Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome III/09

Méline, Cans et Compagnie (Tome iiip. 201-229).


II

la martingale.


Blaise et Bibandier avaient l’air également incrédule.

— Américain, dit Blaise, tu as du talent pour ce qui est des cartes… ça, c’est une chose incontestable… mais voilà bien des fois que tu la trouves ta martingale !

— Ta martingale…, fit observer Bibandier, c’est comme le merle blanc ou le trèfle à quatre feuilles.

Il s’occupait en ce moment de boutonner, par-dessus son pantalon d’un bleu vif, un superbe gilet de velours ponceau, à boutons brillantés.

— Vous n’entendez rien à tout cela !… s’écria M. le chevalier de las Matas. Je connais maintenant Berry Montalt comme si je l’avais inventé, voyez-vous… J’ai cru d’abord qu’il faisait un peu comme nous et que sa grande fortune était dans les nuages… mais j’avais tort de croire cela… Il est riche… il est puissamment riche !… Et tout ce que possédait ce pauvre diable de Penhoël n’aurait pas pu fournir à milord son argent de poche seulement !

— Ça ne prouve pas que tu aies trouvé ta martingale ?… dit l’Endormeur.

— Attends donc !… Quant à savoir d’où lui vient cette grande fortune, je m’en doute… À Londres on n’a pas besoin d’être un aigle pour faire des coups de tous les diables, et je veux être pendu si Montalt a jamais vu son iman de Mascate autre part que dans l’histoire des voyages… Il aura eu de la chance… Il sera tombé sur une bonne affaire… Et puis l’air de Londres lui aura semblé malsain…

— Si c’est comme cela, interrompit le baron qui mettait ses soins à nouer autour de son cou osseux une cravate de satin blanc à raies couleur de feu, il n’y a rien à faire !

— Par exemple !… s’écria Robert, c’est justement ces hommes-là que j’aime !… Si Montalt était un honnête gentleman comme il veut bien le dire, on n’aurait pas trouvé tout de suite son côté faible… mais j’ai causé avec lui… je l’ai retourné en tous sens… Croyez-moi, Montalt est des nôtres… Il n’a ni foi ni loi… Et après deux ou trois verres de punch il faut voir sa face d’Anglais s’épanouir quand on lui raconte un bon tour !… La seule différence qu’il y ait entre lui et moi, c’est que j’ai soulevé des montagnes pour gagner quelques misérables sous, tandis qu’il n’a eu qu’à se baisser probablement pour ramasser des millions… Car il a des millions, et l’histoire est assez singulière.

— Je sais… je sais, interrompit Blaise. La petite boîte de sandal, dont le couvercle est en diamants… c’est peut-être du stras.

— Mon bonhomme, dit Robert avec gravité, l’autre soir, Montalt avait perdu cinquante et tant de mille francs au trente et quarante des étrangers… Je l’ai vu se lever et se rendre dans un coin de la chambre… Il nous tournait le dos… Il a pris dans sa poche un objet que je n’ai pas pu apercevoir ; mais c’était la fameuse boîte, j’en suis sûr !

— C’est une idée à toi…, interrompit Bibandier.

— Après ?… dit Blaise.

— Si c’est une idée à moi, jugez-en, reprit Robert ; cet objet mystérieux dont je vous parle il l’approcha de sa bouche et l’on entendit un petit bruit sec comme s’il eût cassé un morceau de sucre avec ses dents… L’instant d’après il revint et dit au banquier :

« — Je n’ai pas d’argent sur moi, voulez-vous m’escompter cela ? »

Robert s’arrêta.

— Et qu’est-ce que c’était que cela ? demandèrent Blaise et Bibandier.

— Cela, c’était un petit morceau de stras, comme dit M. le baron, sur lequel le banquier du cercle des étrangers compta soixante-sept billets de mille francs à Berry Montalt… Sonne un peu, l’Endormeur, et dis qu’on apporte du vin chaud… nous avons à causer de nos affaires aujourd’hui… et il faut tâcher d’en causer le plus gaiement possible.

— Ça va-t-il durer beaucoup ? demanda le baron Bibander qui dirigeait vers ses deux oreilles les bouts aigus de sa flamboyante cravate.

— N’avons-nous pas de temps ?… répliqua Robert.

— C’est que…, dit l’ancien uhlan avec un joli sourire de jeune fat, j’ai reçu ce matin de mon coquin de tailleur une polonaise dans le dernier goût… J’aurais voulu me montrer un peu au Palais-Royal et sur le boulevard, pour voir l’effet.

— Tu te montreras demain.

— Sans doute… Mais demain, mon coquin de tailleur aura peut-être livré d’autres polonaises pareilles à la mienne… de sorte que je me trouverai en danger de croiser sur ma route le premier faquin venu habillé tout comme moi.

— Ce sera piquant pour le faquin, grommela Blaise. Joseph, ajouta-t-il en s’adressant au garçon qui entrait, un bol de vin chaud pour M. le chevalier, et du punch pour moi.

— Et pour M. le baron ?… demanda le garçon.

Bibandier se gratta l’oreille.

— Le punch… le vin chaud…, murmura-t-il, ça fait monter le sang à la tête… et vous devenez rouges comme des homards… Moi, j’aime les teints pâles… Joseph, vous me donnerez un bichof.

— Ah çà !… dit Blaise quand le garçon fut parti, tu oublieras donc toujours que tu es Allemand, toi ?

Bibandier s’élança vers la porte.

— Endentez-fus ?… cria-t-il à travers les escaliers. Chossèphe !… fus mé tonnerez eine pichof !

Ayant ainsi réparé très-adroitement son étourderie, M. le baron revint s’asseoir au devant de sa glace.

— Pour en finir une bonne fois avec Montalt, reprit Robert, je suis moralement certain que la volonté d’essayer quelque aventure ne lui manque pas… Seulement il n’est pas très-fort, et comme, d’un autre côté, il se sent riche, rien ne le presse… Mais si l’on parvenait à lui persuader que, sans danger aucun, on peut faire une rafle honorable, vous verriez comme il sauterait !

— Le vin chaud de M. le chevalier ! dit le garçon.

Les deux autres garçons qui suivaient ajoutèrent :

— Le punch de M. le comte !

— Le bichof de M. le baron !

Les trois gentilshommes se versèrent à boire.

— Je l’ai sondé…, poursuivit Robert ; cet homme-là n’a pas du moins le défaut d’être hypocrite… Vous lui diriez que vous avez volé le tronc des pauvres dans une église, qu’il trouverait cela tout simple… Mais ce qui le séduit par-dessus tout, c’est l’idée de faire sauter comme cela, l’une après l’autre, toutes les banques des maisons de jeu de Paris.

— À la santé de ta martingale ! dit Blaise.

— À la sandé té dâ mârdingâle !… répéta le noble baron, qui baragouinait de tout son cœur, maintenant que cela n’était plus nécessaire.

— Buvez…, buvez, mes braves !… continua Robert ; cela en vaut parbleu bien la peine… Et d’abord, ma martingale, dont vous faites tant de gorges-chaudes, aura, du moins, eu ce résultat de nous valoir notre invitation de ce soir.

— Du tout ! se récria Bibandier, ce Montalt a un certain coup d’œil… Il a reconnu en moi un homme comme il faut, et il m’a engagé à lui faire l’honneur de dîner à son hôtel… Quoi de plus simple ?

— Le fait est…, dit Blaise que tu te donnes ici des gants, M. Robert… Le Montalt est venu à moi et m’a dit :

« Cher comte, vous êtes un bon enfant et je m’estimerais heureux de vous voir assis à ma table. »

Robert haussa les épaules…

— Fous que vous êtes ! dit-il, et ingrats ! Vous verrez que je remplirai vos poches sans avoir droit seulement à la moindre reconnaissance.

— Remplis toujours, Américain, et ne t’inquiète pas du reste !

Robert but à petites gorgées un verre de vin chaud et rassembla les notes éparses sur sa table.

— Voulez-vous que je vous explique ma martingale ?… demanda-t-il.

Blaise rapprocha son fauteuil ; la figure de Bibandier lui-même prit une expression de curiosité.

Robert se recueillit un instant, puis il commença d’un ton d’emphase vive et avec des gestes d’orateur :

— Mon système peut s’appliquer à tous les jeux de hasard où les chances contraires se répartissent entre un certain nombre de joueurs indépendants, d’une part, et un joueur unique, de l’autre, forcé de tenir toutes les mises : soit au banquier.

« L’avantage de la banque, dans les maisons soumises à une surveillance légale, peut être déterminé par une fraction variable qui d’ordinaire est d’un dix-huitième et que j’élève, moi, à un douzième, pour aller au-devant des objections.

« Nous sommes à une table de roulette… Vous me suivez bien ?

— Parfaitement, dirent les deux auditeurs.

— Nous sommes, à une table de roulette, trois associés qui se disséminent parmi les joueurs… Pour l’intelligence de mon système, je donne un nom aux trois associés… Je suis, moi, je suppose, l’agent principal, la cheville ouvrière… vous deux, vous êtes des agents de second ordre ; toi, Blaise, tu es le levier…, toi, Bibandier, tu es le contre-poids.

— C’est comme une horloge ! murmura l’ancien uhlan.

— Oh ! oh ! mon vieux, s’écria Robert, tu parles vrai en croyant rire… c’est en effet une mécanique… une mécanique dont les rouages subtils et compliqués s’engrènent d’une façon merveilleuse.

Blaise et Bibandier écoutaient bouche béante. Ils firent seulement un peu la grimace lorsque Robert ajouta :

— Ces notions préliminaires étant posées, je suis obligé d’appeler l’algèbre à mon secours pour expliquer le mécanisme de mes combinaisons.

— Sais-tu l’algèbre, toi, l’Endormeur ?… demanda Bibandier.

— Non… Et toi ?

— Moi, mon éducation a été tournée entièrement vers la littérature… C’est égal, Américain, va toujours !

— J’établis une progression géométrique…, reprit Robert en feuilletant ses notes comme un avocat qui plaide ; le nombre des termes importe peu, et la raison de ma progression est invariablement le nombre deux, puisque la série des coups double toujours la mise pour le gagnant quel qu’il soit, ceci dans le jeu simple.

« Je dis donc : a est à b comme b est à c, comme c est à d… soit : a : b : c : d : e… etc.

— Comprends pas !… interrompit Bibandier.

— Voilà qui est fatal !… s’écria Robert ; inventer une théorie mathématique et transcendante pour venir se briser contre l’ignorance aveugle !

— Ne te désespère pas, Américain…, dit Blaise. J’ai idée que milord sait les mathématiques.

M. le chevalier de las Matas éleva son verre jusqu’à la hauteur de ses lèvres, autour desquelles errait un sourire douteux.

— Il ne faudrait pas non plus qu’il en sût trop long !… murmura-t-il.

Puis il ajouta en reprenant le fil de son explication :

— Mais, au demeurant, c’est si profondément clair et simple, comme toutes les grandes idées, que vous-mêmes vous allez me comprendre.

« Soit mon enjeu premier représenté par la quantité n ; ton enjeu, à toi, Blaise, mon agent-levier par la quantité n’, et le tien, Bibandier, mon agent-contre-poids, par la quantité n”, continua Robert.

« J’établis tout d’abord que n égale a, le premier terme de ma progression par quotient ; en outre, n égale n” moins n’, attendu que le contre-poids doit représenter, au début de la partie, la somme formée par ma mise n et la mise du levier n”.

— Pourquoi cela ? demanda Blaise.

— Pour une cause bien simple… Au moment où la partie s’engage, mon levier et moi nous jouons les mêmes chances… Il faut donc que le contre-poids, comme son nom l’indique…

— Parbleu !… fit le baron Bibander, ça va de soi-même… L’Endormeur est bouché comme un cigare de la régie !

— Mais pourquoi l’Américain et son levier jouent-ils les mêmes chances ?… demanda encore Blaise.

— Cette question me fait plaisir, mon garçon, répliqua Robert : elle prouve que tu commences à voir plus clair… Mon levier et moi nous allons ensemble parce que le principal danger pour l’inventeur d’une martingale est de se voir deviner par la banque… Toute série de paroli est redoutable pour l’administration… Et en définitive, sans les manœuvres qu’on emploie pour déjouer des calculs qui n’ont rien de condamnables, nous verrions la banque sauter trois ou quatre fois tous les soirs ; mais voici qui arrive… Dès qu’un homme se présente avec l’intention de martingaler, son jeu est percé à jour à l’instant même… si c’est un maladroit, on le laisse faire… si c’est un habile, on neutralise ses coups à l’aide de coups semblables tenus par quelque affidé de la maison… Moi j’ai mon levier qui me sert à dérouter tout espionnage… Mon levier connaît son rôle… il sait par cœur ses instructions invariables… si bien qu’au moment où le banquier attend mon quatrième ou mon cinquième paroli, je cesse de jouer tout à coup, ce qui lui donne le change… Comprends-tu maintenant ?

— Un petit peu…, dit Blaise.

Le baron Bibander, qui vidait, parmi les mèches de sa crinière, un plein flacon d’huile antique, fit un geste de dédain.

— Un petit peu !… répéta-t-il ; moi, j’ai beau ne pas savoir l’algèbre, je trouve que la mécanique de l’Américain n’a qu’un défaut, c’est d’être trop simple… Va, mon bonhomme, on te saisit !

— De la seconde équation posée plus haut, reprit Robert, découle cette première conséquence rigoureuse savoir : que si la partie s’engageait et se continuait sur ces bases, la perte et le gain devraient se balancer complétement…

— Sauf les sorties du zéro et du double zéro, interrompit Blaise.

— J’allais y arriver…

— Mais, mon petit, dit Bibandier en s’adressant à Blaise, il allait y arriver !… Tu vois bien que tu nous embrouilles… Donne-nous la paix, au nom de Dieu !

On ne savait en vérité, si l’ancien uhlan parlait ainsi de conviction ou par raillerie. Ses deux mains se plongeaient ensemble avec action dans les mèches de sa chevelure, que l’huile prodiguée ne pouvait point amollir. Il y allait d’un grand sérieux, et, en apparence, de la meilleure foi du monde.

Mais ceux qui connaissaient Bibandier savaient qu’il gardait comme cela les dehors d’une naïveté crédule, jusqu’au moment où il lui plaisait de mettre les rieurs de son côté.

— J’y arrivais…, poursuivit Robert ; sans cet obstacle que présentent les chances réservées au banquier, le problème serait aussi par trop facile à résoudre.

« Loin de méconnaître ces chances, je les exagère en les portant à un douzième, tandis que, de l’aveu même de Blaise, qui parle de deux numéros sur 38, elles ne sont que de un dix-neuvième.

« Entrons dans le raisonnement… Vous voyez bien ce gros livre ? (Il montrait un énorme registre ouvert à côté de lui.) Ce gros livre contient les passes des deux couleurs, notées par un piqueur de carte du 115, depuis que l’établissement existe… C’est officiel ! Et j’espère que nous avons là plus d’éléments qu’il n’en faut pour fonder un solide calcul de probabilités.

— Ça doit être un bien bon ouvrage !… dit le baron Bibander.

— Un ouvrage excellent !… une fois qu’on y a mis le nez, on ne peut plus se lasser de le feuilleter… D’après mes recherches, je constate une balance à peu près exacte entre les sorties des deux couleurs… Je constate en outre que la plus grande série, pouvant être considérée comme normale, porte au chiffre treize l’exposant le plus fort auquel doive arriver la raison de notre progression géométrique, car il est superflu d’énoncer que nous raisonnons sur les chances probables et non sur des miracles qui arrivent une fois l’an…

Bibandier, qui s’acharnait au grand œuvre de sa coiffure, approuva de la brosse et du peigne.

— Mes prémisses seront complètes, poursuivit Robert, lorsque j’aurai ajouté que de 1 jusqu’à 13 il est des nombres en quelque sorte climatériques où s’arrêtent le plus souvent les séries : je citerai 5, 7 et 10, 7 surtout. D’après l’expérience, je parierais cinquante contre un pour le nombre 7.

— Moi aussi !… dit le baron Bibander.

— Mais, continua Robert, ce sont là de simples étais qui ne font que soutenir, au besoin, les bases solides de mon système.

« Examinons d’abord les séries pendantes. Je place ma mise n = a sur la rouge, le levier fait de même… Le contre-poids met sur la noire n” = n n’.

« Je perds, et le contre-poids gagne. Rien de fait par conséquent.

« Je pose 2n = b ; le levier pose 2n’. Nous perdons.

« La mise du contre-poids qui gagne arrive alors au troisième terme d’une progression que je figurerai :: a” : b” : c” : d” : e”

« Rien de changé jusqu’au cinquième coup. C’est alors seulement que je cesse de jouer, laissant le levier poursuivre son paroli… Il fallait bien tenir compte de la chance climatérique attachée au chiffre cinq.

« Si nous perdons encore, le contre-poids réalise déjà un bénéfice…

« Au sixième coup, le levier s’abstient. Il faut vous dire que le sixième coup est une affaire sûre. Quand on a dépassé cinq, on arrive à sept forcément.

— Je le crois ma foi bien ! dit le baron Bibander.

— Au septième, c’est tout le contraire… le septième tour est le terme important de mon système… conversion entière !… Le contre-poids met sa mise dans sa poche et nous allons en grand, le levier et moi.

« Suivant toute probabilité, nous gagnons, cette fois.

« Pour obtenir la somme de notre gain, il suffit d’un petit calcul élémentaire fondé sur cette proposition algébrique que vous trouverez dans Bourdon, dans Raynaud et même dans Bezout : un terme de rang quelconque est égal au premier terme, multiplié par une puissance de la raison d’un degré marqué par le nombre des termes qui précèdent celui que l’on considère…

« D’où il suit que le gain est représenté ici par a″  2 à la sixième puissance.

« D’où l’équation g″ =  a″  26

« Est-ce clair ?…

— Comme le jour !… fit Bibandier.

Blaise perdait plante.

— Ce sera bien, dit-il, si tu gagnes…

— Oh !… oh !… oh !… fit Bibandier avec dégoût, voilà un garçon véritablement terrible !… Mais, mon Dieu ! nous ne sommes pas à l’heure… donne-nous le temps de nous expliquer !… En attendant, j’empoche, moi, contre-poids, a″  26, et je dis à l’Américain : Mon petit, tu m’intéresses ; veuille poursuivre…

— Il est évident, reprit ce dernier, que l’on peut perdre ; sans cela, M. le fermier des jeux ne payerait pas un si beau bail au gouvernement… Mais, à l’aide de ce registre, je vous prouverai quand vous voudrez que toutes les chances sont pour nous dans ce cas particulier.

« La série gagnante suit la même marche, en sens contraire, et je regarde comme superflu, mon cher lord…

— Comment ! mon cher lord !… interrompit Blaise ; tu bats la campagne.

— L’Endormeur !… prononça gravement Bibandier, j’ai parcouru la France depuis Paris jusqu’à Brest… et je n’ai jamais rencontré un animal aussi honteusement dépourvu d’intelligence que vous, mon cher ami… Vous croyez donc que l’Américain s’est donné la peine d’inventer toutes ces drôleries pour nos beaux yeux ?

— Mais ce sont des faits sérieux !… se récria Robert.

— J’entends bien, mon petit…, répliqua le baron ; c’est même plus que sérieux, c’est assommant ! Mais que demandes-tu à Montalt pour ces diables de progressions géométriques qui vont lui faire un matelas de billets de banque ?

— Deux cent cinquante-sept mille cinq cent trente-huit francs quatre-vingt-quinze centimes…, répondit Robert ; tout est calculé, voyez-vous, avec une précision rigoureuse… Tu ris, maître Bibandier, et toi, Blaise, tu n’y vois goutte !… Mais si vous vouliez prendre la peine de lire mon livre d’un bout à l’autre…

Les deux gentilshommes firent un geste d’effroi en regardant le monstrueux registre.

— Américain, dit Bibandier, tu tiens ton affaire ! voilà le véritable argument des arguments… Emporte avec toi ton registre et dis à Montalt : « Milord, lisez ou payez !… » Je veux que le diable m’enlève si tu t’en reviens les mains vides !

Robert n’était pas en train de goûter la plaisanterie.

— Puisque je vous dis, s’écria-t-il en frappant du pied, que c’est une combinaison certaine !… La ferme des jeux fait sa fortune avec un misérable surcroît de chance de un dix-neuvième… Savez-vous quelle est notre chance, à nous ?… Un sixième et quelque chose, messieurs, presque un cinquième !

Bibandier le regarda d’un air étonné.

— Ah çà !… murmura-t-il, est-ce que l’Américain, à force de mentir aux autres, serait arrivé à se tromper lui-même ?… Ce serait très-fort… Messieurs, si vous avez encore quelque chose à dire, faisons remplir les bols, car nous sommes à sec.

Robert repoussa la table où se trouvaient ses calculs, et mit ses pieds au feu.

— Sonne, Blaise !… dit-il, et approchez-vous tous les deux… Que mon système soit vrai ou faux, je veux en faire de l’argent dès ce soir, et vous ne rirez plus, mes camarades, quand vous verrez notre caisse pleine… Du punch, Joseph !… et lestement !

Une fois les bols remplis, nos trois gentilshommes trinquèrent fraternellement, et Robert reprit :

— Je regarde l’invitation de Montalt comme le commencement d’une ère nouvelle pour nous trois, mes enfants… Avec un peu d’adresse et de tenue, cet homme-là nous mènera très-loin… Mais il faudra jouer serré… Blaise et moi nous avons fait là-bas à Penhoël une école qui nous vaut bien vingt ans d’expérience… Ne donnons rien au hasard, croyez-moi, et faisons un peu le bilan de notre situation… Blaise et moi, nous avons apporté chacun dix mille francs à la masse.

— Et moi, dit Bibandier, quinze mille que ce vieux grigou de Pontalès a eu bien de la peine à me lâcher… Voilà un gaillard que ce vieux Pontalès !

Les sourcils de Robert se froncèrent.

— Entre lui et nous, murmura-t-il, la partie n’est peut-être pas finie… Il a escamoté la première manche, grâce à toi, mons Bibandier… Mais gare à la seconde ! 

— Allons !… allons !… dit l’ancien uhlan, ne revenons donc pas sur nos vieilles rancunes !… J’ai donné cinq mille francs de plus que ma mise pour racheter votre précieuse amitié, mes braves… Et, si vous me l’avez rendue, ajouta-t-il avec sentiment, c’est le meilleur marché que j’aie fait de ma vie… Quant à Pontalès, je le déteste au moins autant que vous… Ah ! le vieux coquin !… Quand vous fûtes partis, si vous saviez comme il nous traita, maître le Hivain et moi ! Pour Macrocéphale, je ne dis pas : un gratte-papier poudreux !… un misérable fesse-mathieu, laid comme une douzaine d’huissiers râpés ! Mais moi…, un homme comme il faut !… Il arriva là au moment où j’introduisais le couteau sous l’aile de la fine volaille, cuite à point… Il me dit… Vous croyez qu’il me dit : « Mon garçon, asseyons-nous là et trinquons… » Non pas !… il prit sa voix de l’ancien régime et me tint à peu près ce langage : « M. Bibandier, voici une excellente poularde et du meilleur vin de la cave de Penhoël…, mais tout cela vous passera sous le nez, M. Bibandier, parce que vous n’êtes pas digne de vous asseoir en mon illustre compagnie… Allez, mon brave M. Bibandier, allez à l’office souper avec vos pareils… » Saperlotte !… Le vieux malhonnête !… Je ne lui pardonnerai jamais cela !

— Deux fois dix mille et quinze mille, reprit Robert qui avait attendu patiemment la fin de la précédente tirade, font trente-cinq mille francs… Depuis six semaines nous vivons là-dessus et nous vivons bien… pourtant, grâce à notre commerce, nous avons une cinquantaine de mille francs en caisse.

— Ça ne va pas trop mal.

— Sans doute… mais pour réaliser certaine idée que je veux vous soumettre, cela va beaucoup trop lentement… Certes, nous sommes en belle passe… si, comme je le crois d’après les nouveaux renseignements pris là-bas, l’aîné de Penhoël, notre fameux oncle d’Amérique, est de retour en France ; nous arrivons, par ma chère petite fiancée Blanche, à un superbe héritage…

— Nous ! répéta Bibandier d’un ton caressant.

Blaise secoua la tête.

— Mes bons amis, dit Robert, il est manifeste que nous n’épouserons pas tous les trois ma jolie fiancée… mais il y a dix à parier contre un que l’oncle d’Amérique fera le diable… Vous savez qu’il passe pour un rude gaillard !… J’aurai besoin de votre aide, et toute peine mérite salaire… Il ne s’agira pas probablement de bagatelles, voyez-vous bien, et il faudra de la résolution… mais je m’en fie à vous… l’ami Blaise est connu… Et toi, Bibandier, nous n’avons pas oublié ce que tu as fait pour nous sur le marais de Glénac, la nuit de la Saint-Louis…

Bibandier, à qui le bichof donnait de belles couleurs, devint pâle tout à coup et baissa les yeux à ce souvenir brusquement éveillé.

— Moins tu parleras de cette nuit-là, M. Robert, dit-il d’un ton sec, mieux cela vaudra pour nous tous !

— À la bonne heure… je croyais te faire un compliment… Si, au contraire, l’oncle d’Amérique est une chimère, eh bien ! on rendra l’Ange à sa mère éplorée, et l’on se livrera à l’exploitation sérieuse de Berry Montalt, ancien général en chef des armées du roi des Antipodes… et je vous réponds de celui-là corps pour corps… Mais, dans l’un et l’autre cas, il faudrait attendre… voir venir… et nous ne le pouvons pas.

— Pourquoi ?… dit Blaise, nous avons de l’argent devant nous.

— Oui… mais le terme du réméré tombe dans quelques jours.

— Quel réméré ?

— Celui de nos fermes, moulins, prairies et futaies de Penhoël.

— Tu songes encore à cela, toi ?… s’écrièrent ensemble Blaise et Bibandier.

— Je ne songe qu’à cela !… répliqua Robert. Peste ! mes fils… vous oubliez que c’est l’héritage légitime de ma chère petite femme… J’y tiens énormément… et si vous aviez du cœur, vous y tiendriez autant que moi… Ne serait-ce pas charmant de corriger, mais là, sévèrement, ce vieux routier de Pontalès ?

— Pour ça, dit Blaise, il nous a joués d’une polissonne de manière !

— Quand je songe au sourire narquois qu’il avait en me mettant à la porte…, appuya Bibandier, vrai ! ça m’a été plus sensible que s’il m’avait seulement traité comme vous deux !… parce que mon fort à moi, comme vous savez bien, c’est la délicatesse.

— Vengeons-nous !… s’écria Robert, rachetons Penhoël !

— Qu’en dis-tu, toi, l’Endormeur ?… demanda Bibandier ; moi, le pays me plaît assez…

— Un pays de Cocagne !… murmura Blaise ; quelle bonne vie nous faisions dans ce manoir, l’Américain et moi !

— Il y aurait où nous mettre tous trois, reprit Robert ; tous trois à l’aise… et une fois là, quelles croupières nous taillerions à M. le marquis !… Une chose certaine, c’est que les paysans le détestent… On leur monterait la tête… et qui sait si un beau jour nous ne chasserions pas le vieux renard de son propre château de Pontalès ?

Le baron Bibander se frotta les mains.

— Je me chargerais de l’exécution, s’écria-t-il. Ah ! M. le marquis… ce serait drôle, allez !

Il cambra sa longue taille et fit mine de chiffonner son jabot.

— Allez, mon cher ! reprit-il en s’adressant à Pontalès absent, avant de partir, je vous permets de manger un morceau à l’office… L’insolent ! s’interrompit-il.

— Avant tout, dit Blaise, il y a un petit inconvénient… N’est-ce pas à cinq cent mille francs que s’élève le taux du réméré ?

— Juste.

— Nous ne les avons pas, ce me semble ?

— Gagnons-les.

— Je le veux bien… mais comment ?

— Je ne dis pas que ça se fera tout seul… mais, ce soir, nous aurons un pied à l’hôtel de milord : profitons-en… Que chacun de nous prenne sa part de besogne… Toi, Blaise, avec ton air sans-souci, lève un peu la carte des localités… Toi, Bibandier, tâche de savoir où se nichent ces diamants qu’on arrache avec les dents, comme des morceaux de sucre candi… Moi, je resterai dans mon rôle… Je tâterai… je chercherai le joint… Soit avec ma martingale, soit avec autre chose, je compte bien le bloquer… Mais, en définitive, si on ne pouvait pas, resterait à tenter le grand coup de force… Que diable ! ce n’est pas la mer à boire que de fouiller la poche d’un homme ivre ou de crocheter un méchant petit secrétaire en bois de rose !…

— Moi, ça m’irait assez !… dit le baron Bibander ; ma main se gâte…

— Moi aussi…, ajouta Blaise. Je me fierais mieux à ce jeu-là qu’à la meilleure des martingales… Mais il y a encore un autre obstacle.

— Quoi donc ?

— C’est René de Penhoël tout seul qui a droit au rachat.

— C’est ma foi vrai !… murmura l’ancien uhlan : voilà l’Endormeur qui a une idée.

— Mes fils, dit Robert d’un ton doctoral, croyez bien que quand je propose une affaire, ce n’est pas à l’aveugle… Me prenez-vous donc pour un bambin ?… C’est toujours au nom de Penhoël que j’ai compté agir pour solder le réméré… Vous savez cela aussi bien que moi… Penhoël est un pauvre diable qui nous donnera sa procuration pour un morceau de pain.

— Si on peut le trouver…, interrompit Blaise.

— On le trouvera.

— Tu sais où il est ?

— Un peu, mon bonhomme.

— Ce diable d’Américain !… murmura Bibandier avec admiration.

— Où est-il ?… demanda Blaise.

— À Paris, mon fils, répliqua Robert. Et je me charge de lui faire signer tout ce que nous voudrons.

La pendule du salon sonna cinq heures.

Nos trois gentilshommes se levèrent.

— Oh ! oh !… fit le baron Bibander. Le temps passe vite, quand on est comme cela entre bons camarades… Vous n’avez plus qu’une heure pour vous habiller, mes garçons.

— Bah !… dit Robert, les gens de bon ton se font toujours un peu attendre.

— Et la voiture que nous devons choisir en passant aux Champs-Élysées ? reprit Bibandier. Allons !… allons !… pour une première fois, il ne faut pas arriver trop en retard…

Le jour commençait à tomber. Le chevalier de las Matas et le comte de Manteïra prirent des bougies pour se retirer dans leurs chambres et procéder à leur toilette.

Resté seul, Bibandier poussa un sourire de soulagement.

— J’ai cru qu’ils ne me laisseraient pas un instant pour faire mes petites affaires ! murmura-t-il ; il n’y a pourtant pas moyen de se présenter comme cela !… ajouta-t-il en lançant une œillade amoureuse à son miroir, je suis rouge comme un homard… Et c’est très-mauvais genre !

Il regarda tout autour de lui d’un air inquiet, et poussa discrètement les verrous des deux portes ; puis il prit dans son secrétaire une petite cassette, fermant à clef, qu’il ouvrit.

Dans cette cassette il y avait une grande quantité de tampons de soie et de pots de fard, rangés en bon ordre.

Bibandier en saisit un qui contenait du blanc végétal, et revint sur la pointe des pieds vers son miroir.

Un tampon de soie tout neuf fut trempé dans la liqueur réparatrice, et l’ancien uhlan, le sourire aux lèvres, étendit sur son visage une couche d’intéressante pâleur.

Pour qui l’eût connu autrefois en Bretagne, alors qu’il couchait dans son trou de la lande de Bains et qu’il se contentait de ses misérables haillons, cette coquetterie soudainement venue aurait pu paraître curieuse.

Mais Bibandier avait pris fort au sérieux son rôle nouveau de gentilhomme, et pour trouver un terme de comparaison qui lui fût applicable, besoin serait de remonter jusqu’au pauvre beau Narcisse, se mourant à contempler sa propre image.

Bibandier resta un gros quart d’heure devant sa glace, s’admirant de bonne foi et se faisant à lui-même des mines fort agaçantes.

Puis il serra les trésors de son teint dans sa petite cassette, et attendit ses deux compagnons de pied ferme.

Quand ceux-ci revinrent, ils le trouvèrent la canne et le chapeau à la main, ganté de frais, orné d’épingles d’or, de chaînes d’or et de breloques. Son costume éblouissant se complétait par un habit de drap violâtre, à reflets lilas, qui chatouillait l’œil de la plus séduisante façon.

Il était laid à se montrer pour de l’argent.

Nos trois seigneurs sortirent de l’hôtel. Le temps était sec et très-froid. Ils gagnèrent à pied les Champs-Élysées où ils avaient commandé un équipage.

La nuit se faisait. Les Champs-Élysées étaient déjà presque déserts. Seulement, au tournant de l’avenue Gabrielle, deux petites chanteuses des rues s’étaient établies entre deux chandelles, dont le vent tourmentait la flamme fumeuse, et disaient des chansons en s’accompagnant de la harpe.

En passant devant elles, Blaise, qui parlait avec action, renversa du pied une des deux chandelles et poursuivit sa route, sans même donner un regard aux deux pauvres filles, qui avaient interrompu leur chanson.

Il n’en fut pas de même de Bibandier, qui marchait en avant et qui se retourna.

À la vue des deux jeunes filles, l’ancien uhlan s’arrêta court, comme si une main de fer l’eût saisi au collet.

En ce moment son blanc végétal ne lui servait à rien, car il était pâle comme un mort.

— Qu’as-tu donc ?… demanda Robert.

— Rien… rien !… balbutia le baron : un éblouissement subit… J’ai cru que j’allais me trouver mal.

Il poursuivit sa route avec rapidité et comme on prend la fuite.

On entendait les voix tristes et tremblantes des deux pauvres filles qui continuaient leur chanson, pour gagner le pain de la soirée.