raphaël. Au reste, l’insuffisance de ces renseignemens sera bientôt réparée par la publication d’un mémoire dans lequel mon savant ami M. Charles Texier rétablit, avec la sagacité d’un antiquaire et la précision d’un géomètre, l’ancien état de Fréjus. L’intérêt archéologique de ce travail ne sera pas le seul qu’il présente, et sans doute il ne profitera pas moins à l’avenir qu’il n’éclaircira le passé.
  6. Voir la Collection des Documens inédits sur l’histoire de France : correspondance de Henri de Sourdis ; ordres, instructions et lettres de Louis XIII et du cardinal de Richelieu sur les opérations maritimes de 1636 à 1642.
  7. De l’an 889 à l’an 975. Voir le savant livre de M. Reinaud, de l’Institut, sur les Invasions des Sarrasins en France, en Piémont et en Suisse pendant les VIIIe, IXe, Xe siècles ; in-8o. Paris, 1836.
  8. Lois des 19 juillet 1837 et 6 juillet 1840.
  9. Une somme de 1,792,000 francs était réputée nécessaire, en 1831, pour la mise à l’état d’entretien de la route royale dans le seul département du Var : 1,376,000 francs étaient déjà dépensés à la fin de 1843.
  10. « C’est là (à Cannes) où tous les quinze jours vient l’ordinaire de Lyon, qui s’embarque dans un bateau armé pour Gênes, où il porte ses dépêches, et à son retour il apporte celles de Rome. » (Procès-verbal d’H. de Séguiran, 20 février 1633.)
  11. Mémoires sur la Provence en 1698, par M. Lebret, intendant. (B. R., mss.)
  12. Histoire du siège de Toulon, 1707.
  13. Oisivetés, tome 1er.
  14. Fresnel (Auguste-Jean), né à Broglie (Eure) en 1788, ingénieur en chef des ponts-et-chaussées, membre de l’Institut, mort à Paris, à peine âgé de trente-neuf ans. Ses principaux travaux scientifiques sont consignés dans les Annales de Chimie et de Physique et dans les Mémoires de l’Académie des Sciences. Son Mémoire sur l’éclairage des phares est de 1822.
  15. Ordonnance du 30 avril 1844. Dans cet effectif ne sont pas compris 953 hommes répartis en six compagnies d’ouvriers d’artillerie, dont l’existence est un peu moins difficile à justifier que celle des régimens. Ces compagnies n’ont cependant qu’une assez faible analogie avec les douze compagnies d’ouvriers qui suffisent à l’artillerie de terre. Celles-ci sont indispensables, parce qu’accompagnant le matériel en campagne, elles doivent savoir le construire pour être en état de le réparer. Les compagnies de la marine ne suivent pas les pièces à bord des vaisseaux ; sauf la fraction de l’une d’entre elles qui dessert les colonies, elles ne sortent pas des arsenaux, et il n’y a pas plus de raison de les maintenir qu’il n’y en aurait à convertir en soldats les ouvriers de la manufacture d’armes de guerre de Saint-Etienne.
  16. Statistique de la France publiée par le ministre de l’agriculture et du commerce. — Agriculture. I. R., 1840, in-4o.
  17. Rapport à M. Teisseire, préfet du Var, sur les cours d’eau du département du Var et sur les moyens d’augmenter les irrigations. Draguignan, 1845, in-8o.
  18. Ces combinaisons, qui peuvent paraître nouvelles dans le département du Var, ne le sont pas partout ; elles sont décrites, et cette description n’a pas vieilli, par l’Olivier de Serres de l’agriculture arabe, Ebn-et-Awam, qui écrivait à Séville au VIe siècle de l’hégire ou au XIIe de l’ère chrétienne. Son Traité d’Agriculture, dont la bibliothèque de l’Escurial possède un manuscrit complet, a été traduit en 1802 par don José Banqueri pour l’instruction des cultivateurs espagnols, et nos compatriotes des départemens du midi auraient beaucoup à gagner à cette lecture.
  19. « Quibus effectis armatisque diebus triginta, a quà die materia caesa est, adductisque Massiliam, his D. Brutum praeficit. » (De Bello civili, I, 36.)
  20. De Bello civili, II, 1, 2, 9, 10, 11, 14.
  21. Lucus erat, longo numquam violatus ab aevo,
    Obscurum cingens connexis aera ramis,
    Et gelidas altè submotis solibus umbras.
    Tunc omnia latè
    Procumbunt nemora, et spoliantur robore silvae ;
    Ut, quum terra levis mediam virgultaque molem
    Suspendant, structà laterum compage ligatam
    Arctet humum, pressus ne cedat turribus agger.
    (Phars., L. III.)
  22. Procès-verbal de l’état des affaires de la côte maritime de Provence en 1633.
  23. Statistique de la France publiée par le ministère du commerce. I. R. 1840.
  24. Collection de Provence, année 1707. (B. R. Mss.)
  25. On sait que les farines fabriquées avec des blés de qualité inférieure se conservent mal à la mer, et ne supportent pas la température des régions équinoxiales.
  26. Progetto di via a regoli di ferro da Genova ad Alessandria ed a Pavia compilato da J. PORRO, maggiore negl’ ingegneri militari, all’ indicazioni delle varianti proposte d’all’ ingegnere J.-K. BRUNEL, in sequito a visita praticata sella faccia de’ luoghi nel’ aprile 1843. Torino, 1843.
  27. Description de l’Égypte, t. Iter. Mémoire sur la communication de la mer des Jades à la Méditerranée par la mer Rouge et l’isthme de Soueys, par M. Lepère, ingénieur en chef des ponts-et-chaussées attaché à l’expédition d’Égypte.