Les Borgia, étude historique
L’histoire sera surtout le fait de notre siècle, si grand d’ailleurs par les mouvemens intellectuels qu’il a poussés de tous côtés. Dès le début, nous la voyons se mettre en campagne, escortée et suivie d’une théorie de muses, de génies, issus d’elle ou s’y rattachant : la poésie, la peinture, la musique, le roman et le drame, qui allègrement l’environnent et partent pour s’associer à ses travaux. Mais ce ne sera là que le profit de la première étape ; bientôt la lassitude gagne, drames et romans historiques restent en chemin, la musique s’arrête épuisée, elle cependant continue sa marche. Dirai-je quelle part magnifique revient à la France dans ce mouvement, citerai-je tant de noms partout populaires ? C’est une joie de voir jaillir du sol national toute une floraison d’écrivains qui, de talens divers, différant de manière et de style, tendent au même but : reconstruire nos origines, rattacher le présent au passé et montrer l’intime connexion de la France moderne avec son histoire, travail surtout nécessaire au lendemain du XVIIIe siècle et de la révolution et qui nous pouvons le dire, aura porté les plus beaux fruits et les plus durables de la littérature contemporaine.
Le moyen âge décernait à ses grands saints des sobriquets mystiques, ainsi voudrait-on en user vis-à-vis de ces illustres pères de la réformation historique : l’un s’appellerait l’intuition, l’autre la profondeur, celui-ci l’universelle intelligence, celui-là l’objectivité, tel autre enfin la couleur et la vie même. Tandis que les Anglais ont Macaulay, les Allemands ont Ranke, l’historien de la papauté, dont les disciples peuplent l’Italie : à Rome, à Florence, à Milan, à Ferrare, vous ne rencontrez qu’eux ; ils scrutent les papiers d’état, déchiffrent les correspondances, fouillent les archives et leur font raconter tout ce qu’elles savent et souvent même beaucoup plus qu’elles n’en savent, car chacun a sa thèse en poche, thèse parfois ingénieuse, mais toujours plus ou moins désagréable au doux pays où fleurit l’oranger. Quand le Germain franchit les Alpes, soyez sûrs que ce n’est jamais ni pour la gloire, ni pour le salut de l’Italie, et ce que je ne me lasse pas d’admirer, c’est de voir les Italiens se montrer si pleins d’accueil envers ces étrangers, ces barbares qui les dénigrent, et ne respirer que sympathie à l’endroit de ces bons gros professeurs de Göttingue et d’Iéna venant s’installer et s’attabler chez eux pour leur débiter tranquillement, entre la poire et le fromage, qu’ils ne seront jamais une nation, que l’unité de l’Italie est une idée contre laquelle tout son développement historique proteste, que Machiavel avait raison de rire au nez de Veltori célébrant leur courage et leur patriotisme, et que Dante disait des Florentins de son temps qu’une loi édictée en octobre n’avait déjà plus de valeur à la mi-novembre !
L’ouvrage nouveau de M. Grégorovius sur Lucrèce Borgia se serait bien gardé de contredire à cette tendance, non que la haine de race ou de religion s’y affiche ouvertement ; l’écrivain auquel nous avons affaire est un habile et ne démasque point son jeu, il se contente de narrer et place le vif de sa polémique dans les gestes et les mœurs de ses personnages. Ici d’ailleurs le choix du sujet en dit assez ; « qu’il s’agisse du mythe ou de l’histoire, nous éprouvons, tous tant que nous sommes, je ne sais quel besoin de résumer toutes les vertus comme tous les vices dans certaines personnalités typiques[1]. »
D’accord, mais ces personnalités typiques, ne serait-ce pas mieux de les oublier au fond du ténébreux abîme que de leur tendre la perche pour les aider à remonter vers la lumière ? à quoi M. Grégorovius va nous répondre que ce qui constitue la vraie originalité des Borgia, ce qui motive l’espèce d’intérêt hystérique qu’ils excitent et leur succès à travers les âges, c’est justement ce fond de christianisme duquel ils se détachent avec violence, comme un singe noir velu sur un nimbe d’or. Supprimez l’horrible contraste, et le côté démoniaque disparait, et les Borgia reprennent la file des coquins vulgaires. Or, comme il convient à sa thèse que les Borgia soient la satire et la représentation vivante de l’église et qu’ils rendent indispensable la venue de Luther, notre Allemand se délecte à nous les peindre au naturel, et volontiers nous les ferait plus noirs qu’ils ne sont, s’il y avait moyen de noircir le diable. Tout au plus, M. Grégorovius éprouve-t-il une velléité de réhabilitation au sujet de Lucrèce, qu’il appelle, non sans émotion, « une victime de l’histoire. » D’un coup de poing bien appliqué, il renfonce dans sa boîte à surprise l’épouvantail traditionnel ; la virago-poignard-et-poison disparaît, et nous avons à sa place un second rôle de tragédie, une confidente, une complice même au besoin, mais l’élément virtuel, génial enlevé, on ne nous laisse qu’une cire molle que le crime pétrit à son effigie. La réhabilitation ne saurait d’ailleurs porter que sur certains points fort restreints. On peut en effet essayer de nous prouver que Lucrèce ne fut jamais une grande empoisonneuse de facto, comme Locuste, par exemple, la Tofana ou la marquise de Brinvilliers ; mais prétendre la disculper quant à ses mœurs devient une tâche plus ingrate. A chaque instant, le panégyriste trahit son embarras, et nous relèverions au passage des argumens bien précieux. Ainsi, dans les élancemens d’estime qui le travaillent, il recueillera toutes les dédicaces rimées en l’honneur de la belle dame, et lorsqu’il vous aura fait assister à cet unanime concert de louanges, il s’écriera d’un air triomphant : — A lire de pareilles choses, peut-on, je le demande, admettre que les poètes les eussent écrites, s’ils avaient jamais supposé que Lucrèce Borgia fût coupable des crimes dont on l’accuse ? — Or, ces poètes qu’un historien appelle en témoignage, qui sont-ils ? Bembo, les deux Strozzi, des amoureux, Arioste, le plus plat, le plus effronté des courtisans et le plus corrompu des hommes. Ouvrez son Roland furieux et vous y apprendrez que Rome a donné le jour à deux Lucrèce, mais que pour la beauté, comme pour la vertu, Borne préfère la moderne à l’antique. Et ce sont de telles raisons qu’on oppose, sans compter que l’auteur de ces jolis phébus était capable de pousser le cynisme jusqu’à chanter une églogue à la gloire de cet exécrable cardinal Hippolyte d’Este qu’il s’agissait, lui aussi, de réhabiliter d’un fratricide. Vrai chef-d’œuvre de poésie et de moralité, cette églogue où l’assassin est peint de couleurs séduisantes et la victime barbouillée de suie, et qui renferme également une enthousiaste apologie de Lucrèce, louée non point simplement pour sa beauté, pour son esprit, pour ses bonnes œuvres, mais pour son incomparable chasteté déjà célèbre dans le monde avant sa venue à Ferrare, c’est-à-dire sa chasteté au Vatican : objet rare !
Le livre de M. Grégorovius apporte en somme peu de chose à la discussion. Les faits qu’il nous donne sont connus de tous les esprits familiers avec l’histoire de la renaissance italienne. Je ne sais rien dans ce qu’il raconte qui ne soit dans les récens travaux publiés en Allemagne sur Florence et sur Rome, et particulièrement dans le troisième volume du grand ouvrage de M. de Reumont intitulé : Histoire de la ville de Rome. Pareille remarque peut se faire à l’endroit d’un écrit apologétique de M. Cappelletti[2], lequel à son tour ne contient rien qui ne soit dans Grégorovius. A vrai dire, ce serait même là moins un livre qu’une manière de conférence sur Lucrèce Borgia, inspirée par l’ouvrage dell’ illustre Grégorovius, et très agréablement assaisonnée d’une pointe de pittoresque. L’auteur parcourt l’Italie en évoquant sur sa route les souvenirs mélancoliques du passé. Arrivé à la station de Ferrare, il visite l’hôpital de Sainte-Anne, donne un pleur à l’infortuné poète qui l’habita, puis se rend au palais des ducs d’Este, non sans avoir, chemin faisant, semé quelques lieux-communs sur les misères du temps et la décadence d’une cité jadis si renommée entre les capitales des états italiens et désormais réduite au plus lamentable abandon.
- Cadono le città, cadono i regni,
- Còpre i fasti e le pompe arena ed erba ;
comme chantait ce pauvre Tasse dont il vient d’inventorier la prison. Après quelques momens consacrés à la description du Castello et des fresques qui le décorent, — les unes attribuées à Titien, les autres de Dosso Dossi, — l’auteur se transporte au Palazzo dit dei Diamanti, jadis la demeure ordinaire de ce cardinal Hippolyte, abominable par ses crimes, qui n’ont pour circonstances atténuantes que ses bons rapports avec l’Arioste. « Arrivé à l’étage supérieur, je parcourus les salles qu’habitèrent l’Arioste et son Mécène, et ce fut alors comme si je les voyais assis là vis-à-vis l’un de l’autre, et comme si j’entendais le cardinal dire à son protégé : Messer Ludovico, e dove diavolo avete trovate tutte queste corbellerie[3] ? Ce palais renferme en outre une splendide galerie où parmi des peintures de maîtres ferrarais, — des Garofalo, des Costa, des Dossi, des Lana, des Galassi, — se rencontrent des chefs-d’œuvre des écoles de Bologne et de Venise, — des Augustin Carrache, des Guerchin, des Carpaccio, etc. Enfin mon attention se fixa sur un certain cadre longuement décrit par le marquis Gherardo Bevilacqua Aldobrandini, et représentant l’arrivée à Ferrare de Lucrèce Borgia, épouse d’Alphonse Ier, 5 février 1502. » Ce fameux cadre ayant mis en goût le touriste, l’ouvrage de M. Grégorovius fit le reste, et la littérature sur les Borgia, déjà si copieuse, s’enrichit d’un volume de plus. Des gros livres sortent les petits en attendant que les petits, à leur tour, fassent souche : ite et mulliplicamini. Voyez plutôt depuis vingt ans quelle progéniture : en 1857 se publie à Turin un ouvrage de Domenico Cerri, Borgia ossia Alessandro VI e i suoi contemporanei ; deux ans plus tard paraissent à Milan les lettres de Lucrèce à Bembo. Cependant le marquis Giuseppe Campori di Modena imprime en 1866, dans la Nuova Antologia, une étude sommaire intitulée : Una vittima della storia ; en 1867, monsignor Antonelli, de Ferrare, donne ses Memorie storiche ou Lucrezia Borgia in Ferrara, et le signor Giovanni Zucchetti, de Mantoue, écrit en 1869 sa Lucrezia Borgia, duchessa di Ferrara. Et l’ouvrage du chevalier Cittadella, que j’allais oublier, homme de tant d’érudition, guide sûr et diligent à travers l’histoire et les monumens de son pays : Saggio di albero genealogico e di memorie sulla famiglia Borgia specialmente in relazione a Ferrara. A ne parler que de l’Italie, le terrain était, on le voit, préparé à souhait, et c’eût été bien telle aventure si de tout cet humus historique un dotto tedesco, aussi subtil et profond que l’illustrissimo Ferdinando Gregorovius che da tanti anni dimora in Italia, n’eût pas tiré quelque important produit.
On s’imagine avoir tout fait quand on s’est écrié : Reportons-nous au temps où de telles choses s’accomplissaient, à ces temps où chaque pape marchait environné de ses concubines et de ses bâtards, où Paul III absolvait, bénissait de sa main sacrée un Pier Luigi Farnèse coupable de plus d’infamies que n’en concevrait à notre époque le dernier repris de justice, où Léon X, livrant à des histrions le Vatican, se gaudissait au milieu d’un ramas de courtisans et de courtisanes, aux mille obscénités des comédies de Machiavel. Comme si l’exemple de pareilles mœurs, capables tout au plus de rendre la postérité moins sévère envers de graves défaillances, pouvait jamais aller jusqu’à diminuer l’horreur de certains crimes qui n’ont pas de nom, et dont la flétrissure reste empreinte au front de madame Lucrèce en dépit de toutes les eaux lustrales et de tous les parfums d’Arabie qu’on répand sur elle. Qu’ils expliquent donc, ces virtuoses d’une bien tardive réhabilitation, qu’ils expliquent la répugnance et le dégoût qui firent tressaillir l’antique et loyale maison d’Este aux approches du jour où la fille incestueuse des Borgia en devait franchir le seuil. Ni le duc Hercule, ni son fils Alfonse ne voulaient consentir à cette dégradante alliance. Ils refusèrent d’abord et bataillèrent, puis l’avarice aidée de la raison d’état finit par l’emporter. On accepta, mais en rougissant et la conscience pleine et résonnante des atroces dénonciations de Jean Sforza, seigneur de Pesaro, l’époux sortant ! Soyons justes et rendons à ces avocats d’une cause détestable la part de succès qui leur revient. A quoi tant d’efforts ont réussi, je vais le dire : Lucrèce Borgia reste aujourd’hui ce qu’elle était jadis. Cette instruction nouvelle ne nous a rien appris et ne nous fera rien oublier. Ce qu’on peut affirmer toutefois, c’est qu’aux yeux des poètes et des artistes, Lucrèce Borgia y perdra tout, comme type, sans y gagner quoi que ce soit en considération aux yeux des honnêtes gens.
L’atmosphère de l’histoire a ses variations barométriques : tantôt c’est le vent d’accusation qui souffle, et tantôt c’est le vent contraire. Pour Lucrèce Borgia, les courans du jour sont à la réhabilitation ; une brise de vertu, d’innocence et de pureté souffle sur toute la ligne, et cette mode, M. Grégorovius n’a même pas le mérite de l’avoir inventée, car, avant que l’idée lui vînt d’écrire son livre, les panégyristes italiens en avaient donné partout la note. Rien de plus facile à jouer que ces airs de flûte fort improprement appelés des thèses historiques. Les documens pour et contre s’équilibrant presque toujours en semblable sujet, il s’agit de ne mettre en lumière que ceux qui nous agréent et de laisser habilement les autres dans l’ombre où, soit dit en passant, un avocat adverse ne manquera pas de les relever en temps et lieu pour renverser toutes vos batteries, et ainsi de suite à travers les âges ! Et la vérité, que deviendra-t-elle ? La vérité ! peut-être en saurait-on à la fin quelque chose, mais il faudrait alors s’adresser à la psychologie. M. Grégorovius nous peint une Lucrèce au dehors toute sympathique ; quant à ce qui se passe dans cette âme assurément beaucoup plus compliquée et plus mystérieuse qu’il n’a l’air de croire, le savant allemand ne prend pas la peine de le découvrir. J’admets que Lucrèce, fille et sœur de deux scélérats, ait été cruellement jugée, et que, sur la mémoire de cette femme « légère, aimable, infortunée, » ait réagi l’universelle exécration qui s’attache aux noms d’Alexandre VI et du duc de Valentinois ; ce qu’on est forcé pourtant de reconnaître, c’est que cette douce, élégante et dévote personne assista sa vie durant en spectatrice imperturbable à ces crimes de famille et qu’elle en profita quand elle ne les partagea pas.
Le plan serait ici d’évoquer ce monde énormément surfait et de réduire à leur proportion, à leur taille de scélérats vulgaires, ces demi-dieux dont les romantiques du latinisme de ce temps nous ont dressé l’apothéose. Un disciple de Pomponius-Lœtus, Miche ! Fernus, nous représente Alexandre VI sous les traits d’un olympien : « Il monte un cheval blanc comme neige ; son front est rayonnant, l’éclair de sa dignité vous foudroie. Ainsi son peuple qu’il bénit le salue et l’acclame ; ainsi sa présence réjouit chacun et s’annonce à tous comme un présage de bonheur. Quelle mansuétude dans son geste, que de noblesse sur son visage, de libéralité dans son regard ! et combien cette taille auguste et cette attitude augmentent encore la vénération qu’il vous inspire ! » Admirons la mythologie dans Homère et dans Hésiode ; mais, quand l’histoire se mêle d’imiter ses crimes et ses turpitudes, prenons les personnages pour ce qu’ils sont et ne nous laissons abuser ni par notre imagination ni par la distance. Ce sujet, nous ne l’eussions point choisi, cependant il ne nous effraie pas, et puisqu’il s’offre à notre élaboration si bien préparé et mis à point, lançons-nous tout de suite in médias res.
Au jour de son élection à la papauté (11 août 1492), le cardinal Rodrigue Borgia avait cinq enfans. Sur les origines de leur mère, Vannozza Catanei, planent certains doutes. Elle était pourtant, dit-on, de famille honorable. Quand et comment les rapports s’établirent avec Rodrigue Borgia, rien de positif ne l’indique ; tout ce que nous savons, c’est que vers 1480, à la date où pour la première fois son nom perce, elle était la femme d’un Milanais, George de Croce, exerçant sous le pape Sixte IV l’emploi de greffier apostolique, et que cinq ans plus tard, ce personnage étant mort en lui laissant un fils, elle épousa un gentilhomme de Mantoue, Carlo Canale, d’abord secrétaire de la Pénitencerie, puis (1490) gouverneur de tor’di Nona. A Rome, les propriétés de l’illustre dame faisaient nombre ; maisons, palais, vignes sur l’Esquilin, Osteria del Leone vis-à-vis de tor’ di Nona ; au pays de Viterbe, le château de Brada, qu’elle habitait en souveraine. Dans les tragédies de famille qui signalent le règne d’Alexandre VI, cette Vannozza n’apparaît guère qu’une fois. Elle avait eu du cardinal cinq enfans, — quatre fils et une fille, — tous reconnus : l’aîné, Pedro Luis, créé duc de Gandie par Ferdinand le Catholique, meurt jeune, et son frère Jean hérite du titre ; en septembre 1493, César, archevêque de valence, reçoit le chapeau de cardinal, et pour Geofroy, le plus jeune, son père le pape obtient la main d’une fille naturelle d’Alfonse, roi de Naples, dona Sancia d’Aragon, laquelle apporte en dot à son mari la principauté de Squillace. Les fils ainsi dûment lotis, restait à pourvoir la fille.
Celle-là, qui ne la connaît ? Sa renommée emplit l’histoire, et cependant, ni ses mérites, ni ses crimes ne sont en proportion du bruit qui s’est fait autour d’elle. Un homme d’esprit disait que l’histoire n’existait pas, et que c’étaient les historiens qui l’avaient inventée ; Montesquieu, appuyant, nous raconte que « les histoires sont des faits faux composés sur des faits vrais ou bien à l’occasion des vrais. » En faveur d’un pareil scepticisme, le cas de Lucrèce Borgia témoignerait presque. Ne nous hâtons pas trop cependant, et avant d’accuser l’histoire, quittons-en un peu la surface et cherchons la vraie figure sous les vernis et les repeints qui la recouvrent. Quelle surprise alors de la trouver si parfaitement dissemblable du type mis en circulation dans les annales, dans les romans et sur la scène ! Cette héroïne du poignard, cette empoisonneuse imperturbable, est la personne du monde la plus froide et la plus incolore : pas un acte d’elle, pas un écrit que l’histoire ait retenu. Ses lettres ne nous livrent aucune individualité ; elles sont correctes, insignifiantes, sans passion, sans esprit, sans observation, et forment, par le vide qu’on y rencontre, un singulier contraste avec les lettres de sa belle-sœur, la charmante marquise de Gonzague, qui sait bien trouver, elle, le moyen de faire transparaître le piquant et l’attrait de sa personnalité à travers la raideur et le pédantisme de l’épistolographie du temps. C’est à se demander si Lucrèce a jamais senti son cœur battre ; la passivité, voilà son fait : tout s’accomplit au-dessus d’elle, en dehors d’elle, et, quel que soit le sort que son père ou son frère lui imposent, elle s’en accommode aussitôt. L’exemple n’est d’ailleurs point rare de ces créatures qui par inertie et lassitude glissent au crime. L’inceste de cette fille d’un Alexandre VI et de cette sœur d’un César Borgia trahit surtout ce caractère d’effroyable inertie. La sombre aventure des Cenci au moins a son expiation tragique, et l’humaine pitié sait où se prendre ; mais quel autre sentiment éprouver que le dégoût, en présence de ce monstrueux commerce lâchement consenti et dont un rejeton, l’infant romain, viendra témoigner devant l’histoire ? Pour comble de disgrâce, la beauté même de Lucrèce Borgia reste une énigme : quelques médailles gravées pendant la période de Ferrare sont, au dire de M. Grégorovius, tout ce que nous avons d’authentique comme renseignement.
Il nous en coûte cependant toujours un peu de renoncer à nos fictions. La poésie et la musique aidant, on s’était créé dans les nuages une Lucrèce de fantaisie ; les uns se la figuraient sous les traits d’une pompeuse et plastique matrone : la George du théâtre de la Porte-Saint-Martin ; d’autres entrevoyaient la svelte encolure, l’œil perfide et l’attrait vipérin d’une Rachel, quelque chose rappelant la fameuse légende des sorcières de Macbeth : « l’horrible est le beau, le beau est l’horrible. » Mais les délicats, les raffinés, ne cessaient d’invoquer Léonard de Vinci, le droit d’interpréter un tel modèle n’appartenant qu’au peintre de la Joconde. Mérimée n’y a point manqué : « Je distinguai tout de suite un portrait de femme qui me parut être un Léonard de Vinci ; c’était évidemment un portrait, non une tête de fantaisie, car on n’invente pas de ces physionomies : une belle femme avec les lèvres un peu grosses et les sourcils presque joints. — C’est en effet un Léonard, dit la marquise, et c’est le portrait de la trop fameuse Lucrèce Borgia[4]. » Hélas ! il faut en rabattre : ce portrait tant cherché ne se rencontre pas plus à Rome, où Mérimée croyait l’avoir vu au palais Aldo-brandi, qu’il ne se trouve à Modène ou à Ferrare, et pourtant les peintres les plus en renom à cette époque ont reproduit ses traits ; à Ferrare, on en comptait bon nombre : des Dossi, des Garofalo, des Costa ; Titien aussi doit l’avoir peinte, mais il semble que cette page se soit perdue. On a de lui à Vienne, dans la galerie du Belvédère, un portrait d’Isabelle de Gonzague d’Este, la rivale de Lucrèce en beauté. C’est un visage exquis, très régulier, du plus pur ovale, avec des yeux d’un brun foncé et respirant toutes les suavités de l’éternel féminin : quant à un portrait de Lucrèce par la main de ce maître, inutile de chercher ; celui de la galerie Doria à Rome, attribué à Véronèse, né seulement en 1528, doit passer pour une de ces mille inventions dont les galeries ont le privilège. Une autre curiosité de ce genre est une figure de grandeur naturelle représentant une amazone tenant un casque dans sa main qui se voit dans la même galerie et s’annonce à tous comme un portrait de Vannozza par Dosso Dossi. Tout au plus accorderait-on quelque vraisemblance au portrait que possède, à Ferrare, le directeur du cabinet des médailles, et cela non point à cause du nom de Lucrèce Borgia écrit au bas en caractères archaïques, mais parce que cette image se rapproche en certains traits de la médaille. Il y a là cependant encore bien des doutes, lesquels s’étendraient sur deux majoliques que leur possesseur, un Anglais résidant à Venise, se complaît à célébrer comme l’œuvre même du duc Alfonse, grand dilettante en ces matières. Ajoutons que cette hypothèse, s’appuyât-elle des preuves les plus authentiques, ne nous offrirait qu’un document assez médiocre, la majolique étant un art décoratif et de sa nature peu soucieux des ressemblances. Force est donc de s’en rapporter à quelques médailles gravées pendant la période de Ferrare. Une de ces médailles eut pour auteur Filippino Lippi, qui l’exécuta l’année du mariage de Lucrèce avec Alfonse (1502) ; le revers en est original et plein d’une douce ironie quand on songe à qui s’adresse tout ce symbolisme caractéristique. On y voit l’Amour aux ailes éployées, fortement attaché au tronc d’un laurier près duquel pend une viole et s’ouvre un cahier de musique. A l’une des branches de l’arbuste, son carquois flotte vide, et par terre gît l’arc dont la corde est brisée ; légende : Virtuti ac formœ pudicitia prœciosissimum. Que nous chante cette allégorie ? Sans doute que la saison des amours folâtres est passée, et qu’il convient d’aller s’asseoir désormais sous le laurier des Este. N’importe, l’image, tant soit peu badine, s’adressant à toute autre femme, appliquée à Lucrèce Borgia, touche au naïf de l’âge d’or. A Voir cette tête charmante aux longues tresses dénouées, l’étonnement vous gagne ; impossible de rêver un contraste plus frappant que celui qui distingue cette effigie de l’image qu’on se représente de Lucrèce Borgia. Vous avez devant les yeux un visage enfantin d’expression un peu étrange et d’un profil joli sans rien de classique. « Lucrèce n’est point une beauté, écrit à Francesca Gonzague la marquise de Cotrone ; elle a l’aimable attrait, le dolce ciera. » Une existence légère et par la pente du plaisir glissant à l’infortune, voilà ce que l’air de ce gracieux visage vous raconte. Lucrèce Borgia ne relève pas de la tragédie, l’héroïne est au-dessous de sa destinée ; c’est une agréable personne, qui n’eût pas demandé mieux que de vivre honnêtement, et dont une atmosphère de crimes empoisonna les jours. Victime de fatalités inextricables, elle devait après sa mort avoir à répondre devant l’opinion des scélératesses dont le réseau avait enveloppé son existence. A peine morte, la flétrissure indélébile reparaissait à son front, et cependant Lucrèce n’avait guère vécu que comme une princesse de son temps. Sa première jeunesse seulement s’était passée dans l’horrible milieu de sa famille, et cette pestilence avait suffi pour stériliser à distance tout effort vers le bien. Chose étrange cependant, qu’un grand poète s’éprenant, — ainsi que d’ailleurs c’était son droit, — du type vulgaire et traditionnel, ait justement choisi la période de Ferrare, c’est-à-dire le moment même où la vraie Lucrèce, dégagée des erreurs du passé et n’entrevoyant pas encore les ombres de l’avenir, se profile en pleine lumière et presque rayonnante sous son nimbe d’apaisement, de piété sereine et d’humanisme ! Mais n’anticipons pas, et, certains de la retrouver plus tard charitable, dévote et bonne au pauvre monde, parcourons rapidement ses aventures conjugales.
Et d’abord, quels rapports de famille ! Rome fut toujours par excellence le sol propre aux ménages irréguliers ; mais, depuis que le monde est monde, pareil scandale ne s’était vu. Cette enfant, qui dès le berceau connaît son extraordinaire bâtardise et ne cessera d’être fille de cardinal que pour s’intituler fille de pape ! Dans le quartier de Ponte, l’un des plus vivans de la grande cité, à deux pas d’un palais qu’habite Rodrigue Borgia, sur la place Pizzo di Merle, est la maison de Vannozza. Là, parmi les richesses d’un ameublement de l’époque, au milieu des vastes fauteuils sculptés, des bahuts énormes, de ces reliquaires, de ces lits que recouvre un ciel d’épais et lourds rideaux, de tout ce massif et ce colossal de la première renaissance, remue, fermente l’étrange couvée : filles et garçons pullulent et grandissent dans l’immorale et farouche promiscuité des nymphes et des sylvains au fond d’un bois. Ils savent que cette superbe femme est leur mère et que le mari de cette femme ne leur est rien, leur véritable père étant cet illustre personnage habillé de pourpre dont le portrait s’étale sur le mur et qui de temps en temps vient les faire sauter sur ses genoux avant de se mettre à table et de fêter joyeusement les vins d’Espagne et de Sicile en compagnie des plus beaux, des plus savans et des plus débauchés seigneurs qu’on renomme : Orsini, Porcari, Cesarini, Barberini, etc. Comment Lucrèce n’eût-elle pas ignoré les scrupules alors que ses oreilles, s’ouvrant à peine aux bruits du monde, n’entendaient que récits d’histoires absolument semblables à la sienne ? Des cardinaux s’affichant avec leurs concubines et traitant leurs bâtards en fils de princes, ce n’était point l’exception, c’était la règle. On lui montrait les Rovere, les Piccolomini, environnés de familles nombreuses ; elle voyait les enfans d’Innocent VIII comblés d’honneurs, son fils Cibò s’alliant aux Médicis, sa fille Théodorine épousant le Génois Uso di Mare, et tout le Vatican grouillant des progénitures papales. En mai 1489, Lucrèce avait neuf ans ; à cette date, Julie Farnèse, jeune et éblouissante de beauté, s’empare du cardinal vieillissant, qui, devenu pape et toujours plus affolé d’ardeurs juvéniles, jusqu’au bout traînera la chaîne. « Jamais un souci, rien ne l’arrête, il rajeunit tous les jours, » remarque l’envoyé de Venise, parlant d’Alexandre VI, déjà septuagénaire.
Julie avait des cheveux d’or comme Lucrèce et triomphait partout sous le nom de la belle Farnèse. Elle avait quinze ans quand ce vieillard de cinquante-huit ans la suborna. En l’apercevant un jour chez Adrienne Orsini, dont elle allait épouser le fils, ses instincts diaboliques s’enflammèrent, et bientôt la chute de cet ange fut consommée, si tant est qu’on puisse ainsi désigner une donzelle dressée aux mœurs d’une pareille époque. La belle-mère ne se contenta pas de fermer les yeux, elle prit part active à cette honte, livrant endormie à ce ribaud la future épouse de son fils, et quelques jours après (20 mai 1489) les noces de Julie Farnèse et du jeune Ursinus Orsini se célébraient au palais même du Borgia, qui signait au contrat et bénissait les deux conjoints. Du sacrilège adultère de ce prêtre avec la noble dame une grande maison devait sortir. En effet, jusqu’au temps des Borgia, les Farnèse, dont sur le sol romain deux splendides monumens immortalisent aujourd’hui le nom, les Farnèse comptaient à peine. C’est au pape Alexandre VI que cette famille doit la grande figure qu’elle a faite depuis. L’idolâtre amant de la belle Julie, en conférant au frère de sa maîtresse la dignité de cardinal, préparait le pontificat de Paul III, ancêtre des Farnèse de Parme : principium et fons, et c’est ainsi que du limon bourbeux la vie se dégage, et que les monstrueux sauriens sortent du vice et de la corruption pour se répandre sur le monde.
Cette Adrienne Orsini, belle-mère si accommodante, avait de longue date toute la confiance du cardinal Rodrigue. Il se confessait à elle de ses péchés, lui disait ses plans, ses intrigues, et jamais ne cessa de la consulter. Ce fut aux mains de la chère dame que passa Lucrèce en quittant le toit de Vannozza. Il s’agissait avant tout pour la fille du cardinal de se former à la tenue, aux élégances, au beau langage des jeunes personnes de maison princière. Nous la voyons à la fois apprendre à s’habiller, et s’accoutumer, se rompre aux plus sévères exercices de la dévotion. Cette piété de sacristie, — très rigide et particulière de tout temps à l’éducation des femmes italiennes, — n’a rien qui doive épouvanter et procède beaucoup moins des besoins de l’âme que d’une certaine attitude morale qu’on pense devoir s’imposer : pécher, au demeurant, est peu de chose, mais la décence et le goût veulent que la pécheresse la plus relâchée ne manque point l’office et conserve partout les dehors d’une catholique exemplaire. De femme sceptique et professant tout haut la libre pensée, il n’y en avait point ; même parmi les hommes, les esprits forts n’auraient osé jeter le masque. Un tyran sans foi ni loi, l’atroce Malatesta de Rimini, bâtissait des églises ; la Vannozza édifiait, ornait une chapelle à Santa-Maria-del-Popolo, et Lucrèce, sa bien-aimée fille, devenait, par les soins de madame Adrienne Orsini, un modèle de vertu pratiquante.
A côté de l’instruction morale, la culture intellectuelle eut naturellement sa place. La fille d’Alexandre VI reçut l’enseignement classique de son temps ; l’étude des langues, la musique, les arts du dessin, l’occupèrent, et plus tard son rare talent à parfaire des broderies de soie et d’or émerveilla Ferrare. Elle parlait l’espagnol, l’italien, le français, le grec et le latin, écrivait indistinctement, même au besoin rimait dans toutes ces langues, et notons que ce n’étaient là que simples rudimens et premiers degrés d’éducation, pendant le séjour à Rome, alors que ni les Bembo ni les Strozzi n’avaient encore mis la main à son développement. Remarquons aussi, pour donner une idée de ce qu’était aux XVe et XVIe siècles cette culture, chez les femmes, que Lucrèce ne compte point parmi les savantes et les beaux esprit de l’époque, les Constance Varano, les Elisabeth d’Urbin, les Victoria Colonna. Théologie, philosophie, histoire, jurisprudence, mathématiques et médecine, ces femmes, comme le docteur Faust, avaient tout parcouru, tout étudié ; correspondre en latin avec les plus fameux professeurs, discourir sur les pères de l’église, composer de la musique et scander des vers, c’étaient jeux familiers et passe-temps ordinaires. Peut-être aurait-on mauvaise grâce à se monter la tête à propos de ce savoir réduit à des formules académiques et d’où la vie est absente, mais ces habitudes de haute culture intellectuelle rehaussaient le ton général, imprimaient à la conversation une méthode, un goût, je ne sais quoi de substantiel et de supérieur dont il semblerait que la tradition se fût transmise à nos salons du XVIIe siècle[5]. On prenait un thème, un sujet, on le traitait selon les règles, un peu à la manière des dialogues antiques, avec cette différence que les femmes s’y évertuaient de droit et de pleine compétence ; telle était la conversation de la renaissance, — science dont la France avait depuis fait un art si charmant et qui n’existe plus dans notre monde, où désormais une soirée est impossible sans un morceau de chant ou de piano qui Vienne à souhait combler les vides.
Rodrigue Borgia aimait à préparer de loin l’établissement de ses enfans, et jamais paternité ne s’afficha plus âpre que la sienne à ce devoir. Ses trois fils, dès leur premier âge, entraient dans la faveur d’Innocent VIII ; tandis que l’aîné, don Juan, poussait du côté de l’Espagne, César, homme d’église malgré lui, recevait le titre et la dotation d’évêque de Pampelune, et Geofroy, son plus jeune frère, un enfant de neuf ans, était nommé chanoine archidiacre de valence. Quant à Lucrèce, le cardinal rêva d’abord pour elle un mariage espagnol ; mais entre les fiançailles et la célébration de cette alliance, la papauté faisait irruption dans la famille, et ce qui naguère eût convenu à la simple fille d’un cardinal ne remplissait plus l’ambition de la fille d’un souverain pontife. Le 11 août 1492 eut lieu ce grand événement. Rome entière attendait, frémissait d’impatience aux portes du conclave ; mais dans la maison de Vannozza, chez madame Adrienne Orsini, quelle fièvre d’angoisses ! Vannozza désormais vivait à l’écart avec son mari, ce Canale, secrétaire de la Pénitencerie. Elle avait cinquante ans et ne demandait plus rien à l’existence, en dehors de l’accomplissement d’un vœu suprême : voir le père de ses enfans monter sur le trône de saint Pierre. Au palais Orsini, Adrienne, Julie Farnèse, Lucrèce, prosternées aux pieds du crucifix, priaient ensemble et d’un cœur si pur, si ému, si profondément chrétien, que leurs voix furent exaucées. A l’aurore, des messagers du Vatican accouraient leur annoncer la bonne nouvelle. On raconte que dans la matinée de ce bienheureux jour, lorsque Alexandre VI fut transporté du conclave dans la métropole de Saint-Pierre pour y recevoir le premier hommage, son œil rayonnant de joie chercha tout de suite les siens ; à travers l’immense foule, il semblait de sa vue les fortifier en l’espérance de l’avancement de ses desseins, de sa fortune et de sa grandeur, et leur dire sans parler : Je vous vois !
Tous étaient là venus à la hâte célébrer ce grand triomphe. De longtemps Rome n’avait admiré le spectacle d’un si beau pape. Il avait la majesté jointe à la grâce, le charme et la séduction dans l’autorité : une stature souveraine, le geste imposant, des mains d’archange et quelle voix ! Évidemment Dieu l’avait créé pour monter aux autels et pontifier : Ecce sacerdos magnus ! Bénisseur magnifique dont l’exemple enflamma plus tard notre cardinal de Rohan et que tant d’autres prélats, grands seigneurs, imitèrent sans l’égaler. Veut-on un crayon pris sur le vif, un contemporain, Gaspard de Vérone, va nous le fournir : « Il est beau, séduisant, joyeux d’aspect et plein de douceur, d’attrait en ses paroles. A la vue d’une belle femme, toute sa personne entre en effervescence, et, plus vivement que l’aimant n’attire le fer, il l’attire à lui. » Ce genre d’organisations physiques et morales ne manque pas de représentans : Casanova, le régent, s’y rattachent ; mais l’original est de voir un Casanova, un Philippe d’Orléans, lier et délier au nom du Christ. Statura procerus, colore medio, nigris oculis, ore paululum pleno, ainsi nous le dépeint Jérôme Portius en 1493 : haut de taille, d’un teint légèrement coloré, l’œil noir, la bouche un peu charnue, et de plus une santé splendide, capable de supporter sans gêne aucune toutes les fatigues du sacerdoce et du plaisir, beaucoup d’éloquence, d’éclat mondain et de courtoisie. Vous restez émerveillé devant l’équilibre parfait de cette puissante et royale nature, ne respirant que mansuétude et placidité olympienne.
Onze jours après son élection, Alexandre faisait évêque de valence son fils César, âgé de seize ans, et bientôt le Vatican se peuplait d’Espagnols, parens, amis, cliens et familiers de la nouvelle maison régnante, tous en quête de places et d’honneurs, tous avides d’argent et se ruant à la curée. Parlant de cette clique dévorante, Jean-André Boccace écrit au duc de Ferrare (1492) : « Dix papautés, si on les avait, ne suffiraient point à la satisfaire. » Préparer pour sa fille une brillante alliance fut alors la pensée du saint-père. D’un gentilhomme espagnol désormais on n’en voulait plus ; il fallait un prince. Jean Sforza, seigneur de Pesaro et neveu dû duc de Milan, se présente, et le pape l’agrée. Pour Lucrèce, son extrême jeunesse (elle avait treize ans) dispense ses parens de la consulter, et le mariage s’accomplit sans qu’elle proteste. Telle est d’ailleurs l’inertie inhérente à ce caractère que les choses se passeront toujours de même sorte. Cette union dura quatre ans. Alexandre, qui tient à fréquenter librement sa bien-aimée fille, l’installe dans une résidence voisine du Vatican. Là madame Lucrèce aura sa cour, dont la grande-maîtresse sera la complaisante Adrienne, qui, sur l’ordre de sa sainteté, quittera le palais Orsini pour venir vivre avec les jeunes époux, et l’étroit cercle de famille ne tardera pas à se compléter par la présence d’une personne également chère au cœur du souverain pontife. J’ai nommé Julie Farnèse.
L’adultère patent de la sœur attirait mille bénédictions sur la famille. Le frère de Julie, un jeune drôle fort renommé pour sa débauche, recevait la pourpre ; Rome l’appelait « l’Éminence-Cotillon. » Vainement le sacré-collège crie au scandale, que pouvait refuser aux caresses de la courtisane ce pape de soixante-six ans ? La belle Julie n’était plus désormais qu’un instrument de fortune aux mains de la race la plus férocement cupide. Ses parens exploitaient sa honte. Comment s’expliquer autrement que par l’intérêt les relations d’une si jeune femme avec un vieillard revêtu de ce caractère ? Quelle que soit l’attraction démoniaque qu’on prête à la nature d’Alexandre VI, le magnétisme devait avoir à cette époque beaucoup perdu de son prestige. Ce qu’il y a de certain, c’est que ce commerce, né de la surprise et du rapt, s’établit ensuite pour des années. J’imagine qu’à l’outrage de la première heure un mouvement de pudeur succéda, et que, cette honte une fois bue, la vanité d’abord, puis la spéculation s’en mêlèrent. Ce chef auguste de la chrétienté, ce monarque spirituel et temporel devant qui Rome et l’univers s’humiliaient, le voir là devant soi, ému, asservi, prompt à se rendre à vos moindres caprices d’enfant gâté, — ce rêve de toute-puissance et domination, quand Julie ne l’aurait pas eu, les Farnèse à coup sûr l’eussent fait pour elle et pour eux. Julie avait à ce point dépouillé les scrupules qu’elle habitait le propre palais de Lucrèce ; nous l’y trouvons en 1492 accouchant d’une fille qu’on nomma Laure. « L’enfant passait officiellement pour être d’Orsini, mais par le fait il était du pape, et lui ressemblait singulièrement, adeo ut vere ex ejus semine orta dici possit. » Un rôle ingrat pourtant était celui du mari ; si dorée que fut la pilule, il n’aimait point à l’avaler devant tout ce monde. Il imita l’antique Amphitryon et s’éloigna, laissant la divine Alcmène aux bras du Jupiter mitre. Du reste, pour cacher sa honte, les châteaux ne lui manquaient pas ; le pauvre homme n’avait qu’à choisir entre tant de riches domaines dont le pape avait doté sa femme, « la fiancée du Christ, » ainsi que les mauvais plaisans de Rome avaient baptisé Julie.
Une lettre du témoin que nous venons de citer, Lorenzo Pucci, envoyé de la république de Florence et allié aux Farnèse, nous montre l’intérieur du palais de Santa-Maria-in-Porticu, et nous met en rapport direct avec le personnel qui l’habite. « Hier au soir, comme c’était vigile, je montai à cheval avec monsignor Farnèse pour aller assister aux vêpres du pape. Or, tout en attendant que la présence de sa sainteté fût annoncée dans la chapelle, j’entrai un moment au palais de Santa-Maria voir madonna Julie. Je la trouvai qui venait de se laver la tête ; elle était assise près du feu avec madame Lucrèce, fille de notre maître, et avec madame Adrienne ; on m’accueillit de la meilleure grâce. Madame Julie voulut m’avoir à côté d’elle, puis, après un peu d’entretien, voulut me montrer son enfant qui déjà commence à grandir. C’est le vivant portrait du pape. Mais elle, vous n’imaginez pas beauté pareille ! Elle a pris un certain embonpoint, et je la proclame ici la plus splendide créature. Elle dénoua devant moi ses cheveux et se fit accommoder. Ses longues tresses ruisselaient jusqu’à ses pieds ; elle portait une coiffure de fin linon parfilé d’or, et sa beauté brillait comme un soleil. En vérité, j’eusse donné beaucoup pour que vous eussiez été présente, afin de vous renseigner de vos propres yeux. Elle était vêtue d’une robe fourrée et taillée à la napolitaine, de même aussi madame Lucrèce, qui nous quitta pour se déshabiller et revint un instant après en habit de velours violet… Les vêpres terminées et les cardinaux partis, je quittai ces dames. »
C’était la maison de Gomorrhe que ce palais, et les révélations ultérieures de Sforza, le mari de Lucrèce, nous édifieront sur ce qui s’y passait. Le 10 août 1496, l’aîné des infans romains, don Juan, duc de Gandie, arrivait dans Rome en grande pompe. Pour la première fois Alexandre VI voyait tous ses enfans rassemblés autour de lui. Jean résidait au Vatican, Lucrèce au palais de Santa-Maria, César et Geofroy au château Saint-Ange. Autant de groupes, autant de cours se visitant, s’entremêlant, toujours en fêtes. La musique, la danse, les banquets et les mascarades ne cessaient pas ; de somptueuses cavalcades parcouraient la ville, et rentraient au Vatican, conduites par Lucrèce et dona Sancia d’Aragon, femme de Geofroy. À ces réunions, à ces jeux, le pape prenait part, tantôt de façon tout intime et tantôt officiellement, de l’air d’un souverain qui reçoit les princesses de sa maison. A table, Alexandre VI se comportait sobrement : il dînait et soupait d’un plat, pourvu que ce fût exquis. On sait que sur le reste sa modération laissait à désirer ; des bruits abominables circulaient, des histoires qu’on se refuserait à croire si le récit des ambassadeurs ne les attestait : — ce père, par exemple, vendant au pape sa fille mariée, et dont le gendre, un soir dans sa vigne, tranche la tête qu’il plante au bout d’un pieu avec cette inscription : « Ceci est la tête de mon beau-père, coupable d’avoir procuré sa fille au pape, ce qu’ayant entendu, le pape l’a condamné à l’exil avec la décapitation préalable. » — Les rapports du même envoyé vénitien parlent aussi d’une Espagnole, maîtresse du duc de Gandie, et que ce fils respectueux et désintéressé conduisit à son père avec l’aisance d’une validé offrant au padichah quelque Circassienne de haut prix. L’adorable princesse d’Aragon occupait aussi la renommée : à cette fille naturelle du roi de Naples les bonnes raisons ne manquaient pas pour mal tourner ; sortie de la plus vicieuse des cours, elle avait au plein de cette corruption romaine épousé un enfant. Le jeune et timide Geofroy lui semblait d’un bien mince attrait quand elle le comparait à ses aînés bouillans d’audace et d’ambition. Bientôt le duc de Gandie et César se la disputèrent, et la belle créature, déjà formée aux leçons de sa sœur Lucrèce, fut à l’un d’abord, puis à l’autre. Les Borgia ne comprenaient point différemment l’existence de famille et vivaient ainsi en patriarches ! A mesure que vous vous rapprochez davantage de cet effroyable milieu, vous devenez plus indulgent envers Lucrèce, en même temps que vous éprouvez quelque désappointement à la voir ressembler si peu au type héroïque traditionnel, tant en histoire le faux, l’absurde même est quelquefois plus vraisemblable que le vrai. Quels exemples, en effet, s’offraient à ses yeux journellement ! tous les vices marchaient à découvert en s’emmitouflant dans la douillette sacerdotale ; le loup féroce et le pourceau empruntant la peau de l’agneau sans tâche l un paganisme dépassant la fable antique, un culte dont les desservans sacrés étaient des êtres qu’elle ne connaissait que par leurs infamies ; son père le pape, son frère César le cardinal, molochs à double tête qu’elle retrouvait célébrant avec une onction dérisoire les mystères de l’Incréé, après avoir assisté quelques heures auparavant aux orgies qui se succédaient derrière la scène ! Ce qui caractérise les Borgia, c’est moins le nombre et l’énormité de leurs crimes que la situation exceptionnelle dans laquelle ces crimes furent commis. Ces tyrans-là n’étaient point en somme plus cruels que les autres despotes italiens de cette époque ; sous le rapport des félonies, du brigandage et des exécutions sommaires par le poison et par le fer, l’histoire des Visconti et des Sforza, des Malatesta de Rimini et des Baglioni de Pérouse ne le cède en rien à leur histoire, et pour la moralité les cours de Louis XIV et de Louis XV ne valent guère mieux ; mais les Borgia portent la pourpre et la tiare, leurs mains souillées touchent aux choses divines, et de cette circonstance aggravante devait naître le prestige presque fantastique et cette espèce d’attrait repoussant qu’exercent ces grands réprouvés sur nos imaginations. Les autres sont des luxurieux, des fourbes, des assassins, eux ne se contentent pas de tout cela ; ils ont en plus le sacrilège, qui les investit d’une force démoniaque irrésistible et constitue leur originalité, leur pittoresque parmi les races hiératiques et royales ayant mission de régir les hommes en les édifiant.
Je m’aperçois que je n’ai pas encore dit un mot du mari de Lucrèce. C’était un assez médiocre personnage que ce tyranneau de Pérouse. Depuis l’heure incertaine où, faute de mieux, on l’avait pris, le temps avait marché, et la fortune des Borgia de même. Les Sforza étaient en baisse ; leur alliance ne suffisait plus à l’ambition de la famille ; père, frère et fille ne demandaient qu’à se débarrasser de cet intrus. On l’avertit de renoncer à la dame et de solliciter d’Alexandre VI la cassation du mariage ; il eut l’air de ne pas comprendre, peu s’en fallut que cette maladresse ne lui coûtât la vie. Un soir, César vint informer Lucrèce que l’ordre était donné de mettre à mort le caro sposo. La chance voulut que Jean Sforza fût en ce moment à la maison, et, son frère à peine sorti, Lucrèce courut à la pièce voisine, décida le jeune homme à fuir sans perdre une minute. Un cheval tout sellé l’attendait, et le lendemain Jean Sforza rentrait dans sa principauté de Pérouse, sauvé par la vitesse du noble animal, qui tombait expirant sur les marches du palais. Cette escapade, où Lucrèce fit du moins preuve de quelque intérêt pour son triste mari, mécontenta les Borgia ; ils eussent préféré tout autre genre de disparition : vous tuez un homme, il se tait, tandis que, du fond de l’exil, on parle, on proteste ; ce qui arriva. Alexandre VI nomme une commission sous la présidence de deux cardinaux, et la séparation des époux est prononcée, l’arrêt déclarant que Jean Sforza n’a jamais rempli ses devoirs de mari. Voilà donc Lucrèce Borgia reconnue et proclamée vierge devant l’Italie entière, qui bat des mains et salue cette découverte d’un immense éclat de rire. Jean Sforza remua d’abord ciel et terre, récusa juges et témoins ; puis, sur l’avis de son frère Ascanio et de Ludovic Le More, duc de Milan, il se résigna ; mais si, par force, il avoua ses torts conjugaux, il en raconta les motifs, — tellement odieux et révoltans, qu’après les avoir lus dans les dépêches on se refuse à les traduire[6].
Vers le même temps, un tragique et mystérieux événement s’accomplit. Alexandre VI chérissait entre tous son fils aîné, le duc de Gandie, et voulait lui tailler une principauté dans le patrimoine des Orsini. N’ayant point réussi, il essaya de le dédommager en le nommant duc de Bénévent, Quelques jours après (14 juillet 1497), le nouveau duc et son bon frère César dînaient chez leur mère, à sa vigne de Saint-Pierre-in-Vincoli, en compagnie d’autres seigneurs. Le repas fini, tous remontent sur les mules pour rentrer au palais apostolique. On arrivait aux environs de l’ancien palais Borgia, résidence actuelle du cardinal vice-chancelier, lorsque le duc prit congé de la bande et s’éloigna accompagné d’un seul écuyer et d’un homme masqué qui venait d’assister au festin sans se faire connaître, et qui depuis un grand mois se montrait chaque jour chez l’altesse. À la place des Juifs, le duc dit à son écuyer de l’attendre une heure et de s’en retourner ensuite au palais, s’il ne le voyait pas revenir ; sur quoi l’homme masqué, enfourchant sa mule, se mit en croupe, et tous les deux partirent au grand trot. Où s’en allaient-ils ? Jamais on ne l’a su. Le lendemain, au lever, les domestiques avertirent le pape que le prince n’était pas rentré. Alexandre eut une commotion dont bientôt il se remit, pensant que le duc se serait attardé à ses plaisirs et qu’il reparaîtrait le soir. La nuit vient, point de duc ; le pape, anxieux, ordonne des perquisitions. Un peu au-dessous de l’hôpital San-Girolamo, un Esclavon, nommé Giorgio, avait au bord du Tibre un chantier dans lequel il montait la garde. Mis en demeure de déclarer s’il n’avait aperçu personne pendant la nuit précédente, l’Esclavon répondit que, vers cinq heures, il avait vu venir par la ruelle, à gauche de l’hospice, deux hommes inquiets, allant de çà et de là, comme pour bien s’assurer que nul témoin indiscret n’observait la place. Ces hommes s’étant éloignés, deux autres avaient paru, sur un signe desquels un cavalier s’était avancé, ayant en croupe de son cheval blanc un cadavre dont les jambes pendaient d’un côté, la tête et les bras de l’autre. Parvenus au bord du Tibre, les camarades qui étaient à pied prirent le corps mort et le lancèrent au milieu du gouffre. Sommé de dire pourquoi il n’avait point aussitôt couru dénoncer le fait au gouverneur, le marchand répliqua que c’était peut-être le centième cadavre qu’il voyait ainsi jeter à l’eau, et qu’il avait pensé qu’on ne s’occuperait pas plus de celui-ci que des autres. Cependant nombre de pêcheurs fouillaient le Tibre. Vers la vesprée, on retrouva le duc ; il avait tous ses vêtemens, son manteau même, et dans sa bourse 30 ducats. Neuf blessures le balafraient, le mutilaient, aux bras, au ventre, aux jambes, et la gorge tranchée. En apprenant cette mort de son fils, jeté à l’eau comme une bête immonde, le pape eut un profond désespoir ; il s’enferma chez lui, pleura, et plusieurs jours se passèrent sans nourriture ni sommeil. Le temps seul adoucit un peu cette affliction. Au château Saint-Ange, des voix gémissantes, horribles, chaque nuit menaient leur vacarme, l’épouvante régnait à la cour et dans Rome, le spectre implorait vengeance, la victime dénonçait à cris redoublés l’assassin dont le nom circulait de bouche en bouche : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? »
Ainsi la conscience publique interpellait César Borgia. Quant au pape, il ne posait pas même la question, sachant trop bien au fond de l’âme à quoi s’en tenir. Il oublia pourtant, assuma sa part de complicité morale dans le crime commis sous ses yeux, et de ce jour son terrible fils devint le maître, et lui seul gouverna sous le nom d’Alexandre VI. Qu’était-ce après tout qu’un fratricide dans de pareils rapports de famille ? D’ailleurs les hommes de la renaissance ne ressemblent en rien à ce que nous sommes. Ils ne connaissent ni l’opinion, ni ce que nous appelons aujourd’hui « le système nerveux. » La loi de conservation est l’unique loi, et chacun la pratique à son profit comme il l’entend. L’idée de distinguer entre le bien et le mal ne les prend même pas. Machiavel, après avoir raconté[7] l’anecdote de Jules II, s’aventurant dans Pérouse pleine encore des soldats de Gianpolo Baglioni qui vient de lui rendre sa ville, raille celui-ci d’avoir perdu là une si belle occasion d’exterminer son ennemi par trahison, et il termine par cette réflexion : « Ce trait, dont la grandeur eût infailliblement effacé la honte, ce trait l’aurait couvert de gloire, mais l’homme est ainsi fait qu’il ne sait jamais être bon ni méchant dans l’entière acception du mot. » Alexandre VI n’était qu’un voluptueux superbe ; chez César, l’ambition, passion déjà plus noble, prédominait : le père n’en voulait qu’aux jouissances de la vie, le fils n’aspirait qu’au pouvoir, et malheur à qui se trouvait sur son chemin, frère ou beau-frère, il supprimait tout sans sourciller ! Cependant Lucrèce avait épousé en secondes noces un prince de la maison d’Aragon qui régnait à Naples, et, dit-on, elle aimait son mari, le duc Altonse, jeune homme de dix-sept ans et d’une beauté rare, quand un brusque revirement des choses renversa ce bonheur domestique.
Alexandre ne se contentait plus d’adorer sa fille, il la consultait en politique et vantait partout le jugement et la présence d’esprit de la nouvelle duchesse de Biselli. A Rome, Lucrèce était une vraie puissance ; dame souveraine de Spolète et de Nepi, à la veille de posséder en fief Sermoneta, elle avait un train d’existence digne du rang qu’elle occupait. De Rome à sa bonne ville de Spolète, elle ne voyageait qu’en somptueuses caravanes, suivie d’une longue file de mulets chargés de coffres. La garde du palais du pape l’entourait, le gouverneur, les cardinaux et les prélats lui faisaient cortège. Au départ comme au retour, le pape assistait à ces triomphantes équipées. Les plus grandes dames et les plus nobles seigneurs d’Espagne et d’Italie rivalisaient de luxe et d’empressement dans ces cavalcades dont l’appareil royal passionnait la ville. Il y avait là cependant quelqu’un que tout ce bruit importunait, et ce quelqu’un n’était autre que le principal meneur de toutes les révolutions et de tous les crimes du Vatican. Depuis le 10 août 1498, César Borgia s’était démis de sa dignité de cardinal. Arrêtons-nous un moment à voir comme l’habit séculier sied à sa figure. Une dépêche de l’envoyé de Ferrare va nous renseigner : « Je visitai avant-hier César dans sa maison du transtevère, il partait pour la chasse en costume de cavalier : habit de soie, armes à la ceinture, et sur le dos une simple capeline comme en portent les jeunes clercs. Tout en chevauchant côte à côte, nous devisâmes quelque peu et du ton le plus familier. C’est un homme d’un génie supérieur, doué de très grandes manières ; il a tout à fait l’air d’un fils de prince : avec cela, beaucoup de bonne humeur et de gaieté, toujours en fête. » Notons l’air jovial, trait particulier d’Alexandre VI, qu’on ressaisit également chez Lucrèce, ce bon rire épanoui des âmes honnêtes, si bien à sa place sur des bouches pures et candides !
César Borgia n’avait qu’un désir, mais frénétique, — étendre partout ses possessions, devenir un puissant prince. Pourquoi rencontrait-il sur son chemin cet Alfonse d’Aragon, le mari de sa sœur, qui l’aimait, aberration étrange et sotte injure aux droits du père et du frère ! — Le 11 juillet de l’an 1510, une scène sanglante se passait sur la place Saint-Pierre : le duc de Biselli, assailli sur les degrés de la basilique, tombait grièvement blessé aux bras et à la tête. Environ quarante cavaliers étaient apostés là que les meurtriers rejoignirent s’enfuyant avec eux par la Porta-Pertusa. Alfonse fut transporté à Santa-Maria, son domicile conjugal ; d’enquête, il n’y en eut pas l’ombre, et comme on redoutait quelque tentative d’empoisonnement, le blessé ne prit sa nourriture que des mains de Lucrèce et de sa sœur. Alexandre avait tout de suite reconnu d’où partait ce nouveau coup. Décidément bon sang ne mentait pas. Peut-être aussi qu’à l’orgueil du père un peu de trouble se mêlait. A force d’admirer son fils César, il en eut peur. Sa crainte cependant ne l’empêcha point de se montrer sympathique au duc Alfonse ; il lui donna seize hommes de garde et vint souvent le visiter. Le duc ne voulait pas mourir de ses blessures, et de son côté César grommelait : « C’est à refaire ; chose manquée le jour sera la besogne du soir ! » — Le 18 août, vers la première heure de la nuit, le jeune prince fut assassiné dans son lit, et le corps immédiatement transporté à Saint-Pierre, où se trouvait au milieu de ses gens le trésorier pontifical François Borgia, fils du pape Calixte. Le médecin du jeune prince et l’infirmier, arrêtés un instant pour la forme, furent aussitôt remis en liberté. Tous nommaient l’auteur du crime. César, pénétrant à neuf heures dans la chambre du malade, avait commencé par en éloigner Lucrèce et dona Sancia, et presque aussitôt il appelait Micheletti, son capitaine, qui d’un bon coup de poignard tranchait le nœud. Infortuné duel jamais aventure tragique ne tomba plus vite en oubli. Ce drame horrible s’effaça comme une fantasmagorie, et de l’assassinat du prince Alfonse d’Aragon, une des plus illustres et des plus touchantes victimes des Borgia, il n’en fut pas plus tenu compte que de la mort d’un palefrenier du Vatican.
Nul accusateur n’élevait la voix, que dis-je ? le scélérat se dénonçait lui-même ; cynique d’audace, il s’écriait : « J’ai tué celui-là comme j’avais tué l’autre, Gandie, mon propre frère, » et nul homme ne reculait d’horreur devant ce monstre, pas un prêtre ne l’excommuniait, pas un cardinal ne lui marchandait ses révérences. Et les prélats ! comment eussent-ils fait pour ne pas le courtiser plus bas que terre, ce puissant coquin dont les mains rouges de sang distribuaient des chapeaux de cardinal au plus offrant, car il fallait au Borgia de l’or immensément pour conquérir la Romagne. Ses condottiere, — des Orsini, des Vitellozzo, des Bentivoglio, — formaient autour de sa personne un état-major resplendissant, et le pape équipait à son intention sept cents gendarmes, obtenant en outre de la république de Venise qu’elle intervînt pour assurer à ce bien-aimé fils l’appui des seigneurs de Rimini et de Faënza. Alexandre VI pratiquait à l’endroit des faits accomplis la résignation des belles âmes ; qu’était-ce après tout qu’un meurtre de plus ou de moins ? Citerait-il à son tribunal : de souverain justicier ce César dont le nom seul épouvantait Rome et devant lequel lui-même il tremblait déjà ? Des accusations, des lamentations, du sentiment, entre Borgia, c’eût été vouloir tenter Dieu et le diable. Pardonner, oublier valait mieux, et puis ce meurtre d’Alfonse d’Aragon, fort reprochable assurément en principe, pouvait amener des avantages dans ses conséquences. Lucrèce, par là, redevenait veuve, et la politique de famille allait encore profiter de l’accident. « Tu felix Austria nube ! » Lorsqu’en lisant la dépêche de l’ambassadeur vénitien vous venez de vous représenter les choses comme elles se sont passées, votre esprit reste confondu à l’idée du rôle que Lucrèce joue dans cette tragédie domestique. Son frère, qu’elle n’a que sujet de soupçonner et de craindre, entre de nuit chez son mari, et sans rien prévoir des sombres desseins du personnage, elle quitte aussitôt la place, emmenant dona Sancia, sa belle-sœur, et livrant ainsi la victime à la merci du misérable et de ses estafiers. On l’attaque, on le tue, elle cependant reste à l’écart, pas un élan pour sauver son époux, pas un cri d’alarme. Et pourtant elle l’aimait, ce prince d’Aragon, à Rome et dans leur résidence de Nepi, ils avaient ensemble vécu d’heureux jours dont le souvenir vibrait encore ; mais nous oublions que Lucrèce Borgia ne fut jamais une héroïne, et voilà que nous subissons à notre tour l’influence du préjugé. Une Médée, cette créature indolente et sans ressort, un tison embrasé, cette jeune femme qui de sa vie n’eut de passion, ô romantisme, ce sont là de tes coups ! Cœur médiocre, vicié, sinon vicieux, cire molle que deux ouvriers de Satan pétrissent à leur gré ! On dit bien qu’au lendemain du crime son indignation éclata ; eut-elle en effet le courage de se révolter contre le meurtrier, de défendre contre ces tyrans ses droits et sa propre dignité ? Est-il vrai, comme on le raconte, qu’elle osa traiter son frère d’assassin et poursuivre son père de ses larmes vengeresses ? Quoi qu’il en soit, César ne devait point tarder à trouver irritante la présence de cette sœur au Vatican. Le pape, toujours empressé d’obéir aux vœux de son fils, et, d’autre part, agacé d’un déploiement de tendresses posthumes qui réveillait en lui de secrets instincts de jalousie, Alexandre VI engagea Lucrèce à se rendre pour quelque temps dans sa bonne ville de Nepi.
C’était une rupture. « Madame Lucrèce, sage et libérale personne, jouissait naguère de la faveur du pape, à présent le pape ne l’aime plus. » Ainsi prononce l’ambassadeur vénitien Polo Capello. A Nepi, la jeune veuve d’Alfonse d’Aragon allait trouver le paysage le plus conforme à sa triste pensée. Officielle ou non, la douleur ne saurait se mieux loger qu’au sein de cette nature de l’Étrurie volcanique et ravinée, avec ses sombres forêts de chênes, ses crevasses profondes, ses rochers noirs, ses pics abrupts de terre cuite au soleil et ses torrens qui roulent en mugissant au creux des vallées, tandis que des hauteurs la clochette des troupeaux et la flûte plaintive des pâtres leur répondent. Là du moins madame Lucrèce pouvait librement vaquer à son affliction et pleurer sans réserve ce beau jeune homme que deux années durant elle avait appelé son époux. Dieu seul sait combien de temps ce grand deuil se fût prolongé ; heureusement César quitta Rome pour aller guerroyer, et Lucrèce y rentra pour ressaisir ses droits de favorite en attendant quelque prochain hymen.
Lucrèce était bien de sa race ; sans avoir l’imperturbable vitalité de son père, elle tenait de lui ce précieux fonds de belle humeur qu’on nomme la philosophie des bonnes gens, et que les méchans, paraît-il, peuvent également posséder par occasion. Sur ces tempéramens d’élite, le chagrin glisse et n’appuie pas. Quelques mois à peine s’étaient écoulés, et de l’âme de Lucrèce le spectre d’Alfonse s’effaçait pour faire place aux plus riantes images d’avenir. Dans cette jeune femme élégante et joyeuse, nul ne reconnaissait la veuve de l’aimable prince traîtreusement assassiné. La vie en effet la reprenait par tous les sens, et quel spectacle que cette Rome de la renaissance pour remuer les sens les plus alanguis et pousser aux émerveillemens la plus apathique intelligence ! La nature, l’art, l’histoire, tout est grand, de proportion démesurée, formidable ! L’art s’appelle ici Michel-Ange, et le crime Borgia ! Sur ce sol couvert des ruines de l’antiquité qui veut renaître et des monumens du moyen âge chrétien qui s’en va, l’esprit des temps modernes a soufflé ; de ces débris du passé, de cet amalgame de décombres, un monde nouveau se dégage, non sans d’effroyables convulsions. La destruction lutte avec les forces créatrices, les monstres qu’on signale aux bouleversemens du globe reparaissent englués dans ces fanges d’où la jeunesse universelle va sortir. Le même enfantement laborieux produira des crimes et des chefs-d’œuvre titaniques ; le bien, le beau, y sont, comme le mal, du plus grand style. La papauté s’empaganise à ce point que vous croyez voir en personne le diable d’enfer célébrant la messe sacrilège des nuits de sabbat, et, comme jadis, pour mieux hâter la fin des choses, la société romaine eut son Néron, vous avez Alexandre VI.
C’en est fait de cette société, de cette église, de ces cités, de ces républiques et de cette civilisation ; toute cette humanité-là roule aux abîmes qui vont à jamais l’engloutir. « La renaissance, écrit M. Grégorovius, sera toujours un des plus grands problèmes psychologiques de la civilisation, tant à cause des contradictions qui fermentent en elle que par le caractère démoniaque des individus. Une ardente fièvre de jouissance matérielle, intellectuelle, de beauté, de puissance et de renommée, y met en jeu toutes les forces, toutes les vertus, tous les vices. Vous diriez une bacchanale de la civilisation, et quand on dévisage les bacchantes, on les voit grimacer comme ces prétendans de l’Odyssée qui sentent leur fin s’approcher. » Grimaces, en effet, ces peintures dont par les ordres d’un Alexandre VI se décorent les murailles du Vatican et qu’un Pérugin, l’homme des béatitudes, exécutait de sa main angélique ! Mais le vrai peintre d’une pareille cour était ce Pinturicchio qui ne rougissait pas de représenter la vierge Marie sous les traits de l’impudique Julie Farnèse. Celui-là s’entendait en grimaces, et même à ces terribles Borgia ne ménageait point la caricature. « Au château Saint-Ange, nous raconte Vasari, il peignit plusieurs salles à grottesche, » ces grotesques figurant Alexandre VI, César Borgia, Lucrèce, les frères et la sœur, toute la sainte famille ; c’étaient des sujets ayant trait à l’expédition française en Italie et glorifiant Alexandre VI, vainqueur de Charles VIII. On y voyait le roi de France sous divers aspects, tantôt pliant le genou devant le pape dans ces mêmes jardins du château Saint-Ange, tantôt lui servant la messe dans Saint-Pierre. J’en passe, et des meilleurs, comme le serment d’obédience prêté par Charles VIII au saint-père et la cavalcade à Saint-Paul, où le roi tient au pape l’étrier. Toutes ces fresques ont aujourd’hui disparu, et sans doute avec elles bien des portraits de la famille Borgia. Que de fois ce Pinturicchio n’a-t-il pas dû retracer l’image de la belle Lucrèce ! N’est-ce point permis aussi de croire que dans les divers tableaux de ce maître plus d’un personnage nous montre la tête d’un Borgia ? Qui sait dans quelles galeries de Rome ou de Florence, dans quels vieux châteaux de la Campagna se dérobent ces masques illustres voués au plus fâcheux incognito et que nous coudoyons peut-être sans les saluer ? — Michel-Ange arrivait à Rome pour la première fois en 1496 ; il avait alors vingt-trois ans et pouvait se rencontrer avec Copernik et Bramante, qui, vers le même temps, parcouraient la ville éternelle. Michel-Ange, Copernik, Bramante, quels passans que ceux-là ! « Rome, a-t-on dit, ne vécut jamais que d’importations ; ses poètes, ses artistes, ses philosophes, lui viennent du dehors, mais son génie est l’assimilation. » Elle absorbe en effet aussitôt qui s’approche de son cercle, donne à tout couleur et proportions romaines. La couleur est sévère et sombre, la proportion colossale : les thermes de Caracalla, le Colisée, le môle d’Hadrien ! Florence elle-même, le génie de la grâce et de la mesure, se laisse détourner par elle vers cette voie de la force, du surhumain : témoin Michel-Ange. Comme elle eut des empereurs syriens, elle aura des papes espagnols, après les Héliogabale, les Borgia. Lucrèce connut-elle à cette époque l’ami futur de cette noble Victoria Colonna, son antitype ? Quoi qu’il en soit, c’est sous l’impression des événemens que nous venons de raconter que le jeune artiste travaillait à la célèbre Pietà, qui fut son premier succès. Cette œuvre de début, commandée par le cardinal La Groslaye, il la terminait juste au moment où le grand Bramante arrivait. Contemplez ce groupe d’un idéal si ému, si touchant, et dites s’il ne vous semble pas fait pour servir de fond à cette période des Borgia. « Cette image de la Pitié, sévère à la fois et radieuse de flamme ineffable, nous apparaît, au sein de ces ténèbres morales, comme un flambeau de purification pieusement allumé dans le sanctuaire profané de l’Église[8]. » Involontairement on se prend à rêver aux stations que fit Lucrèce devant le divin marbre, plus éloquent peut-être et prêchant mieux le recueillement que la parole des confesseurs et des abbesses.
Cependant le pape n’était pas homme à laisser sa fille gaspiller le temps en vaines sentimentalités. Alfonse d’Aragon allait avoir pour successeur Alfonse d’Este. Le second mari de Lucrèce vivait encore, que déjà cette union avec Ferrare occupait le Vatican. C’était la politique d’Alexandre et de César qui, par là, s’assuraient la Romagne, dont Venise leur disputait la possession, et se ménageaient des ouvertures sur Bologne et Florence d’autre part. Hercule d’Este, père du futur époux, trouvait dans la combinaison une manière de garantir ses états contre le brigandage des Borgia. Il est vrai qu’à cet avantage se mêlait quelque désagrément. Pour la maison d’Este, — la plus ancienne et peut-être la seule légitime des maisons princières d’Italie, — c’était en effet un médiocre honneur que d’épouser toute une race de pareils aventuriers. L’altesse régnante en devint fort perplexe ; l’intérêt pourtant prit le dessus, car le bonhomme Hercule aimait l’argent ni plus ni moins que le ferait un marchand enrichi, et nul mieux que lui ne s’entendait à réviser des comptes. Mais son fils Alfonse manifesta d’abord la plus mauvaise volonté ; de mœurs simples et sérieuses, il avait un caractère assez original et la tête dure. Ni le faste romain, ni l’élégance de sa femme ne le touchaient, et son orgueil n’admettait point qu’un gentilhomme en passe, comme il était, d’épouser la veuve du duc d’Angoulême et de s’allier aux rois de France, épousât la fille d’un pape espagnol et qui ne s’appelait que Lenzuoli Borgia. Quant aux grandes dames de la famille, leur opposition ne se modérait pas, la sœur d’Alfonse, Isabelle de Mantoue, sa belle-sœur Elisabeth d’Urbin, fulminaient d’aigreur et de malveillance, terribles colères dont Lucrèce eut pourtant raison par la suite. C’est que le charme était dans sa nature, et que sa nature, jusqu’alors comprimée à Rome, tiraillée, soumise à l’incessante inoculation d’une pestilence ambiante, allait enfin pouvoir, à Ferrare, développer ses bons côtés.
Néanmoins le jeune duc héréditaire consentit, mais après de rudes combats, et parce que le duc régnant, son père, le menaça d’épouser Lucrèce au cas où lui s’entêterait à la refuser. Une fois la parole du prince son fils obtenue, Hercule d’Este afficha des prétentions exorbitantes à l’endroit de la dot. On voulait bien vendre son honneur, mais à la condition de se le faire payer cher, usage encore fort à la mode de notre temps. Le Borgia, voyant à quel arabe il avait affaire, ne marchanda point : dot de cent mille écus d’or, suppression pour cinq ans des revenus que Ferrare doit au saint-siège, il se laisse tout imposer, et, tant de rançons n’épuisant pas sa magnificence, il se charge des joyaux et des parures de la mariée. Un jour, devant les ambassadeurs de Ferrare, il ouvre une cassette remplie de perles, y plonge ses bras jusques aux coudes et s’écrie dans son orgueil de père : « tout cela, c’est pour Lucrèce ! » tel est ce représentant de Jésus-Christ, un Soliman, un Orosmane. Rubens, s’il eût vécu de son temps, eût fait de lui la joie de sa palette, et nous l’aurions sous vingt aspects en mage d’Orient étoffé de toute sorte de caftans, verts, j aunes, écarlates, avec une tiare sur un turban !
Le 15 janvier 1502, Lucrèce quitte la ville éternelle, que jamais plus elle ne reverra, et prend le chemin de ses nouveaux états. Une longue file de cavaliers chamarrés de brocart d’or et d’argent l’accompagne ; parmi les cardinaux de ce cortège royal, les principaux sont des Borgia, et parmi les altesses paradent les jeunes ducs Ferdinand et Sigismond d’Este, frères d’Alfonse de Ferrare. Entre le cardinal Hippolyte d’Este et César Borgia voyage la brillante fiancée, ayant à sa gauche l’ambassadeur de Louis XII. N’était-ce pas le roi de France, protecteur de la maison d’Este et des Borgia, qui de sa main puissante conduisait la jeune épouse au palais de Ferrare ?
César sentait monter son étoile ; fortement établi en Romagne, il recherchait maintenant une alliance plus étroite avec la France, et de là aussi le succès lui venait. À ce politique du meurtre et de l’hypocrisie, tout réussissait, jusqu’à l’impitoyable régime de son gouvernement, habile à s’imposer par la terreur sur un sol naguère en proie aux discordes civiles et dont la population l’avait sans trop de peine adopté. Mais en même temps le tyran de la Romagne voyait chaque jour grossir le nombre de ses ennemis et se disait que seuls le nom et l’influence de la France pourraient le protéger contre les forces coalisées que soulevaient son ambition et sa trop rapide fortune. César n’avait point simplement à redouter les troupes de ses adversaires ; il soupçonnait, appréhendait sa propre armée. C’était pourtant une superbe armée que la sienne, nombreuse, bien équipée ; les plus vaillante capitaines de l’Italie servaient sous ses ordres, sans parler de la légion auxiliaire française et des mercenaires étrangers. Ses gardes du corps surtout avaient grand air : riches pourpoints à ses couleurs (rouge et jaune), écharpes brodées, ceinture à boucle ciselée retenant l’épée. A la fière prestance de ces hommes répondait leur bravoure ; seulement on ne pouvait s’y fier. Ces troupes d’ailleurs appartenaient bien moins à leur général qu’aux divers chefs qui les avaient racolées et les regardaient comme une sorte de propriété. Ces chefs étaient des condottiers : barons romains, seigneurs de villes et de territoires dans l’Ombrie et la Marche, — et l’on conçoit aisément quel sinistre épouvantail devait être à leurs yeux le sort infligé par César à l’élite des châtelains de la Romagne, les Colonna, les Savelli, etc. Cependant le pape armait vigoureusement. On préparait une expédition pour la toscane, où les dissensions entre Sienne et Florence et la guerre de Pise offraient des avantages à ne pas dédaigner. Tandis que ses alliés Vitellozzo-Vitellozzi et Pandolfo-Petrucci enlevaient Arezzo d’un coup de main, César prenait Urbin par ruse et trahison, et forçait le duc Guibaldo à gagner d’abord Mantoue, puis Venise. Peu de jours après, une transaction secrète le rendait maître de Camérino, et ses sbires égorgeaient César Varano et ses deux fils, qui, moins heureux que Guibaldo, n’eurent pas le moyen de fuir. Urbin et Camerino devenaient des fiefs du duc de Romagne et de Valentinois ; mais partout déjà s’organisait la résistance. Si l’Italie avait eu, comme avant 1494, une politique nationale, un ensemble systématique de gouvernement, rien n’eût été plus simple que de mettre ordre à de tels agissemens.
Le malheur voulait que, de tous les états italiens, Venise fût le seul ayant alors une importance politique et militaire, et Venise, placée entre la France et l’Allemagne, avait ses mouvemens paralysés. Notre Louis XII était l’arbitre omnipotent ; dans l’été de 1502, quand il parut en Lombardie, le roi fut assiégé de protestations et de plaintes portées contre les Borgia ; l’universel mouvement de réprobation dont César et son père le pape étaient l’objet produisit sur. Louis XII une impression très grave. Il se montra mécontent, irrité, et la cause des deux compères eût pris un vilain tour sans l’intervention du cardinal d’Amboise, qui réussit à ramener son maître, si bien que, les ambassadeurs de Venise s’efforçant d’éclairer le monarque et de lui représenter qu’il était peu séant pour le roi très chrétien de couvrir de sa protection un brigand souillé de crimes abominables, Louis XII leur répondit qu’il ne pouvait empêcher le saint-père de régir à son gré les territoires de l’église.
C’était à ses propres condottiers que le duc de valentinois allait maintenant avoir affaire. Le duc, au moment d’attaquer Bologne, apprend la défection de ses capitaines et reçoit en même temps la nouvelle d’un retour offensif de Guidobaldo contre Urbin. Sur la grande route qui conduit d’Ombrie en toscane s’élève une colline en plate-forme d’où le regard s’étend vers le lac Trasimène et qu’un château-fort couronne de son quadrilatère ; là se sont réunis tous les ennemis du Borgia : Vitellozzo-Vitelli, Gian-Paolo Baglioni, Oliveretto da Ferno ; après avoir donné au duc de Romagne l’Italie centrale, ce monde-là s’est dégoûté de son héros, lequel, à vrai dire, commence à l’effrayer. On prétend que la peur est le commencement de la sagesse ; la peur n’engendre que la haine. Ils se révoltent donc et ne travailleront désormais que pour leur propre compte : 700 cavaliers et 9,000.hommes d’infanterie occupent la plaine.
Nous sommes au 7 octobre 1502 ; la nuit tombe. Dans une salle voûtée de la citadelle d’Imola, deux personnages sont assis face à face, tous les deux du même âge. L’un est en costume de chambre ; son visage rond et plein bourgeonne de pustules et de petites verrues ; quand il parle et s’anime au feu de la conversation, sa main joue avec le manche de son poignard ; s’il se lève, sa taille se déploie imposante et fière, et toute sa physionomie respire une sorte de noblesse qui doit être au moins celle de la vie des camps et du courage : cet homme, c’est César Borgia, duc de valentinois et d’Urbin. L’autre porte un costume de velours noir, et son étroite et blanche collerette rehausse encore l’air maladif de son visage. Ces yeux vibrans d’esprit, cette bouche, ont connu, — trop connu peut-être, — les voluptés de l’existence ; mais le front est sérieux, la bouche plissée d’ombres sévères. Vous songez à deux choses qui se contredisent et qui très souvent néanmoins vont ensemble : le sensualisme et la pensée abstraite. Il se nomme Machiavel ; tous les deux dans la plus difficile et la plus périlleuse position où des hommes se puissent rencontrer, tous les deux dans la fosse aux lions !
Avec l’aide des Orsini et de Vitellozzo, un chef de bande à sa solde, César s’était emparé de la Romagne ; pour peu que la France l’eût souffert, il aurait mis la main sur Florence ; mais, Louis XII ne goûtant point ce plan, force fut bien d’y renoncer. Restait à se dédommager de la mésaventure. On arma contre Bologne, et la campagne allait son train, lorsque tout à coup les Orsini et Vitellozzo se détachent, ameutent contre lui la population d’Urbin, soulèvent et dispersent ses mercenaires, et le voilà réduit à s’enfermer avec 100 lances dans le château d’Imola, que des cohortes d’ennemis et de soldats mutinés cernent de toutes parts. Les révoltés ont invité la république de Florence à s’unir avec eux pour débarrasser l’Italie de ce brandon incendiaire, comme ils l’appellent ; mais la seigneurie préfère rester neutre et se contente d’observer le duc. Or le délégué à ce poste d’observation n’est autre que messer Nicolo Machiavel. Il apporte au susdit seigneur de la part de son gouvernement, non pas un traité d’alliance, mais purement et simplement de belles paroles, ce qui l’expose à chaque instant aux mauvais traitemens du terrible sire, lequel a la colère prompte et ne se gêne pas pour larder un homme à coups de stylet et le jeter ensuite aux oubliettes, cet homme fût-il cent fois sous la sauvegarde du droit des gens.
C’est le soir de leur première entrevue ; César s’épanche à cœur ouvert, il cause de belle humeur et d’abondance comme on fait avec un ami. « Secrétaire, dit-il, tu peux m’en croire, je suis innocent des projets qu’on me prête. Ces plans contre la république sont l’œuvre de ce traître de Vitellozzo, un drôle sans foi et sans courage. Moi, j’ai l’âme trop débonnaire, c’est ce qui m’a nui. Ce duché d’Urbin, en trois jours je l’ai conquis, et pas un cheveu n’est tombé de la tête de personne, et maintenant je les ai là debout contre moi, eux tous comblés de mes bienfaits ; ô ma clémence ! ma clémence ! » Ainsi bien avant dans la nuit, à la lueur des flambeaux, se prolonge l’entretien. Cependant le duc a beau faire montre de sa franchise et communiquer à l’envoyé de Florence les dépêches qu’il reçoit, ses plans restent impénétrables. Autour de lui tout est silencieux, mystérieux ; on dirait qu’il prépare un grand coup contre ses ennemis, et pourtant il ne cesse de négocier avec eux, corrompt à prix d’or et de cadeaux Pagolo Orsini, leur parlementaire. Celui-ci, de retour au camp, vante la bonté, l’aménité du seigneur duc ; bientôt les révoltés demandent à rentrer en grâce près de l’ancien maître et lui promettent de prendre Sinigaglia pour le dédommager d’avoir perdu Bologne par leur faute. Jamais César n’avait eu l’abord plus charmant, plus affable. Il congédie les troupes françaises ; quel besoin de ces étrangers, entouré comme il est de bons et fidèles amis ? Quelqu’un pourtant, — Machiavel, — l’a deviné. Il se demande si c’est croyable que cet homme puisse renoncer à sa vengeance, et ce qu’il entrevoit d’avance l’épouvante. Le duc bardé de fer monte à cheval, et lentement, sur la route de Césena, marche à la rencontre de ses amis. Là, par une matinée de décembre, Machiavel aperçoit sur la place du marché un billot jaspé de sang, près de ce billot une hache ruisselante, et près de cette hache un cadavre taillé en quatre morceaux : tout ce qui subsiste de messer Ramiro d’Orco, l’atroce lieutenant en Romagne, — son bras droit que le tyran vient de s’amputer pour le jeter en pâture à l’exécration populaire ; — ainsi, la nuée sanglante éclairant sa marche, il arrive à la porte de Sinigaglia. Après avoir passé la nuit précédente à Fano, où les divers capitaines demeurés fidèles à sa cause se sont distribué les rôles dans le drame qui va se jouer, les Orsini et Vitellozzo reçoivent César Borgia comme leur seigneur et maître. On est joyeux, on s’embrasse, on rit. Mais Vitellozzo se tient à l’écart de la gaîté commune ; il est morne, abattu ; tout à l’heure, avant de se porter à la rencontre du duc, il a pris congé de tous ses amis.
C’est qu’en effet leur sort était réglé. A peine ont-ils mis le pied dans le château de la ville, que saisis, garrottés sur l’ordre de César, ils sont aussitôt égorgés. Sombre et terrifiant spectacle à ne pas s’effacer même de la mémoire d’un Machiavel ! Quel sentiment pensez-vous qui l’anime à ce sujet ? l’horreur du meurtre ? Pas le moins du monde. Cet acte infâme, loin de le révolter, l’attire, le séduit ; il l’analyse avec amour, s’y délecte ; on songe à l’abeille butinant sa fleur, non, plutôt à ces sbires qui, mandés sur les lieux où vient de se commettre un crime, tombent en arrêt devant un coup de couteau bien appliqué et, n’envisageant que la besogne prestement troussée, opinent que l’homme qui a fait cela n’est point un coquin ordinaire. Morale du temps, disions-nous ; hélas ! on voudrait le croire, mais les faits sont là qui, tout récens, nous déconcertent : souvenons-nous du 2 décembre et de cette opinion publique qui le lendemain, oubliant le crime pour l’œuvre d’art, s’écriait, comme Machiavel à Sinigaglia : « C’est bien joué ! »
Ce qui plaît surtout au secrétaire florentin dans cette tragédie, c’est l’astuce profonde du héros, son incomparable dissimulation. Selon lui, une bonne scélératesse correctement et magistralement ourdie vaut mieux que toutes les démonstrations chevaleresques, et là-dessus Machiavel est bien de son pays. « Que celui-là qui dans une souveraineté nouvellement conquise prétend vivre grand et redouté, — écrira-t-il dix ans plus tard, — que celui-là s’efforce d’imiter cet homme, » Et son enthousiasme ne fléchira que devant les événemens qui précipiteront la chute de l’idole. A la mort d’Alexandre VI (pendant l’automne 1503), il séjourne à Rome en qualité d’ambassadeur au moment où le conclave élève Jules II à la papauté. César, malade au lit de son côté, sentant que ses ennemis de partout le menacent, appelle à son chevet Machiavel et lui fait cet aveu : « J’avais paré d’avance à tout ce qui pourrait advenir au cas où mon père mourrait de mort subite ; seulement je ne m’étais pas avisé que moi-même, ce jour-là, j’aurais à lutter contre la mort. » Il demande un sauf-conduit pour traverser le territoire de la république et se rendre en France par Florence. — « Refusez, » écrit à la seigneurie l’impassible politique, et il ajoute froidement, sèchement : « Le bruit a couru hier que le pape avait fait jeter le duc dans le Tibre. Je n’oserais dire que ce bruit soit vrai, mais, s’il ne l’est encore, il le sera. » Et autre part : « Ainsi, par degrés, ses péchés l’ont conduit à l’abîme et an châtiment. » Le succès ! Machiavel ne reconnaît au monde que ce dieu. Tant que le crime se porte bien, il le salue et le maxime, mais gare à lui s’il tombe malade ; point de miséricorde alors, rien que le sarcasme et le mépris ! Rester malgré les dieux fidèle à la cause vaincue, quelle idée ! Ce vieux Caton n’était qu’un maître sot.
Nous avons quitté Lucrèce sur le chemin de Ferrare, nous la retrouvons maintenant triomphalement établie dans la seconde capitale de la renaissance italienne. Passer ainsi sans transition de la Rome d’Alexandre VI à la ville d’Hercule et d’Alfonse d’Este n’était point une épreuve commode. Il y fallait beaucoup de souplesse et d’élasticité, les défauts même de la noble personne vinrent aider à cette acclimatation contre laquelle un naturel moins neutre que le sien eût assurément réagi. Cette société d’une Adrienne Orsini, l’œil du saint-père, ou d’une Julie Farnèse, son cœur, — de grands seigneurs, de cardinaux dissolus et de belles dames toujours en train d’amusemens, de bals et de soupers, — ne ressemblait guère au cercle intellectuel et posé de Ferrare, et si Lucrèce, au milieu des licences du Vatican, livrée aux exemples étalés journellement sous ses yeux, ne s’éleva point en corruption à la hauteur du type romanesque inventé depuis, on est presque tenté d’attribuer ce phénomène à la seule inertie de son tempérament. A Ferrare, le théâtre change, et Lucrèce de plain-pied s’y retrouve chez elle, avenante, rieuse, facile à contenter. Son apathique indifférence devient égalité d’humeur. Elle n’aime ni ne hait, ne connaît larmes ni colères et charme, ensorcelle tout le monde, son beau-père d’abord, ensuite ses belles-sœurs Isabelle Gonzague et la non moins charmante Elisabeth de Montefeltre, deux altesses dont le premier mouvement n’avait eu rien d’empressé. Sans être une prude fieffée, et tout en ne reculant pas devant une représentation de la Calandre ou de la Mandragore, Isabelle réprouvait les scandales de la vie romaine. Admettons aussi que chez elle, de même que chez sa belle-sœur d’Urbin, Elisabeth de Montefeltre, quelque jalousie pouvait bien se mêler au préjugé, car Lucrèce était également aimable et belle, et c’était après tout une rivale qu’il leur fallait accueillir d’un cœur léger. Lucrèce, par sa grâce inaltérable, les désarma, et bientôt des rapports d’intimité parfaite s’établirent entre la fille d’Alexandre VI et la spirituelle marquise de Mantoue.
Ferrare était alors le centre d’une société polie et raffinée qui pouvait, à certains égards, se targuer vis-à-vis de Rome d’une sorte d’honnêteté relative : le vice n’y embouchait pas la trompe des lupercales à toute heure du jour ou de la nuit, comme au Vatican, et la dépravation ménageait encore les bienséances. A mesure que la décadence politique s’affirmait davantage, le goût des lettres et des arts tendait à croître. L’époque s’acheminait, par découragement, vers la culture intellectuelle et l’humanisme, et la résidence des seigneurs d’Este s’ouvrit la première à ce mouvement. Que pouvaient les Italiens sur un sol en proie à l’étranger ? Plus d’indépendance nationale, de liberté ; à Milan, à Naples, quand ce n’était pas l’Espagne, c’était la France qui commandait, la main à la garde de son épée et la mèche allumée. Que pouvaient, contre les lances des barbares et leurs arquebuses, ces Italiens jaloux, soupçonneux les uns des autres, incapables de jamais fraterniser ? Oublier l’action, la volonté, oublier tout dans la contemplation et l’ivresse de l’idéal, se soumettre, s’enfuir vers le paisible champ des arts, et là s’armer du ciseau, de la palette et de l’équerre, saisir la plume et créer des œuvres plus durables que le fer des envahisseurs. Peintres, poètes et savans allaient s’emparer de la scène, et la gloire qu’ils répandraient autour d’eux remplacerait, pour leurs sérénissimes protecteurs, l’éclat des armes et de la politique. Ainsi, quand s’éteignit l’esprit républicain, quand disparut la puissance des vieilles municipalités italiennes, on vit se former ici et là des centres aristocratiques, espèces de soleils attirant à leurs flammes des populations de lettrés et d’artistes en quête d’une cour qui les pensionnât, et tout un monde de beaux esprits désœuvrés ne demandant pas mieux que de se vouer au culte des Muses moyennant finance. Rappellerai-je tous ceux dont la société de Ferrare citait les noms avec orgueil ? Giraldi, Calcagnini, Tebaldo et Ercole Strozzi, le jeune Bembo, et comme bouquet Arioste. Il avait alors vingt-sept ans et jouissait d’un grand renom de latiniste et de poète comique. Étant donnés le climat du pays et le lyrisme particulier au temps, on se figure de quelle averse de poésie madame Lucrèce fut inondée. Il en plut sous toutes les formes : sonnets, tercets, distiques, épigrammes, acrostiches, épithalames. La fille d’Alexandre VI, toujours gracieuse, ramassait tous ces complimens et remerciait les auteurs de ce même sourire immuable dont elle repoussait naguère les mots à double entente et les gravelures des libertins jeunes ou vieux du Vatican.
À sa vue, tous les cœurs s’enflamment ; Arioste, qui se contente de la chanter, l’appelle la belle des vierges, pulcherrima virgo : c’est abuser et du latin et de la poésie, cette vierge avait eu déjà trois maris, sans compter père, frères, et le reste. Pour sa beauté, pulcherrima est aussi trop ; mais elle avait la grâce irrésistible et le piquant, dans le profil beaucoup de gentillesse, quelque chose d’enfantin avec des yeux de magicienne qui, disait-on, tenaient sous leur magnétisme le Cupidon endormi placé dans sa chambre à coucher. Organisation absolument féminine, plutôt naturée que naturante, pour employer une expression de Spinoza, et qui, toujours recevant, doublait d’attrait en vous rendant l’impression par vous transmise ! Chacun cherche en elle ce qui n’y est pas, content même alors qu’il ne trouve rien, et ne peut s’expliquer le charme auquel il cède. Ainsi l’aima Bembo, ainsi l’aimèrent les deux Strozzi, dont le plus jeune tragiquement mourut pour elle, sinon par elle.
La fameuse mèche de cheveux de l’Ambroisienne à Milan nous raconte les amours de Bembo, quoique la lettre accompagnant cette relique si chère à lord Byron ne renferme aucun témoignage d’un sentiment réciproque chez Lucrèce, desiderosa gratificarvi n’étant en somme qu’une de ces formules de condescendante politesse à l’usage des princes et qui ne prouvent rien. Que le cœur de Lucrèce ait répondu à la passion du brillant cavalier vénitien, c’est là pourtant un fait très vraisemblable. De 1503 à 1506, Bembo entretint avec la princesse les relations les plus suivies. Jeune, beau, plein d’esprit et fort couru des femmes, il la divinisait dans ses vers, dans ses lettres. Ce qu’il y a de certain, c’est que le duc Alfonse, farouche et rancunier, devint jaloux, et que, pour fuir les périls dont cette jalousie le menaçait, Bembo dut transférer ses pénates à la cour de Guidobaldo, duc d’Urbin, d’où il continua jusqu’en 1519 à correspondre avec sa belle. Du roman, passons à la tragédie. Un autre poète de cette pléiade mythologique. Hercule Strozzi, s’était également épris de la tyndaride ferraraise, puis tout à coup, on l’avait vu rechercher la main de la jolie Barbara Tirelli, veuve d’Hercule Bentivoglio, et l’épouser en mai 1508. Treize jours après, dans la matinée du 6 juin, le corps du poète gisait à l’angle du palais d’Este, enveloppé de son manteau, les cheveux hérissés, et balafré, transpercé de vingt-deux blessures. D’où partait ce crime ? la question ne fut pas même posée. « Il n’y eut point d’enquête, dit Paul Jove, le préteur resta bouche close. » On attribua ce meurtre au duc Alfonse, convaincu que sa femme aimait Strozzi ; d’autres accusèrent Lucrèce, arguant de sa jalousie à l’égard de Barbara Tirelli et donnant aussi pour raison la crainte qu’elle aurait eue que Strozzi ne divulguât le secret de sa liaison avec Bembo dont il avait été le confident. Quoi qu’il en soit, si la fille des Borgia avait pu oublier le drame qui jadis trancha les jours de son frère le duc de Gandie, ce lugubre événement était de nature à le lui rappeler. Soyons juste, après tout : Lucrèce, en venant de Rome à Ferrare, n’avait point tant changé d’atmosphère, et l’antique palais des seigneurs d’Este servait journellement de théâtre à des tragédies domestiques dignes même du Vatican. Parmi les jeunes beautés que Lucrèce avait amenées de Rome brillait une aimable parente, Angela Borgia, dont les charmes ne tardèrent pas à déduire les deux frères du duc Alfonse. L’un se nommait le cardinal Hippolyte d’Este, l’autre simplement Giulio ; il était bâtard du feu duc Hercule, au demeurant, cardinal et bâtard : deux scélérats. Un jour que le sombre Hippolyte faisait sa cour, Angela commit l’imprudence de vanter les beaux yeux du prince Giulio, ce dont le saint homme de cardinal se promit à l’instant de tirer une vengeance diabolique. Il soudoie deux bravi, leur commande de guetter son frère au retour de la chasse et de lui arracher les yeux, ces yeux que donna Angela trouvait si beaux ! L’attentat fut exécuté, son éminence étant présente. Malheureusement les choses ne marchent pas toujours comme on voudrait ; le cardinal Hippolyte voulait les deux yeux de son frère, il n’en eut qu’un. Après le premier arraché, la victime poussa de tels cris et se défendit tellement que les bandits lâchèrent pied. On recueillit le mutilé, on le pansa, on le soigna si bien qu’il en fut quitte pour rester borgne. Mais la blessure, par son trou béant, clamait vengeance, et le duc, ô dérision ! prononça deux années d’exil. Le bâtard attendit, méditant, couvant sa revanche, vainement, car à son retour le cardinal, averti qu’il s’agissait de l’empoisonner, informa du complot le duc Alfonse, qui, se croyant menacé dans sa personne et sa dynastie, ne prit plus conseil que de sa frayeur, et, tandis que l’échafaud se dressait et que les prisons s’emplissaient de suspects, le royal bâtard pourchassé fut encore trop heureux de pouvoir à son tour gagner Mantoue, Sur ces entrefaites, Alexandre VI vint à mourir.
On raconte que César, voulant s’emparer des biens de quelques riches cardinaux, organisa dans les jardins du pape, à Belvédère, un de ces petits soupers fins à la mode des Borgia. Il va de soi que les vins destinés aux convives étaient scrupuleusement médicamentés selon la formule : mais le sommelier se trompa de flacon, et ce furent le saint-père et son loyal fils qui sablèrent le poison en guise de vin d’Espagne et de Sicile. Le pape succomba ; César, jeune et vigoureux, se tira d’affaire.
Plusieurs contestent cette histoire, qu’ils traitent de légende, et veulent que le pape soit mort d’une fièvre quarte. Entre deux témoignages également incertains, mieux vaut toujours choisir celui qui nous explique les faits reconnus vrais. Or la vérité, c’est que père et fils tombèrent malades le même jour, à la même heure, et que leur état présentait tous les symptômes d’une intoxication foudroyante. O Providence ! ils se sont empoisonnés croyant empoisonner leurs hôtes, et tandis que l’un râle, agonise, l’autre expire, et son corps aussitôt tuméfié, putréfié, méconnaissable, devient une chose tellement horrible que nul domestique n’ose en approcher et qu’il faut requérir, au coin du prochain carrefour un homme de peine qui rapidement, en trois bonds, fait passer l’affreuse dépouille du lit pontifical à la voirie.
Qu’était-ce donc finalement que ce poison des Borgia, toujours entrevu à travers les mirages du fantastique, et de quelles drogues pharmaceutiques ce philtre de malheur se composait-il ? Un soir, il y a de cela bien des années, j’étais au théâtre-Italien écoutant l’opéra de Donizetti. Le second acte suivait son cours, et, par son chaleureux entrain dramatique non moins que par la perfection d’une exécution inoubliable, soulevait à chaque instant l’enthousiasme de la salle. Le grand trio venait de finir ; Gennaro et Lucrèce, — disons Mario et la Grisi, — allaient commencer leur duo, quand mon voisin de stalle, un vieil habitué de la maison, secouant une somnolence que son âge et la désuétude rendaient peu surprenante, me souffla ces mots à l’oreille : — vous savez que je possède par héritage la propriété du poison des Borgia. Dans ma famille, on se le lègue de père en fils ; j’en ai la recette dans mes papiers, et je vous la communiquerai pourvu que vous me promettiez d’être discret.
Ne rions pas ; cet heureux possesseur de la cantarella[9] n’était point un Jean-Marie Farina d’espèce ordinaire ; il avait son brevet, mais un brevet de duc, et s’appelait Riario-Sforza, un très galant homme de petit vieillard, sachant par cœur Dante, Pétrarque et Rossini, ne dédaignant pas les coulisses de l’Opéra et terminant volontiers au foyer de la danse une soirée commencée chez le nonce. J’avais alors vingt ans, et connaître la recette d’un poison historique était bien le moindre de mes soucis. Que de fois n’ai-je pas regretté depuis cette négligence ; penser qu’on pourrait tenir un secret digne d’intéresser la science, et se voir réduit aux conjectures, errer, tâtonner d’après la glose quand la vérité s’offrait à vous comme la fleur bleue du conte de Novalis, et qu’il vous en eût si peu coûté pour la cueillir !
« Au XVIe siècle, écrit M. Ch. Flandin, on connaissait l’oxyde d’arsenic ou acide arsénieux, et, de plus même, on savait préparer les composés d’arsenic les plus solubles. Le poison lent des Borgia était donc l’acide arsénieux peu soluble ; le poison le plus violent était une de ces préparations solubles d’arsenic dont les effets sont si rapides qu’on pourrait presque dire qu’ils sont instantanés[10]. » J’ai lieu de supposer que la fameuse poudre blanche ayant goût de sucre, et qui, solide ou dissoute, agissait infailliblement, devait être une composition plus complexe. Il y avait l’acide arsénieux et puis encore quelque chose, un nescio quid, employé secundum artem dans les officines de l’antiquité romaine et du moyen âge italien, et que nous ignorons, nous autres modernes, car ce n’est pas parce que nous savons moins que les anciens, c’est au contraire parce que nous savons beaucoup plus, que l’art des empoisonnemens secrets a si notablement décliné. Tacite nous dit que Locuste mettait du génie à composer ses philtres ; elle pratiquait surtout l’art des mélanges, un art que nous avons perdu ou plutôt que nous avons voulu laisser se perdre. Elle associait les matières toxiques, usait avec un prodigieux instinct des substances tirées du règne végétal, ce qui ne l’empêchait pas de recourir dans l’occasion aux poisons minéraux. Le poison donné à Claude et le premier que prend Britannicus sont peut-être des composés minéraux, les effets qu’ils produisent sur les intestins semblent se rapporter à cette classe d’agens toxiques ; mais le poison qui frappe comme le. glaive, celui qui provoque des convulsions soudaines et simulant l’épilepsie, c’est indubitablement un poison végétal. La terrible acqua tofana, si renommée au XVIIe siècle, ne serait elle-même qu’une contrefaçon du poison des Borgia. C’est du moins ce que nous racontait ce soir-là, dans un entr’acte, le duc de Riario-Sforza, et je n’oublierai jamais l’expression hoffmanesque de ce petit vieillard revendiquant d’un ton paterne et doucereux les droits de sa famille sur une propriété de pareille espèce. Ce simple mot d’acqua tofana, qu’il prononçait du nez en le ponctuant d’une exclamation, vous émerveillait, et l’eau vous en venait à la bouche rien qu’à l’entendre célébrer l’appétissante limpidité du breuvage. Il suffisait de quatre ou six gouttes pour tuer un homme, caractère également propre au poison des Borgia, qui savaient graduer les doses au point de pouvoir annoncer l’époque fixe du dénoûment, car ces mélanges, dans la composition desquels entraient aussi la cantharide et le seigle ergoté, produisaient des maladies déterminées dont les jours sont en quelque sorte comptés.
Alexandre VI succombait aux armes mêmes qu’il avait tant maniées pour ses crimes ; le poison se retournait contre l’empoisonneur. Mort tragique, pleine de visions infernales ! La légende parle de sept diables rassemblés dans sa chambre au moment fatal et venant s’assurer du règlement d’un certain pacte contracté avec Satan lors du dernier conclave, et moyennant quoi le Borgia, pour douze belles années de pontificat, vendait son âme. Légende, que nous veux-tu ? Alexandre n’a rien d’un Faust ; il n’en connaît ni les troubles d’esprit, ni les doutes, ni les révoltes de Titan. Ce pape matérialiste, athée, abominable, vous le disséqueriez au scalpel de la psychologie la plus sévère que vous ne trouveriez pas au fond de sa conscience un grain de scepticisme philosophique. Sans s’épargner un adultère, un inceste, sans commettre un meurtre, un sacrilège de moins, cet homme croit naïvement qu’il croit en Dieu, que ses péchés lui seront remis et qu’il trônera dans le paradis des anges, la tiare au front, la chape d’or et de lumière sur le dos, glorieux, radieux, et contemplant dans l’azur infini la divine mère du Christ, présente sous les traits de Julie Farnèse. Le vrai tyran doit toujours, en fait de croyance, savoir se maintenir au niveau de la populace, car le despotisme ne s’appuie que sur la superstition et la grossièreté des mœurs, et c’est en adorant des idoles qu’il affermit sur le trône cette sorte d’idolâtrie dont il est l’objet. Ces idées du monde invisible ne possèdent, n’épouvantent que les cerveaux qui pensent : ces terreurs -là sont pour Pascal ; les Alexandre VI n’en ont cure.
Parmi les hallucinations de la suprême heure entrevit-il seulement, ce moribond, les noces d’or de sa maîtresse avec son successeur ? A peine a-t-il vidé le Vatican que Julie Farnèse y rentre au bras de Jules II. Quelle prêtresse du vice et de la corruption, cette femme ! Les anciens l’eussent divinisée, et je ne sais à lui comparer que Diane de Poitiers. Mais Diane, dont l’étreinte embrasse deux règnes, n’a pour amans que de simples rois, Julie Farnèse a deux papes. Diane n’a que Fontainebleau et Jean Goujon, Julie a le Vatican et Michel-Ange ! Comme elle avait piétiné la tiare du Borgia, elle mit également le Rovere sous sa pantoufle, ce Jules II, l’implacable ennemi d’Alexandre VI et de César, dont il causa la ruine. Triomphe romanesque de l’impudicité, la concubine d’Alexandre VI, hier vilipendée et flagellée par toute l’Italie, se retrouve du jour au lendemain en plein crédit, en pleine gloire, et la voilà très haute, très puissante dame gouvernant le monde et l’église, et mariant au neveu de Jules II la fille qu’elle a eue d’Alexandre VI !
On peut voir dans l’arène de Padoue une fresque de Giotto, représentant un évêque nu de corps et qui, la mître en tête, couvre de sa bénédiction pontificale un prêtre à genoux qui lui tend un sac d’argent. La figure d’Alexandre VI évoque forcément devant vos yeux ce personnage de l’enfer dantesque :
- O Simon mago, o miscri seguari
- Che le coso di Dio, che di bontate
- Denno esstre spose, voi rapaci
- Per oro e per argento adulterate[11] !
Sa vie est une perpétuelle parodie de l’Évangile. « Tu ne tueras pas, tu ne commettras point l’adultère, tu ne porteras pas de faux témoignage, etc., » pas un précepte qui ne soit à chaque instant retourné comme on retourne un vêtement pour une mascarade. Je viens de citer l’évêque de Giotto, c’est l’antechrist de Luca Signorelli qu’il fallait dire. L’antechrist apparaissant aux hommes sous forme de la caricature du Christ, idée de génie bien digne d’un précurseur de Michel-Ange, et que le peintre de Cortone a transcrite sur les murs du dôme d’Orvieto ! — Au milieu d’une nombreuse assemblée se tient le Christ, — type et costume traditionnels, à ce point que votre illusion est d’abord complète ; — regardez de plus près, l’effroi vous gagne. Ces yeux ont la fascination du basilic, cette bouche tire de l’enfer son expression. Vous avez devant vous l’antechrist. Derrière le faux messie, Satan se dresse et familièrement lui parle à l’oreille. L’antechrist, la main posée sur sa poitrine avec un geste d’hypocrite mansuétude, semble dire : « Venez à moi, qui suis le sauveur. » A ses pieds, les trésors s’amoncellent, une foule immense l’environne, — riches marchands, grands seigneurs et peuple, — tous l’honorent, l’adorent. Un jeune moine, dont le visage indique une foi profonde en même temps qu’une parfaite stupidité, marmotte son oremus ; ses mains jointes et ses yeux pleins de confiance et de vénération se tournent béatement vers l’idole. Cependant apôtres et suborneurs vont et viennent ; une jeune nonne compte dans sa main l’argent qu’elle a reçu, un beau jeune homme tend la sienne. A côté, le meurtre et la violence : un moine, pour avoir refusé de vénérer l’infâme, gît par terre, la tête fendue en deux.
Je ne pense pas qu’on puisse mettre le doigt sur une plus saisissante allégorie de la vie d’Alexandre VI. Et pour que rien ne manque à cette apocalypse, où l’ Ancien-Testament, la satire de Juvénal et l’épopée dantesque se confondent, la figure qui juste sur le mur d’en face fait vis-à-vis à l’antechrist est le Christ de Fiesole, le vrai, celui dont le souffle disperse les sortilèges du démon et juge en dernier ressort les mauvais papes !
Le règne d’Alexandre VI restera l’affliction de l’église. À lui revient le discrédit où tomba depuis la papauté. Non pas qu’il soit le seul ou même le premier coupable. Avant ce Borgia, le népotisme florissait sans doute et se pratiquait au Vatican sur la plus grande échelle. Sixte IV ne s’en gênait pas, et, pour la simonie, la démoralisation et le brigandage, la période d’Innocent VIII marque une date. N’est-ce pas son vice-camerlingue qui, parodiant Ézéchiel, s’écriait : « Dieu ne veut point la mort du pécheur ; il veut qu’il paie et qu’il vive ? » Mais c’est l’œuvre d’Alexandre VI d’avoir fait de l’église un règne absolument temporel, et d’avoir transmis à ses successeurs des tendances systématiques qui devaient tôt ou tard amener la crise. Encore s’il eût apporté quelque idée politique, le moindre sentiment de réforme à l’établissement de cette dynastie de papes-rois ; mais non, l’église disparaît sous lui sans que l’état se fonde. C’est que le grand-pontife n’était, en dernière analyse, qu’un homme de plaisir et de sens, un voluptueux frénétique n’aimant que la richesse et le pouvoir : adroit, roué, rusé, inventif, magnifique avec des intermittences de parcimonie ; une manière de Louis XV assis sur le trône de saint Pierre et façonné aux mœurs barbares du XVe siècle. La souveraineté qu’il exerce n’est pas héréditaire, il lui faudra donc, de son vivant, assurer un sort princier à chacun de ses bâtards, j’allais dire de ses légitimés, pour parler le langage du grand-roi ; mais ces sortes de compromis hypocrites entre la débauche et l’honnêteté ne sont le fait que des pieux monarques temporels, les papes n’ont que des bâtards. Entretenir des maîtresses, pourvoir à la situation d’une lignée de garçons et de filles, chose coûteuse, très coûteuse ! Qu’à cela ne tienne, on vendra les bénéfices, ou trafiquera des indulgences, et comme dans une basse-cour on tâte les chapons pour ne tuer que les plus gras, on supputera la fortune des cardinaux pour n’empoisonner que les plus riches, dont on héritera. Impossible d’imaginer un meilleur père : ni le vol, ni l’assassinat ne l’effarouchent quand il s’agit du bonheur de ses enfans. Il aime sa Lucrèce d’un cœur idolâtre, ne trouve jamais qu’elle soit une assez haute, une assez puissante princesse, et, dans l’occasion, il la fera veuve pour la mieux marier. Et César, son bien-aimé fils, ce César devant lequel il tremble, est-il rien qu’il soit capable de lui refuser, fût-ce l’absolution d’un fratricide ? À ce compte, Alexandre VI réaliserait le type du père de famille par excellence. Les événemens au milieu desquels il vit, — calme, reposé, bien portant, jovial, — ces événemens seuls sont tragiques, lui ne respire que sensualisme, hilarité paterne. C’est, dans la plénitude de son embonpoint fleuri, dans la riche et luxuriante abondance de sa progéniture, l’immortel don Magnifico de l’opéra italien, si splendidement représenté jadis par le grand Lablache ! Nulle trace de vues politiques, et, — curiosité bien autrement remarquable au sein de cette Italie de la renaissance, — aucun sentiment des lettres ni des arts, pas l’ombre de ces goûts de culture intellectuelle qui, s’ils ne réussissent pas à réhabiliter nombre de scélérats de cette époque, les élèvent du moins fort au-dessus de cette race d’Espagnols romanisés adonnée aux seules jouissances physiques, et dont les fêtes jamais ne connurent que les délices de l’ivresse et du jeu. Le concert de malédictions qui, des quatre coins de l’Italie, éclata aussitôt contre la mémoire d’Alexandre VI préludait, dès cette première heure, au jugement de la postérité.
« Rome entière, — écrit Guicciardin, âgé de vingt et un ans à cette époque et mieux que personne posté pour nous transmettre les impressions de ses contemporains, — Rome entière, saisie de joie indescriptible, accourut à Saint-Pierre contempler ce défunt, ce démon d’ambition insatiable et de pestilentielle perfidie, dont la cruauté féroce, la monstrueuse luxure, la rapacité, l’audace effrontée dans l’administration du temporel et du spirituel, avaient empoisonné le monde. Et pourtant, cet homme, de sa jeunesse au terme de son existence, un bonheur constant, inouï, l’avait poussé, et, si grandes que fussent les choses auxquelles il visait, celles qu’il atteignit furent plus grandes encore. Exemple solennel fait pour confondre l’erreur de ceux qui font dépendre de notre mérite ou de nos fautes le bien et le mal qui nous arrivent en ce monde, au lieu d’en rapporter la cause à la sagesse et à la justice de Dieu, dont l’omniscience plane au-delà du cercle étroit où nous nous agitons, et se réserve, pour d’autres temps et d’autres lieux, de récompenser les vertus et de punir le vice ! » A cet anathème de l’histoire, la poésie bientôt mêle sa voix. Et cette satire sanglante, qui l’écrira ? Le courtisan des heureux jours du règne, l’homme aux sonnets, aux épithalames, l’Arioste. Écoutez-le flétrir les scandales du sanctuaire, cette course effrénée aux emplois, aux dignités ecclésiastiques. Il est vrai que nous sommes sous Léon X et que les Borgia sont par terre : admirable occasion pour leur tomber dessus.
« Et qu’adviendra-t-il, s’il monte au rang suprême ? enrichir, agrandir ses fils et ses neveux sera son premier souci paternel.
« Penser au turc, il n’en a cure, et cependant toute l’Europe l’aiderait à commencer par là sa haute mission. « Les colonnes s’écroulent, et les ours se gorgent. Prendre d’abord Préneste, puis Tagliacozzo pour ses chers siens, c’est le début.
« L’un décapité, l’autre étranglé, gisent en Romagne, dans les Marches ; lui triomphe, rouge du sang des chrétiens.
« Il donne l’Italie en proie à l’Espagnol, au Français, libres d’agir à leur guise aussi loin qu’il reste un lopin de territoire à conquérir pour sa race de bâtards !
« Pleuvent ensuite les excommunications, et sur l’atroce Mars crève en même temps la nuée des indulgences, car il faut bien pourvoir à la paie des Suisses et des Allemands ! »
L’église avait reçu un choc, et sans être atteinte dans sa vie même, qui ne saurait périr, elle pouvait faire son deuil de tout un ordre d’idées mystiques se rattachant à la papauté. Quant aux Borgia, du coup s’écroulait la maison, et Lucrèce, après quelques larmes pieuses données à ce père cause à la fois de son abaissement moral et du rang souverain qu’elle occupait, — Lucrèce n’eut qu’à se féliciter d’avoir troqué à temps son nom de famille contre le titre de duchesse de Ferrare. A Rome, en Italie, les affaires allaient mal : l’espèce de royaume que César s’était bâclé de fraude et de rapine, se démembrait à vue d’œil. A peine à ce flibustier restait-il encore la Romagne. Tous les tyrans naguère dépossédés par lui rentraient dans leurs états en triomphateurs. Jean Sforza revenait de Mantoue à Pérouse, Guidobaldo de Venise à Urbin, César, tout valétudinaire, l’esprit troublé, accourt à Nepi se mettre sous la protection des troupes françaises. L’élection de son ami le cardinal d’Amboise l’aiderait à déjouer le mauvais sort ; mais le cardinal a renoncé, et c’est Piccolomini qui, sous le nom de Pie III, ceint la tiare. Celui-là n’a pas moins de douze enfans, filles et garçons : autant d’altesses à doter. Heureusement la mort le guette au seuil du Vatican et coupe court aux apanages. Pie III permet à César de rentrer à Rome, lui, Vannozza, son frère et ses neveux, le loup, la louve et les louveteaux, — qui dit Borgia, dit famille unie. Mais aussitôt les Orsini se lèvent, menaçans, terribles, et voilà toute la tribu contrainte à se réfugier dans le fort Saint-Ange. Monté au trône pontifical le 22 septembre. Pie III en descend le 18 octobre ; place maintenant à Jules III Ces Rovere, ces Borgia, ces Médicis sont les dynastes de la papauté moderne. Chacune de ces maisons fournit deux papes à l’histoire, et vous n’en trouverez point dont les noms soient plus mêlés à la politique. Les Rovere haïssaient les Borgia ; Jules II saisissant le pouvoir, c’en était fait de César et de sa fortune. A dater de ce jour, son roman n’est plus qu’une suite d’aventures misérables, où le héros n’a d’autre soin que celui de sauver sa peau. La bête fauve est lancée, on la poursuit, on la traque. Enfermé d’abord au château d’Ischia, on le transfère ensuite à Séville, puis en Castille au château de Médina del Campo.
A tant de colères justement déchaînées se joint l’implacable haine de la veuve du duc de Gandie, animant contre l’assassin de son époux toutes les influences dont elle dispose autour du roi d’Espagne. Mais tandis que la duchesse joue son rôle d’Erinnye, Lucrèce agit en bonne sœur et reçoit un matin la nouvelle que ses efforts ont triomphé. César s’est échappé de sa prison ; il s’apprête à rentrer en Italie, se fait annoncer par ses agens, et tout de suite le front de Jules II se rembrunit. « La délivrance de César rendit le pape soucieux, écrit l’historien aragonais Zurita, car le duc, ajoute-t-il, était homme à bouleverser l’Italie entière, et les populations l’aimaient en même temps que les gens de guerre, ce qui n’arrive pas à tous les tyrans. » Passionner les multitudes qu’on écrase et pouvoir dire partout : « Moi seul, et c’est assez, » privilège rare en effet ! Cette force démoniaque, César Borgia l’avait. N’importe, le moment était mal choisi pour tenter une restauration en Romagne. Justement à cette fin de l’année 1506, Jules II venait de s’emparer de Bologne, et le marquis de Gonzague, sur qui César avait cru pouvoir compter encore, commandait les troupes du pape en qualité de généralissime. Découragé du côté de l’Italie, l’aventurier se retourne vers le roi de France et lui demande à rentrer à sa cour et dans son service. Mais Louis XII reste froid à ces offres, et quand le négociateur s’avise de réclamer au nom de César le duché de Valence et la pension que le susdit seigneur touchait jadis à ce titre comme prince de la maison de France, — le négociateur est expulsé sans autre procédure. L’exil, la prison, la défaite jusque dans les antichambres, que devenir ? Et cependant ce misérable, ainsi renié de tous et de partout repoussé, ce chevalier errant, si complètement désarçonné, peut-être n’eût-il fallu qu’un peu d’assistance pour le remettre en selle. Engagé sous le drapeau de Saint-Marc et condottier au service de la république de Venise, César eût fait trembler Jules II et reconquis la Romagne, D’autre part, de quel prix n’eût pas été pour Louis XII son alliance dans la guerre de la France avec le pape après la rupture de la ligue de Cambrai ? Mais le destin a de ces retours inexorables, et c’est presque toujours contre ses plus grands favoris qu’il les prononce. D’un seul coup son caprice vous a tout donné, et d’un seul coup son caprice vous reprend tout, ne vous laissant que l’idée que vous avez de vous-même au plus profond de votre conscience, dédommagement bien précaire pour un César Borgia ! La mort eut pitié de lui, et ce fut en Navarre, à l’attaque d’un château perdu au cœur des Pyrénées, qu’il la rencontra obscurément. Il avait alors trente et un ans.
Quelques pages de Machiavel, un portrait de Raphaël, l’amitié de Léonard de Vinci et surtout l’action prestigieuse d’une de ces époques qui possèdent comme le roi Midas le don de transformer en or leurs plus vils métaux, — ont tellement contribué à grandir ce personnage aux yeux de la postérité, que bien des gens encore aujourd’hui le traitent en héros. On nous le représente comme un penseur, un politique, comme un de ces génies qui, lorsque Dieu leur livre l’espace et le temps, deviennent en France, des Louis XI, en Angleterre, des Henry VII, en Espagne, des Ferdinand. On s’amuse à nous raconter que c’était un grand prince, tout imbu d’idées modernes et ne rêvant que l’indépendance de l’Italie sous un chef unique et séculier : ce fils de pape, si on l’eût laissé faire, aurait détruit la papauté et substitué au règne divisé de, l’église un gouvernement unitaire et national. C’est le thème de Machiavel arrangé selon les convenances du moment par les amateurs de variations historiques. Machiavel hait la servitude : tirer l’Italie des mains de l’étranger est son objectif, et comme il ne reconnaît que la force, c’est à César Borgia qu’il s’adresse : « Tu sei il mio maestro, il mio signore. » Son prince est un assassin, un tyran des plus abominables, qu’importe ; Machiavel n’aime pas les hommes, il vit pour son abstraction : l’état, l’Italie ; le reste le touche assez peu. Machiavel n’a que le cerveau d’un patriote, Dante en a l’âme ; il voit plus haut et plus loin, l’humanité lui tient au cœur plus que son propre peuple ! tandis que le poète de la Divine Comédie regarde le ciel, le poète de la Mandragore sonde l’abîme : à race dégénérée, tyran féroce ; s’il en savait un pire que César Borgia, il le choisirait, pourvu qu’il le sentît plus fort. Et cette force, qu’était-elle en somme ? Nous venons de la voir s’évanouir en fumée.
Est-il supposable qu’un diplomate si fin, si madré, se soit abusé de la sorte ? Machiavel ne se contente point de ne pas aimer les hommes, il les méprise et se moque d’eux. N’avons-nous pas connu de notre temps un brillant écrivain qui naïvement vous disait de tel peintre illustre, à la gloire duquel il s’était voué : « De vous à moi, je ne l’ai jamais admiré ; mais il me fallait un nom à mettre en avant pour ma polémique, et j’ai pris le sien comme j’en aurais pris un autre. » Celui-là ou un autre, ainsi faisait Machiavel, forgeant à froid ses paradoxes. Souvenons-nous de sa lettre à Guicciardin et du trait qui la termine, une vraie merveille de post-scriptum. Après avoir disserté en homme d’état sur les malheurs de l’Italie, après avoir analysé les divers moyens par lesquels on pourrait peut-être encore sauver la patrie, il opère un brusque revirement et conclut par ces mots : « Je t’en prie, mon cher Francesco, fais de ton mieux pour la cantatrice que je te recommande ; Barbara se rend à Modène, et celle-là m’occupe bien autrement que l’empereur ! » Politique d’amateur désappointé ! Macaulay, parlant des contemporains de Machiavel, s’écrie : « Ces gens-là seraient capables de rire d’Othello et de reporter sur Iago toutes leurs sympathies. » Rien de plus vrai et de plus saisissant que cette remarque, surtout quand on l’applique à l’auteur du Prince, car ce prince n’est qu’un Iago. Du héros, il n’a que l’apparence, ne connaît que la fourberie et l’astuce, et se sert du poison et du poignard mieux que de l’épée. L’influence que de pareils êtres peuvent exercer ne prouve qu’une chose, la lâcheté des hommes. Au lieu de les mettre en jugement et de les envoyer à la potence, on se laisse opprimer par eux. Et dire que cet exemple ne devait pas être le dernier, et qu’on a pu le voir se renouveler de nos jours !
Qu’un homme d’action dans ses erreurs ou dans ses crimes invoque la passion pour circonstance atténuante, le penseur n’a point même excuse, et c’est tout simplement sa propre dépravation qu’il étale, lorsque, grave et de sens rassis, il vient nous prêcher l’admiration d’un César Borgia et de son gouvernement : autant vaudrait faire l’éloge de la peste, de la famine et de l’inondation. Méchans sophismes contre les droits du genre humain, paradoxes à fournir des armes à tous les déclassés de la politique, et dont la valeur humoristique né relèvera jamais l’infamie, car ce qui est faux finit par déplaire, et l’homme a en lui un principe de droiture qu’on ne choque pas impunément. « Ruse et hypocrisie priment courage. — On tient ses sermens, on les rompt selon les temps et l’avantage qu’on y trouve. — En morale absolue, la vertu vaut peut-être mieux que le vice ; en réalité, elle nuit à qui la pratique. — Quand tous en usent avec nous sans foi ni loi, pourquoi vouloir seul agir honnêtement ? — Gagne le peuple par des fêtes, les grands par des présens, ne menace point, tue. »
Voilà Machiavel et voilà César Borgia ; le Prince[12], l’homme qui tient la Romagne sous un joug de fer, passe pour un grand politique, et cette fureur qu’il a d’étendre per fas et nefas ses territoires permet aux utopistes beaux esprits de supposer chez lui des plans d’unité nationale qu’il n’eut jamais et qui d’ailleurs n’étaient pas de son temps, car les Médicis, ni les autres qui le remplacèrent, n’entreprirent de faire ce que nous appellerions aujourd’hui de la politique italienne. Chacun pour soi, et l’étranger pour tous, les tyrans de cette période ne connaissent que ce mot d’ordre. Quand ce n’est pas avec le roi de France qu’ils s’allient, c’est avec le roi d’Espagne ou l’empereur. César Borgia passe sa vie à se vendre à qui veut l’acheter ; ce prétendu héros de l’indépendance de son pays ne guerroie avec profit que lorsque les soldats du roi de France appuient ses mouvemens. Il se sert de tout le monde contre tout le monde et trahit tout le monde : il pille, égorge, ravage tout sur son chemin, et sa trop fameuse politique dont on rabâche est celle du cavalier de l’Apocalypse. Il est en outre à constater que sur lui, comme sur toute sa race, glisse sans pénétrer le grand souffle de la renaissance. L’esprit du temps ne les charme pas ; ce sont des Espagnols, des parvenus. Ils n’aiment ni la poésie ni la peinture, ni la statuaire. Tandis que dans l’Ombrie les Montefeltre, à Mantoue les Gonzague, fondent à grands frais des musées, des bibliothèques et des collections, ils vivent étrangers au mouvement. Lucrèce elle-même, s’unissant à cette maison d’Este où les muses sont à demeure, conserve son effacement, son indifférence en matière de plaisirs intellectuels, et la parfaite médiocrité de sa nature ne vous frappe que davantage au milieu de sa nouvelle famille italienne et des aimables et savantes princesses qui la décorent. Que d’autres s’amusent aux comédies de Piaule, dont son beau-père Hercule d’Este se plaît à diriger la mise en scène ; c’est assez pour elle de s’emmitoufler dans une existence mondaine, galante et pieuse, se laissant benoîtement vieillir parmi les intrigues de palais et les petites pratiques de dévotion : doux repos après la tempête, calme plat que traversent ici et là quelques coups de poignard qui lui rappellent son passé romain, l’orageux Vatican paternel. Ne cherchez en elle aucune des illustres dames de la renaissance ; elle est la fille de son père et la sœur de son frère, rien de plus, rien de moins. Supprimez ce titre, elle cesse d’appartenir à l’histoire ; l’histoire, pour de pareilles gens, quel grand mot ! Non, décidément, père, frère et fille, les causes célèbres, le mélodrame et l’opéra leur valaient mieux : Lucrèce devient commune en devenant moins scélérate.
HENRI BLAZE DE BURY.
- ↑ Lucrezia Borgia nach Urkunden tmd Correspondenzen ihrer eigenen Zeit, von Ferdinand Gregorovius, Stuttgart 1875. — trad. en français, Paris, 1876. Sandoz et Fischbacher.
- ↑ Lucrezia Borgia e la storia, per Licurgo Cappelletti, Pisa, 1876.
- ↑ Un mot de simple observation à ce sujet : Arioste, le plus joyeux, le plus gaillard des poètes, naît à Ferrare, l’endroit du monde le plus terne et le plus monotone. Fiez-vous donc à la théorie des milieux ! C’est qu’il n’y a rien de plus imprévu que le talent, et il ne serait pas le talent s’il n’était imprévu.
- ↑ Mérimée, Il Viccolo di Madama Lucrezia, dans les Contes et Nouvelles.
- ↑ « Ce qui est remarquable et vraiment distingué dans les romans de Mlle de Scudéry, ce sont les conversations qui s’y tiennent, et pour lesquelles elle avait un talent singulier, une vraie vocation. » Sainte-Beuve, Mademoiselle de Scudéry, dans les Causeries du lundi.
- ↑ D’après une dépêche de l’envoyé de Ferrare Costabili (23 juin 1497), Jean Sforza, parlant au duc Ludovic de ses rapports avec Lucrèce, aurait de la sorte exposé les faits : « Anzi haverla conosciuta infinite volte, ma che papa non se l’ha tolto per altro se non per usare con lei. »
- ↑ Macchiavelli, Discorsi, t. 27.
- ↑ Gregoriovius, t.1er, 125.
- ↑ C’est le nom de la mixture tallsmanique. Pourquoi ce mot, qui se traduit en français par celui de chanterelle, et semblerait, quand on y pense, être la racine, d’une expression cynique, mais pittoresque, fort usitée en langage de police correctionnelle ?
- ↑ Ch. Flandin, traité des Poisons, t. Ier, p. 73.
- ↑ Infern., XIX.
- ↑ Il est vrai qu’autre part, oubliant son apologie cynique du despotisme et se montant la tête pour l’idéal républicain, le même bel esprit florentin écrit dans son discours sur Tite-Live : « Si un seul homme est capable de régler un état, l’état ainsi réglé durera peu de temps ; il faut qu’un seul homme continue à en supporter tout le fardeau. Il n’en est point ainsi quand la garde en est confiée au grand nombre et que le grand nombre est chargé de sa conduite. » Fiez-vous donc ensuite à Napoléon, qui disait : « Tacite raconte des romans, Machiavel fait de l’histoire ! » Richelieu, qui s’y connaissait un peu, lui aussi, a d’ailleurs admirablement défini cette politique étroite et tyrannique, « qui n’est praticable que dans les petites provinces où tous les sujets sont sous la main de celui qu’ils doivent craindre. »