Les Bons Enfants/La fée Prodigue et la fée Bonsens

Hachette (p. 267-280).

LA FÉE PRODIGUE ET LA FÉE BONSENS.


I
l y avait une fois un roi, qui s’appelait le roi Pétaud, et une reine, qui avaient un tout petit royaume.

Ce roi et cette reine n’avaient pas encore d’enfants, mais ils avaient une amie très puissante qui s’appelait la fée Prodigue.

Henriette.

Comment étaient-ils amis ?

Valentine.

Ils étaient amis parce que la mère de la fée Prodigue était la fée Drôlette, et que la reine était la fille d’une princesse Blondine et d’un prince Merveilleux que la fée Drôlette aimait beaucoup.

La fée Prodigue avait une sœur qui s’appelait la fée Bonsens ; la fée Bonsens aimait aussi beaucoup la reine, mais la reine l’aimait moins parce qu’elle ne lui accordait pas tout ce qu’elle lui demandait, et qu’elle lui faisait quelquefois la morale sur les mauvaises actions qu’elle commettait.

Un jour la reine était seule et pleurait. La fée Bonsens venait précisément lui faire une visite.

« Pourquoi pleurez-vous, chère reine ? lui demanda-t-elle.

La reine.

Parce que tous mes sujets ont des enfants ; moi seule je n’en ai pas. Moi qui aime tant les enfants ! Je serais si contente d’en avoir !

La fée.

Si vous aviez des enfants, chère reine, ce serait peut-être pour votre malheur ; laissez les fées et la reine des fées arranger les choses à leur idée ; elles savent ce qu’il vous faut.

La reine.

Il me faut un enfant ; je veux un enfant ; et je serai malheureuse tant que je n’aurai pas d’enfant.

La fée.

Vous n’êtes pas raisonnable, chère reine. Je vous laisse vous désoler toute seule, ajouta-t-elle, voyant que les pleurs de la reine redoublaient, car, pour votre bonheur, je ne veux pas vous accorder ce que vous désirez. »

La fée disparut en achevant ces mots, et la reine recommença ses gémissements.

« Fée Prodigue, fée Prodigue, s’écria-t-elle, vous ne me refuseriez pas comme l’a fait votre sœur, si je vous le demandais ! »

La fée Prodigue apparut immédiatement.

« Qu’est-ce, ma bonne petite reine ? Vous m’avez appelée ? Et pourquoi ces larmes sur ces jolies joues ?

La reine.

Bonne et chère fée ; je veux un enfant et je n’en ai pas.

La fée.

Et c’est pour cela que vous pleurez, ma reinette ? Vous êtes pourtant heureuse ! Qui sait ce que deviendra votre bonheur avec des enfants ?

La reine, pleurant plus fort.

C’est égal, j’en veux un. Oh ! bonne fée, donnez-moi un enfant.

La fée.

Je vous en donnerai deux, ma bonne petite reine. Ce n’est pas pour rien que je m’appelle Prodigue. Vous aurez deux filles dans peu de temps.

La reine.

Merci, bonne et aimable fée ; votre sœur, à qui j’avais fait la même demande, vient de me refuser ; j’étais bien sûre que vous ne feriez pas comme elle.

La fée.

Ma sœur est un peu trop sage, dit la fée en souriant, et les gens sages sont souvent ennuyeux. Adieu et au revoir, ma bonne reine ; je reviendrai vous voir dès que vos filles seront nées. »

La fée disparut, laissant la reine transportée de joie ; elle courut raconter au roi la promesse de la fée ; il en fut enchanté, quoiqu’il conservât un peu d’inquiétude du refus de la fée Bonsens. Quelque temps après, la reine eut deux filles, comme le lui avait dit la fée. Aussitôt qu’elles furent nées, la fée Prodigue parut, et, prenant dans ses bras une des petites princesses, elle l’embrassa et lui dit :

« Je te donne le nom d’Insatiable et je t’accorde le don de réussir dans tout ce que tu entreprendras, d’obtenir tout ce que tu désireras…

— Excepté si son désir est injuste ou cruel, ma sœur, dit la fée Bonsens, qui parut tout à coup, et seulement jusqu’à quinze ans. Je corrige ainsi le mal que vous lui faites et qu’elle pourrait faire à d’autres. Quant à toi, enfant, ajouta la fée Bonsens en s’adressant à l’autre petite fille, je te donne le nom de Modeste et je te doue d’une grande sagesse et de ne jamais désirer que ce qui est juste et raisonnable. Je veillerai sur elle, ajouta la fée, et voici mon présent de marraine pour ma filleule. »

Elle présenta à la reine un miroir encadré d’or, de diamants et de rubis.

« Toute personne qui regardera dans cette glace, dit-elle, y verra comment elle doit agir, le mal qu’elle a fait et le bien qu’elle peut faire. »

La reine saisit le miroir, s’y regarda un instant, rougit, le rendit à la fée d’un air de dépit, et lui demanda de le serrer jusqu’à ce que Modeste fût assez grande pour s’en servir.

La fée sourit en reprenant le miroir, et le déposa dans une cassette dont elle confia la clef à la reine.

La fée Prodigue était contrariée de l’arrivée de sa sœur et mécontente de l’empêchement qu’elle avait mis, dans l’avenir, aux désirs de sa filleule Insatiable. Celle-ci ne tarda pas à faire voir qu’elle mériterait le nom que lui avait donné sa marraine, car elle ne se trouvait jamais satisfaite et criait sans cesse. Modeste, au contraire, était douce et tranquille et ne criait jamais.

Le roi et la reine auraient dû préférer Modeste à Insatiable ; mais la reine sentit une grande affection pour Insatiable et une grande indifférence pour Modeste. À mesure que les deux petites filles grandissaient, Insatiable montrait de plus en plus son mauvais caractère ; elle voulait être seule caressée, soignée. Modeste avait beau lui céder tout ce qu’elle possédait, jamais elle ne parvenait à la contenter.

Un jour, Modeste mangeait un gâteau que lui avait donné une des dames de la reine ; Insatiable, qui en avait déjà mangé deux, voulut avoir celui de sa sœur ; Modeste avait faim et ne voulut pas lui donner le sien. Insatiable se jeta sur elle pour le lui arracher, mais elle ne put pas le saisir ; elle avait beau allonger le bras, ouvrir la main, elle ne pouvait atteindre le gâteau. Elle se mit à pousser des cris de rage ; la reine voulut la contenter et prendre le gâteau, mais elle aussi ne put pas l’avoir. Elle se souvint alors de ce que la fée Bonsens avait ajouté au don de Prodigue et en fut très mécontente. Son humeur se porta sur la pauvre Modeste.

« Emportez cette petite, dit-elle ; elle est insupportable ; elle ne fait que contrarier et faire crier sa sœur. »

Un autre jour, Insatiable vit un nid d’oiseaux-mouches dans les mains de Modeste.

« Je voudrais un nid comme Modeste », cria-t-elle.

Aussitôt un page entra et présenta à Insatiable un nid tout semblable qu’on venait d’apporter pour elle.

« Je veux un second nid. »

Un autre nid fut apporté de la même manière.

« Je veux le nid de Modeste », s’écria-t-elle.

Mais pour le nid, comme pour le gâteau, elle ne put le saisir.

Plusieurs fois de pareilles scènes se renouvelèrent. Insatiable, habituée à voir tous ses désirs satisfaits, entrait dans des colères effroyables devant la moindre résistance, et comme c’était toujours avec sa sœur qu’elle éprouvait ces contrariétés, elle la prit en haine et dit à la reine de chasser Modeste, qui la tourmentait sans cesse.

La reine ordonna que Modeste fût emmenée dans un château éloigné. La nourrice qui avait élevé Modeste fut chargée de l’accompagner dans sa nouvelle demeure avec une suite nombreuse.

Modeste voyait que sa mère ne l’aimait pas, elle souffrait du caractère méchant de sa sœur, et elle partit sans regret. Le château qu’elle devait habiter était charmant ; il y avait à côté une ferme où Modeste passait une partie de sa journée avec les vaches, les moutons, les poulets, dindons et oisillons de toute espèce. Elle y vivait heureuse avec sa bonne, qu’elle aimait, et sa sœur de lait, qu’elle aimait plus encore ; elle recevait souvent


Elle passait une partie de la journée avec les moutons
et les poules.

la visite de sa marraine, la fée Bonsens, qui

lui témoignait beaucoup d’amitié.

Insatiable, de son côté, ne cessait de vouloir une chose, une autre ; tout l’ennuyait parce que tout lui venait trop facilement ; elle avait en telle abondance joujoux, livres, robes, bijoux, que rien ne lui faisait ni plaisir ni envie. Il en était de même pour son travail ; elle apprenait avec une telle facilité qu’elle ne s’intéressait à rien.

Sans cesse elle obligeait son père de changer ses ministres, de changer les lois, de changer d’alliés et d’amis : elle portait partout le trouble ; on faisait tout ce qu’elle voulait, et cependant on ne pouvait jamais la contenter. Tout le royaume était dans la confusion à cause d’elle.

Cependant elle approchait de ses quinze ans ; elle dit alors à son père qu’elle voulait se mettre à la tête des troupes. Elle eut d’abord quelques succès ; mais le temps passait, les quinze ans d’Insatiable arrivèrent, elle perdit plusieurs batailles ; ses soldats se révoltèrent et refusèrent de la suivre, et elle fut obligée de s’enfuir honteusement.

Quand Insatiable revint à la cour de son père, tout y était en désordre ; chacun la maudissait, la détestait ; on l’appelait à la cour une Pétaudière, par dérision, par moquerie. Le roi, voyant que c’était elle qui avait causé ses malheurs, la chassa de sa présence ; la reine l’engagea à aller rejoindre sa sœur et lui conseilla de se regarder dans le miroir de Modeste. Insatiable, affligée, humiliée, alla retrouver sa sœur et lui demanda où était ce miroir dont lui avait parlé la reine.

« Le voici, dit Modeste en le lui présentant ; c’est lui qui a été mon maître, qui m’a empêchée de mal faire et qui m’a montré à bien faire. »

Insatiable le prit, y jeta un coup d’œil et poussa un cri d’effroi, mais elle ne put en détacher ses regards ; elle voyait tout le mal dont elle s’était rendue coupable depuis sa naissance ; elle ne pouvait en croire ses yeux. Quand elle eut tout vu, elle tomba dans les bras de sa sœur et pleura amèrement. Modeste chercha vainement à la consoler ; le souvenir des maux qu’elle avait causés la poursuivait jour et nuit ; elle ne dormait pas, ne mangeait plus. Enfin elle tomba dans un état si alarmant, que Modeste envoya un exprès au roi et à la reine ; ils arrivèrent tous deux, et, voyant leur fille si mal, ils appelèrent Prodigue à leur secours. La fée arriva triste et morne.

« Je n’y puis rien, dit-elle ; c’est sa conscience qui la fait mourir ; elle sent que le monde la hait, la méprise, et qu’elle ne peut vivre ; mais elle se repent, on lui pardonnera. »

Insatiable, se sentant mourir, demanda pardon au roi, à la reine, à sa sœur, à toute la cour, et expira dans les bras de Modeste. On la regretta peu, tout en pleurant sa triste mort. La reine et le roi se regardèrent aussi dans le miroir de la fée Bonsens. Effrayés des fautes de leur vie, ils résolurent de s’amender et de reprendre chez eux la princesse Modeste,

exilée depuis tant d’années.


Elle se mit à la tête des troupes. (Page 275.)

Elle fut heureuse de ce retour de tendresse de son père et de sa mère, mais elle regretta beaucoup et toujours sa ferme et son château, où elle avait vécu si longtemps calme et sans chagrins. Du reste, elle vécut très heureuse, se maria avec un prince excellent et succéda à son père après sa mort. Sa sœur de lait ne la quitta jamais et éleva tous ses enfants.

Insatiable y jeta un coup d’œil.(Page 276.)

« Voilà mon histoire, mes enfants, elle est longue et je suis fatiguée.

— Merci, merci, Valentine, s’écrièrent tous les enfants, c’est charmant, c’est très amusant. »

Ce jour-là, les enfants causèrent longuement de l’histoire qu’ils venaient d’entendre.

Madeleine.

Ce n’est pas toi qui l’as composée, n’est-ce pas, Valentine ?

Valentine.

Si, c’est moi.

Sophie.

Quand donc l’as-tu faite ?

Valentine.

En la racontant. J’inventais à mesure que je parlais.

Léonce.

Mais c’est superbe ! c’est étonnant ! Jamais je n’aurais pu faire comme toi.

Valentine.

Si tu essayes, tu verras que ce n’est pas difficile. C’est tout justement ton tour demain.