Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome IV/13

Méline, Cans et Compagnie (Tome IVp. 251-281).


XVI

une paire de faublas.


Le bruit qui avait troublé le sommeil de la pauvre Blanche venait bien de la porte cochère, dont le marteau, agité à tour de bras, produisait un tintamarre d’enfer.

Cinq heures venaient de sonner à Saint-Germain des Prés. C’est le moment où les couples de portiers, bercés dans leur meilleur sommeil, ronflent intrépidement et rêvent le délicieux paradis de la petite propriété.

On avait beau frapper, un silence obstiné régnait dans la loge.

Mais les assaillants paraissaient d’humeur à ne point abandonner, pour si peu, la partie.

C’étaient ma foi, deux charmants cavaliers, lestes et pimpants, qui venaient de quitter un fort bel équipage, stationnant devant la maison. Leur voiture ne portait point d’armoiries. Elle était timbrée seulement d’un B et d’un M, peints en miniature dans un cartouche doré.

Sur le siége de devant, auprès du cocher, il y avait un grand nègre, vêtu d’une livrée bizarre, et rappelant le costume asiatique ; sur le siége de derrière, un autre nègre, en tout semblable au premier, se tenait debout.

À cette heure de nuit, on ne pouvait distinguer leurs traits, mais la clarté des réverbères dessinait en silhouette leur robuste carrure.

Nos deux gentils cavaliers n’avaient fait qu’un saut de la voiture sur le pavé. Ils avaient tous deux de ces fines tailles, de ces tournures gracieuses et à la fois gaillardes que les mères voudraient à leurs fils sortant du collége, mais dont la plupart des adolescents se privent, cet âge étant, quoi qu’en disent les poëtes, l’âge des cheveux plats, des grands pieds, des allures gauches et des mains rouges.

Le bruit qu’ils faisaient était certes de nature à émouvoir la sentinelle placée à quelques pas de là devant la porte de la prison militaire, mais l’honnête soldat ne bougeait point à cause de la voiture. Les voleurs de nuit ont tort de ne pas faire leurs affaires en équipage.

MM. Édouard et Léon de Saint-Remy, — c’étaient les noms de nos deux coureurs d’aventures, — frappaient cependant à démancher le marteau.

À bout de cinq grandes minutes, une voix endormie s’éleva à l’intérieur de la loge :

— M’ame Gonelle, dit cette voix, le locataire du cinquième a-t-il pris sa clef ?

— Oui, M. Gonelle.

— Alors, c’est des intrigants qui veulent nous faire aller, m’ame Gonelle !

Cette conclusion voulait dire que M. Gonelle remettait sa tête chaudement coiffée du bonnet de coton et qu’il recommençait un somme.

Nouveau roulement de marteau.

— Sapristi !… gronda le concierge ; ça ne va donc pas nous laisser dormir ? Tire un peu voir le cordon, Bichette !

— Tu sais bien que le cordon est démis…, répliqua la portière ; sois gentil, M. Gonelle… lève-toi, et va ouvrir.

— Pour gagner la coqueluche, est-ce pas ?…

Roulement démoniaque, avec accompagnement de coups de pied dans la porte.

La concierge, effrayée, sauta hors de son lit. Elle saisit un balai à tout événement, et descendit sous la voûte.

— Qui est là ?… dit-elle en s’appuyant sur son arme.

— La marquise d’Urgel, répondit bien doucement M. Édouard de Saint-Remy.

— Tiens ! tiens ! tiens ! fit la portière ; comme on rêve !… j’aurais juré que madame était rentrée… et que le cocher avait dit : Porte, si plaît !…

— Ouvrez donc, madame Gonelle !…

La concierge se décida enfin à obéir.

— Oh ! oh ! s’écria-t-elle en se frottant les yeux à l’aspect des deux jeunes gens qui étaient entrés vivement et qui avaient refermé la porte derrière eux, qu’est-ce que ça veut dire ?

M. Léon vint mettre sa jolie figure toute rose sous le nez de la bonne femme.

— Nous voulons bien vous avouer, ma chère madame Gonelle, dit-il en riant, que nous ne sommes pas la marquise.

— Cet aplomb !…

— Mais, reprit M. Léon, nous sommes ses amis intimes.

— Ses cousins germains, ajouta M. Édouard.

— Ses frères de lait, madame Gonelle !

— Ta ta ta…, fit la portière ; je ne vous ai jamais vus, et madame ne reçoit pas à cette heure… Revenez plus tard.

— Vous ne nous avez jamais vus ?… se récria M. Édouard.

— Eh bien, Bichette ?… fit le portier du fond de sa loge.

— Écoutez !… reprit Léon, nous ne voulons pas vous tenir là entre deux vents, ma chère dame… Il faut que nous voyions la marquise à l’instant même.

— Impossible !

M. Édouard tira de sa poche une demi-douzaine de louis et les mit dans la main de la concierge.

Celle-ci recula jusqu’à la petite lanterne, allumée à la porte de la loge.

Si c’eût été de l’argent blanc, peut-être eût-elle parlementé pour la forme, mais le reflet jaune de l’or lui sauta aux yeux.

Elle lâcha son balai pour faire une belle révérence.

— C’est-à-dire…, se reprit-elle, impossible… Entendons-nous !… vous avez l’air de deux jeunes messieurs bien honnêtes… et il faut bien que vous soyez venus dans la maison puisque vous m’appelez par mon nom de madame Gonelle.

— Mais que fais-tu donc là, Bichette ?… criait le concierge.

— La paix, M. Gonelle !… Il est un peu matin… mais les proches parents ça se reçoit à toute heure… et peut-être que madame n’est pas encore couchée.

Elle s’effaça en faisant une seconde révérence. M. Léon et M. Édouard montaient déjà l’escalier quatre à quatre.

Ils sonnèrent. Ce fut Thérèse qui vint leur ouvrir.

La camériste de madame la marquise d’Urgel venait de déshabiller sa maîtresse, elle était elle-même en négligé de nuit.

La vue des deux jeunes gens la surprit bien autant que la concierge, mais c’était une fille intrépide qui ne perdait pas la tête pour les bagatelles.

— Vous vous trompez, messieurs…, dit-elle en éclairant tour à tour les figures d’Édouard et de Léon ; ce n’est pas ici que vous vouliez sonner, je pense ?

Les deux jeunes gens, tout en montant l’escalier, avaient opéré dans leur toilette quelques changements.

Leurs chemises de fine batiste laissaient maintenant tomber, hors de leurs redingotes, des jabots froissés et fripés ; leurs cheveux s’ébouriffaient à la diable, et ils avaient penché leurs chapeaux sur l’oreille en déterminés tapageurs.

Au lieu de répondre, Édouard fit deux ou trois pas dans l’antichambre en feignant de chanceler.

Léon, pendant cela, caressait sans façon, du revers de la main, la joue de la jolie camériste.

— Bonsoir, Lisette !… dit-il.

— Du tout, Marton, du tout !… ajoutait M. Édouard en faisant le moulinet avec sa badine ; nous ne nous trompons pas, mon enfant… nous venons faire une petite visite à ta belle maîtresse.

Il pirouetta sur lui-même, et planta par derrière un gros baiser sur le cou nu de la camériste.

Thérèse n’était point suspecte d’austérité. Elle entendait parfaitement la plaisanterie ; mais en ce moment elle avait plus envie de se fâcher que de rire.

— Ah çà ! mes petits…, dit-elle, vous êtes ivres ou fous. Pour qui nous prenez-vous, s’il vous plaît ?

— Toi, Marton, répondit Édouard, je te prends pour la plus jolie fille que j’aie embrassée depuis une semaine !

— Et quant à ta maîtresse, Toinette, ajouta Léon, nous la prenons pour ce qu’elle est… la belle des belles, morbleu !… la ravissante des ravissantes… Va nous annoncer, mon ange… Le vicomte Léon de Saint-Remy, secrétaire d’ambassade…

— Et le chevalier Édouard de Saint-Remy, gentilhomme de la chambre du roi de Bavière…

Thérèse haussa les épaules.

— Deux échappés de collége !… murmura-t-elle.

Malheureusement, il n’était plus temps de leur fermer la porte au nez. L’ennemi était dans la place. Léon restait bien entre elle et la porte, mais le vicomte Édouard, secrétaire d’ambassade, papillonnait derrière elle et se donnait des airs régence adorables à voir.

La pauvre fille était embarrassée par la légèreté même de son costume et par le bougeoir qu’elle tenait à la main.

C’est à peine s’il lui était possible de se défendre contre les mille lutineries que M. le vicomte et M. le chevalier commettaient à l’envi sur sa personne.

Chaque fois qu’elle voulait protester ou se fâcher, Léon lui prenait le menton en riant à gorge déployée, tandis qu’Édouard s’emparait de sa fine taille.

— Mais c’est indécent !… criait-elle. On n’a jamais vu chose pareille… Finissez ! ou je vais appeler au secours !

Et, malgré tout, elle ne pouvait parvenir à se mettre sérieusement en colère.

C’était une connaisseuse que cette bonne Thérèse, et ses adversaires étaient deux si charmants petits scélérats !…

Dans tout le quartier des Écoles, dont elle connaissait le personnel sur le bout du doigt, on n’eût point trouvé des yeux pareils à ceux de M. le chevalier ; quant au vicomte, Faublas eût semblé un balourd auprès de lui.

C’était, chez les deux frères, une élégance vive, gracieuse, fanfaronne, à laquelle on ne pouvait point résister.

Et une gaieté si franche ! Ils menaient leur folle escapade si bonnement et de si excellent cœur !

Il y avait d’ailleurs du champagne dans ces têtes-là, et Thérèse respectait le champagne.

— Appeler !… se récria M. Édouard ; Lison, tu n’y songes pas, ameuter les voisins !… rassembler tout ce qu’il y a de mauvaises langues depuis la loge du concierge jusqu’au sixième étage !… Que t’a donc fait madame la marquise ?

— Et que t’avons-nous fait, Angélique ?… reprit Léon en parodiant l’accent de la plainte ; nous sommes ici pour ton bonheur, petite ingrate !… De par tous les diables, avons-nous l’air de gens qu’on chasse comme des manants ?

— Vous avez l’air de deux petits écervelés qui mériteraient de passer le reste de la nuit au corps de garde !… et le corps de garde n’est pas loin !

— La rue à traverser !… s’écria le vicomte ; comment, comment, Joséphine, vous descendez à la menace ?… Ma fille, nous avons soupé comme des dieux.

— Cela se voit ! interrompit la camériste.

— Pure calomnie, Marton !… mon frère et moi, nous boirions douze bouteilles de champagne sans perdre l’équilibre… Mais voilà que je t’ai assez embrassée pour mon compte, Lisette… et il est temps de parler raison.

— Vous allez vous en aller.

— Indubitablement…, répondit Édouard.

— Ah !… fit Thérèse soulagée.

— Nous nous en irons, reprit le vicomte, dès que nous aurons déposé nos hommages aux pieds de ta charmante maîtresse.

— Encore !…

— Toujours, ma fille !… c’est un parti pris, vois-tu bien… Et tout à l’heure tu vas être des nôtres… Voyons, Toinette, combien faut-il d’argent pour te séduire ?

— De l’argent à moi ?

— Aimes-tu mieux des baisers ? Tu auras l’un et l’autre.

— Impertinents petits fats !… s’écria Thérèse.

Le chevalier Léon, qui était en face d’elle, prit dans sa poche une pleine poignée d’or. Thérèse rougit et détourna les yeux.

Ce mouvement la mit en face du vicomte Édouard, qui avait à la lèvre un malicieux sourire, et qui avait aussi la main pleine d’or.

— Entre deux feux, ma charmante !… dit-il ; je ne vois pas comment tu pourrais résister à cela !…

Thérèse, toute rouge et souriante, regardait tour à tour les deux espiègles, qui faisaient tinter tout doucement les pièces d’or dans le creux de leurs mains gantées.

— En définitive, pensait-elle, ils sont gentils à croquer !… et madame ne déteste pas la plaisanterie ! Ah çà ! mes beaux messieurs, reprit-elle tout haut, pour or ni pour argent je ne voudrais pas trahir ma maîtresse !

— Cela se voit sur ta figure, Lisette !… interrompit le chevalier.

— On ne m’en passe pas, ajouta le vicomte ; j’ai deviné tout de suite que tu étais la perle des soubrettes !

Ce disant, le petit vicomte lui prenait la main droite, tandis que le chevalier s’emparait de sa main gauche.

Thérèse eut un petit frémissement doux au contact de l’or.

— Si j’étais bien sûre… ! murmura-t-elle.

— Sûre de quoi, mignonne ?… s’écria le vicomte ; de notre moralité ?… Nous sommes connus pour les plus mauvais sujets de Paris… Tu vois bien que tu n’as rien à craindre !

Thérèse réfléchit un instant. Puis elle posa son bougeoir sur un meuble et ôta tranquillement sa coiffe de nuit, après avoir eu soin de serrer la double offrande dans sa poche.

MM. Édouard et Léon de Saint-Remy la regardaient faire avec surprise.

Elle dénoua d’abord ses cheveux qui tombèrent, épars, sur ses épaules.

— Si je devine juste…, dit le vicomte, tu es une adorable friponne, Lisette !

Thérèse, au lieu de répondre, arracha deux ou trois agrafes de sa camisole, et en déchira, d’un seul coup, l’une des manches, depuis le haut jusqu’en bas.

Puis elle regarda les deux jeunes gens d’un air résolu.

— Voyons si vous êtes de vrais mauvais sujets !… dit-elle.

Avant qu’ils eussent pu répondre, elle s’élança vers l’appartement de sa maîtresse en criant au secours.

Malgré leurs seize ans, le petit vicomte et le petit chevalier semblaient, en vérité, connaître assez bien les femmes. Ils ne parurent point déconcertés de cette fugue soudaine, et entrèrent du premier coup dans la comédie.

— En avant !… s’écria Édouard. Marton aurait dû nous prévenir… Mais elle nous a jugés dignes d’improviser notre rôle !

Ils coururent tous deux sur les pas de la soubrette et s’introduisirent, en la serrant de près, jusque dans la chambre de madame la marquise.

Thérèse criait toujours et tremblait comme la feuille.

Lola, prise à l’improviste, était sérieusement effrayée.

— Qu’est-ce donc ?… avait-elle demandé au moment où la soubrette en désordre s’était jetée dans son appartement comme dans un asile.

— Oh ! madame !… oh ! madame ! répliqua Thérèse d’une voix entrecoupée, quels démons !… Je crois que j’en mourrai !…

Les jolies têtes des deux jeunes gens se montrèrent en ce moment à la porte.

Lola, un pied chaussé, l’autre nu, était en train de monter sur son lit. La vue des deux jeunes gens modéra très-manifestement son épouvante, car elle avait redouté un danger d’une autre sorte.

Néanmoins, elle poussa un cri, et jeta un peignoir sur ses épaules nues en prenant des poses de colombe effrayée.

Thérèse était debout, au milieu de la chambre, faisant de grands hélas ! et cherchant l’occasion de se trouver mal.

Édouard et Léon étaient entrés, et avaient fermé derrière eux la porte au verrou.

— Messieurs !… messieurs ! dit la marquise, voilà une conduite infâme !… Je ne vous connais pas.

— Mon Dieu !… mon Dieu ! soupirait Thérèse, quels démons !

Elle se laissa choir sur un fauteuil.

Édouard et Léon étaient restés auprès de la porte. Ils s’inclinèrent respectueusement et firent quelques pas, le chapeau à la main.

— Madame la marquise…, dit Édouard avec lenteur, et comme si l’émotion eût embarrassé sa parole, daignez nous pardonner…

— Vous pardonner, messieurs !

— Nous sommes plus coupables encore que vous ne le pensez peut-être… Nous avons forcé la porte de votre hôtel… Nous avons feint l’ivresse pour avoir un prétexte d’user de violence envers cette pauvre fille…

— Les petits monstres n’avaient même pas bu de champagne ! pensa Thérèse qui s’éventait avec un mouchoir ; il n’y a plus d’enfants !

— Nous l’avons menacée…, reprit Édouard ; nous l’eussions tuée, madame, si elle ne nous avait pas livré passage !

— Mon Dieu !… mon Dieu !… fit Thérèse, je l’ai échappé belle, à ce qu’il paraît !

— Mais…, balbutia la marquise, quel est votre dessein, messieurs ?

— Notre dessein, nous allons vous le dire, madame… et nous vous prions de considérer que nous sommes de sang-froid, autant qu’on peut l’être auprès d’une femme délicieuse… Notre nuit n’a point eu d’orgie… Ce que nous promettrons, nous le ferons… et rien au monde n’est désormais capable d’entraver nos desseins.

Lola, tout en feignant de baisser les yeux, les considérait à la dérobée. Ils étaient jolis comme des Amours, et l’aventure, après tout, ne lui déplaisait qu’à moitié. Il y avait pourtant un doute vague dans son esprit ; ses souvenirs s’émouvaient ; il lui semblait avoir vu déjà quelque part ces charmants visages…

Mais elle ne savait se dire en quel lieu, ni à quelle époque.

Les deux frères, cependant, restaient inclinés devant elle. Le chevalier Léon baissait ses grands yeux timides, et le vicomte la provoquait d’un regard de feu.

Ce fut ce dernier qui reprit encore :

— Vous sentez bien, madame la marquise, que pour en arriver au point où nous en sommes, il a fallu jeter hors de notre cœur toute hésitation et toute crainte… Nous vous aimons tous les deux d’un amour irrésistible et absolu… Il faut que l’un de nous soit heureux… et nous venons vous prier de faire votre choix.

La marquise eut un sourire d’ironie.

— Madame, reprit le vicomte Édouard avec un sourire plus respectueux, je vous supplie de vouloir bien peser mes expressions… J’ai dit : « Il le faut. »

— De sorte que, en tout ceci, répliqua la marquise qui se redressa, ma volonté ne compte pour rien…

— Si fait, madame… J’ai eu déjà l’honneur de vous dire que vous pouviez choisir entre nous deux.

— Vous êtes fous ! dit sèchement Lola, et je vous invite à vous retirer, messieurs.

Le vicomte roula un fauteuil jusqu’auprès de la marquise, et lui baisa révérencieusement le bout des doigts en la contraignant à s’asseoir.

— Ce n’est pas votre dernier mot…, dit-il gardant toujours le ton de la prière ; nous sommes jeunes, riches, nobles…

— Et qu’importe tout cela ? s’écria le chevalier Léon qui n’avait encore rien dit, nous vous aimons, madame… nous vous aimons… Et moi, je passerais ma vie à être votre esclave.

— En voilà un qui fait fausse route, pensa Thérèse ; l’autre est beaucoup plus fort !

Édouard jeta sur son frère un regard jaloux.

— Penses-tu donc aimer plus que moi ?… s’écria-t-il ; si je parle de ma fortune et de mon nom, c’est pour les mettre à vos pieds, madame, ajouta-t-il en se tournant vers Lola ; je voudrais doubler, tripler, centupler mes cent mille livres de rente, pour que vous fussiez puissante comme une déesse et pour voir vos caprices devenir la loi du monde !

— Parlez-moi de celui-là !… se dit Thérèse, ça va se terminer agréablement, j’en suis sûre !

La physionomie de Lola, qui s’adoucissait à vue d’œil, permettait vraiment cet espoir.

Pourtant, on ne pouvait décemment céder ainsi à la première sommation ; il fallait garder au moins les honneurs de la guerre.

Lola changea de tactique, et se prit à sourire.

— Messieurs, dit-elle, la gageure était difficile, et vous vous en êtes assez galamment tirés pour votre âge… Vos amis vous attendent sans doute en bas pour vous féliciter de votre vaillance… Allez les rejoindre, messieurs ; vous en avez fait assez pour ce soir… Mais je suis curieuse… Combien aviez-vous parié, M. le vicomte ?

— Un pari, madame !… Sur notre honneur…

La marquise se leva.

— Ne vous parjurez pas, messieurs, reprit-elle ; vous êtes venus ici pour faire ma conquête… Vous avez réussi… Seulement, je vous trouve charmants tous les deux… et, dans une affaire aussi grave, il me faut du temps pour opérer mon choix.

Le vicomte et le chevalier se regardèrent à la dérobée. Ceci était un méchant coup fort malaisé à parer.

— Ne croyez pas que je plaisante !… poursuivit la marquise avec un sourire tout aimable ; revenez demain… après-demain… quand vous voudrez… ma maison vous sera toujours ouverte.

Les deux frères restaient immobiles et muets.

— Eh bien !… fit la marquise, est-ce être trop exigeante que de vous demander quelques heures de délai ?

— Notre amour…, commença le vicomte.

— C’est convenu !… votre amour est fougueux, entraînant, incomparable !… Mais j’ai sommeil, messieurs, et je vous prie d’avoir pitié de moi.

La chance tournait. Thérèse, qui marquait les points, pouvait constater que les deux frères perdaient leur avantage.

Édouard fut quelque temps avant de répondre.

— Madame…, dit-il en prenant un petit ton dégagé, il est évident que nous devrions tomber à genoux et vous rendre grâce… Mais que voulez-vous ? Nous sommes des enfants gâtés… nous avons mis dans notre tête, — mille pardons de vous dire cela, madame la marquise, — que l’un de nous ne sortirait point cette nuit de votre chambre à coucher… Coûte que coûte, il faut que cela soit !

Lola fronça le sourcil.

— Ainsi, monsieur…, dit-elle, vous ne voulez pas m’obéir ?

— Nous vous en offrons nos excuses à genoux, madame…

Lola fit un pas vers la cheminée.

— Il faut donc que je finisse par où j’aurais dû commencer ! murmura-t-elle ; je vais appeler mes gens…

Loin de chagriner nos deux petits Faublas, cette nouvelle tournure que prenait la scène sembla leur causer un plaisir évident ; chacun d’eux eut grand’peine à comprimer le triomphant sourire qui voulait épanouir sa lèvre.

D’un bond, le vicomte Édouard s’était placé entre la marquise et la cheminée.

Lola voulut passer outre. Le vicomte, au lieu de l’arrêter, suivit à la lettre les bonnes traditions recommandées par les maîtres en ces circonstances ; il saisit sur la cheminée une paire de ciseaux damasquinés et trancha, d’une main habile, les deux cordons de sonnette.

— À moi, Thérèse !… s’écria la marquise.

— Tiens !… fit le chevalier Léon ; Marton ne s’appelle pas Angélique !…

Comme la soubrette faisait mine d’aller au secours de sa maîtresse, il l’entoura de ses deux bras.

Une lutte s’engagea. Le chevalier Léon ne brillait pas par la vigueur, car la victoire allait rester à Thérèse sans l’intervention du vicomte.

Celui-ci arrivait, tenant à la main les deux cordons de sonnette.

— Vingt louis si tu te laisses garrotter !… murmura-t-il à l’oreille de la camériste.

Thérèse cessa de résister et se prit à pousser des gémissements lamentables.

Le vicomte lui lia solidement bras et jambes.

— Ah !… disait Thérèse en pleurant, ma pauvre maîtresse ! ma pauvre maîtresse !…

Celle-ci avait pris le parti de tomber sur un siége dans une posture agaçante, et de s’évanouir.

Quand le vicomte et le chevalier retournèrent vers elle, après avoir noué un foulard sur la bouche de Thérèse, la marquise leva sur eux ses beaux yeux mourants.

— Je suis à votre merci, messieurs, dit-elle ; ayez pitié de moi !…

Le vicomte et le chevalier ne semblaient point trop pressés d’abuser de leur victoire. Ils approchèrent deux siéges et s’assirent en face de l’infortunée marquise en reculant son fauteuil.

Le chevalier Léon riait sous sa fine moustache.

— Veuillez vous calmer, madame, reprit Édouard ; maintenant que votre femme de chambre ne peut plus vous défendre ou s’échapper pour appeler du secours, vous n’avez absolument rien à craindre de nous.

Le vicomte s’interrompit pour dessiner du bout de sa badine des arabesques sur le parquet ; il hésitait ; son minois, tout à l’heure si hardi, peignait maintenant une nuance d’embarras.

— Ce qui nous reste à dire est extrêmement délicat…, poursuivit-il ; mais on ne peut pas vous le cacher plus longtemps, belle dame… Ce n’est pas pour vous que nous sommes venus…

Lola tressaillit faiblement et darda un furtif regard par-dessous ses paupières closes. Elle ne répondit point.

Le vicomte hésitait toujours.

— Allons, dit le petit chevalier en fronçant ses jolis sourcils, je crois qu’il faut que je parle… Vous êtes trop galant, monsieur mon frère… Voici le fait, madame la marquise… Vous avez chez vous une jeune fille à laquelle nous nous intéressons tous les deux au plus haut degré…

La marquise ne le laissa pas achever. Oubliant sa faiblesse et sa pâmoison ébauchées, elle bondit sur ses pieds comme une lionne.

— Ah ! fit-elle entre ses dents serrées ; ce n’est pas pour moi que vous venez !…

À son tour, Léon se leva d’un mouvement violent, comme s’il eût lâché la bride tout à coup à une colère longtemps contenue.

Le vicomte le força de se rasseoir.

— Madame, reprit-il en jetant un regard vers les fenêtres où commençaient à poindre les premières lueurs de l’aube, le temps nous presse et il nous faut hâter le dénoûment de tout ceci… Cette jeune fille dont mon frère vient de vous parler ne doit point rester avec vous… Nous venons la chercher.

Il ne s’agissait plus d’attaques plus ou moins audacieuses, ni de folles galanteries. La marquise entrevoyait le piége. Jusqu’alors, elle s’était forcée à trembler, et son courroux était de commande, comme sa frayeur.

Mais, à présent, tout devenait réel, terreur et colère.

Elle était très-pâle ; ses sourcils noirs se fronçaient durement. Ses regards, qui s’étaient portés d’abord vers Thérèse garrottée, se clouaient à présent au sol.

— Veuillez nous répondre, madame, dit encore le vicomte qui reprenait tout son sang-froid ; nous livrerez-vous cette jeune fille ?

— Non, repartit Lola à voix basse.

— Réfléchissez, s’écria Léon ; ce qu’on n’obtient pas de gré, on le prend de force !

La marquise essaya de sourire.

— Ceci est un jeu d’enfants, messieurs, dit-elle. Vous avez lié ma femme de chambre et coupé les cordons des sonnettes… ces moyens-là réussissent seulement dans les vieux contes à dormir debout… Que j’élève la voix, et les voisins, éveillés, vont accourir…

— Cela peut être vrai, madame, répliqua froidement Édouard ; mais je vous promets que vous n’élèverez pas la voix.

Il écarta un peu les revers de sa redingote, et prit à la main un petit pistolet mignon ; son frère fit de même.

Thérèse ouvrait de grands yeux dans son coin. Au moment où la scène avait changé d’aspect d’une façon si complétement inattendue, elle avait essayé de se débarrasser de ses liens à la sourdine ; mais il se trouvait que, tout en se jouant, le vicomte et le chevalier l’avaient attachée de main de maître, et bâillonnée dans la perfection.

À la vue des deux pistolets, Lola haussa les épaules.

— Contre une femme !… dit-elle avec dédain.

— C’est peu chevaleresque, j’en conviens…, répliqua le vicomte, mais nécessité n’a point de loi… Nous allons vous placer le plus respectueusement possible, si vous voulez bien le permettre, dans la même situation que votre servante.

Lola était debout, tandis que les deux frères demeuraient assis. Elle avait la tête baissée, et l’on pouvait croire qu’elle arrangeait sa capitulation ; mais il en était tout autrement : c’était une fuite qu’elle méditait.

Elle se disait :

« Si je puis mettre une porte entre eux et moi, tout est sauvé. »

Car ses soupçons n’allaient pas au delà de l’apparence ; pour elle, le but des deux jeunes gens était changé, voilà tout. Au lieu de s’attaquer à elle, c’était Blanche qu’ils voulaient ; mais il s’agissait toujours, à ses yeux, d’une équipée amoureuse.

L’idée qui avait traversé son esprit au commencement de l’entrevue, et ce souvenir vague qu’avait éveillé en elle l’aspect des deux jeunes gens, ne tenaient point contre les brusques émotions subies depuis lors. Elle ne songeait plus à cela.

Au moment où elle pouvait penser que les deux frères se fiaient à son immobilité, elle prit soudain son élan et gagna d’un saut l’autre extrémité de la chambre où s’ouvrait la porte des appartements intérieurs.

Le petit chevalier la guettait, et c’était un garçon agile s’il en fut.

Lola le trouva planté entre elle et la porte.

Lola voulut crier ; il lui mit sans façon la main sur la bouche.

— Silence, madame, dit en même temps le vicomte, ou malheur à vous !…

— Vous ne m’assassinerez pas, peut-être !… criait la marquise en se débattant ; vous êtes des hommes !

Le petit chevalier éclata de rire ; et, dans cet accès de gaieté, sa voix, qu’il ne contraignait plus, avait des notes très-peu masculines.

— Si c’est là votre dernier espoir, madame, dit le vicomte, je suis fâché de vous l’enlever… Votre modestie effarouchée ne vous a pas permis, jusqu’à présent, peut-être, de nous examiner bien à votre aise… Afin d’être bien persuadée que je suis, pour ma part, incapable de vous épargner, regardez-moi…

Le vicomte avait rejeté ses cheveux en arrière et tournait son visage vers la lampe.

Les bras de Lola tombèrent le long de son corps.

— Suis-je folle ?… balbutia-t-elle ; Diane !…

Le petit chevalier la prit par les épaules et la tourna de son côté.

— À mon tour, madame Lola !… dit-il, regardez-moi bien aussi… Ma sœur est trop bonne… peut être que sa main tremblerait… mais moi, je suis à l’aise sous ces habits de garçon… et, au moindre cri désormais, je vous fais sauter la cervelle !

— Cyprienne !… murmura la marquise d’une voix éteinte ; et je ne les ai pas reconnues !

Elle était entre les deux jeunes filles, qui avaient la tête haute et dont les yeux brillaient d’une détermination exaltée.

Point de pitié à espérer.

Elle regardait, avec une épouvante sournoise, les canons des deux pistolets, qui la menaçaient toujours.

Ses genoux fléchirent sous le poids de son corps ; elle tomba évanouie, cette fois, pour tout de bon.

En un tour de main ses bras et ses jambes furent liés comme ceux de Thérèse et sa bouche couverte d’un bâillon.

— Où est la chambre de mademoiselle de Penhoël ? demanda Diane à la servante.

Celle-ci n’avait que les yeux de libres ; elle indiqua du regard une porte que les deux jeunes filles franchirent aussitôt.

. . . . . . . . . . . . . . .

Quelques minutes après, l’équipage timbré aux chiffres B. M. partait au galop, avec ses deux grands nègres devant et derrière.

Il était dit que le sommeil des paisibles habitants de la rue Sainte-Marguerite devait être troublé plus d’une fois cette nuit-là.

À peine l’équipage s’éloignait-il, en effet, dans la direction de la Croix-Rouge, que l’on put voir, aux premiers rayons du jour naissant, un homme s’élancer sur ses traces en courant de toute sa force.

La sentinelle de la prison militaire avait fait quelques pas hors de son poste.

Elle hésita un instant et cria par trois fois :

— Prisonnier, arrêtez !…

Comme le fugitif n’en courait que mieux, le soldat mit la crosse de son fusil contre son épaule et lâcha la détente pour l’acquit de sa conscience.

En un instant, toutes les fenêtres de la rue furent garnies de coiffes de nuit et de bonnets de coton.

Madame la marquise d’Urgel, seule, avec sa servante Thérèse, resta, pour cause, à l’intérieur de ses appartements.

En même temps la patrouille fit irruption hors du corps de garde.

La cause de ce remue-ménage était simplement l’évasion du pauvre Vincent de Penhoël.

Vincent avait achevé de scier son barreau, vers cinq heures du matin, à peu près au moment où la voiture du nabab s’arrêtait devant la porte de madame la marquise d’Urgel.

Il n’avait formé aucune espèce de plan et comptait s’en remettre à l’inspiration du moment, quand l’heure de partir serait venue.

Dès qu’il put passer la tête entre les barreaux, il regarda au-dessous de lui, et distingua vaguement une grosse masse noire sur le pavé de la cour.

C’était le dogue de garde, sentinelle dont la surveillance ne se trompe jamais.

Vincent rentra dans sa cellule et fit une corde avec ses draps ; car il fallait partir : Blanche était là, de l’autre côté de la rue, qui souffrait et qui l’appelait.

Il attacha ses draps, tordus en forme de câble, à deux de ses barreaux qui restaient fixés dans la pierre, puis il se laissa glisser, non pas jusqu’au sol de la cour, mais seulement jusqu’au premier étage de la prison.

Au premier bruit, la masse noire, gisant sur le pavé, avait remué ; le dogue s’était dressé sur ses quatre pattes.

Mais il n’aboyait point ; il se contentait de hurler en sourdine, comme s’il n’eût point voulu effrayer sa proie.

Il attendait, la gueule ouverte et la langue pendante.

Vincent voyait briller dans l’obscurité ses yeux d’un rouge sombre, comme des charbons demi-éteints.

Le jour, qui commençait à poindre, n’éclairait pas encore la cour encaissée ; mais au dehors, on distinguait déjà faiblement les objets.

Vincent allait d’une fenêtre à l’autre, déchirant ses mains et ses genoux, mais se tenant ferme et ne perdant point courage.

Il fut longtemps à gagner la porte qui donne sur la rue Sainte-Marguerite.

Cette porte est située entre deux corps de bâtiments, qu’elle isole l’un de l’autre.

Vincent se coucha sur la corniche pour reprendre haleine, et pour mesurer le saut qu’il lui restait à faire.

Il jeta ses regards tout autour de lui. L’attention de la sentinelle n’était point encore éveillée.

En explorant ainsi les abords de la prison, il aperçut la voiture, arrêtée juste en face de lui.

Le jour grandissait ; on y voyait assez déjà pour qu’il pût distinguer les noirs visages des deux nègres.

En un autre moment, peut-être les aurait-il reconnus tout de suite, car leurs figures l’avaient frappé autrefois sur le pont de l’Érèbe.

Mais il avait autre chose à penser. D’ailleurs, avant qu’il eût pu faire aucune réflexion, la porte de la marquise s’ouvrit pour donner passage à deux jeunes gens qui portaient dans leurs bras une femme malade ou évanouie.

L’âme de Vincent était dans son regard.

Du premier coup d’œil, il avait reconnu Blanche de Penhoël.

Quant aux deux jeunes gens, il ne les avait pas même regardés.

Un cri rauque s’échappa de sa poitrine. Sans plus prendre désormais aucune précaution, il se pendit des deux mains à la corniche et sauta sur le trottoir.

Le bruit de la voiture qui partait avait empêché le factionnaire d’entendre le cri de Vincent. Mais la chute du prisonnier éveilla enfin son attention, et du moins fit-il montre de bonne volonté en envoyant une balle à la poursuite du fugitif.

Vincent courait sur les traces de l’équipage, et tournait déjà l’angle de la rue d’Erfurt.

Il y a loin de la prison de l’Abbaye au faubourg Saint-Honoré. Les chevaux de Berry Montalt allaient comme le vent ; mais la passion soutenait les forces de Vincent, qui luttait de vitesse avec le rapide équipage.

Il allait à perdre haleine, le front ruisselant de sueur, et la gorge haletante.

Il appelait sans le savoir, et poussait des cris désespérés.

Au moment où Dieu lui envoyait la liberté, allait-il perdre Blanche pour toujours ?…

La voiture traversa le pont Royal et longea le quai des Tuileries. Vincent redoublait d’efforts, mais il sentait sa vigueur s’épuiser.

Il put encore suivre l’équipage tout le long de la place de la Concorde et dans l’allée Gabrielle ; mais quand il arriva au coin de l’avenue Marigny, l’équipage avait disparu.

Il continua sa course durant un instant encore, sans but et sans pensée ; puis il se laissa choir sur la terre froide.


fin du quatrième volume.