Les Câbles télégraphiques en temps de guerre

Les câbles télégraphiques en temps de guerre
J. Depelley

Revue des Deux Mondes tome 157, 1900


LES CABLES TÉLÉGRAPHIQUES
EN TEMPS DE GUERRE

Les premières paroles échangées entre l’Europe et l’Amérique, par le câble transatlantique de 1858[1], étaient des paroles de paix qui réclamaient la neutralisation des lignes télégraphiques. Le Président des États-Unis demandait, dans sa dépêche de félicitations à la reine Victoria, « que toutes les nations civilisées déclarent spontanément et d’un commun accord que le télégraphe électrique sera neutre à jamais, que les messages qui lui seront confiés seront tenus pour sacrés même au milieu des hostilités. »

Ce vœu, échappé à l’enthousiasme que fit naître cette première communication télégraphique de la pensée humaine entre les deux continens, ne devait pas avoir de réalisation prochaine. Après quarante années, la neutralisation des câbles n’est pas encore reconnue. Elle sera vraisemblablement un progrès de l’avenir ; mais, pour l’instant, la télégraphie sous-marine est un puissant instrument de guerre, au profit du pays qui a eu la prévoyance de s’en assurer les services.

Dès que la possibilité de correspondre à grande distance, au moyen de câbles sous-marins, a été démontrée pratiquement, l’Angleterre a compris quelle prépondérance commerciale et politique devait lui donner la création d’un grand réseau restant sous sa domination. Sans se laisser décourager par les onéreux échecs du début, avec une persévérance que l’on doit admirer, elle est arrivée à créer et à développer, méthodiquement, sans bruit et sans arrêt, un réseau de câbles télégraphiques sous-marins qui couvre aujourd’hui le monde entier et l’enserre dans une immense toile d’araignée dont Londres est le centre. C’est là que les fils de cette toile convergent, et dans le monde, il ne se produit pas un incident, pas un fait politique ou commercial, dont la nouvelle ne soit d’abord transmise à Londres. C’est un merveilleux agent d’information et d’influence que l’Angleterre a entre les mains, agent d’autant plus redoutable que les autres pays en sont dépourvus.

Un simple examen d’une carte télégraphique montre l’enchaînement des câbles appartenant aux Compagnies anglaises ; explique certaines difficultés de notre politique coloniale ; et jette un peu de lumière sur des faits qui ont dû quelquefois paraître incompréhensibles.

Du côté de l’Amérique du Nord, dix câbles transatlantiques relient l’Angleterre au Canada et aux États-Unis. Plus bas, vers l’Amérique du Sud, trois autres lignes anglaises traversent l’Atlantique et rattachent le Brésil au Portugal, à l’Espagne, et, par leurs prolongemens, à Londres même ; d’autres lignes anglaises s’étendent du Nord au Sud, le long du Pacifique ; d’autres encore enveloppent toutes les Antilles et l’Amérique centrale, et complètent ce premier réseau qui met l’Amérique entière à quelques secondes de Londres.

Vers l’Orient, les lignes anglaises qui s’y dirigent, en partant de Londres, quadruplées sur certains points, tournent l’Europe par Gibraltar, touchent à Malte et à l’Egypte, longent la Mer-Rouge jusqu’à Aden.

A Aden se trouve ce qu’on peut appeler un nœud de lignes télégraphiques, dont l’importance politique se révèle aujourd’hui. De là, en effet, part un premier faisceau de trois câbles qui se dirigent vers l’Inde, et se prolongent par d’autres lignes jusqu’à la Chine, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ; une autre ligne part du même point, se dirige vers la côte orientale d’Afrique en desservant Zanzibar, Mozambique, Delagoa Bay, Natal et le Cap de Bonne-Espérance. Ce grand réseau oriental a son point central, où toutes les lignes viennent se nouer, à Aden.

Vers la côte occidentale d’Afrique, les mêmes lignes anglaises qui relient Londres au Portugal et à l’Espagne descendent d’abord jusqu’à Bathurst, au-dessous du Sénégal, puis, de là, festonnent le long de la côte jusqu’au Cap, où elles rejoignent celles de la côte orientale, enfermant tout le littoral africain dans un cercle télégraphique anglais. Mais, là aussi, il faut remarquer les conditions de complet asservissement vis-à-vis de l’Angleterre dans lesquelles ce réseau est constitué. De même que, pour l’Orient, Aden est le point où convergent les lignes qui rayonnent vers les Indes, la Chine et l’Australie, et vers l’Afrique jusqu’au Cap de Bonne-Espérance ; de même, sur la côte occidentale d’Afrique, un point de convergence de toutes les lignes existe en territoire anglais, à Sierra-Leone, et surtout à Bathurst ; c’est dans ces stations anglaises que passent forcément les correspondances du réseau qui s’étend le long de la côte jusqu’au Cap, en desservant des territoires français et portugais, qui le subventionnent d’ailleurs largement.

L’importance et le danger de cette organisation pour tout ce qui n’est pas anglais sauteront aux yeux dès que l’on connaîtra les clauses du cahier des charges que le gouvernement anglais impose à ses compagnies télégraphiques. En voici les principales ; elles suffisent pour accuser, d’une manière bien saisissante, les vues politiques qui ont guidé nos voisins dans la création si persévérante de leur réseau télégraphique :

« ART. 3. — Le câble proposé ne doit, en aucune station, posséder d’employés étrangers ; de même, les fils ne passeront dans aucun bureau et ne pourront être sous le contrôle d’un gouvernement étranger.

« ART. 5. — Le Gouvernement de Sa Majesté ne prendra aucun engagement ni aucune responsabilité en ce qui regarde le câble, au-delà du paiement du subside.

« ART. 6. — Le subside sera accordé pendant vingt ans, et payable à chaque période complète de douze mois, sous la condition que le câble sera maintenu en bon état et aura fait un bon service, et que ce service entre le Royaume-Uni et les colonies et protectorats anglais n’aura pas subi d’interruption.

« ART. 7. — Les dépêches du Gouvernement impérial et colonial doivent avoir la priorité lorsqu’elle est demandée. Elles seront transmises à demi-tarif qui n’excédera pas une somme à déterminer.

« ART. 9. — En cas de guerre, le Gouvernement pourra occuper toutes les stations en territoire anglais ou sous le protectorat de l’Angleterre, et se servir du câble au moyen de ses propres employés. »

Ainsi, en temps normal, le gouvernement britannique s’est assuré spécialement pour ses dépêches, partout où existe une ligne télégraphique anglaise, un droit de priorité qui appartient à toutes les dépêches d’Etat d’après les conventions internationales. L’inscription de ce privilège peut paraître naturelle, mais, en réalité, elle a pour but et pour effet de faire céder le pas aux dépêches anglaises, par les dépêches d’Etat de tous les autres pays. Il ne faut pas chercher ailleurs l’explication de difficultés ou de retards, singulièrement favorables aux intérêts britanniques, que subissent certaines transmissions télégraphiques.

Mais combien plus dangereuse est cette situation en cas de guerre ! Les événemens du Transvaal viennent de faire ouvrir les yeux sur un péril menaçant pour tous les pays qui ont des colonies à défendre. Non seulement la censure anglaise établie à Aden refuse les correspondances chiffrées venant de Lourenço-Marquès, de Durban et du Cap ; elle arrête aussi celles qui arrivent de Madagascar aussi bien que de l’Est-Africain allemand. Que serait-ce si, au lieu d’une guerre entre l’Angleterre et le Transvaal, les hostilités existaient entre l’Angleterre et la France ? C’est la question du rôle des câbles télégraphiques qui est posée brutalement par ces faits. Quel a été ce rôle jusqu’à présent ? Quel sera-t-il, dans l’avenir, pour un pays comme la France, qui a un immense empire colonial à défendre, et des intérêts traditionnels d’influence et de commerce à soutenir sur tous les points du globe ?

Bien que d’une origine très récente puisqu’elle remonte à quarante ans à peine, les câbles télégraphiques sont déjà mêlés si directement à la vie internationale maritime et coloniale de tous les pays, que l’intérêt et l’importance de leur existence ne peuvent plus être ignorés ou méconnus. En temps de guerre notamment, ils peuvent être un moyen d’action d’une telle portée que l’on a pu dire justement que la nation qui disposerait seule d’un réseau télégraphique sous-marin, pour renseigner ses escadres sur les mouvemens et la force de ses adversaires, serait maîtresse de la mer.

Ce qui se passe en ce moment pour les correspondances avec l’Afrique marque la dangereuse dépendance dans laquelle sont placés tous les pays, par le fait seul de l’état de guerre entre l’Angleterre et le Transvaal. Les événemens qui se sont déroulés l’année dernière, au cours de la guerre hispano-américaine, où deux puissances maritimes se sont trouvées aux prises, fournissent, d’une manière encore plus concluante, la démonstration de l’influence que doivent prendre les communications télégraphiques dans un conflit colonial. On constate, en effet, qu’une guerre télégraphique s’est engagée entre l’Espagne et les Etats-Unis, dès le début des hostilités, et s’est poursuivie parallèlement aux opérations militaires ; on trouve, pour la première fois, un ensemble de faits précisant et faisant en quelque sorte apparaître matériellement le rôle considérable que les lignes télégraphiques sous-marines pourraient avoir à jouer dans une grande guerre.

Avec une imprévoyance, dont toute la sympathie que méritent ses malheurs ne doit pas empêcher de voir aujourd’hui les conséquences, et qui devrait être une leçon pour les autres pays, l’Espagne est restée, jusqu’au moment de la déclaration de guerre, sans posséder de lignes télégraphiques indépendantes et sûres entre Madrid et la Havane. Elle soutenait depuis plusieurs années, contre l’insurrection cubaine, une lutte ouvertement favorisée par les Américains, et elle n’avait d’autres moyens de correspondre avec Cuba que les lignes télégraphiques américaines. Ses dépêches officielles, ses instructions secrètes parvenaient à la Havane par les fils qui reliaient New-York à la Floride en traversant les Etats-Unis, et par les câbles américains de la Floride. Cette imprudence nous frappe aujourd’hui, après les événemens qui l’ont révélée, et paraît incompréhensible ; pourtant, il faut être indulgent pour l’apprécier, car d’autres pays, parmi lesquels se trouve la France, sont, à l’heure présente, tout aussi imprévoyans, et seraient, pour leurs possessions coloniales, dans la même situation que l’Espagne, si la guerre venait à leur être déclarée.

C’est seulement au moment où les hostilités ont été ouvertes avec les Etats-Unis, c’est-à-dire à la veille de l’interruption des communications par le nord de Cuba, que l’Espagne entreprit avec quelque vigueur la recherche de moyens de correspondance autres et plus sûrs que les lignes américaines. Il était beaucoup trop tard. Ce n’est pas par des mesures improvisées qu’une organisation de service télégraphique peut être faite à d’aussi grandes distances. Les autres lignes qui desservaient Cuba sans toucher aux États-Unis venaient, par le Sud, aboutir à Santiago de Cuba, à 500 kilomètres de la Havane. Ces lignes n’étaient prolongées jusqu’à la Havane que par des fils terrestres déjà entre les mains des insurgés, et par des câbles immergés le long des côtes, par conséquent très exposés à être coupés. Du jour au lendemain, la Havane pouvait donc être isolée de Santiago, et l’Espagne était menacée de n’avoir aucune communication télégraphique avec le théâtre principal de la guerre où était engagée sa fortune coloniale.

Quelle différence de procédés et de situation du côté des États-Unis !

Le jour même où la guerre est déclarée, l’un des premiers actes du gouvernement est d’appliquer une censure étroite sur toutes les lignes télégraphiques qui peuvent atteindre Cuba. Les câbles de la Floride à la Havane, appartenant à une compagnie américaine, sont saisis et desservis militairement. Toutes les stations américaines, où touchent les autres lignes en relation même indirecte avec Cuba, sont également occupées par des télégraphistes militaires. Une prohibition complète s’applique aux dépêches espagnoles gouvernementales, aux dépêches codées ou chiffrées pour les Indes occidentales, enfin à toute dépêche en clair ayant une tendance hostile aux États-Unis.

Ces premières mesures, toutes rigoureuses qu’elles soient, paraissent insuffisantes. Les Américains veulent isoler complètement Cuba en coupant tous les câbles qui aboutissent sur les côtes de l’île, sauf les câbles de la Floride à la Havane, qui sont déjà entre leurs mains, et dont l’un, relevé à bord d’un navire de guerre, met en communication l’escadre chargée du blocus de la Havane et le gouvernement fédéral à Washington. Trois navires sont rapidement outillés pour couper les câbles : le Mangrove, l’Adria et le Saint-Louis. Dès le 25 avril, jour de la déclaration de guerre, le Mangrove quitte Key-West pour se rendre dans le sud de Cuba avec l’ordre de détruire les câbles qui atterrissent à Santiago, c’est-à-dire les câbles anglais de la Jamaïque et le câble français d’Haïti.

L’Adria et le Saint-Louis suivent quelques jours plus tard le Mangrove, pour l’aider dans ses opérations, au cours desquelles ces navires sont toujours protégés par des cuirassés. D’autres navires sont également munis d’outils et d : engins spéciaux pour rompre les câbles.

Malgré ce grand déploiement de forces, pendant plusieurs semaines les tentatives faites sont complètement infructueuses. Les dragages exécutés à quelque distance de la côte restent sans résultat. Les côtes cubaines présentent cette particularité, commune à presque toutes les Antilles, de descendre à pic à de grands fonds, de telle sorte qu’à une faible distance du rivage, on trouve déjà une grande profondeur de mer. Le dragage des câbles y est donc difficile, si l’on ne vient les chercher aux atterrissages. C’est ce que, après de nombreuses tentatives inutiles, les Américains doivent se résoudre à faire et, même dans ces conditions, ils n’ont obtenu des succès que par des coups d’audace et en courant de très sérieux dangers.

Le 18 mai, le Saint-Louis, voulant faire une tentative décisive pour couper, devant Santiago, les câbles de la Jamaïque, qui avaient été inutilement cherchés au large, avait commencé les dragages à 7 milles du feu de Santiago. Peu à peu, ne trouvant pas de câble, il se rapproche de la côte jusqu’à un mille de l’entrée de la passe de Santiago. A cet endroit, il croche un câble ; mais, au même moment, le feu des forts espagnols commence et l’opération devient dangereuse ; le travail se précipite, on monte le câble à bord, on le coupe et on en rejette hâtivement les bouts à la mer. Le Saint-Louis se retire bien convaincu qu’il a interrompu les communications avec la Jamaïque. La nouvelle en est donnée par toute la presse américaine : c’est un véritable exploit. On annonce, en même temps, que le câble français de Santiago a été coupé vers son atterrissage à Haïti et que, par suite, Cuba est complètement isolée.

Or, le câble relevé était un tronçon de vieux câble, abandonné dans une réparation ancienne ! Ce vieux câble, noyé depuis de longues années, ne devait plus s’attendre à revoir le jour dans une circonstance aussi glorieuse. Aucune des lignes télégraphiques de Santiago n’avait en réalité été atteinte. Quant au câble français, il n’a jamais été touché sur la côte d’Haïti.

Ayant reconnu le résultat négatif de l’expédition tentée à Santiago, les Américains ne se tinrent pas pour battus. Ils voulurent couper les câbles qui reliaient Santiago à la Havane, afin d’isoler, de toute communication par le Sud, le maréchal Blanco déjà sans communication avec le Nord. Ces câbles se développent le long de la côte sud de Cuba et ont plusieurs atterrissages. A l’un d’eux, celui de Cienfuegos, une tentative de rupture fut faite dans des conditions particulièrement audacieuses.

Cienfuegos est situé à l’intérieur des terres, au fond d’une baie dans laquelle on entre par un canal de 3 milles de longueur. A l’entrée du canal se trouve un phare placé sur une hauteur de 300 pieds, au bas de laquelle court une plage étroite couverte de sable ; à peu de distance du phare s’élevait la guérite d’atterrissage des câbles, visible de très loin en mer. Les forces américaines réunies devant ce point se composaient de quatre navires de guerre. Deux canots à vapeur et deux à rames furent mis à la mer ; chacun des canots avait un équipage de seize hommes armés et munis d’outils pour détruire les câbles ; les canots à vapeur devaient faire la remorque des barques jusqu’au rivage, pendant que les navires, placés à un mille environ, bombarderaient le phare et la guérite des câbles.

L’opération, commencée au point du jour, fut menée rapidement. Pendant que les navires dirigeaient un feu très vif sur le rivage, les canots s’approchaient de terre jusqu’à une distance de moins de 100 mètres de la guérite déjà presque détruite. La profondeur de l’eau était encore trop grande pour draguer les câbles. A la grande surprise des Américains, les Espagnols n’ouvrirent pas le feu ; les canots s’approchèrent jusqu’à quelques mètres du rivage, par des fonds de 20 pieds à peine, où ils crochèrent d’abord le câble allant vers l’Est, dans la direction de Santiago. Il fallut trente hommes solides pris sur les deux canots, pour hisser le câble à bord ; c’était un câble d’atterrissage, gros comme un bras d’homme, et le poids à sortir de l’eau semblait être de plusieurs tonnes. Après l’avoir mis à bord, on put le couper.

L’un des bouts, celui qui allait à la guérite, fut rejeté à l’eau ; on releva l’autre sur une longueur de 150 pieds, avec la pensée de l’amener à bord de l’un des navires, pour essayer de communiquer avec Santiago ; mais le poids était tel que le canot faillit chavirer. On dut rapidement faire une nouvelle coupure pour jeter le câble à la mer, en en gardant à bord environ 100 pieds. Toutes ces opérations s’étaient accomplies sans que les Espagnols eussent fait un feu sérieux sur les Américains.

Le même travail fut entrepris immédiatement sur l’autre câble allant dans la direction de la Havane. Ce n’est encore qu’à 60 pieds du rivage que ce câble put être croche, pendant que les navires redoublaient leur feu, en faisant passer les obus par-dessus la tête des hommes travaillant sur les canots. La position devenait cependant dangereuse, car les Espagnols commençaient à tirer vigoureusement sur les Américains ; les balles pleuvaient autour des canots et déjà quelques hommes étaient blessés. Le câble fut coupé de la même façon que l’autre, et rejeté à la mer. En le relevant dans ces petits fonds, on avait aperçu un troisième câble. Les Américains voulurent aussi le couper, et ils avaient déjà mis des grappins à la mer pour le crocher, lorsque le feu des Espagnols devint si vif que l’opération dut être abandonnée. Les canots furent ramenés aux navires, ayant perdu plusieurs hommes ; les navires eux-mêmes avaient été sérieusement éprouvés par le feu des Espagnols, puisque le commandant de l’un d’eux, le Nashville, avait été atteint. Mais, par une chance heureuse, les Américains avaient bien coupé les deux câbles qui desservaient Cienfuegos ; le troisième câble qu’ils n’avaient pu toucher mettait simplement en communication la guérite avec Cienfuegos, et n’avait aucune importance.

Le résultat de cette opération dangereuse était d’une valeur capitale. La rupture des câbles de Cienfugos isolait complètement la Havane, et privait de toute communication entre eux le maréchal Blanco et l’amiral Cervera, enfermé à ce moment dans le port de Santiago.

Mais, malgré tous ces efforts, Santiago restait encore en relation télégraphique avec l’extérieur, par les câbles anglais de la Jamaïque et par le câble français d’Haïti. Ce n’est que le 7 juin que le câble français put enfin être coupé. La nouvelle de l’interruption ne fut pas inexacte cette fois. La rupture eut encore lieu près de l’atterrissage et par de tout petits fonds, après un bombardement de la côte qui chassa les Espagnols vers l’intérieur. Les Américains débarquèrent aussitôt des troupes, et c’est à ce moment qu’ils commencèrent à occuper les environs de Santiago.

Quant aux câbles anglais de la Jamaïque, venant atterrir dans la passe de Santiago, sous la protection des forts espagnols, ils ne furent pas coupés, malgré plusieurs tentatives dont la première produisit l’erreur plaisante qui a été racontée. Tous les dragages faits en pleine mer furent sans aucun résultat, et, comme l’atterrissage ne pouvait être abordé, il fut impossible de couper la communication, qui n’a pas cessé de fonctionner jusqu’à la fin des hostilités. Elle semble d’ailleurs avoir été de peu d’utilité pour les Espagnols et avoir peu gêné les Américains, qui en étaient arrivés à organiser, sous la direction d’un homme du plus haut mérite, le brigadier-général A. W. Greely, un remarquable service de surveillance sur toutes les lignes télégraphiques qui pouvaient rejoindre Cuba. Ce service fut incontestablement un des élémens du succès des Américains, qui furent puissamment aidés par le désarroi et le découragement jetés parmi leurs adversaires, grâce à l’absence de nouvelles et de renseignemens exacts.

Un enseignement ressort, en tous cas, d’une manière frappante de l’ensemble de ces faits : c’est que, contrairement à ce que l’on pensait jusqu’à présent, la rupture des câbles par des moyens improvisés offre de très grandes difficultés. Les Américains ont mis en œuvre des ressources et des forces considérables contre un pays mal défendu, et ce n’est qu’au prix de très grands dangers qu’ils ont réussi à rompre quelques lignes. Autant, en effet, il est facile, à un navire installé et outillé pour ce travail, et à un personnel expérimenté, de relever et de réparer un câble dont la position est exactement connue, autant il est difficile et peu pratique, en temps de guerre, de rechercher des câbles hors des points où ils viennent atterrir à la côte. C’est uniquement sur ces points qu’il a été possible d’arriver à quelques résultats, et encore le récit qui vient d’être fait montre combien certaines opérations ont été périlleuses.

Il semble, dès lors, que l’on trouverait des garanties de défense en gardant secret le tracé des câbles que l’on pose, et en dissimulant les atterrissages au lieu de les marquer, comme on le fait aujourd’hui, par des guérites et des balises visibles de très loin. Il semble aussi qu’il serait aisé de choisir l’emplacement des atterrissages, de manière à y organiser une défense qui en rendrait l’approche dangereuse en temps de guerre.

Une autre constatation ressort des mêmes faits : c’est l’intérêt que présentent les communications télégraphiques en temps de guerre. Isoler Cuba de l’Espagne et des autres pays a été le but qui, au commencement de la guerre hispano-américaine, attira tout d’abord les efforts des Américains. Leurs premières opérations furent engagées pour couper les câbles ; ils y ont réussi incomplètement puisque les câbles de la Jamaïque sont restés en service. Mais qui pourrait dire que, mieux informés de la marche de leurs propres opérations, mieux renseignés sur l’état et les mouvemens des forces américaines, les Espagnols n’auraient pu faire une plus longue résistance ?

Le rôle des câbles s’est donc affirmé d’une façon qui doit préoccuper tous les pays. Une nation qui a des escadres à faire mouvoir et des colonies à défendre, doit posséder, si elle veut tenir son rang, des « dépôts de charbon et des câbles télégraphiques. » On l’admet aujourd’hui comme une vérité. Un court exposé du progrès fait par cette idée dans les nations maritimes et coloniales, nos voisines et nos concurrentes, présentera peut-être quelque intérêt.

Si, au milieu des graves problèmes coloniaux devant lesquels se trouve une partie de l’Europe, un pays devait être à l’abri des inquiétudes que peut faire naître le rôle des câbles télégraphiques en temps de guerre, c’est assurément l’Angleterre. Nous avons vu qu’elle possède, par ses Compagnies de câbles, la plus grande partie du réseau télégraphique qui sillonne les mers ; qu’elle a entre les mains, avec ce réseau de plus de 250 000 kilomètres, un moyen de véritable domination sur le monde entier.

Pourtant, elle n’est pas encore rassurée, parce que certains de ses câbles touchent, sur quelques points de leur parcours, à des territoires non anglais. Elle veut, — et l’on sait ce qu’est la volonté anglaise, — un réseau de câbles prenant ses atterrissages exclusivement en territoire britannique. C’est une nouvelle expansion de son impérialisme, qu’elle veut étendre cette fois jusqu’aux profondeurs des océans. On pourrait croire à quelque fantaisie, si l’idée d’avoir des câbles « impériaux » n’était effectivement soutenue en Angleterre par des personnalités de tout premier rang, et si elle n’avait déjà fait naître des projets qui vont être réalisés.

Le gouvernement anglais a décidé, il y a quelques mois, qu’une subvention de 500 000 francs serait ajoutée par la Métropole aux subventions, atteignant un million, données par le Canada et l’Australie, pour l’établissement d’un câble transpacifique partant de Vancouver pour atteindre l’Australie en se dirigeant sur les îles Fanning et Norfolk, rochers à peu près déserts perdus dans le Pacifique, mais rochers anglais ! Ce câble est destiné à prolonger, par une ligne exclusivement britannique, les câbles anglais du nord de l’Atlantique et les lignes canadiennes. L’étude technique en est faite ; l’exécution demandera dix-huit mois, et tout récemment, le 19 octobre dernier, à propos de ce projet, M. Chamberlain faisait connaître à la Chambre des Communes que la direction de la nouvelle ligne transpacifique sera confiée à un Conseil de huit membres dont les réunions se tiendront à Londres. Le Gouvernement sera représenté, dans ce Conseil, par trois membres dont le président, le Canada par deux, l’Australie et la Nouvelle-Zélande par trois. Le Canada a déjà désigné lord Aberdeen et lord Strathcona ; les colonies australiennes et la Nouvelle-Zélande seront représentées par les agens généraux de la Nouvelle-Galles du Sud, de Victoria et de la Nouvelle-Zélande, et des négociations se poursuivent, entre le Chancelier de l’Échiquier et le Postmaster général, pour arrêter le choix des représentans de la Métropole. Ce projet doté, comme on le voit, d’un patronage très gouvernemental, forme une première partie du nouveau câble impérial qui doit faire le tour du monde.

L’autre partie est sortie de l’état de simple projet, et a déjà un commencement d’exécution ; elle consiste dans l’établissement d’une ligne nouvelle partant de la côte anglaise, touchant à Gibraltar, à Bathurst, aux Iles de l’Ascension et de Sainte-Hélène, et enfin au Cap. Du Cap, elle se dirigera sur l’île Maurice, dont on fait un dépôt de charbon et dont on veut faire aussi un grand centre télégraphique. De Maurice enfin, un câble sera posé vers l’Australie, et fermera le cercle dont on veut envelopper le monde entier. La première section de ce câble vient d’être immergée et ouverte au service entre le Cap et l’île de l’Ascension ; elle sera prolongée dans quelque semaines jusqu’à Bathurst.

Pour ce second projet, déjà si avancé, la dépense doit être de 125 millions de francs ; mais cela n’effraye pas nos voisins. Un journal de Londres dit à ce sujet : « La somme de 125 millions demandée pour ce projet suffirait pour construire 5 cuirassés, mais il faut comprendre qu’un tel réseau offrira l’avantage de rendre chaque navire de guerre cinq fois plus puissant et plus utile qu’il ne l’est à présent ».

Il faut supposer qu’après l’établissement de ces grandes lignes, l’Angleterre se sentira un peu rassurée et aura un moment de tranquillité. Mais quel enseignement n’y a-t-il pas pour la France à voir que l’importance du rôle des câbles en temps de guerre inquiète même le pays qui possède les quatre cinquièmes du réseau télégraphique existant aujourd’hui !

Si l’on passe aux États-Unis, qui viennent d’expérimenter, avec l’Espagne, l’usage que l’on peut faire des câbles en temps de guerre, on constate aujourd’hui le même désir de s’assurer le concours de ces moyens de défense et de lutte, et, dans la manière dont ce désir se manifeste, on reconnaît le sens pratique et prévoyant de ce peuple, pour qui la politique coloniale est cependant toute nouvelle. Il y a, en effet, une bien frappante leçon dans le projet présenté au Congrès, dès le 10 février dernier, pour la pose d’un câble transpacifique, destiné à relier les Philippines aux États-Unis, avant même que l’occupation fût effective.

Voici le message adressé au Congres par le Président, à l’occasion de ce projet :


« Comme conséquence de la ratification du traité de Paris par le Sénat des États-Unis et de la ratification présumée par le gouvernement espagnol, les États-Unis vont se trouver en possession des îles Philippines. Les îles Hawaï et Guam faisant partie du territoire américain et présentant des points intermédiaires d’atterrissage commodes pour la pose des câbles, le besoin d’établir des communications télégraphiques reliant les États-Unis et les îles du Pacifique s’impose absolument et dans le plus bref délai. Une telle communication devrait être établie de façon à se trouver entièrement sous le contrôle des États-Unis, en temps de paix comme en temps de guerre. A l’heure qu’il est, des télégrammes ne peuvent arriver aux Philippines qu’en empruntant les lignes de pays étrangers, et la navigation seule nous permet de correspondre avec les îles Hawaï et Guam, ce qui occasionne des retards de huit jours pour chaque courrier. Une pareille situation ne devrait pas être tolérée plus longtemps.

« Le moment est venu de poser, à travers le Pacifique, un câble allant jusqu’à Manille, avec relais aux îles Hawaï et Guam. Deux méthodes pour l’établissement d’une pareille communication s’offrent à première vue : d’abord, construction et entretien de ce câble par le gouvernement des États-Unis ; ou bien, construction et entretien de cette ligne par une compagnie américaine, à des conditions dictées par le Congrès.

« Je ne veux pas indiquer de préférence au Congrès sur l’une ou l’autre de ces méthodes. Un câble de cette longueur ne saurait être construit en peu de temps ; on pense qu’il faudrait au moins deux ans, à partir du moment où l’ordre aura été donné, pour que la ligne puisse être posée avec succès. En outre, des sondages sont encore indispensables à l’ouest des îles Hawaï, avant que le choix de la meilleure route ne soit définitivement arrêté.

« Etant données ces différentes circonstances, il devient absolument nécessaire que telles mesures soient prises par le Congrès avant la fin de la session, qui permettent de s’assurer les moyens d’établir ce réseau télégraphique. Je recommande cette question à l’attention du Congrès, en le priant d’agir avec toute la célérité que comporte un sujet aussi important.

« W. MAC KINLEY. »


Passant immédiatement aux actes, le gouvernement américain a déjà fait exécuter, avant le vote du Congrès, par un navire de guerre, une campagne de sondages pour l’étude de la route du nouveau câble. Ce travail est dès à présent terminé.

Pour leurs débuts dans la politique coloniale, les États-Unis montrent, par ce projet, une compréhension clairvoyante des nécessités qui nous ont longtemps échappé en France. Nous avons des colonies depuis des siècles. Depuis vingt-cinq ans, nous avons conquis un vaste empire colonial, et la plus grande partie de nos possessions ne sont encore reliées télégraphiquement à la métropole que par les moyens les plus précaires.

Un autre grand pays se prépare aussi à prendre une place parmi les nations coloniales par la création d’un réseau télégraphique sous-marin. L’Allemagne elle-même, malgré une situation géographique qui ne lui donne des côtes que sur la mer du Nord, veut avoir des câbles qui soient indépendans et lui assurent la sécurité pour ses correspondances télégraphiques, au moins avec l’Amérique. Elle va réaliser un projet sur lequel l’attention doit s’arrêter un instant. Il est, en effet, d’origine et de conception françaises. C’est le projet qui a été étudié en France, sous le nom de « projet des Açores, » et qui a été abandonné. Il est repris aujourd’hui et va être réalisé, de point en point, par l’Allemagne. Il consiste dans l’établissement de lignes nouvelles qui relieront l’Allemagne à l’archipel des Açores, et les Açores à l’Amérique du Nord, en créant au milieu de l’Atlantique le centre télégraphique que la France aurait pu établir elle-même, il y a quelques années.

On a remarqué, sans doute, l’information publiée, il y a quelque temps, par les journaux américains, annonçant que l’Allemagne avait obtenu l’autorisation de faire atterrir un câble sur le littoral des États-Unis. On a lu également les dépêches amicales qui ont été échangées à cette occasion entre l’Empereur allemand et le Président Mac Kinley. Or, cette autorisation et cet échange de télégrammes visaient ce projet. Dans dix-huit mois, deux ans au plus, un câble transatlantique sera posé entre l’Allemagne et l’Amérique, en passant par les Açores. Il sera établi par une compagnie allemande, avec le concours du gouvernement, et l’entreprise est placée, dès à présent, sous le plus haut et le plus officiel des patronages. Tous ces faits montreraient, si cela était encore nécessaire, l’importance donnée, dans tous les pays maritimes, à la question des câbles télégraphiques.


On serait injuste si, après avoir indiqué ce que font ou veulent faire les autres pays, on passait sous silence ce qui a été réalisé en France pour commencer au moins à garantir notre pays contre certains dangers.

Il y a trois ans seulement, il n’existait, comme entreprise télégraphique française, qu’un petit réseau de câbles reliant quelques-unes des Antilles entre elles et à l’Amérique du Sud ; puis une seule ligne transatlantique entre Brest et les Etats-Unis, sans débouchés assurés en Amérique, dépendant par conséquent des compagnies anglaises et américaines, et à peu près complètement asservie par elles.

Dans le courant de ces trois dernières années, un effort intéressant a été fait pour rompre le cercle d’hostilités concurrentes qui avait paralysé jusqu’alors toutes les entreprises françaises de télégraphie sous-marine.

Un premier câble a été établi entre Haïti et l’Amérique du Nord, pour relier le réseau des Antilles au câble transatlantique qui venait aboutir à Brest. Ce câble transatlantique a été lui-même doublé par une nouvelle ligne sous-marine qui relie directement Brest à New-York. La nouvelle ligne est la plus longue qui existe actuellement : elle a plus de 6 000 kilomètres ; sa construction et son immersion ont présenté des difficultés exceptionnelles, et, pour ses débuts, l’industrie française a accompli une œuvre audacieuse, à laquelle ses concurrens eux-mêmes rendent justice.

Aujourd’hui, un système télégraphique français fonctionne, avec ses ressources de trafic propres, avec des développemens de lignes qui lui permettent d’atteindre l’Amérique du Nord, toutes les Antilles et l’Amérique du sud jusqu’au Brésil. Ce système télégraphique comprend déjà 23 500 kilomètres de câbles ; il vient au troisième rang comme importance et étendue de réseau, et, seul jusqu’à présent, il se développe en face de l’énorme monopole des compagnies anglaises. Son point d’attache est Brest, son exploitation et sa direction sont françaises, et il apporte aux correspondances avec nos possessions américaines les garanties et les sécurités que l’on réclame pour toutes nos possessions coloniales.

Malheureusement, il n’en est pas de même pour l’Afrique, l’Orient et l’Extrême-Orient. Vers ces régions, nos correspondances ne peuvent être transmises par des lignes françaises que jusqu’à Marseille pour l’Orient, jusqu’à Alger ou Oran pour l’Afrique. De ce côté, rien n’a encore été entrepris et nous avons tout à faire.

Nous avons vu qu’un actif mouvement d’idées et de projets se produit dans tous les grands pays maritimes, en faveur de la création de réseaux de câbles. Les événemens de la guerre hispano-américaine avaient donné une poussée vigoureuse à ce mouvement ; les incidens plus récens de la guerre du Transvaal viennent de faire toucher du doigt le danger qu’il peut y avoir à laisser subsister le monopole britannique qui pèse sur toutes les nations[2]. La France particulièrement se trouverait menacée et atteinte, si les circonstances l’amenaient à soutenir une guerre contre l’Angleterre. La seule idée qu’il lui serait alors impossible de correspondre avec ses colonies et avec ses escadres en Orient et en Afrique éveille une poignante inquiétude.

Par quels moyens peut-on modifier cet état de choses ? Quelles mesures est-il encore possible de prendre ? Ces questions paraissent aujourd’hui de la plus pressante actualité. Elles ont surgi tout à coup devant l’opinion qui, surprise par la découverte d’une insuffisance nouvelle dans nos moyens de défense, n’est pas loin d’accuser nos pouvoirs publics d’imprévoyance.

Il est inutile de reprendre l’historique des tentatives faites, depuis une vingtaine d’années, pour constituer des réseaux télégraphiques français. Sauf la création du réseau qui relie maintenant la France aux États-Unis et à ses possessions américaines, elles ont toutes échoué lamentablement et ne fourniraient qu’une preuve de plus de l’ignorance où nous avons été de nos intérêts.

Quelques petits câbles ont cependant été immergés : entre Majunga et Mozambique, pour Madagascar[3] ; entre Nouméa et la côte Australienne pour la Nouvelle-Calédonie ; entre Saigon et Haïphong, pour le Tonkin ; entre les Canaries et Saint-Louis, pour le Sénégal ; enfin, entre Obock et l’île de Périm pour notre possession de la Mer-Rouge. Ces petits câbles, dont les plus importans sont exploités par des compagnies anglaises que nous subventionnons, aboutissent tous à des lignes anglaises et n’en sont en réalité que de simples annexes.

On doit d’autant mieux signaler cette situation qu’elle est le résultat d’une erreur, qui a dominé jusqu’à présent ce qu’on a voulu appeler déjà notre « politique des câbles, » et qui hante encore certains esprits. Afin de remettre au lendemain certaines charges budgétaires inévitables si l’on a quelque souci de l’avenir du pays, on a préféré les demi-mesures, si habituelles en France, en posant aux quatre coins du monde de petits bouts de câbles pour relier certaines de nos colonies au réseau télégraphique général. On oubliait que ce réseau appartient en fait aux compagnies anglaises, à qui l’on a confié jusqu’au soin déposer et d’exploiter certains de ces câbles. Celles-ci, heureuses de l’aubaine, reçoivent les subventions françaises et tirent tout le bénéfice de l’établissement du télégraphe dans les pays nouveaux que nous colonisons. Ces bouts de câbles éloignés les uns des autres, sans lien entre eux, sont une charge parfois lourde, qui ne donne aucune sécurité à nos correspondances et nous laisse toujours tributaires du réseau anglais.

C’est donc une conception erronée et dangereuse de la question des câbles que celle qui consiste à créer de petits réseaux locaux pour nos colonies. La conception vraie, celle qui seule peut conduire à une solution pratique, est la création de systèmes télégraphiques groupant nos possessions coloniales par régions, et les rattachant à la métropole par des câbles indépendans du réseau anglais. C’est le seul moyen d’avoir des réseaux de câbles qui puissent devenir productifs à un moment donné, en les constituant de telle façon que le trafic télégraphique créé par les nouvelles lignes ne soit plus détourné au bénéfice des lignes anglaises. C’est ce transit de la correspondance entre nos colonies et la France qui peut fournir la rémunération des nouvelles entreprises : il est naïf de l’abandonner aux entreprises rivales. C’est aussi à cette condition seulement que nous éviterons la domination anglaise, et que nous aurons entre les mains l’agent d’information et de défense qui nous est indispensable, surtout dans un moment où nous avons tant d’intérêts à surveiller en Chine, au Siam, à Madagascar, au Maroc et dans toute l’Afrique occidentale.

Il semble d’ailleurs que l’on doive, dans les circonstances actuelles et pour l’avenir, envisager la question des câbles avec une courageuse ampleur, si on veut la résoudre. Il existe aujourd’hui une lacune dans l’armement de la France pour la défense de ses intérêts dans les pays d’outre-mer, lacune qu’il faut combler sans perdre de temps, si l’on veut être prêt pour certaines éventualités menaçantes.

Il faut, par conséquent, se résoudre à procéder par mesures d’ensemble vigoureuses et rapides, comme on l’a fait lorsque des insuffisances ou des faiblesses ont été constatées dans nos arméniens, dans l’organisation de nos lignes de chemins de fer et dans la construction de nos navires. C’est à ce prix que nous pourrons regagner le temps si inutilement perdu depuis quelques années. L’étude et le choix d’un programme, dont l’exécution serait suivie avec la continuité de vues et la persévérance dont les Anglais nous donnent chaque jour l’exemple, seraient une chose aisée à l’heure présente, car les enseignemens de la guerre hispano-américaine et de la guerre du Transvaal paraissent avoir disposé le gouvernement et l’opinion publique elle-même à porter de ce côté leur attention et leur sollicitude.

Il ne s’agirait pas, au surplus, d’engager directement l’État dans les dépenses d’établissement des réseaux et d’en faire porter toute la charge au budget. L’intervention de l’initiative privée pourrait fournir en France, comme cela a eu lieu en Angleterre, les moyens de réaliser ces entreprises. Seulement, il faut bien comprendre et admettre que les nouveaux réseaux télégraphiques, n’ayant plus le choix des pays riches à desservir, ne seront d’abord et pour plusieurs années que des instrumens politiques établis en vue de défendre un intérêt d’ordre général pour le pays ; ils ne deviendront des instrumens d’industrie et de commerce, productifs de ressources suffisantes pour assurer leur existence, que progressivement, au fur et à mesure du développement de nos colonies et, partant, du trafic télégraphique. C’est seulement après quelques années qu’ils pourront vivre par eux-mêmes et se passer d’un concours gouvernemental.

Ce concours, qu’il soit donné sous forme de subventions, comme en Angleterre, ou de simples garanties, doit être fourni, pour les débuts, dans des conditions assez larges pour apporter au moins la sécurité aux capitaux engagés. Il serait amplement justifié par un intérêt politique dont on ne peut plus méconnaître l’importance. Cet intérêt est de la même nature, du même ordre que celui qui a fait, il y a cinquante ans, accorder les subventions postales. Aujourd’hui, la télégraphie complète la poste, la précède dans toutes les relations éloignées ; elle est, tout autant que sa respectable devancière, un moyen d’incontestable influence et elle peut être appelée à jouer un rôle autrement actif et utile dans la solution des questions qui intéressent notre avenir et notre défense en pays d’outre-mer. Pourquoi, dès lors, ne pas admettre l’idée d’un large concours de l’Etat en faveur des réseaux télégraphiques, pour les mêmes raisons qui ont fait inscrire les subventions postales au budget et les y font maintenir ?

Pour rassurer les esprits que l’équilibre de nos finances pourrait inquiéter, il faut se hâter de dire que cette participation de l’État serait vraisemblablement bien loin d’atteindre le chiffre des subventions actuellement attribuées aux services postaux. De plus, au lieu d’être permanente comme la charge des subventions postales, elle pourrait être réductible et même disparaître au bout d’un certain temps, lorsque, par le développement normal de la correspondance télégraphique, les réseaux auraient acquis des ressources d’existence assurées.

Par une heureuse fortune, l’établissement des réseaux de câbles, réclamés par notre défense, répond, en effet, la plupart du temps, à des besoins économiques et commerciaux d’une telle valeur que ces besoins, donnant une certitude d’avenir, suffiraient, dans un pays plus audacieux que le nôtre, à provoquer la création de ces réseaux.

La télégraphie sous-marine est un nouvel instrument de travail et de progrès, qui débute dans la vie internationale, et dont les applications peuvent avoir des développemens sans limites. Il y a quarante ans à peine que le premier câble transatlantique a été ouvert au service, et, l’année dernière, plus de 30 millions de mots ont été échangés entre l’Europe et l’Amérique du Nord. Il est impossible d’apprécier ce que sera ce mouvement de correspondances dans quarante nouvelles années, alors que l’usage du télégraphe se propage chaque jour. Il atteindra peut-être 80 ou 100 millions de mots entre les deux continens, et c’est précisément dans cette merveilleuse expansion de la télégraphie sur tous les points du globe que la France devrait se trouver prête à prendre sa grande et légitime part.

Par conséquent, au simple point de vue économique, c’est un domaine nouveau qui s’ouvre devant l’activité française. Ce domaine a déjà été exploré ; de grandes entreprises télégraphiques se sont constituées dans d’autres pays : en Angleterre, pour rayonner sur le monde entier et le dominer ; en Danemark, pour desservir le nord de l’Europe et l’Asie. Toutes, elles ont eu des débuts laborieux ; cependant, aujourd’hui, elles en sont arrivées à un état de puissante prospérité, qui se traduit, pour l’ensemble de celles de ces entreprises qui ont acquis leur développement normal, par des recettes annuelles qui dépassent 110 millions de francs.

La situation géographique de la France, à l’extrémité de l’Europe continentale, en face de l’Amérique, avec des côtes sur l’Atlantique et la Méditerranée, se prête admirablement à la création de ces entreprises. Si nous avions eu un peu de hardiesse et de persévérance,, nous aurions, depuis plusieurs années, des câbles nous reliant avec nos colonies, ainsi que de nombreux câbles transatlantiques, et le grand centre des échanges télégraphiques entre l’Europe et le monde entier, au lieu de Londres, serait peut-être Paris.

N’y aurait-il pas, d’ailleurs, pour la France, un rôle intéressant à prendre dans le mouvement qui se manifeste aujourd’hui dans tous les pays, pour arriver à s’affranchir du monopole télégraphique anglais ? Pour annihiler ce monopole et en supprimer le danger, il suffit qu’un réseau non anglais soit créé et puisse atteindre toutes les régions où l’Europe possède des intérêts. Peut-être serait-ce un acte de sage et prévoyante politique que d’associer à cette entreprise, dans les mesures conciliables avec les besoins de notre défense, les autres pays qui, ne pouvant eux-mêmes avoir des réseaux, veulent cependant échapper à la dépendance où ils se trouvent ? Le caractère international ainsi donné aux nouveaux réseaux serait la meilleure des sauvegardes contre les ruptures en temps de guerre, et si, dans l’avenir, ces réseaux se multipliaient et formaient à leur tour, au fond des mers, une nouvelle toile d’araignée inoffensive et pacifique, on aurait fait le pas le plus décisif vers la neutralisation des câbles. Il y aurait assurément là une œuvre d’émancipation et de progrès dont la France devrait prendre l’initiative, et où elle se retrouverait fidèle à ses vieilles et historiques traditions.


J. DEPELLEY.


  1. Premier câble transatlantique, dont la pose fut terminée le 5 août 1858.
  2. Le gouvernement anglais a fait connaître, le 18 novembre, par l’entremise du Bureau International des Administrations télégraphiques de Berne, qu’il considérait comme nécessaire « de suspendre à Aden, comme cela a été fait au Cap, la transmission des télégrammes en mots de code ou en chiffres, envoyés soit par les Gouvernemens étrangers, soit par les particuliers, à destination ou en provenance de Zanzibar, Seychelles, Maurice, Madagascar, l’Est-Afrique anglaise, l’Est-Afrique allemande, Mozambique, Delagoa-bay, Rhodesia, Afrique Centrale anglaise, État Libre, Transvaal, Colonie du Cap, Natal.
    « Les télégrammes en langage ordinaire seront soumis à la censure et seront envoyés aux risques de l’expéditeur. »
  3. Câble posé hâtivement, au moment où la guerre éclatait, pour relier Madagascar à la France, par les lignes anglaises aboutissant à Mozambique.