Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 192-200).
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CHAPITRE XVIII[1]

des voyageurs.

Ce fut dans ces circonstances, qu’après une longue absence, des dépenses considérables, et des travaux inouïs, reparurent à la cour les voyageurs que Mangogul avait envoyés dans les contrées les plus éloignées pour en recueillir la sagesse ; il tenait à la main leur journal, et faisait à chaque ligne un éclat de rire.

« Que lisez-vous donc de si plaisant ? lui demanda Mirzoza.

— Si ceux-là, lui répondit Mangogul, sont aussi menteurs que les autres, du moins ils sont plus gais. Asseyez-vous sur ce sofa, et je vais vous régaler d’un usage des thermomètres dont vous n’avez pas la moindre idée.

« Je vous promis hier, me dit Cyclophile, un spectacle amusant…

mirzoza.

Et qui est ce Cyclophile ?

mangogul.

C’est un insulaire…

mirzoza.

Et de quelle île ?…

mangogul.

Qu’importe ?…

mirzoza.

Et à qui s’adresse-t-il ?…

mangogul.

À un de mes voyageurs…

mirzoza.

Vos voyageurs sont donc enfin revenus ?…

mangogul.

Assurément ; et vous l’ignoriez ?

mirzoza.

Je l’ignorais…

mangogul.

Ah ça, arrangeons-nous, ma reine ; vous êtes quelquefois un peu bégueule. Je vous laisse la maîtresse de vous en aller lorsque ma lecture vous scandalisera.

mirzoza.

Et si je m’en allais d’abord ?

mangogul.

Comme il vous plaira. »

Je ne sais si Mirzoza resta ou s’en alla ; mais Mangogul, reprenant le discours de Cyclophile, lut ce qui suit :

« Ce spectacle amusant, c’est celui de nos temples, et de ce qui s’y passe. La propagation de l’espèce est un objet sur lequel la politique et la religion fixent ici leur attention ; et la manière dont on s’en occupe ne sera pas indigne de la vôtre. Nous avons ici des cocus : n’est-ce pas ainsi qu’on appelle dans votre langue ceux dont les femmes se laissent caresser par d’autres ? Nous avons donc ici des cocus, autant et plus qu’ailleurs, quoique nous ayons pris des précautions infinies pour que les mariages soient bien assortis.

— Vous avez donc, répondis-je, le secret qu’on ignore ou qu’on néglige parmi nous, de bien assortir les époux ?

— Vous n’y êtes pas, reprit Cyclophile ; nos insulaires sont conformés de manière à rendre tous les mariages heureux, si l’on y suivait à la lettre les lois usitées.

— Je ne vous entends pas bien, répliquai-je ; car dans notre monde rien n’est plus conforme aux lois qu’un mariage ; et rien n’est souvent plus contraire au bonheur et à la raison.

— Eh bien ! interrompit Cyclophile, je vais m’expliquer. Quoi ! depuis quinze jours que vous habitez parmi nous, vous ignorez encore que les bijoux mâles et féminins sont ici de différentes figures ? à quoi donc avez-vous employé votre temps ? Ces bijoux sont de toute éternité destinés à s’agencer les uns avec les autres ; un bijou féminin en écrou est prédestiné à un bijou mâle fait en vis. Entendez-vous ?

— J’entends, lui dis-je ; cette conformité de figure peut avoir son usage jusqu’à un certain point : mais je ne la crois pas suffisante pour assurer la fidélité conjugale.

— Que désirez-vous de plus ?

— Je désirerais que, dans une contrée où tout se règle par des lois géométriques, on eût eu quelque égard au rapport de chaleur entre les conjoints. Quoi ! vous voulez qu’une brune de dix-huit ans, vive comme un petit démon, s’en tienne strictement à un vieillard sexagénaire et glacé ! Cela ne sera pas, ce vieillard eût-il son bijou masculin en vis sans fin…

— Vous avez de la pénétration, me dit Cyclophile. Sachez donc que nous y avons pourvu…

— Et comment cela ?…

— Par une longue suite d’observations sur des cocus bien constatés…

— Et à quoi vous ont mené ces observations ?

— À déterminer le rapport nécessaire de chaleur entre deux époux…

— Et ces rapports connus ?

— Ces rapports connus, on gradua des thermomètres applicables aux hommes et aux femmes. Leur figure n’est pas la même ; la base des thermomètres féminins ressemble à un bijou masculin d’environ huit pouces de long sur un pouce et demi de diamètre ; et celle des thermomètres masculins, à la partie supérieure d’un flacon qui aurait précisément en concavité les mêmes dimensions. Les voilà, me dit-il en m’introduisant dans le temple, ces ingénieuses machines dont vous verrez tout à l’heure l’effet ; car le concours du peuple et la présence des sacrificateurs m’annoncent le moment des expériences sacrées. »

Nous perçâmes la foule avec peine, et nous arrivâmes dans le sanctuaire où il n’y avait pour autels que deux lits de damas sans rideaux. Les prêtres et les prêtresses étaient debout autour, en silence, et tenant des thermomètres dont on leur avait confié la garde, comme celle du feu sacré aux vestales. Au son des hautbois et des musettes, s’approchèrent deux couples d’amants conduits par leurs parents. Ils étaient nus ; et je vis qu’une des filles avait le bijou circulaire, et son amant le bijou cylindrique.

« Ce n’est pas là merveille, dis-je à Cyclophile.

— Regardez les deux autres, » me répondit-il.

J’y portai la vue. Le jeune homme avait un bijou parallélépipède, et la fille un bijou carré.

« Soyez attentif à l’opération sainte, » ajouta Cyclophile. Alors deux prêtres étendirent une des filles sur l’autel ; un troisième lui appliqua le thermomètre sacré ; et le grand pontife observait attentivement le degré où la liqueur monta en six minutes. Dans le même temps, le jeune homme avait été étendu sur l’autre lit par deux prêtresses ; et une troisième lui avait adapté le thermomètre. Le grand prêtre ayant observé ici l’ascension de la liqueur dans le même temps donné, il prononça sur la validité du mariage, et renvoya les époux se conjoindre à la maison paternelle. Le bijou féminin carré et le bijou masculin parallélépipède furent examinés avec la même rigueur, éprouvés avec la même précision ; mais le grand prêtre, attentif à la progression des liqueurs, ayant reconnu quelques degrés de moins dans le garçon que dans la fille, selon le rapport marqué par le rituel (car il y avait des limites), monta en chaire, et déclara les parties inhabiles à se conjoindre. Défense à elles de s’unir, sous les peines portées par les lois ecclésiastiques et civiles contre les incestueux. L’inceste dans cette île n’était donc pas une chose tout à fait vide de sens. Il y avait aussi un véritable péché contre nature ; c’était l’approche de deux bijoux de différents sexes, dont les figures ne pouvaient s’inscrire ou se circonscrire.

Il se présenta un nouveau mariage. C’était une fille à bijou terminé par une figure régulière de côtés impairs, et un jeune homme à bijou pyramidal, en sorte que la base de la pyramide pouvait s’inscrire dans le polygone de la fille. on leur fit l’essai du thermomètre, et l’excès ou le défaut s’étant trouvé peu considérable dans le rapport des hauteurs des fluides, le pontife prononça qu’il y avait cas de dispense, et l’accorda. On en faisait autant pour un bijou féminin à plusieurs côtés impairs, recherché par un bijou masculin et prismatique, lorsque les ascensions de liqueur étaient à peu près égales.

Pour peu qu’on ait de géométrie, l’on conçoit aisément que ce qui concernait la mesure des surfaces et des solides était poussé dans l’île à un point de perfection très élevé, et que tout ce qu’on avait écrit sur les figures isopérimètres y était très essentiel ; au lieu que parmi nous ces découvertes attendent encore leur usage. Les filles et les garçons à bijoux circulaires et cylindriques y passaient pour heureusement nés, parce que de toutes les figures, le cercle est celui qui renferme le plus d’espace sur un même contour.

Cependant les sacrificateurs attendaient pratique. Le chef me démêla dans la foule, et me fit signe d’approcher. J’obéis. « Ô étranger ! me dit-il, tu as été témoin de nos augustes mystères ; et tu vois comment parmi nous la religion a des liaisons intimes avec le bien de la société. Si ton séjour y était plus long, il se présenterait sans doute des cas plus rares et plus singuliers ; mais peut-être des raisons pressantes te rappellent dans ta patrie. Va, et apprends notre sagesse à tes concitoyens. »

Je m’inclinai profondément ; et il continua on ces termes :

« S’il arrive que le thermomètre sacré soit d’une dimension à ne pouvoir être appliqué à une jeune fille, cas extraordinaire, quoique j’en aie vu cinq exemples depuis douze ans, alors un de mes acolytes la dispose au sacrement ; et cependant tout le peuple est en prière. Tu dois entrevoir, sans que je m’explique, les qualités essentielles pour l’entrée dans le sacerdoce, et la raison des ordinations.

« Plus souvent le thermomètre ne peut s’appliquer au garçon, parce que son bijou indolent ne se prête pas à l’opération. Alors toutes les grandes filles de l’île peuvent s’approcher et s’occuper de la résurrection du mort. Cela s’appelle faire ses dévotions. On dit d’une fille zélée pour cet exercice, qu’elle est pieuse ; elle édifie. Tant il est vrai, ajouta-t-il en me regardant fixement, ô étranger ! que tout est opinion et préjugé ! On appelle crime chez toi, ce que nous regardons ici comme un acte agréable à la Divinité. On augurerait mal parmi nous, d’une fille qui aurait atteint sa treizième année sans avoir encore approché des autels ; et ses parents lui en feraient de justes et fortes réprimandes[2].

« Si une fille tardive ou mal conformée s’offre au thermomètre sans faire monter la liqueur, elle peut se cloîtrer. Mais il arrive dans notre île, aussi souvent qu’ailleurs, qu’elle s’en repent ; et que, si le thermomètre lui était appliqué, elle ferait monter la liqueur aussi haut et aussi rapidement qu’aucune femme du monde. Aussi plusieurs en sont-elles mortes de désespoir. Il s’ensuivait mille autres abus et scandales que j’ai retranchés. Pour illustrer mon pontificat, j’ai publié un diplôme qui fixe le temps, l’âge et le nombre de fois qu’une fille sera thermométrisée avant que de prononcer ses vœux, et notamment la veille et le jour marqués pour sa profession. Je rencontre nombre de femmes qui me remercient de la sagesse de mes règlements, et dont en conséquence les bijoux me sont dévoués ; mais ce sont des menus droits que j’abandonne à mon clergé.

« Une fille qui fait monter la liqueur à une hauteur et avec une célérité dont aucun homme ne peut approcher, est constituée courtisane, état très-respectable et très-honoré dans notre île ; car il est bon que tu saches que chaque grand seigneur y a sa courtisane, comme chaque femme de qualité y a son géomètre. Ce sont deux modes également sages, quoique la dernière commence à passer.

« Si un jeune homme usé, mal né ou maléficié, laisse la liqueur du thermomètre immobile, il est condamné au célibat. Un autre, au contraire, qui en fera monter la liqueur à un degré dont aucune femme ne peut approcher, est obligé de se faire moine, comme qui dirait carme ou cordelier. C’est la ressource de quelques riches dévotes à qui les secours séculiers viennent à manquer.

« Ah ! combien, s’écria-t-il ensuite en levant ses yeux et ses mains au ciel, l’Église a perdu de son ancienne splendeur ! » Il allait continuer, lorsque son aumônier l’interrompant, lui dit : « Monseigneur, votre Grande Sacrificature ne s’aperçoit pas que l’office est fini, et que votre éloquence refroidira le dîner auquel vous êtes attendu. » Le prélat s’arrêta, me fit baiser son anneau ; nous sortîmes du temple avec le reste du peuple ; et Cyclophile, reprenant la suite de son discours, me dit :

« Le grand pontife ne vous a pas tout révélé ; il ne vous a point parlé ni des accidents arrivés dans l’île, ni des occupations de nos femmes savantes. Ces objets sont pourtant dignes de votre curiosité.

— Vous pouvez apparemment la satisfaire, lui répliquai-je. Eh bien, quels sont ces accidents et ces occupations ? Concernent-ils encore les mariages et les bijoux ?

— Justement, répliqua-t-il. Il y a environ trente-cinq ans qu’on s’aperçut dans l’île d’une disette de bijoux masculins cylindriques. Tous les bijoux féminins circulaires s’en plaignirent, et présentèrent au conseil d’État des mémoires et des requêtes, tendant à ce que l’on pourvût à leurs besoins. Le conseil, toujours guidé par des vues supérieures, ne répondit rien pendant un mois. Les cris des bijoux devinrent semblables à ceux d’un peuple affamé qui demande du pain. Les sénateurs nommèrent donc des députés pour constater le fait, et en rapporter à la compagnie. Cela dura encore plus d’un mois. Les cris redoublèrent ; et l’on touchait au moment d’une sédition, lorsqu’un bijoutier, homme industrieux, se présenta à l’académie. On fit des essais qui réussirent ; et sur l’attestation des commissaires, et d’après la permission du lieutenant de police, il fut gratifié par le conseil d’un brevet portant privilège exclusif de pourvoir, pendant le cours de vingt années consécutives, aux besoins des bijoux circulaires.

« Le second accident fut une disette totale de bijoux féminins polygonaux. On invita tous les artistes à s’occuper de cette calamité. On proposa des prix. Il y eut une multitude de machines inventées, entre lesquelles le prix fut partagé.

« Vous avez vu, ajouta Cyclophile, les différentes figures de nos bijoux féminins. Ils gardent constamment celle qu’ils ont apportée en naissant. En est-il de même parmi vous ?

— Non, lui répondis-je. Un bijou féminin européen, asiatique ou africain, a une figure variable à l’infini, cujuslibet figuræ capax, nullius tenax.

— Nous ne nous sommes donc pas trompés, reprit-il, dans l’explication que donnèrent nos physiciens sur un phénomène de ce genre. Il y a environ vingt ans qu’une jeune brune fort aimable parut dans l’île. Personne n’entendait sa langue ; mais lorsqu’elle eut appris la nôtre, elle ne voulut jamais dire quelle était sa patrie. Cependant les grâces de sa figure et les agréments de son esprit enchantèrent la plupart de nos jeunes seigneurs. Quelques-uns des plus riches lui proposèrent de l’épouser ; et elle se détermina en faveur du sénateur Colibri. Le jour pris, on les conduisit au temple, selon l’usage. La belle étrangère, étendue sur l’autel, présenta aux yeux des spectateurs surpris un bijou qui n’avait aucune figure déterminée, et le thermomètre appliqué, la liqueur monta tout à coup à cent quatre-vingt-dix degrés. Le grand sacrificateur prononça sur-le-champ que ce bijou reléguait la propriétaire dans la classe des courtisanes, et défense fut faite à l’amoureux Colibri de l’épouser. Dans l’impossibilité de l’avoir pour femme, il en fit sa maîtresse. Un jour qu’elle en était apparemment satisfaite, elle lui avoua qu’elle était née dans la capitale de votre empire : ce qui n’a pas peu contribué à nous donner une grande idée de vos femmes. »

Le sultan en était là, lorsque Mirzoza rentra.

« Votre pudeur, toujours déplacée, lui dit Mangogul, vous a privée de la plus délicieuse lecture. Je voudrais bien que vous me disiez à quoi sert cette hypocrisie qui vous est commune à toutes, sages ou libertines. Sont-ce les choses qui vous effarouchent ? Non ; car vous les savez. Sont-ce les mots ? en vérité, cela n’en vaut pas la peine. S’il est ridicule de rougir de l’action, ne l’est-il pas infiniment davantage de rougir de l’expression ? J’aime à la folie les insulaires dont il est question dans ce précieux journal ; ils appellent tout par leur nom ; la langue en est plus simple, et la notion des choses honnêtes ou malhonnêtes beaucoup mieux déterminée…

mirzoza.

Là, les femmes sont-elles vêtues ?…

mangogul.

Assurément ; mais ce n’est point par décence, c’est par coquetterie : elles se couvrent pour irriter le désir et la curiosité…

mirzoza.

Et cela vous paraît tout à fait conforme aux bonnes mœurs ?

mangogul.

Assurément…

mirzoza.

Je m’en doutais.

mangogul.

Oh ! vous vous doutez toujours de tout. »


En s’entretenant ainsi, il feuilletait négligemment son journal, et disait : « Il y a là dedans des usages tout à fait singuliers. Tenez, voilà un chapitre sur la configuration des habitants. Il n’y a rien que votre excellente pruderie ne puisse entendre. En voici un autre sur la toilette des femmes, qui est tout à fait de votre ressort, et dont peut-être vous pourrez tirer parti. Vous ne me répondez pas ! Vous vous méfiez toujours de moi.

— Ai-je si grand tort ?

— Il faudra que je vous mette entre les mains de Cyclophile, et qu’il vous conduise parmi ses insulaires. Je vous jure que vous en reviendrez infiniment parfaite.

— Il me semble que je le suis assez.

— Il vous semble ! cependant je ne saurais presque dire un mot sans vous donner des distractions. Cependant vous en vaudriez beaucoup mieux, et j’en serais beaucoup plus à mon aise, si je pouvais toujours parler, et si vous pouviez toujours m’écouter.

— Et que vous importe que je vous écoute ?

— Mais après tout, vous avez raison. Ah çà, à ce soir, à demain, ou à un autre jour, le chapitre de la figure de nos insulaires, et celui de la toilette de leurs femmes. »


  1. Ce chapitre et le suivant ont paru pour la première fois dans l’édition de Naigeon. Ces digressions, que probablement Naigeon a retrouvées dans des papiers mis au rebut, ne nous paraissent être que des brouillons rejetés avec raison par l’auteur et que son éditeur aurait bien fait de laisser où il les avait trouvés.
  2. Il y a bien des analogies entre ce passage et le Supplément au Voyage de Bougainville, écrit près d’un quart de siècle plus tard.