Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome IV/07

Méline, Cans et Compagnie (Tome IVp. 133-162).


X

le boudoir.


Il est de ces natures excentriques et vigoureuses qui se plaisent aux tours de force, et prodiguent volontiers, sans but, l’effort d’un héroïsme inutile. Donnez-leur, à ces Hercules, un monde à soulever, ils essayeront ; ils réussiront peut-être. Jetez-les au milieu de la vie commune, ils s’endormiront dans cette oisiveté paresseuse, compagne inséparable de la vigueur qui se sent et qui ne voit point de travaux dignes d’elle.

Mais que surgisse l’occasion, l’ombre de l’occasion, ils vont tendre les muscles de leur corps ou les ressorts de leur âme. Vous les verrez bondir à l’attaque ou demeurer fermes à la défense, comme ces grandes roches que la mine déchire, mais ne peut point ébranler.

Si l’occasion n’arrive pas, ils se lasseront en des batailles imaginaires ; ils dépenseront à plier un roseau la puissance qu’il faudrait pour déraciner un chêne.

Montalt était un de ces cœurs robustes et fougueux qui se laissent engourdir par l’indolence découragée. Il ne savait plus où allait sa vie. S’il s’éveillait parfois, c’était pour prodiguer sa force en des luttes vaines.

Il venait de soutenir le plus épuisant combat qu’il eût affronté jamais. Pendant de longues heures, il s’était forcé à rester froid, calme, souriant, avec l’enfer dans le cœur…

Mais pourquoi cet effort gigantesque ? Était-ce une gageure folle tenue contre lui-même ? Et cette souffrance, d’où venait-elle ?

Avait-il, à savoir toutes ces aventures racontées par Robert, un intérêt assez grand pour compenser son martyre ?

À cette question, il n’aurait pu répondre lui-même peut-être, car tout était ténèbres et doute au fond de son esprit.

Pourtant, à faire même largement la part de cette tendance bizarre dont nous venons de parler, il fallait bien qu’il y eût quelque chose de réel derrière le labeur exagéré de cette lutte. La souffrance, à tout le moins, était vraie. Il suffisait, pour s’en convaincre, de regarder les traits ravagés de Montalt, et cette main qui sortait, sanglante, de sa poitrine déchirée.

Il y a des ressemblances étranges, des rapports tout gros de souvenirs, où l’esprit vient se heurter à l’improviste, et qui font renaître au vif l’angoisse, morte depuis des années…

Montalt, qui passait sa vie dans un sophisme perpétuel, reniant ce qu’il aimait, exaltant ce qu’il méprisait, Montalt, le contempteur acharné de la vertu, de l’honneur, de l’amour, devait avoir à l’âme une blessure envenimée.

Cette philosophie qu’il s’était faite ne lui allait point. Le froid scepticisme jurait dans sa bouche, où l’on n’eût deviné que des paroles généreuses et chevaleresques. Il se mentait à lui-même, ou bien il poursuivait la vengeance insensée des cœurs déçus…

Tout en lui semblait provenir d’une réaction funeste, et poussée jusqu’à ses plus extrêmes conséquences. Cet homme avait dû adorer passionnément tout ce qu’il conspuait désormais.

On aurait pu reconstruire son passé rien qu’avec ses haines.

Il y en avait une, puérile en apparence et qui nous a fait parfois sourire : nous voulons parler de son aversion pour la Bretagne. Peut-être eût-on trouvé, dans ce sentiment même, la source de l’intérêt si grand qu’il prenait au récit de Robert. Nous disons peut-être, car, avec ces natures exceptionnelles, il faut se méfier des inductions, et si Montalt avait un secret, il ne l’avait confié à personne…

Il y avait bien un quart d’heure qu’il était sorti du bal. Depuis ce temps, il restait immobile et comme anéanti. Ses bras tombaient le long de son corps ; sa belle tête, renversée sur les coussins du divan, exprimait la détresse amère et désespérée.

Il se redressa au bout de quelques minutes, et passa le revers de sa main sur son front que baignait une sueur froide.

— Non !… murmura-t-il, je ne veux pas avoir pitié… Je veux sourire… sourire comme tout à l’heure, dût mon cœur se briser, en songeant qu’ils peuvent être malheureux aussi… que la main de Dieu, s’il y a un Dieu, a pu s’appesantir sur eux !… qu’ils souffrent !… qu’ils se meurent !…

Il se couvrit le visage de ses mains.

— Oh ! fit-il avec un sanglot dans la gorge, n’y a-t-il pas des années que je les déteste ?… Tant mieux ! tant mieux ! si le hasard me venge !…

Il se leva brusquement et se prit à parcourir la chambre à grands pas.

— Et puis…, poursuivit-il en rejetant en arrière les boucles de ses cheveux, qui se collaient à son front humide, que m’importe cela ? Est-ce que je connais ces gens ?… Faut-il que je devienne fou parce que trois ou quatre misérables coquins ont mis au pillage une gentilhommière de Bretagne ?…

Il eut un sourire contraint et saccadé.

— Sur ma parole, reprit-il, j’ai souffert comme s’il se fût agi de quelque chose… J’avais trop bu peut-être… Est-ce que je prendrais le vin tendre en vieillissant ?… J’aime mieux croire que mes nerfs seuls étaient en révolte… et que j’avais tout simplement la fièvre, à force d’écouter ce lâche coquin qui me contait ses prouesses contre une femme… Par le nom de Dieu ! s’interrompit-il en contenant sa voix qui voulait éclater, je crois que je me serais guéri, si je l’avais broyé sous mon talon comme une vipère !…

Son pas se ralentit et ses lèvres eurent un sourire amer.

— Et pourquoi cela ?… continua-t-il en se répondant à lui-même : que m’a fait cet homme ?… N’a-t-il pas le droit d’être un empoisonneur et un assassin ?… Est-ce un crime de vaincre en tromperie la femme astucieuse et perfide ? Encore une fois, que me fait tout cela ?… Pourquoi ma tête est-elle en feu ?… Pourquoi mon cœur se déchire-t-il dans ma poitrine ?…

Ses yeux s’égaraient. Il se laissa choir de nouveau sur le divan.

— Mon Dieu !… fit-il après un long silence, pendant lequel sa physionomie, changeant peu à peu, vint à exprimer une rêverie douce et mélancolique ; pauvre Bretagne !… pauvre petite église où l’on priait Dieu du fond du cœur !… Pauvre enfant, qui aimait peut-être et qu’on abandonna pour l’ombre d’un extravagant héroïsme !… Que de souvenirs bons et chers !… Tout le reste ne fut-il pas un rêve pénible ?… Qu’y eut-il après ces années heureuses ?… Vingt années d’efforts fiévreux, de luttes entreprises pour s’étourdir et pour oublier… le jeu terrible des batailles… de l’or conquis sans joie… une vie perdue !…

Sa tête se pencha sur sa poitrine.

— Et tant de bonheur là-bas !… murmura-t-il : l’autre n’avait-il pas raison de défendre son trésor ?… Mon Dieu ! mon Dieu !… se reprit-il en tressaillant, sais-je où va ma pensée ?… S’il était vrai !… si ma souffrance avait un écho tout au fond de son cœur !… À ma plainte le silence a répondu… mais entendit-elle ma plainte ?… Oh ! l’histoire de cet homme ! Ne lui cacha-t-on pas mes regrets et ma misère ?

Sa main se glissa dans son sein, et il en retira cette boîte de sandal, dont le couvercle était chargé de diamants.

Il la contempla durant quelques secondes en silence, et ses yeux devinrent humides.

Mais, au moment où il allait l’ouvrir, ses sourcils se froncèrent ; il la remit dans son sein d’un geste plein de courroux.

Il se leva encore une fois, révolté contre lui-même.

— Folie !… folie ! s’écria-t-il, que reste-t-il d’un rêve ?… Je suis Berry Montalt, l’homme qui n’a ni regret, ni espérance !… J’ai mis un voile sur mon passé !… Je ne crois pas à l’avenir !… Je suis seul, et je suis fort !

Il s’arrêta en face d’un miroir et regarda sa taille haute et fière. Ses cheveux noirs bouclaient autour de son front. Il était jeune, brillant, superbe.

La glace lui renvoya l’orgueilleux défi qui était sur son visage.

Il sonna.

Séid montra sa face noire à la porte de la chambre à coucher.

— Mon opium !… dit Montalt, et déshabille-moi !

Il y avait bien longtemps que le nabab appelait ainsi, chaque soir, le sommeil rebelle à son chevet.

Tandis que Séid préparait le breuvage, on frappa doucement à la porte extérieure.

Montalt fit signe d’ouvrir.

C’était M. Smith, tout de noir habillé, comme il convient à un homme décent et qui sait vivre.

Montalt le reçut le verre à la main.

— Pardon, milord…, dit M. Smith que son emploi léger n’empêchait pas de garder en toute occasion une gravité puritaine ; Votre Seigneurie me paraissait occupée, cette nuit, d’affaires si importantes que je n’ai pas osé la déranger… J’avais pourtant une bonne nouvelle.

— Qu’est-ce ?… demanda Montalt en buvant une gorgée.

— Nos deux intraitables ont enfin pris leur parti, répliqua M. Smith.

— Ah !… fit Montalt ; Étienne et Roger ?…

— Non pas, s’il plaît à Votre Seigneurie, dit M. Smith. Je veux parler des deux charmantes miss que nous convoitons depuis si longtemps.

— Mes deux petits chapeaux de paille !… s’écria le nabab ; elles ont enfin consenti à vous entendre ?

— Mieux que cela !

— Elles ont promis de venir ?

— Elles sont venues, milord.

— Seules ?…

— Conduites par une honorable lady de ma connaissance… mistress Cocarde.

Montalt tenait son verre à la hauteur de ses lèvres.

— Il n’y en a donc pas une !… murmura-t-il ; toutes… toutes pour un peu d’or !…

Il avala d’un trait le reste de son breuvage.

— Pardieu ! dit-il en se dirigeant vers la porte qui avait donné passage à Séid, je vais donc m’endormir gaiement !

. . . . . . . . . . . . . . .

Il était un peu plus de neuf heures du soir quand madame Cocarde et ses deux protégées descendirent de voiture dans une de ces ruelles désertes qui côtoyaient alors les Champs-Élysées, entre l’avenue Marigny et les terrains de Beaujon. Elles traversèrent une courte allée de tilleuls, joignant les communs d’une maison de grande apparence, qui semblait illuminée pour une fête.

Diane et Cyprienne, tremblantes, se laissaient conduire par madame Cocarde, laquelle était, au contraire, fort à son aise et paraissait connaître à fond les localités.

Les deux jeunes filles ne portaient plus le costume que nous leur avons vu quelques heures auparavant dans l’avenue Gabrielle. Par une sorte de pieux instinct, au moment d’affronter le danger suprême, elles avaient repris leurs vêtements bretons : le bonnet collant des Morbihannaises, le chaste mouchoir de cou et la petite jupe en laine rayée.

Madame Cocarde avait un chapeau à haute plumes frisées et un cachemire Ternaux de qualité supérieure.

Elle sonna, un domestique vint ouvrir ; puis arriva un monsieur en habit noir qui accueillit madame Cocarde avec une politesse digne.

— Votre servante, M. Smith, dit la principale locataire d’un air dégagé, vous ne m’attendiez pas à pareille heure, je parie ?

— Il est toujours temps, belle dame…, commença M. Smith.

— Bien !… très-bien !… interrompit madame Cocarde ; je me suis un peu pressée… et voilà de petits anges qui prendraient bien quelque chose… Entrons !

M. Smith mit le binocle à l’œil et braqua sur les deux jeunes filles un regard connaisseur.

— Ah ! oh !… fit-il, modulant malgré lui les tons chromatiques de l’interjection anglaise ; Very pretty maiden, by God !…

Puis il ajouta tout bas :

— Est-ce que ce sont elles ?

Madame Cocarde cligna de l’œil et répondit :

— En propre original.

M. Smith salua et passa devant. On monta un petit escalier dont les marches disparaissaient sous la laine moelleuse d’un tapis, et M. Smith, qui montrait le chemin, ouvrit bientôt une porte au premier étage.

Il s’effaça et salua encore.

— Donnez-vous la peine d’entrer…, dit-il en indiquant la porte ouverte.

Diane et Cyprienne hésitaient.

— Allons, mes perles !… s’écria madame Cocarde, c’est de vous qu’il s’agit… Moi, je suis trop vieille…, ajouta-t-elle avec un soupir, pour entrer là dedans… on va vous servir à souper.

— C’est fait, interrompit M. Smith.

— Alors, bon appétit, mes mignonnes !… dit madame Cocarde qui poussa ses deux protégées dans la chambre, et referma la porte sur elles.

M. Smith prit un carnet dans sa poche et en sortit deux ou trois chiffons soyeux qu’il déposa dans la main tendue de madame Cocarde.

Celle-ci fit une belle révérence et disparut.

Cyprienne et Diane restaient immobiles auprès de la porte fermée. Elles n’osaient point lever les yeux, parce qu’elles croyaient voir là, quelque part, devant elles, l’objet de leur vague terreur.

Un homme sans doute, en définitive ; mais cet homme aux proportions fantastiques, ce monstre que rêve la frayeur des jeunes filles.

Ce fut Cyprienne qui se hasarda la première à relever les yeux, bien lentement d’abord et bien timidement. Elle vit une pièce de moyenne grandeur, doucement éclairée par deux lampes à verres dépolis, et tapissée de velours sombre depuis le parquet jusqu’au plafond, où des caissons sculptés encadraient de fraîches peintures.

Sur le velours des lambris tranchait un cordon de cadre d’or dont la forme élégante et les mignardes ciselures allaient bien aux toiles charmantes qu’ils renfermaient.

Les meubles étaient, comme tous ceux de l’hôtel, de la première époque du règne de Louis XV : c’étaient de véritables joyaux qu’on avait dû payer un prix fou. Dans une embrasure, une harpe, soulevant la draperie de mousseline des Indes, montrait à demi la courbe gracieuse de son accolade incrustée.

La couleur chatoyante des étoffes et l’or sculpté des membrures tranchait sur le fond sombre de la tapisserie, qui doublait leur coquette fraîcheur.

Où l’or ne se montrait point, l’émail luisait, jetant ses guirlandes de fleurs sur les consoles en bois de rose.

Il était impossible d’imaginer un boudoir plus délicieux…

Et la main qui l’avait orné ne s’était livrée ici à aucune confusion bizarre. Les souvenirs d’Asie faisaient trêve et ne venaient point, comme dans le reste de l’hôtel, contrarier le style fleuri de notre XVIIIe siècle.

On avait opté, il s’agissait d’amour, entre l’Asie savante en volupté et la France de Louis XV. On avait choisi la France de Louis XV, grand honneur pour elle assurément.

Cyprienne, dont la paupière se relevait à demi, poussa un petit cri de joie, non pas peut-être à la vue de toutes ces merveilles, mais à l’aspect d’un guéridon aux pieds de bronze, dont la tablette incrustée supportait un souper adorable. L’eau vint à la bouche de Cyprienne, qui ne put s’empêcher de sourire.

Mais elle baissa les yeux, parce que ce premier regard n’avait pas éclairé tous les coins de la chambre, et que la jeune fille gardait une bonne part de sa frayeur.

Diane, immobile et pâle, avait l’air d’une victime qui attend.

Ses idées étaient autres et plus graves que celles de sa sœur ; peut-être devinait-elle mieux la nature du danger et l’étendue du sacrifice…

La paupière de Cyprienne s’ouvrit une seconde fois, et ses narines s’enflèrent pour saisir toutes les effluves aromatiques que lui envoyait la table servie.

— Diane !… dit-elle tout bas.

Et comme sa sœur ne répondait point, elle lui secoua le bras doucement.

— Vois donc !… reprit-elle, il n’y a personne…

Les longs cils bruns de Diane se relevèrent, et son regard triste fit le tour de la chambre.

Sa poitrine oppressée rendit un soupir.

— Personne, répéta-t-elle ; mais on va venir…

Cyprienne traversa la chambre sur la pointe des pieds, et comme si elle eût craint de réveiller Barbe-Bleue endormi.

Il y avait sur la table des petits pains tendres, dorés, appétissants. La pauvre fille avança la main, la retira, puis l’avança encore. Était-ce du poison ?

Elle prit un petit pain et l’approcha de ses lèvres, qui étaient toutes pâles. Elle n’osait guère.

Mais qu’ils semblaient bons, ces petits pains ! Comme ils cédaient, en craquant, sous les doigts de Cyprienne, qui n’avait pas mangé depuis deux jours !…

Sa bouche s’ouvrit ; ses dents blanches et fines attaquèrent la croûte blonde, et le petit pain disparut comme par enchantement.

Elle en saisit deux autres et revint vers sa sœur en sautant.

— Tiens, Diane !… dit-elle en lui présentant la moitié de sa proie, il n’y a rien dedans, j’en suis sûre !

Diane, qui n’avait pas laissé échapper une plainte, était exténuée autant que sa sœur, et souffrait de la faim, davantage peut-être, car la dernière bouchée avait été pour Cyprienne.

Elle jeta sur le petit pain un regard de convoitise. Elle hésita, puis sa main s’ouvrit à son tour…

Elle mangea.

— Sens-tu ces viandes froides ?… dit Cyprienne, nous n’en avions pas vu depuis le grand dîner de Penhoël !… Si nous y goûtions ?

Diane ne répondit point.

Cyprienne fit une seconde fois le voyage, et mit deux blancs de faisan sur une assiette ; mais, au retour, elle s’arrêta à moitié chemin.

— J’y pense…, dit-elle, nous serons mal là-bas… pourquoi ne resterions-nous pas auprès de la table ?

Elle n’était plus si pâle, et son joli sourire mutin se montrait à demi, déjà, autour de sa lèvre.

Diane ne bougeait pas.

— Viens donc !… reprit Cyprienne ; je te dis que nous serons mieux auprès de la table… Ce souper-là est à nous.

Ces derniers mots parurent produire une impression pénible sur Diane, qui tressaillit et leva les yeux au ciel.

Mais Cyprienne, tout entière à sa fantaisie, la prit par le bras et l’entraîna, bon gré mal gré, vers la table.

— C’est moi qui fais le ménage !… dit-elle en roulant deux siéges sur le tapis ; commandez, mademoiselle… on vous servira.

L’instant d’après, elles étaient assises toutes deux, côte à côte, devant leurs assiettes pleines. Il y avait, ma foi, du vin dans leurs verres, et le faisan avait subi une attaque assez notable.

Diane avait résisté, mais devant cette tentation d’une table bien servie, sa faim l’avait vaincue.

Et puis là n’était pas le danger ; la prudence ne conseillait-elle pas, au contraire, de prendre des forces pour se défendre contre le péril inconnu ?

Durant les premiers instants, les deux jeunes filles se tenaient assises sur l’extrême bord de leurs siéges ; au moindre bruit qui se faisait dehors, elles frissonnaient de la tête aux pieds, laissant échapper couteaux et fourchettes.

Mais personne ne venait. Elles s’enfoncèrent plus avant dans leurs fauteuils douillets. Leur verre se vida deux ou trois fois. On ne peut dire que leur frayeur se calma, mais du moins fut-elle un peu oubliée.

Les yeux de Cyprienne commencèrent à briller ; son sourire s’épanouit plus franchement. Le front soucieux de Diane elle-même perdait peu à peu ses nuages.

C’étaient deux enfants, et les luttes récentes où les avait jetées leur enthousiaste dévouement leur avaient appris la témérité.

Elles étaient femmes par leur sensibilité profonde et aussi par la pudeur ; mais, pour tout le reste, vous les eussiez trouvées hardies plus que des pages.

Elles avaient si souvent gardé leur gaieté vive en bravant le danger de mort !

Ici le danger était autre, et les effrayait d’autant plus que leur ignorance ne savait point le définir ; mais cette ignorance même laissait à leur esprit romanesque le loisir d’imaginer des choses impossibles et de se bâtir une foule de beaux espoirs.

Et puis le péril s’éloignait, ouvrant le champ libre à leur audace un peu fanfaronne.

Elles se sentaient redevenir vaillantes. La gaieté de Cyprienne gagnait Diane, dont le front se redressait maintenant haut et brave.

Elles mangeaient d’un appétit joyeux, et faisaient maintenant comme chez elles.

Cyprienne servait de tous les plats ! de tous ! Leur faim tenace était de taille à faire table nette.

Leurs verres se vidaient lestement. Ce qu’il y avait de terrible dans leur position disparaissait à leurs yeux. Elles jasaient, elles riaient de bon cœur. Vous eussiez dit deux espiègles enfants, faisant une équipée folle en l’absence de la famille, et n’ayant rien à redouter, sinon le retour de leur mère…

Et certes, le pauvre soldat breton, veillant aux grilles de l’Élysée, aurait eu peine à reconnaître en elles les deux jeunes filles, abattues par la faim et transies de froid, dont la détresse avait ému son brave cœur, au commencement de cette soirée.

Leurs joues étaient colorées vivement ; leurs yeux pétillaient ; leurs voix se mêlaient, libres et gaies.

Elles étaient jolies à ravir !

Diane repoussa enfin son assiette.

— On ne nous empêchera pas d’avoir bien soupé, toujours !… dit Cyprienne ; mon Dieu ! que j’avais grand’faim !

— Et moi donc !…

— Et tu ne le disais pas, pauvre sœur… Il n’y a jamais que moi à me plaindre !

Diane l’entoura de ses bras et la baisa au front. Puis elle se renversa sur le dos de son fauteuil.

Son regard souriant fit le tour de la chambre.

— Comme tout cela est beau ! murmura-t-elle.

— Oh ! dit Cyprienne, la chambre de Lola que nous admirions tant à Penhoël n’était rien auprès de ces belles choses !

— Voilà le Paris que nous avions deviné !… reprit Diane dont les grands yeux noirs se voilèrent de rêverie. Te souviens-tu de ce que disaient nos livres, ma sœur ?… et de ce que nous disions dans nos longues promenades au bord du marais ?… Nous voyions des richesses pareilles et bien d’autres enchantements !… Et il nous semblait que nous étions déjà au milieu de toutes ces merveilles… assises dans un salon tout de velours et d’or, comme celui-ci… ou demi-couchées sur le gazon, rempli de fleurs et de lumières…

— Je m’en souviens, ma sœur…

— Petites folles que nous étions ! C’est que nous en perdions l’esprit !… Moi, d’abord, je voyais cela comme je te vois…

— Et moi aussi !

— Il me semblait que nos pauvres vêtements tombaient, et que nous avions de belles robes de soie… des perles dans les cheveux… des diamants au cou… des dentelles sur les épaules… Comme je te voyais jolie, ma Cyprienne !

— Et comme tu me semblais belle, Diane !

— Et, sous ces brillantes parures, nous traversions toutes ces féeries… Te souviens-tu ?… À la fin, il venait toujours un bon génie… et comme son sourire était doux !… qui nous disait : « Mes filles, tout cela est à vous… voici de l’or pour sauver Penhoël… je vous donne le choix ; restez ici ou retournez en Bretagne. »

— Et nous répondions bien vite, s’écria Cyprienne : « Merci, merci, bon génie !… nous voulons revoir ceux que nous aimons ! »

Elles se tenaient par la main, et leurs regards se croisaient.

— Qui sait ? reprit Cyprienne en baissant la voix ; le bon génie va venir peut-être…

Diane secoua la tête gravement.

— Ma pauvre petite sœur…, dit-elle, tu parles comme un enfant… il n’y a plus de bons génies.

— Oh ! s’il venait…, s’écria Cyprienne en suivant son idée, il faudrait tout d’abord délivrer l’Ange…

— Dès cette nuit !… appuya Diane entraînée à son insu.

— Mettre Madame et Penhoël dans une belle maison…

— Avec notre bon père !

— Et puis courir, courir bien vite jusqu’à Penhoël pour racheter le château.

— Nous aurions le temps, dit Diane.

— Et comme ils seraient heureux !

— Comme le pauvre Ange nous sourirait doucement !

— Et Madame…

— Et tous ! tous !… Ah ! c’est trop de bonheur !

Cyprienne se leva en frappant dans ses mains. Elle se jeta au cou de Diane dans un mouvement d’enthousiasme, et toutes deux se tinrent embrassées. Elles avaient des larmes de joie dans les yeux.

En ce moment le son d’une musique lointaine et suave arriva jusqu’à leurs oreilles. Elles se séparèrent pour écouter. C’était un mouvement de valse, lent, gracieux, balancé, qui empruntait à l’éloignement une douceur étrange.

— Qu’est-ce que cela ?… dit Cyprienne.

Diane avait la tête penchée ; elle écoutait avec ravissement.

Les pauvres filles ne buvaient que de l’eau d’ordinaire. Les quelques gouttes de vin qu’elles avaient bues exaltaient leurs têtes ardentes et vives.

Cyprienne ne se rendait plus compte du motif qui les avait amenées. Elle s’élança vers la porte de sortie tout simplement pour entendre de plus près cette délicieuse musique.

La porte était fermée.

Il y en avait une autre au bout opposé de la chambre ; Cyprienne y courut et l’ouvrit. Aussitôt que les battants sculptés eurent tourné sur leurs gonds, les deux sœurs poussèrent un cri de surprise : une lumière éblouissante inondait le boudoir.

La porte donnait sur une chambre, déserte comme la première, mais dont la fenêtre, large et haute, s’ouvrait sur le jardin illuminé.

Juste en face de la fenêtre, derrière les branches à demi dépouillées d’un platane, une splendide girandole était suspendue.

Cyprienne s’élança dans la chambre, les bras tendus et la bouche béante ; puis elle s’arrêta muette d’étonnement.

La musique se faisait entendre maintenant plus rapprochée. Cyprienne fit encore quelques pas afin de voir. Elle se mit à la fenêtre et risqua un regard au dehors.

— Oh ! ma sœur… ma sœur !… dit-elle en plaçant ses deux mains devant ses yeux éblouis c’est le jardin de notre rêve !… Nous sommes dans le palais des fées !

De la fenêtre, en effet, le jardin présentait un aspect magique. Derrière la girandole, dont les cristaux mouvants masquaient en quelque sorte la croisée, une double ligne de feux dessinait les rampes d’un cavalier, planté d’arbustes et de fleurs. Cette partie du jardin, correspondant à l’aile gauche de l’hôtel, était déserte, mais le regard en se portant à droite découvrait à travers les feuilles clair-semées d’un rideau de tilleuls l’illumination des parterres et des pièces de gazon, où déjà commençait le bal. Les jets d’eau reflétaient en gerbes colorées l’éclat des mille lumières courant le long des charmilles et marquant le dessin élégant des arcades de verdure ; partout où l’œil pouvait percer, ce n’étaient que feux étincelants et guirlandes de fleurs.

Diane et Cyprienne s’accoudaient toutes deux au balcon de la fenêtre, et ouvraient de grands yeux charmés.

Leur esprit était ébloui plus encore que leurs yeux. Les émanations tièdes et odorantes, qui montaient du jardin jusqu’à elles, les retenaient dans une sorte d’ivresse.

Elles n’avaient rien vu jamais, même dans leurs songes d’enfants, qui pût se comparer à ces splendeurs enchantées.

Quand la danse fit trêve, au delà des tilleuls, quelques couples se dirigèrent vers cette partie du jardin qui, jusqu’alors, était restée déserte.

Diane et Cyprienne quittèrent la croisée, afin de n’être point aperçues.

Ce mouvement les força d’examiner la pièce où elles se trouvaient.

Il n’y avait là aucun miracle nouveau, et pourtant les deux jeunes filles durent s’étonner encore.

C’était une pièce assez vaste, ayant deux portes dont l’une communiquait avec le boudoir, et dont l’autre était fermée à clef. Quelques siéges modestes en formaient tout l’ameublement, avec trois ou quatre armoires vitrées. Mais, dans ces armoires et entre chacune d’elles, le long des boiseries, pendait un pêle-mêle de costumes d’une richesse extrême. Il y en avait de tous les pays ; il y en avait de tous les temps. On eût pu se faire là, suivant sa fantaisie, Turc ou Turque, Persan ou Persane, brahmane ou devedaskee, châtelaine du moyen âge, dame du temps de Louis XIII, marquise Pompadour ou déesse de la Raison, car les costumes féminins étaient en majorité ; et parmi ceux de l’autre sexe, le plus grand nombre, par leur taille et leur coupe, semblaient encore destinés à des femmes. Il y avait de jolis petits uniformes, des sabres mignons, des poignards d’Andalouse ; des dominos de toutes nuances, des masques de toutes formes. Il y avait même des redingotes à fine taille et des pantalons renflés aux hanches, comme ceux que portent nos libres amazones, aux jours consacrés du carnaval.

C’était un vrai magasin.

De fait, l’hôtel Montalt possédait un théâtre, et chaque fois que le nabab donnait bal, Nehemiah Jones, le majordome, montait quelque danse de caractère.

Cette chambre qui communiquait, par une courte galerie, à l’appartement de Mirze, remplissait l’office d’une grande armoire où s’entassaient, le lendemain des fêtes, toutes les défroques du plaisir.

Diane et Cyprienne étaient femmes. La vue de ce trésor de chiffons, de ces précieuses étoffes, de ces fines broderies, de ces dentelles, les intéressait presque aussi vivement que le jardin merveilleux. Elles touchaient la soie épaisse ; le moelleux velours ; puis elles regardaient en soupirant l’étoffe grossière de leurs petites robes de laine.

Il y avait surtout deux costumes qui excitaient leur admiration.

Ils avaient dû, sans doute, être préparés pour la fête de ce soir, car ils étaient étendus sur des siéges, et semblaient attendre la main de la camériste.

C’étaient deux vêtements complets de bayadères indoues : le pantalon bouffant de mousseline pailletée d’or, la courte tunique et la veste collante ; le diadème de perles, la riche ceinture de cachemire.

L’œil de Cyprienne allait de ces costumes à la fenêtre, et trahissait naïvement la pensée qui venait de naître dans son esprit.

On entendait des voix sous la croisée.

— Rentrons, ma sœur…, dit Diane.

— Le bal est bien beau !… répliqua Cyprienne en soupirant.

Elle retourna vers la fenêtre et se pencha pour jeter un dernier regard.

Sous la girandole, au pied du cavalier, une femme s’était arrêtée, seule.

Elle essuyait son front en sueur.

Au moment où le regard de Cyprienne tombait sur elle, cette femme, qui venait de quitter la danse, ôta son masque.

Cyprienne étouffa un cri, et attira vivement sa sœur vers la fenêtre.

Le visage de la femme démasquée était éclairé en plein par les feux de la girandole.

— Regarde !… murmura Cyprienne.

— Lola !… prononça Diane tout bas.

À son tour, son regard glissa de la fenêtre aux costumes étendus sur les chaises.

— Elle ne peut être seule dans ce bal…, dit Cyprienne dont les yeux pétillaient d’audace et de désir ; si nous pouvions nous mêler à la fête, nous saurions peut-être bien des choses !…

— Notre pauvre Blanche !… pensa tout haut Diane dont le regard rêvait.

— Si elle l’avait amenée…, insinua Cyprienne.

Diane ne répondit point, mais son front, plus pensif, s’inclinait sur sa poitrine.

— Et puis, reprit Cyprienne en baissant la voix involontairement, qui sait si nous ne trouverions pas leurs traces ?…

Et comme Diane gardait encore le silence, elle ajouta :

— Je parle d’Étienne et de Roger.

L’œil de Diane se tourna de nouveau vers les costumes, qui paraissaient coupés juste à la taille des deux jeunes filles.

— C’est impossible !… murmura-t-elle en secouant la tête.

— Pourquoi impossible ?… s’écria Cyprienne qui frappa le parquet de son petit pied impatient ; nous sommes seules ; personne ne nous voit… La fenêtre est basse… et nous avons pour échelle les branches du platane…

Elle prit sa sœur par la main et l’entraîna doucement vers les costumes.

Tout en se jouant, elle dénoua le bonnet de Diane et plaça un diadème de perles sur ses cheveux bouclés.

— Si tu savais comme te voilà jolie !… dit-elle.

Diane se prit à sourire tristement.

— Petite folle !… murmura-t-elle ; tu veux donc me tenter…

— Oh !… s’écria Cyprienne, ce serait bon pour moi !… Mais toi, ma sœur, si tu cèdes, je sais bien que ce sera pour l’Ange…

Elle attacha le diadème de perles.

— Écoute, reprit-elle d’un ton sérieux, quelque chose me dit que nous trouverons là des nouvelles de ceux que nous aimons… Mes pressentiments ne me trompent guère, tu le sais bien… Et si nous sommes venues jusqu’ici, est-ce pour fuir le danger ?…

Tout en parlant, elle dégrafait le corsage de Diane qui se laissait faire.

La petite robe de laine tomba, et fut remplacée par le pantalon bouffant de mousseline, par la tunique de drap d’or et par la veste collante.

Cyprienne sauta de joie.

— Je vais donc être ainsi !… s’écria-t-elle en remplaçant par des babouches orientales les chaussures de sa sœur. À ton tour de faire la femme de chambre, Diane.

La seconde toilette fut moins longue encore que la première, Cyprienne s’y prêtait de si bon cœur !

Quand elle fut habillée des pieds à la tête, elle se regarda, rouge de plaisir.

— S’ils nous voyaient !… murmura-t-elle.

Puis elle saisit deux masques de velours, un pour elle, un pour sa sœur.

Il ne restait plus que les ceintures à nouer.

Celle que choisit Cyprienne était verte. Diane en prit une de cachemire rouge à franges d’or.

Au jardin la danse avait recommencé. Il n’y avait plus personne entre le cavalier et la fenêtre.

Cyprienne jeta ses bras autour du cou de sa sœur.

Elle était un peu pâle, et son cœur battait bien fort ; mais c’était de plaisir autant que de crainte.

— Une… deux… trois !… dit-elle en frappant ses petites mains l’une contre l’autre, pour donner le signal.

Au troisième coup, elle sauta légère comme un oiseau sur l’appui du balcon. L’instant d’après, elle retombait sur ses pieds, au bas du platane, et recevait dans ses bras Diane qui tremblait.