Les Boucaniers/Tome XII/IX

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome XIIp. 217-233).

IX

Contrarié par les vents, et atteint au large par la tempête qui avait assailli les flibustiers à leur départ de Carthagène, le brigantin le Cerf-Volant, sur lequel se trouvaient Laurent et ses complices, était arrivé, après une navigation de douze jours, à la côte sud d’Hispaniola.

Au moment où commence ce récit, le beau Laurent et les trente flibustiers initiés qui l’accompagnaient, achevaient de pénétrer dans l’Asile.

— Frères-la-Côte, leur dit Laurent, nous n’avons pas une minute à perdre. Que notre activité soit à la hauteur des circonstances ! Peut-être bien Montbars s’est-il mis à notre poursuite ; peut-être avant une heure viendra-t-il nous attaquer à la tête d’une troupe d’esclaves.

Une fois nos trésors en sûreté à bord du Cerf-Volant, car les richesses que renferme l’Asile sont bien les nôtres, nous les avons payées au prix de notre sang, conquises à la pointe de notre épée ; une fois, dis-je, nos trésors en sûreté, peu nous importe la colère de Montbars ; nous aurons les mains libres pour le combattre… Frères-la-Côte, vous savez mes intentions… L’acte que nous accomplissons n’est pas un acte de spoliation, mais bien d’indépendance !

Tant que Montbars a paru n’avoir en vue que la prospérité de la flibuste, nous lui avons obéi avec un dévoûment sans égal ; aujourd’hui qu’il veut faire servir à son ambition personnelle les ressources qu’il doit à nos seuls efforts, nous serions des lâches et des indignes, si nous nous courbions devant son despotisme ! Les mers du Sud n’ont pas été explorées, la côte espagnole que baigne l’Océan-Pacifiqué est couverte de villes florissantes, qui regorgent d’or.

L’avenir qui s’ouvre devant nous est immense ! Avec les millions que renferme l’Asile et les braves compagnons qu’il nous sera facile de recruter dans les Antilles, à la Jamaïque, à Cuba, nous nous verrons bientôt à la tête d’une flotte et d’une armée formidables !… La flibuste, un moment menacée par l’insigne trahison et la coupable ambition de Montbars, renaîtra plus belle et plus brillante que jamais !… Frères-la-Côte, vive l’or et la liberté !… Au trésor ! au trésor !…

Les complices de Laurent accueillirent avec des cris d’enthousiasme les paroles du Frère-la-Côte ; puis, agitant les torches dont ils étaient armés, ils répétèrent en s’élançant à sa suite : « Au trésor, au trésor ! »

L’endroit choisi jadis par les initiés pour déposer les fonds de l’association était situé à plus d’un quart de lieue de l’entrée de la grotte : il fallait, pour y arriver, traverser d’inextricables passages, de profonds précipices, d’étroits sentiers.

La troupe des bandits mit plus d’une heure à franchir cette distance.

Enfin un hourra de joie frénétique annonça leur arrivée.

— Amis, s’écria Laurent, à vous l’honneur de passer les premiers : je veux, en restant le dernier, inaugurer l’ère de la parfaite égalité qui désormais régnera entre nous ! Que l’on brise les serrures !…

Une épaisse porte de fer, attachée avec un art extrême au rocher, fermait l’entrée du passage conduisant à la vaste excavation souterraine qui contenait la riche réserve de l’association.

— Cela va nous prendre beaucoup de temps, dit un des initiés : si nous avions plutôt recours à la mine ? Un pétard bien employé ferait l’affaire.

— Non, s’écria Laurent, l’explosion pourrait occasionner un dangereux éboulement ! Une hache !… que l’on me donne une hache !… Merci !…

Laurent leva le bras : sa hache s’abattit en sifflant sur la serrure ?… Ô surprise ! la porte roula sur ses gonds !

— Voilà qui est d’un bon présage, s’écria le flibustier : au pillage ! mes amis, au pillage !

Les Frères-la-Côtle, excités par ce mot magique se précipitèrent avec le même élan que s’il se fût agi de monter à l’assaut d’une forteresse. Le beau Laurent, s’effaçant contre une des parois du rocher, laissa passer devant lui ses complices : un sourire sardonique entrouvrait ses lèvres minces.

— À présent je les tiens, ils m’appartiennent, murmura-t-il ; vautrez-vous dans l’or, bêtes brutes, stupides et féroces !  !… Roulez-vous de joie sur des monceaux d’onces, de piastres et de lingots ! Profitez bien de ce premier et dernier quart d’heure de liberté que je vous accorde… de cette égalité que vous croyez posséder… Bientôt vous connaîtrez à qui vous avez affaire… Ces imbéciles, mes égaux ! Allons donc !… Si de Montbars ne s’était pas montré si loyal, que dis-je, si faible, pas un d’eux n’aurait jamais songé à le trahir ! Mais quel silence !… Malédiction !… Montbars m’aurait-il deviné… pris des précautions à l’avance… fait disparaître le trésor ?…

Laurent, agité par un sinistre pressentiment, s’élança à son tour dans la vaste excavation désignée sous le nom de la Salle du Trésor.

Le spectacle qui frappa alors la vue du flibustier fut tellement étrange qu’un instant il resta atterré.

Montbars, la tête orgueilleusement rejetée en arrière, les bras croisés, arrêtait les Frères-la-Côte par la seule puissance de son regard.

Bientôt il prit la parole :

— Frères-la-Côte, dit-il, il vous faudra bien des années de dévoûment et de gloire pour effacer ce moment d’égarement et d’erreur. Vous vous taisez… Vous rougissez de votre indigne trahison, de votre hideuse ingratitude ! C’est bien. Je vois que vous comprenez l’énormité de votre faute, que tout sentiment de loyauté n’est pas éteint en vous. Peut-être ; s’il est durable, vous tiendrai-je compte de votre repentir. Mais il faut un exemple. Que l’on m’amène le lâche qui, par son insigne perfidie, vous a conduits à l’oubli de vos serments. Que l’on arrête Laurent !

Au ton d’assurance et d’autorité avec lequel Montbars prononça ces paroles, les flibustiers hésitèrent : frappés de terreur par l’apparition si extraordinaire de leur chef ; ils étaient prêts à lui obéir, lorsque la voix de Laurent vint leur rendre le courage.

— Amis ! s’écria-t-il, blême de fureur, tombez donc à genoux devant votre maître ! Peut-être vous fera-t-il grâce ! Ô trop heureux esclaves ! Couvrez ses mains de larmes ! embrassez la trace de ses pas !… Oui, il faut un exemple ! Frères-la-Côte ! mort au tyran ! mort à Montbars !

Laurent, joignant l’exemple à la parole, mit l’épée à la main et s’élança sur le chef de la flibuste. Ses complices, rendus plus féroces encore par la faiblesse qu’ils avaient d’abord montrée, l’imitèrent en poussant des cris furieux !

Alors se passa une de ces scènes de violence sans nom, que la plume ne peut reproduire et dont un habile pinceau même ne saurait donner qu’une faible idée !

Montbars, par un geste rapide comme la pensée, avait tiré du fourreau le large coutelas suspendu à sa ceinture ; puis, au lieu de se tenir sur la défensive, il s’était précipité au devant des Frères-la-Côte.

Pendant près de deux minutes, ce fut un horrible carnage : des cris d’imprécations et de douleur, des respirations oppressées et haletantes, des râles de mourants !

La plupart des torches ayant été éteintes, une obscurité presque complète régnait dans la salle du trésor ! Incapables de diriger leurs coups avec certitude, les flibustiers neutralisaient eux-mêmes leurs efforts !

De temps en temps une voix métallique et vibrante, répétée par les échos du souterrain, la voix de Montbars, se faisait entendre. Lâches, assassins et voleurs !… disait-il. Et à chacune de ces paroles son coutelas abattait un flibustier.

Cette lutte si inégale, si disproportionnée ne pouvait se prolonger davantage : un événement des plus vulgaires y mit un terme, le coutelas de Montbars se brisa près de la poignée. Le chef de la flibuste, se baissant pour ramasser la lame, trébucha sur un cadavre et tomba par terre. Il fut aussitôt saisi, garrotté.

Pas un des Frères-la-Côte ne se sentit le courage de frapper ce redoutable et héroïque ennemi, que la fatalité avait seule vaincu ; les bandits, malgré l’excitation du combat, avaient honte de leur victoire. Les torches rallumées, le calme rétabli, les flibustiers aperçurent avec un sentiment d’admiration réelle, quinze cadavres étendus sur le sol.