Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome V/3

Méline, Cans et Compagnie (Tome Vp. 43-64).


XIX

le calepin de montalt.


Le Cercle des Étrangers était situé rue Saint-Honoré, un peu au delà du Palais-Royal. C’était une maison de jeu, qui se donnait des airs de club, et qui empruntait un peu sa physionomie aux Enfers de Londres.

On jouait là des sommes énormes, à l’anglaise, avec l’habit noir, la cravate blanche et l’escarpin.

Montalt y venait d’ordinaire pour tuer les heures de son oisiveté ennuyée. Il y avait des jours où le jeu le passionnait, et où il trouvait encore quelques émotions dans les bizarres péripéties qui se succèdent autour du tapis vert.

Ce matin, il venait demander aux cartes, non point l’émotion, mais l’oubli et le sommeil du cœur. Il y avait des années que sa conscience n’avait parlé si haut, et ses souvenirs éveillés brusquement l’assiégeaient.

Il était mécontent de lui-même ; il se reprochait amèrement ce qu’il appelait sa faiblesse ; il eût voulu faire retomber sur quelqu’un sa sourde colère.

En un mot, il était dans cet état où les nerfs révoltés demandent un choc, et où les médecins vous ordonneraient volontiers une bonne querelle comme mesure hygiénique.

À ce point de vue, la détestable humeur du nabab allait être servie à souhait, grâce aux bons soins de nos trois gentilshommes.

Au moment où son équipage s’arrêtait en face du club, une autre voiture quittait la place et s’éloignait au grand trot.

Une tête de femme s’était penchée à la portière et s’était retirée précipitamment à la vue de Montalt qui ne l’avait même pas remarquée.

La dame regarda par l’autre portière et fit un signe de la main à un jeune homme qui se tenait debout sur la porte du Cercle.

Celui-ci salua gracieusement, et l’équipage disparut.

Montalt descendait sur le trottoir. Notre jeune homme, habillé dans le dernier goût, et pouvant être accusé même d’un peu d’exagération dans son élégance, braquait sans façon sur lui un magnifique binocle d’or.

Le nabab, qui ne prenait point garde, se mit en devoir d’entrer.

Notre jeune homme lui frappa sur l’épaule.

— Un mot, milord !… dit-il.

Le nabab s’arrêta.

— C’est bien à lord Berry Montalt que j’ai l’honneur de parler ?

— Oui, répondit le nabab.

— Moi, reprit le jeune homme, je suis le comte Alain de Pontalès.

Montalt, qui n’avait pas même daigné lever les yeux sur lui jusqu’alors, tressaillit légèrement et le regarda.

— Ah !… fit-il ; et que me voulez-vous ?

— J’aurais une explication à vous demander, milord… Vous connaissez madame la marquise d’Urgel ?

— Je ne sais pas…, répondit Montalt.

— Comment !… vous ne savez pas ?… répéta le jeune Pontalès qui éleva la voix.

— Non, monsieur… Est-ce là tout ce que vous aviez à me dire ?

Le petit Pontalès sortait de l’équipage de Lola. Il avait la tête fraîchement montée. La froideur méprisante du nabab lui mit le rouge au front.

— J’ai à vous dire, milord, reprit-il en donnant à sa voix des inflexions provoquantes, qu’il est indigne d’un gentleman d’éviter à l’aide d’une prétendue ignorance les suites d’une première lâcheté. Vous avez insulté une femme… une femme que j’aime, milord… et que je me fais gloire d’aimer.

Montalt laissait tomber sur lui son regard froid et fixe : on eût dit qu’il cherchait un souvenir sur les traits du jeune homme.

— Vous ressemblez à votre père, M. de Pontalès…, dit-il enfin. Je ne sais pas si j’ai insulté votre maîtresse… mais vous me déplaisez, monsieur !

— Alors nous allons nous entendre.

Montalt ouvrit les revers de sa redingote et prit son portefeuille.

— Nous allons nous entendre, M. de Pontalès…, poursuivit-il ; car je ne suis pas de ceux qui choisissent leurs adversaires… et il m’importe peu, je vous jure, quand mon humeur est de me battre, d’avoir affaire à un vrai gentilhomme ou à un fils de manant, affublé de la peau d’un comte !

— Monsieur !… s’écria Pontalès qui pâlit et recula d’un pas.

Le nabab avait ouvert son portefeuille et mouillé le bout de son crayon.

— Il fait jour à six heures, dit-il, à six heures moins un quart, je serai demain au bois de Boulogne, porte d’Orléans… Votre arme ?

— L’épée.

Le nabab écrivit sur son calepin :

« Six heures moins un quart, M. de Pontalès. »

Puis il salua de la main et monta l’escalier du Cercle.

Il n’y avait encore que très-peu d’habitués dans la salle du trente et quarante où Montalt jouait d’ordinaire.

C’était là qu’il se rencontrait presque tous les jours avec M. le chevalier de las Matas et ses deux compagnons.

Son regard fit le tour de la chambre. C’était le chevalier qu’il cherchait. Mais il ne le vit point dans les groupes rares qui causaient avant de s’asseoir à la table de jeu.

Robert n’était pourtant pas bien loin. Il se cachait derrière la porte entre-bâillée d’une salle voisine, et son doigt étendu désignait justement le nabab à Vincent de Penhoël, qui était debout auprès de lui.

Vincent fit un geste de surprise.

— Quoi !… murmura-t-il, en êtes-vous bien sûr ?

— Positivement sûr, répliqua Robert.

Vincent courbait la tête et semblait indécis.

Tout à coup il se redressa, et ses yeux brillèrent, au grand plaisir de l’Américain, qui vit l’affaire faite.

— Oui… oui !… murmura-t-il en se parlant à lui-même, c’est vrai… les deux nègres !…

Il se souvenait en ce moment d’avoir vu les deux noirs auprès du nabab, sur le bateau à vapeur.

— Voulez-vous me prêter six louis ? dit-il à Robert.

Celui-ci s’empressa de fouiller dans sa poche.

— Ne me nommez pas, surtout !… murmura-t-il tandis que Vincent de Penhoël entrait dans la salle du trente et quarante.

Ce dernier franchit à pas lents l’espace qui le séparait du nabab.

La figure de Montalt se dérida en l’apercevant.

— Eh ! mais… s’écria-t-il, je ne me trompe pas… voici notre jeune matelot breton.

Il lui tendit la main cordialement.

La main de Vincent de Penhoël resta immobile le long de son flanc. Il avait la tête haute et les yeux baissés.

— Milord, dit-il, j’ai contracté deux dettes envers vous… La première consiste en de l’argent prêté… je l’acquitte… Voici vos six pièces d’or.

Un domestique du Cercle passait, portant sur un plateau des paquets de cartes neuves.

— Joseph !… dit le nabab.

Le garçon s’avança.

Montalt lui mit les six louis dans la main.

— Voici pour boire un verre de vin à ma santé, mon brave…, dit-il.

Puis il ajouta en se tournant vers Vincent :

— Mon cher ami, nous sommes quittes, à ce que je vois.

— Tout à l’heure !… répliqua Penhoël, car je vais vous payer aussi le second service que vous m’avez rendu.

— Quel service ?… demanda le nabab sans affectation aucune.

— Vous m’avez sauvé la vie, milord.

— C’est vrai !… dit Montalt, je l’avais oublié…

— Moi, je m’en souviens… et au lieu de vous tuer, comme j’en aurais le droit, je vous offre une chance de salut.

Montalt regarda le jeune homme avec surprise.

Il n’y avait pas moyen de croire à une plaisanterie, car la physionomie de Vincent avait cette expression sombre et presque sauvage que nous lui avons vue au moment du suicide. Sur ses traits, amaigris par les souffrances, il y avait un courroux sourd et concentré ; ses yeux menaçaient et sa voix avait peine à ne point éclater.

C’était un enfant énergique et fier, dont la colère ne s’usait point en insultes vaines. Il avait le calme de la force.

Le nabab ne comprenait rien à cette scène.

— Ah çà ! mon jeune ami, dit-il, avons-nous par hasard un grain de folie ?… Je vous demande en grâce pourquoi vous voulez me tuer ?

— Pourquoi je veux vous tuer ?… répliqua Vincent dont les sourcils se froncèrent ; vous vous souvenez, milord, que je vous ai conté autrefois l’histoire d’une jeune fille qui s’était endormie, pure, sur un banc de gazon le soir d’une fête… et qui se réveilla…

— Je me souviens, monsieur, interrompit précipitamment le nabab dont la joue se décolora tout à coup.

— L’homme qui s’était glissé sous le berceau, reprit Vincent, n’avait qu’un but en ce monde et qu’un espoir… réparer sa faute à force de dévouement et d’amour…

— Quand on a vingt ans…, murmura le nabab qui semblait faire sur lui-même un douloureux retour, c’est ainsi qu’est le cœur.

— Après deux mois de recherches, reprit encore Vincent, deux mois de misère et de souffrances, le coupable avait enfin retrouvé sa victime… il allait tomber à ses genoux et lui donner sa vie tout entière… lorsqu’un misérable est venu enlever la jeune fille !… Savez-vous le nom de ce misérable, milord ?…

— Comment le saurais-je ?… demanda Montalt.

Vincent fit peser sur lui son regard dur et perçant.

— Ne me mentez pas !… dit-il tandis que le nabab se redressait instinctivement devant cette insulte ; c’est vous qui l’avez fait enlever, milord !… je le sais… j’en suis sûr !… Et voici comment je paye ma dette envers vous. Je vous dis : Rendez-moi ma fiancée… rendez-la-moi telle qu’elle est entrée dans votre hôtel… Je vous croirai, si vous m’affirmez sur l’honneur qu’il en est temps encore.

Le nabab tombait de son haut, car il ignorait complétement l’expédition nocturne, faite, à l’aide de sa voiture et de ses nègres, par MM. Édouard et Léon de Saint-Remy.

— Je vous tiens compte de vos bons sentiments à mon endroit, M. Vincent, dit-il sans éprouver encore d’autre sentiment que la surprise ; mais il m’est absolument impossible d’en profiter… En conscience, mon jeune ami, je ne puis rendre ce que je n’ai pas pris.

— Vous refusez ?… murmura Vincent les dents serrées ; prenez garde, milord !

— Menacez… insultez…, répliqua Montalt ; vous pourrez me mettre l’épée à la main, M. Vincent… mais vous ne pourrez pas me fâcher… J’ai l’intime conviction, voyez-vous, que vous êtes de bonne foi et que vous battez la campagne.

Vincent garda un instant le silence.

— Milord, reprit-il ensuite, je vous ai offert la vie… vous n’en avez pas voulu… C’est maintenant que nous sommes quittes… Que votre sang retombe sur vous-même !… Moi, je me fais justice de mes propres mains, parce que je suis un proscrit et que je ne puis demander protection aux lois de mon pays.

Montalt tira de nouveau son portefeuille.

— À quelle arme voulez-vous m’immoler, mon jeune ami ?… demanda-t-il.

— À l’épée…, répondit Vincent ; et nous verrons si vous raillerez demain, milord !…

— Demain…, répéta Montalt, j’ai un petit rendez-vous à six heures moins le quart… je serai par conséquent libre à six heures… Vous convient-il de venir me trouver à la porte d’Orléans, au bois de Boulogne ?

— Cela me convient.

Montalt écrivit sur son carnet immédiatement au-dessous de la première mention :

« Six heures, M. Vincent. »

Celui-ci tourna le dos et se retira, tandis que M. le chevalier de las Matas se frottait les mains, derrière la porte de la salle voisine.

Le jeu s’installait, et le banquier mêlait les cartes du trente et quarante.

Les amateurs prenaient déjà place autour de la table.

Vers ce moment, il se passait une petite scène dans le vestibule du club.

N’entrait pas qui voulait au Cercle des Étrangers ; il fallait être présenté par un adepte.

Étienne et Roger venaient d’être arrêtés dans l’antichambre par l’employé, chargé de reconnaître les arrivants ; ils avaient insisté de leur mieux, mais la consigne était inflexible.

Heureusement que depuis le matin, comme nous avons pu le voir, nos trois gentilshommes jouaient, autour de Berry Montalt, le rôle du hasard, et lui fournissaient des aventures.

Comme Étienne et Roger se retiraient, de guerre lasse, ils rencontrèrent, à la porte extérieure, ce brave monsieur qui les avait accostés à la fête du nabab.

Le noble baron Bibander parut enchanté de la rencontre et leur offrit une cordiale poignée de main.

— Eh ! eh ! eh !… dit-il, on fient sé gonsoler tes bédits châcrins t’amour afec lé drente et garante… Eh ! eh ! eh !…

C’était un coup de la Providence.

— Monsieur, dit vivement Roger, on refuse de nous laisser entrer… Pouvez-vous nous aider à lever cet obstacle ?

— Gomment tonc !… répliqua Bibandier ; à merfeille ! engenté de fus être acréable.

Il s’avança d’un pas important et magistral vers le contrôleur des entrées ; il lui dit quelques mots à l’oreille, et celui-ci salua.

— Fenez… fenez, mes cheunes amis, reprit le baron Bibander ; maindenant, fus êtes chez fus !

La porte du Cercle s’ouvrit pour Étienne et Roger. Ils n’eurent pas même la peine de remercier leur introducteur, qui avait traversé la salle en trois enjambées, et rejoint M. le chevalier de las Matas, à son poste d’observation, dans la chambre voisine.

— Bravo !… dit Robert ; je lui ai déjà jeté deux bâtons dans les jambes !

— Comment deux ?…

— D’abord le Pontalès… Ensuite cet étourneau de Vincent, qui est revenu de je ne sais où tout exprès pour nous prêter main-forte !…

— Chut !… fit Bibandier, voilà le bal qui commence !

Étienne et Roger venaient en effet d’aborder Montalt.

Celui-ci était arrivé au paroxysme de sa mauvaise humeur. La première querelle qu’il avait rencontrée sur son chemin l’avait plutôt réjoui que contrarié. Ç’avait été une issue pour le fiel qu’il avait dans l’âme ; mais la provocation de Vincent rétablissait l’équilibre, et ramenait ses idées sombres.

Il avait gardé de cet enfant un souvenir ami, et pour prix du service rendu, Vincent revenait vers lui la main armée et la provocation à la bouche.

Montalt ne fatiguait point son indolence à chercher longtemps la cause de ce revirement bizarre ; mais il subissait l’impression triste, et son cœur lui pesait.

Il était dans cette situation morale, lorsqu’il vit venir à lui Étienne et Roger.

Le jeune peintre avait la figure pâle et le regard indécis ; les yeux de Roger brillaient, au contraire, et le sang lui montait aux joues.

Montalt ne se souvenait plus de ce que lui avait dit Séid au sujet des deux jeunes gens. Leur aspect lui causa seulement de la surprise, parce qu’il ne les avait jamais vus en ce lieu.

— Par quel hasard… ? commença-t-il.

Étienne l’interrompit.

— Nous voudrions vous parler en particulier, milord…, dit-il d’un ton froid et grave.

Il avait salué le nabab. Roger, au contraire, restait droit et roide devant lui.

Montalt les regarda tour à tour, et il eut un vague souvenir des paroles qui avaient glissé naguère sur son esprit.

— Au fait, murmura-t-il, je n’ai pas rêvé cela… On m’a dit que vous vouliez me quitter.

— Nous voulons faire davantage, milord, répliqua Roger qui élevait la voix malgré lui.

— Silence !… dit Étienne. Tu m’as promis de me laisser parler.

Le nabab, qui les regardait toujours, croisa ses bras sur sa poitrine.

— Ah çà !… s’écria-t-il, est-ce que vous allez me prendre à partie, vous aussi ?… Vous ai-je, par hasard, enlevé vos maîtresses ?…

— Milord !… milord !… interrompit Roger dont la colère faisait bouillir le sang, la moquerie est de trop, je vous jure… et notre vengeance n’a pas besoin d’aiguillon !

Montalt ouvrit ses bras, et fit ce geste de l’homme qui tombe des nues.

— Ma foi !… dit-il, je crois que c’est une gageure !… J’ai donc deviné juste, messieurs… Vous venez me chercher querelle ?

Roger ouvrit la bouche pour répondre. Étienne l’arrêta :

— Milord, dit-il d’une voix lente et triste, nous vous aimions d’une affection pleine de reconnaissance et de respect… Vous-même, je crois que vous aviez pour nous de la tendresse… Les apparences trompent parfois…

— Les apparences !… répéta Roger en haussant les épaules ; quand on a vu, de ses yeux vu !…

Étienne lui demanda le silence d’un geste.

— Je voudrais tant m’être trompé !… reprit-il. Milord, il s’agit ici, non pas seulement de vous, mais de deux jeunes filles…

— Deux…, interrompit Montalt en souriant, cela fait quatre.

Un peu de sang monta aux joues pâles du jeune peintre.

Il poursuivit pourtant avec le même calme :

— Il s’agit, du bonheur de ma vie… et du bonheur de Roger… Nous deux, milord, que vous avez traités en frères… en fils chéris… nous n’avions qu’un seul espoir et qu’un seul amour, vous le savez…

— Mademoiselle Diane et mademoiselle Cyprienne…, grommela Montalt ; je n’ai pas l’avantage de les connaître.

— Vous ne les connaissez pas… vous ?… s’écria Roger impétueusement : par le nom de Dieu, vous mentez, milord !

Les sourcils de Montalt se froncèrent légèrement.

— Il est clair comme le jour, murmura-t-il, que mes deux jeunes frères… mes fils chéris, pour parler comme M. Étienne… sont décidés à me couper la gorge… Je n’y puis absolument rien !

Étienne fixait toujours sur lui son regard douloureux.

— Je ne vous insulte pas, moi, milord…, poursuivit-il d’une voix que l’émotion faisait trembler… et je vous prie de pardonner à mon ami… Il est bien malheureux !… Si vous pouviez savoir tout ce que nous souffrons depuis hier !

Montalt fit un geste d’impatience.

Peut-être que, dès ce moment, la complète ignorance qu’il affectait de montrer n’était plus très-sincère.

Peut-être que, malgré ces noms de Berthe et de Louise que les deux filles de l’oncle Jean avaient pris auprès de lui, soupçonnait-il déjà vaguement la vérité. Mais l’élément contrariant et fantasque de son caractère était vivement excité ; il recevait depuis le matin piqûres sur piqûres, et il n’en fallait pas tant pour faire regimber son orgueil.

Désormais, il n’y avait plus de côté par où le prendre. Il redevenait cet homme dur, intraitable, irascible, répondant aux prières parties du cœur par la raillerie froide, et s’obstinant, à plaisir, dans son rôle impitoyable.

Roger supportait à grand’peine les ménagements pris par le jeune peintre ; mais celui-ci retardait l’heure de la colère, non pas tant pour Montalt que pour Diane elle-même, qu’il eût fallu croire perdue.

Il hésitait tant qu’il pouvait ; il se forçait à douter ; sa confiance était grande comme son amour.

— Je vous en prie !… dit-il encore, ne faites attention qu’à notre souffrance, et répondez-nous… Dites-nous que nous nous sommes trompés… donnez-nous une preuve, la moindre…

Berry Montalt bâilla.

La rage étouffait Roger.

— Parfois…, poursuivit Étienne, fantaisie vous prend, nous le savons, de cacher votre bonté sous des apparences de rudesse affectée… Mais vous nous voyez devant vous, le cœur brisé… Ne jouez pas avec notre torture !

Le nabab bailla de nouveau.

— Messieurs, dit-il suivant l’impulsion de sa nature qui, une fois lancée dans la voie mauvaise, exagérait le mal comme le bien, j’ai connu beaucoup de jeunes filles en ma vie, brunes, blondes et d’autres couleurs… J’ai tâché de me divertir du mieux que j’ai pu… et s’il fallait, pour châtiment de chaque bonne fortune, subir des sermons pareils, j’y renoncerais.

— Alors, dit Étienne dont la tête calme et sévère se redressa, vous refusez toute explication, milord ?

— J’aime encore mieux me battre, monsieur !

— Choisissez donc entre nous, dit Étienne d’une voix basse et sombre, et que ce soit un combat à mort !

— Moi !… s’écria Roger, c’est moi que vous choisirez, car je vous dis que vous êtes un lâche et un infâme !… Je ne voulais pas croire le monde qui vous accusait de pousser vos débauches jusqu’aux excès les plus honteux… Mais maintenant, j’ai vu, Berry Montalt !… vous êtes un misérable sans cœur, ni honneur !… Et si je n’ai pas votre vie demain, c’est que vous me tuerez !

Le nabab avait tiré de sa poche le fatal calepin.

— Ni l’un, ni l’autre…, murmura-t-il en traçant quelques mots au crayon ; je vous ferai la mauvaise plaisanterie de vous épargner, mes jeunes camarades.

La rage étouffa la voix de Roger.

— Eh bien !… dit Étienne, lequel choisissez-vous ?

— Tous les deux, mon jeune ami, savoir : M. Étienne Moreau à six heures et un quart… M. Roger de Launoy à six heures et demie… Je vous demande pardon de fixer l’heure moi-même… mais vous n’êtes pas venus les premiers.

Étienne, depuis quelques secondes, tenait le bras de Roger pour l’empêcher de se ruer sur le nabab.

Celui-ci salua et s’éloigna en disant :

— Bois de Boulogne, porte d’Orléans… Messieurs, au plaisir de vous revoir !

La scène s’était passée à l’une des extrémités de la salle. Montalt gagna la table de jeu et s’assit parmi les joueurs.

Il plaça devant lui un paquet de billets de banque.

Jamais peut-être on n’avait pu voir sa belle figure aussi indifférente et aussi froide.

Étienne avait entraîné Roger hors du club.

Il y avait un quart d’heure environ que le nabab était assis devant le tapis vert et perdait, suivant son habitude, avec un magnifique stoïcisme, lorsqu’on entendit une vague rumeur dans l’antichambre.

Après quelques secondes de pourparlers assez bruyants, la porte s’ouvrit, et un personnage, comme on n’en avait peut-être jamais vu au Cercle des Étrangers, fit son entrée dans la salle.

Les domestiques lui avaient refusé longtemps le passage, et pour qu’on l’introduisît enfin dans la noble assemblée, il n’avait fallu rien moins que le nom de Berry Montalt, prononcé avec autorité. Mais le nabab était une excellente pratique, et sa protection eût servi de passe-port à un mendiant.

Il n’y avait point, du reste, au moins en apparence, une différence appréciable entre un mendiant et le personnage dont nous avons annoncé l’entrée.

C’était un vieillard de grande taille, dont la tête courbée sur sa poitrine se couronnait de rares cheveux, blancs comme neige. Il portait des vêtements villageois de forme antique, usés jusqu’à la corde ; sa chaussure consistait en de gros sabots, bourrés de paille.

Le bruit inusité que produisait sa marche sur le parquet de la salle fit tourner ta tête à tout le monde. Montalt seul ne daigna point prendre garde.

Chacun se demandait ce que voulait dire cette mascarade.

Nos trois gentilshommes, aux aguets derrière la porte de la chambre voisine où le jeu ne fonctionnait point encore, auraient seuls pu donner le mot de l’énigme.

Le vieillard s’arrêta en face du tapis vert.

Sa taille se redressa, et sa tête relevée montra la beauté vénérable et digne d’un noble visage de sexagénaire.

— Quel est celui d’entre vous, dit-il d’une voix douce et ferme, qui se nomme Berry Montalt ?

— C’est moi, répliqua le nabab sans se retourner.

— Alors, veuillez me suivre…, reprit le vieillard. J’ai à vous parler.

Montalt ne bougea pas.

— Mon digne monsieur, dit-il seulement, je crois que je sais votre histoire. Il s’agit d’une jeune fille enlevée…

— Ma nièce…, interrompit le vieillard avec simplicité.

Un sourire courut autour de la table.

— Votre nièce, soit !… reprit le nabab, et vous venez me provoquer en duel…

— C’est vrai…, parce qu’on vous dit riche, au point de ne plus craindre les lois…

Montalt avait ouvert son calepin sur la table.

— Milord, lui cria de loin le prince slave Bottansko, est-ce que vous avez l’idée folle d’accepter le défi de ce pauvre diable ?

— Bois de Boulogne, porte d’Orléans…, prononça froidement Montalt au lieu de répondre.

— Mais regardez-le donc ! disait-on parmi les joueurs.

— Quel nom inscrirai-je ?… demanda Montalt, le crayon levé.

— Jean de Penhoël…, répondit le vieillard.

Montalt tressaillit et fit un mouvement comme pour se retourner. Mais il se ravisa.

Une pâleur soudaine avait couvert sa joue ; sa main trembla visiblement tandis qu’il écrivait sur son calepin à la cinquième place :

« Jean de Penhoël… Sept heures moins un quart. »

. . . . . . . . . . . . . . .

Derrière la porte de la salle voisine, nos trois gentilshommes ne se possédaient pas de joie.

— La farce est jouée !… dit Robert à ses deux acolytes ; le vieux surtout a été sublime !… Désormais, en supposant même qu’il en réchappe… demain matin, nous aurons carte blanche, à dater de cinq heures… Du diable si notre partie n’est pas plus belle que jamais !…