Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome V/11

Méline, Cans et Compagnie (Tome Vp. 215-235).


I

tables d’hôte.


Le duel de la porte d’Orléans avait eu lieu le mercredi ; on était au samedi soir.

La principale auberge de Redon, le Mouton couronné, qui n’avait plus pour maître, hélas ! le bon père Géraud, ancien cuisinier au long cours, faisait aujourd’hui de notables recettes.

Il y avait, en vérité, deux tables d’hôte très-bien garnies, à l’heure du souper : l’une composée de rouliers rennais, de Sauniers, de Guérande et de fermiers des environs ; l’autre illustrée par la présence de toute la société des bourgs voisins, qui venait pour la solennité du lendemain.

On était, en effet, aux derniers jours de novembre, et il faut n’avoir pas de carriole pour manquer la grand’messe de la cathédrale de Redon, un dimanche de fête majeure.

La société venait de s’asseoir autour de la longue table, où s’étalait un souper assez maigre : des brèmes de Vilaine, cuites dans la poêle, des pommes de terre à la sauce blanche, des œufs durs à profusion et un grand luxe d’assiettes de noix sèches. Les rouliers de l’autre table n’auraient certainement point voulu de ce repas.

Mais les rouliers mangeaient avec des fourchettes de fer, tandis que la société se servait d’argenterie d’étain pour découper ses œufs durs.

En outre, il y avait quelque chose de digne et de respectable à voir devant chaque convive, une bouteille de vin, où s’attachait la serviette pliée, ceci dans le propre pays du cidre !

Ces bouteilles étaient pour l’étiquette, si chère aux petits gentilshommes de la pauvre Bretagne. Elles étaient toutes à demi vides, et on les avait entamées peut-être six mois auparavant, la veille du dimanche de Pâques ou du jeudi de l’Ascension ; mais c’était du vin, du vrai vin, acide, épais, détestable, et l’on ne buvait pas du bon cidre comme les gens du commun !

Nous eussions retrouvé là toutes nos bavardes connaissances du salon de verdure de Penhoël : les trois Grâces Babouin-des-Roseaux-de-l’Étang, le chevalier adjoint et la chevalière adjointe de Kerbichel, madame veuve Claire Lebinihic avec ses trois vicomtes et même le bon père Chauvette, maître d’école du bourg de Glénac.

Il pouvait être huit heures du soir, et l’assemblée eût été complète, sans le retard du jeune M. Numa, le frère des trois Grâces, dont la chaise restait vide.

— Comme le temps passe !… dit la Romance, l’aînée des Grâces Babouin, en acceptant une queue de brème des mains du chevalier adjoint de Kerbichel ; voilà deux mois et demi à peine que nous étions assis à cette table, la veille de la mi-août, avec les Penhoël…

— C’est pourtant vrai !… répliqua-t-on à la ronde.

— Pauvre Madame !… murmura le père Chauvette ; pauvre oncle Jean !… comme ils étaient bons et comme on les aimait !

— Ça n’empêche pas, répliqua la Cavatine d’un ton aigre-doux, que le maître actuel de Penhoël, M. le marquis de Pontalès, vaut mieux pour le pays, M. Chauvette !

L’assemblée approuva du bonnet.

— Je ne voudrais pas parler mal de l’ancien maire…, reprit le chevalier adjoint de Kerbichel en avalant une rasade de son vin éventé, mais il était notoire que ce pauvre M. de Penhoël s’adonnait aux liqueurs fortes.

— Et puis, poursuivit l’Ariette, dont l’aimable étourderie n’eût point fait espérer des réflexions si profondes, il était joueur comme les cartes, et bâillait à se démettre la mâchoire dès qu’on faisait de la musique !

— Moi, je dis une chose, prononça gravement la chevalière adjointe, quand un homme se ruine, c’est un mauvais sujet !… Le marquis de Pontalès a bien maintenant quatre-vingt mille livres de rente… ça fait honneur à un pays !… D’ailleurs on aurait dit qu’il n’y avait que ces gens-là pour faire comme il faut les honneurs de chez eux !

— Ah !… c’était joli !… murmura madame veuve Claire Lebinihic avec regret, c’était bien joli les fêtes de Penhoël !

Les trois vicomtes répétèrent aussitôt :

— C’était bien joli les fêtes de Penhoël !

Les trois Grâces Babouin se rangèrent à l’avis de madame de Kerbichel, et la Romance ajouta :

— D’ailleurs, on vous faisait sur ces gens là des cancans à ne plus s’entendre, et moi je ne peux pas souffrir les cancans !… C’était cette Lola, qui n’avait pas assez du maître et qui faisait jaser d’elle encore avec le petit Pontalès !… un bien joli homme, par exemple, celui-là !… C’était M. de Blois qui regardait Madame d’un œil, et de l’autre mademoiselle Blanche !… À propos de mademoiselle Blanche…

— Ma sœur…, interrompit la Cavatine en baissant les yeux, il faut de la charité !… On a vu des jeunes filles hydropiques, à ce que dit le médecin de la Gacilly, qui avaient l’air…

Elle hésita, et secoua sa tête embéguinée.

— Bien, bien !… reprit madame veuve Claire Lebinihic ; c’est moi qui me suis aperçue la première qu’on élargissait de temps en temps sa robe !… Et l’évanouissement pendant le bal !… On sait ce que parler veut dire.

Les trois vicomtes la regardaient avec admiration.

— Et les deux filles de l’oncle Jean ?… reprit la Romance ; l’oncle aux gros sabots !… Si on pouvait dire sa façon de penser sur les morts…

— Prenez garde, mademoiselle !… interrompit un des vicomtes, les bonnes gens disent qu’elles reviennent la nuit autour du manoir… et, si bien fermée que soit votre chambre à coucher, les belles-de-nuit ne seraient pas embarrassées pour aller vous rendre une petite visite…

— Et alors, s’écria Claire Lebinihic avec un gros rire, gare à votre cou, ma chère demoiselle !

Les deux vicomtes qui n’avaient point parlé se dédommagèrent en poussant un hurlement de joie.

La Romance était toute pâle.

— Que Dieu me préserve ! murmura-t-elle : je sais ce qu’une chrétienne doit aux trépassés, madame… et je trouve votre plaisanterie au moins inconvenante !

— La paix ! mesdames, la paix !… fit la chevalière adjointe. N’oublions pas que nous sommes dans un lieu public… Pour en revenir à Penhoël, il paraît que le petit Vincent a été guillotiné à Paris.

— Guillotiné ! s’écria le père Chauvette en sautant sur sa chaise.

— Je lui avais toujours trouvé une mauvaise figure…, dit la Cavatine, mais ce n’est pas malheureux : voici mon frère qui vient enfin souper avec nous !

Tarde venientibus ossa !… déclama le chevalier adjoint, ce qui veut dire qu’on garde les arêtes pour les galants qui oublient l’heure en courant la prétantaine, M. de l’Étang !

Numa Babouin avait une figure grave, où se lisait l’orgueil d’une grande nouvelle apportée.

Il s’assit en silence à sa place.

M. Numa sait quelque chose !… s’écria Claire Lebinihic dont les petits yeux ronds pétillaient de curiosité.

— Apportez-vous des nouvelles du déris ?… demanda Kerbichel.

— Le déris a dû se faire ce soir…, répondit le frère Numa ; c’est la même chose tous les ans, M. le chevalier… Mais il pourrait bien arriver, sous peu, des événements comme on n’en voit pas souvent dans le pays !

Toutes les oreilles se dressèrent. Tous les regards dévoraient le petit frère Numa Babouin, qui avait repris son attitude solennelle et compassée.

— Mais enfin ?… dirent ensemble la Romance, l’Ariette et la Cavatine.

Le petit frère Babouin jeta sur Kerbichel un regard plein de dignité.

— On ne court pas plus que vous la prétantaine, M. le chevalier, dit-il ; on tâche seulement de savoir ce qui se passe… Et ce qui se passe, ajouta-t-il en secouant la tête lentement, est bien étrange, mesdames ! messieurs ! bien étrange ! bien étrange !…

— Vous nous faites mourir, mon frère !… s’écria la Romance impatientée.

Numa mit ses deux coudes sur la table.

— Vous savez bien que la vente du manoir est frappée d’une clause de réméré ?… commença-t-il.

— Parbleu ! fit Kerbichel.

— C’est aujourd’hui le dernier jour du terme, M. l’adjoint.

— On connaît cela, M. Babouin !… et personne n’apportera les cinq cent mille francs qu’il faut pour le rachat…

M. l’adjoint, c’est ce que je ne voudrais pas affirmer !

— Comment cela ?

— Jugez-en !… Tout à l’heure, je suis entré dans la salle où les petites gens prennent leurs repas… Je me doutais bien qu’on parlerait de Penhoël… mais je ne me doutais guère de ce que j’allais apprendre !… Vous qui savez tout, M. de Kerbichel, je vous le donne en cent !

M. le chevalier renonce…, dit l’assemblée en chœur.

— Je vous le donne en mille !…

— Grâce !… grâce !

— Eh bien, messieurs !… eh bien, mesdames ! vous avez raison de renoncer, car vous n’auriez point deviné !… M. et madame de Penhoël sont ici dans cette auberge.

Ce ne fut qu’un cri :

— Est-ce bien possible ?…

— Je ne sais pas si c’est possible, répondit Numa Babouin, mais cela est.

— Après tout…, dit Kerbichel en comptant ses mots, ils ont peut-être trouvé de l’argent… Personne n’a jamais songé à prétendre que Penhoël ne fût un parfait honnête homme !

— Assurément… assurément ! appuya l’assemblée.

— Mais voilà le beau de l’histoire !… poursuivit le frère Numa. Vous souvenez-vous de cet aventurier qui se faisait appeler Robert de Blois ?

— Un coquin, celui-là !

— Nous parlions de lui tout à l’heure !

— Eh bien ! il paraîtrait que ce Robert de Blois est le bailleur de fonds de Penhoël.

— Oh !… fit l’assistance stupéfaite.

— Positivement !… Il a ramené dans sa voiture le maître et Madame… Il a toujours avec lui son ancien domestique Blaise, et en outre un pauvre diable que vous avez pu connaître fossoyeur du bourg de Glénac…

— Bibandier ?

— Bibandier !… On dit qu’ils apportent un million dans les coffres de leur voiture.

— Un million ! s’écria le chevalier adjoint ; voyez comme on est coupable de s’avancer au hasard ! Il y a quelqu’un ici qui appelait tout à l’heure M. de Blois un aventurier !

— Ce n’est pas moi toujours !… riposta la Romance.

— Ni moi !… répéta la Cavatine.

— Ni moi !… ni moi !… ni moi !…

Ce n’était personne.

— Ah çà ! reprit Kerbichel, ne pourrait-on être admis à présenter ses hommages à ce cher M. de Penhoël ?

— Il garde le plus sévère incognito.

— Je conçois cela… mais ce digne M. de Blois ?

— Il est déjà en route pour le manoir avec ses deux compagnons.

Il y eut un instant de silence, après quoi l’aînée des trois Grâces prit la main de son jeune frère.

— Voilà ce que je nomme un événement heureux ! dit-elle ; certes, je n’ai rien contre le marquis de Pontalès… mais j’ai toujours désiré, dans le secret de mon cœur, le retour de cette chère famille de Penhoël !…

— Et nous donc !… fit-on à la ronde.

Puis chacun ajouta son mot.

— De si braves gentilshommes !

— Des gens si généreux !

— Le plus vieux nom du département !

— L’honneur, enfin, de la contrée !

On faillit faire un mauvais parti au pauvre père Chauvette, qui ne se réjouissait pas assez haut.

Un bruit se fit cependant au dehors, et tout le monde se précipita aux fenêtres, car la curiosité était excitée au delà de toutes bornes.

C’était tout bonnement un homme qui montait à cheval devant la porte de l’auberge, et qui partait, un instant après, au grand trot.

— Je parierais cinq francs contre dix sous, dit madame veuve Claire Lebinihic, que cet homme est Penhoël et qu’il est ivre !

— Ivre ! M. de Penhoël ?… répéta l’assistance scandalisée.

Mais on n’eut pas le temps de pousser plus loin le procès, car le bruit du dehors se changea en fracas, et deux chaises de poste débouchèrent à franc étrier du côté de la route de Rennes.

Elles s’arrêtèrent toutes deux devant la porte de l’auberge.

La société n’avait plus assez d’yeux ni d’oreilles.

Le jeune M. Babouin se glissa dans l’escalier pour aller chercher sa provision de nouvelles.

Un homme, que personne ne connaissait, avait mis cependant pied à terre et fait appeler le maître de l’auberge.

Il lui dit quelques paroles à voix basse, puis il revint vers la chaise de poste, dont la portière s’ouvrit de nouveau pour donner passage à un vieillard à cheveux blancs.

— Je veux mourir si ce n’est pas le vieux Jean de Penhoël !… dit la Romance.

Le vieillard était entré dans l’auberge.

Personne ne bougeait plus à l’intérieur des chaises de poste, dont les chevaux soufflaient et fumaient.

L’inconnu causait toujours avec l’aubergiste.

Au bout d’une grande demi-heure, le vieillard qu’on avait pris pour Jean de Penhoël se montra de nouveau. Aidé par un domestique de l’hôtel, il portait à bras une femme qui semblait malade et d’une faiblesse extrême.

— Madame !… murmurait-on aux fenêtres.

Et l’on ajoutait :

— Que veut dire tout cela ?…

La femme malade fut introduite dans l’une des chaises de poste, où le vieillard monta derrière elle.

On entendit l’inconnu demander au maître de l’auberge :

— Combien y a-t-il de temps qu’il est parti ?

— Une demi-heure à peu près.

— Je vous prie de me faire seller un cheval sur-le-champ.

— Voilà le difficile, notre monsieur… Et vous aurez de la peine à en trouver par la ville… Les gens dont nous parlions tout à l’heure ont fait retenir, Dieu sait pourquoi, les chevaux de toutes les auberges.

— Qu’on dételle un de ceux de ma chaise de poste !… dit l’inconnu.

Son ordre fut exécuté sur-le-champ.

Il se mit en selle et se pencha à la portière de l’une des chaises de poste.

— Vous passerez au pont des Houssayes…, dit-il, j’arriverai avant vous au manoir.

Il piqua des deux et partit au galop. Les voitures s’éloignèrent à leur tour. Une minute après, il n’y avait plus personne dans la rue.

La société avait la fièvre, et les nouvelles que lui apporta le petit frère Babouin n’étaient pas de nature à la guérir.

Numa s’était glissé jusqu’à la porte de la rue ; il avait fait le tour des mystérieuses voitures et insinué son regard à l’intérieur.

— Ma foi ! s’écria-t-il en rentrant dans la salle à manger, il faut avoir vu cela pour y croire !…

— Quoi donc ?… quoi donc ?

Numa reprit haleine. Les trois Grâces étaient fières d’être ses sœurs.

— Quoi donc ?… répéta-t-il enfin ; il y a de tout là dedans, des vivants, des malades et des morts.

— Des morts !… se récria l’assemblée.

— Des revenants, du moins !… J’ai bien regardé dans les deux voitures, et, à l’exception d’une paire de grands coquins, noirs comme de l’encre, qui sont sur les siéges, je crois avoir reconnu tout le monde.

La société n’interrogeait plus, mais le frère Numa Babouin était maintenant le centre d’un cercle qui le pressait à l’étouffer.

C’était un beau moment dans la vie du jeune chef de la maison Babouin-des-Roseaux-de-l’Étang ; il ne se hâtait point de contenter ces appétits curieux qui lui faisaient une si haute importance.

— Laissez-moi respirer, mesdames et messieurs, poursuivit-il, comptons un peu sur nos doigts… Dans la première voiture, j’ai reconnu Vincent, le guillotiné, et l’ancien maître de cette auberge… vous savez bien, le père Géraud ?…

— Oui ! oui !…

— Et l’oncle en sabots.

— C’était donc bien lui ?

— Si vous m’interrompez, je ne pourrai rien dire… C’est dans cette voiture qu’on a fait monter Madame… Dans l’autre, j’ai aperçu, que diable ! celles-là sont bien mortes ! les deux filles de l’oncle Jean avec leurs anciens amoureux Étienne et Roger de Launoy…

— Prenez garde, M. Babouin !… dit Kerbichel ; l’acte mortuaire a été dressé dûment et dans les formes.

— Je m’en lave les mains, monsieur !… Ce ne serait pas la première fois, soit dit sans vous offenser, que l’état civil ferait des âneries !… Enfin, toujours dans la même voiture, la petite Blanche qui tient, ma foi, un enfant dans ses bras !…

— Voyez-vous cela !… s’écrièrent les cinq femmes évidemment ravies.

— Le pauvre cher Ange !…

— Le pauvre cher Ange, murmura le frère Babouin, va peut-être bien redevenir la plus riche héritière du pays…

Les membres de la société se regardèrent sans rire, et le chevalier adjoint de Kerbichel reprit d’un accent pénétré :

— À l’exception de M. Chauvette qui, j’ai le regret de le dire, me semble un peu froid, tout le monde ici porte les Penhoël dans son cœur… Je propose de boire à leur retour, que chacun de nous espérait, au fond de l’âme, et qui nous rend si heureux !

. . . . . . . . . . . . . . .

Robert, Bibandier et Blaise étaient arrivés à Redon vers trois heures après midi. Lola ne faisait point, cette fois, partie de l’expédition. Nos trois gentilshommes n’emmenaient avec eux que le maître de Penhoël et Madame.

René avait repris de la force, mais son intelligence était de plus en plus voilée, et tout le long de la route il n’avait fait que boire.

Marthe, au contraire, avait la conscience parfaite du rôle qu’on imposait à son mari. Elle se sentait prisonnière entre des mains ennemies, mais son courage éteint ne réagissait plus. Il n’y avait en elle qu’indifférence et apathie : elle n’eût point levé le bras pour détourner le couteau qui aurait menacé son cœur. Elle était en outre d’une faiblesse si grande que, chez elle, la volonté même de se révolter eût été impuissante.

Durant toute la route, sa fatigue l’avait plongée dans une sorte de sommeil pesant et maladif.

Ce qui allait se passer lui importait peu. Elle espérait que Dieu allait bientôt la réunir à ses filles chéries : Diane et Cyprienne, qui étaient descendues du ciel par deux fois pour visiter sa souffrance.

Sur terre, elle ne regrettait que Blanche.

En arrivant, elle s’étendit sur un lit, sur ce même lit où Lola s’était reposée, trois ans auparavant, tandis que Blaise et Robert faisaient leur premier repas à l’auberge du Mouton couronné.

Nos trois gentilshommes et René de Penhoël s’attablèrent cette fois comme l’autre. On fit boire René tant qu’on put et l’on ne manqua pas de trinquer à son prochain retour dans la maison de ses pères.

Vers quatre heures et demie, Robert, Blaise et Bibandier montèrent à cheval.

Avant de partir, ils dirent à René :

— Vous avez confiance en nous, maintenant, Penhoël… Vous savez désormais où sont vos amis et où sont vos ennemis… Nous sommes forcés de vous quitter pour aller préparer les voies, là-bas, au manoir… D’ici huit heures, passez le temps comme vous l’entendrez… mais, à huit heures, il faut que vous soyez sur la route de Penhoël.

René resta seul avec sa femme qui dormait. Ses anciennes idées de vengeance ne le reprirent point. On lui avait mis de l’or dans ses poches, et il avait le vin content ce jour-là.

À huit heures, il quitta l’auberge, suivant les instructions de nos trois gentilshommes. Son cheval était le seul disponible qui restât dans les auberges et à la poste de Redon, car Robert avait pris ses précautions en cas de mésaventure.

Il avait vaguement la crainte d’être poursuivi par le nabab.

Celui-ci avait perdu un jour entier à chercher dans Paris Madame et René de Penhoël. Au départ, Robert et ses deux compagnons avaient sur lui plus de douze heures d’avance ; mais ce large intervalle s’était amoindri peu à peu durant le voyage, et les deux chaises de poste du nabab touchèrent le pavé de Redon quatre ou cinq heures seulement après l’arrivée des fugitifs.

Le maître de l’auberge lui donna tous les renseignements désirables sur les cinq voyageurs descendus au Mouton couronné dans l’après-midi. L’oncle Jean fut chargé de se rendre auprès de Madame. En la voyant si faible, il dut hésiter et se demander si elle pourrait supporter encore la route de Redon au manoir. Mais on ne pouvait la laisser dans cette chambre d’auberge à la merci des événements.

Jean de Penhoël se fit reconnaître et prononça quelques paroles d’espérance, mais il ne risqua point encore les noms de Diane, de Cyprienne et de Blanche, parce qu’il craignait, pour la pauvre malade, l’émotion subite et trop forte.

On la plaça, loin de ses filles, dans la voiture où se trouvaient le père Géraud et Vincent…

À une lieue de Redon, René de Penhoël qui chancelait au trot de sa monture, en suivant machinalement la route connue du manoir, entendit derrière lui le galop d’un cheval.

La nuit était humide et sombre. C’était au fond de cette vallée, couverte de taillis, où Bibandier alignait jadis les rangs de sa fantastique armée.

Penhoël tourna la tête et vit dans les ténèbres une forme noire qui s’avançait rapidement.

C’était un cavalier dont la taille et la figure disparaissaient sous les plis d’un long manteau.

— Qui es-tu ? cria l’ancien maître d’une voix avinée.

Le cavalier ne répondit point.

— Moi, je suis Penhoël…, reprit René ; je vais racheter le manoir de mon père… et chasser Pontalès, le fils du gargotier de Carantoire, comme un chien qu’il est !…

Le cavalier garda le silence.

Malgré son ivresse, René se sentit le cœur serré par un effroi vague.

Il mit son cheval au pas. Le cavalier fit de même. René le considérait à la dérobée, et mesurait sa grande taille qui se développait confusément dans l’ombre.

Il mit les éperons dans le ventre de sa monture, qui partit au galop. Le cheval de l’étranger galopa de front.

— Qui es-tu ?… qui es-tu ? balbutia Penhoël.

Même silence de la part de l’inconnu.

René tremblait.

Au bout d’une heure de marche, pendant laquelle son ivresse fit passer devant ses yeux d’effrayantes visions, son cheval roidit les jarrets et s’arrêta court.

Une nappe d’eau écumante et agitée s’étendait sur la route au-devant de lui. À gauche, le marais de Glénac prolongeait sa surface immense, au centre de laquelle la Femme Blanche balançait les plis de sa robe de brouillard. À droite, la double colline donnait passage au torrent.

En face, on distinguait vaguement, au sommet de la montée, les constructions du manoir.

Il n’y avait pas une seule lumière aux fenêtres.

Mais, au bas de la colline, on distinguait une lueur incertaine qui brillait, à travers les châtaigniers, dans la loge de Benoît le passeur.

— Au bac !… cria René de toute sa force.

Sa voix enrouée dut mourir avant d’arriver au milieu de la rivière.

Il ne se fit aucun mouvement dans la loge.

L’inconnu arrondit ses deux mains autour de sa bouche et cria d’une voix vibrante, qui sonna dans la nuit comme l’appel d’un cor.

— Au bac !… ho !… ho !…

La lumière s’éteignit dans la loge.

René tressaillit sur son cheval et se sentit froid dans les veines.