Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome III/03

Méline, Cans et Compagnie (Tome iiip. 47-65).


XVIII

l’heure de l’exil.


Dans cet homme, à la pose robuste et fière, qui se dressait, l’épée haute, au devant de sa femme, René de Penhoël ne reconnut pas d’abord le pauvre oncle Jean. Il était si bien habitué à voir la figure du bon vieillard se pencher, humble et douce, sur sa poitrine ! Dans ce premier moment, il crut presque rêver.

Il recula d’un pas, et agita son épée en avant, comme s’il eût voulu écarter le fantôme.

Son épée rencontra celle de Jean de Penhoël, et rendit ce bruit de fer qui éveille comme le son d’un clairon.

La lumière de la lampe tombait d’aplomb sur le front du vieillard, couronné par ses cheveux aussi blancs que la neige. Son regard était triste, mais ferme. Au bruit des deux épées qui se choquaient, un fugitif éclair s’était allumé dans sa prunelle.

On voyait à cette heure que Jean de Penhoël, le paisible et bon vieillard, avait dû porter fièrement autrefois le nom de ses pères…

Un instant René demeura muet à le contempler.

— Allez-vous-en ! dit-il enfin, et ne me tentez pas !… car, si je n’étais pas à l’heure de ma mort, j’aurais avec vous aussi un compte à régler, mon oncle !…

Le vieillard garda le silence.

— Allez-vous-en !… répéta René dont les doigts se crispaient autour de la poignée de son arme.

L’oncle Jean ne répondit point encore.

Ses grands yeux bleus se fixaient, calmes et résignés, sur la figure décomposée de son neveu.

L’écume venait aux lèvres du maître de Penhoël.

— Allez-vous-en !… répéta-t-il pour la troisième fois ; vous savez bien que cette femme est coupable… et qu’un fils de Penhoël n’a qu’une manière de se faire justice…

— Je sais que votre femme est une sainte, répondit enfin l’oncle Jean de sa voix douce et pénétrante, et je sais que mon devoir est d’arrêter la main du fils de Penhoël qui va commettre un lâche assassinat.

René brandit son arme en poussant un rugissement.

— Je suis le maître !… s’écria-t-il ; arrière, ou vous êtes mort !

Il s’élança. L’oncle Jean resta droit et ferme. Sa main fit à peine un imperceptible mouvement, et l’épée de René tomba sur le plancher.

René la ramassa en blasphémant, et revint à la charge ; mais il portait en vain des coups furieux : on eût dit qu’il s’attaquait à un mur de pierre.

L’oncle Jean ne bougeait point. On voyait toujours sa main haute tenir l’épée au devant de sa poitrine. Il se contentait de parer et ne portait pas un seul coup.

René haletait. Son front ruisselait de sueur. Il s’appuya bientôt, épuisé, à la muraille.

— Ah !… dit-il en grinçant des dents, ce que vous faites là est pour payer les bienfaits de mon père et mes bienfaits à moi, n’est-ce pas, Jean de Penhoël ?…

— Que Dieu me donne l’occasion de mourir pour vous, mon neveu, répliqua le vieillard dont le souffle était toujours égal et tranquille ; vous verrez si je suis un ingrat !…

René, tout en affectant une extrême lassitude, le guettait de l’œil sournoisement. Quand il crut l’instant favorable, il s’élança d’un bond et lui poussa une furieuse botte en pleine poitrine. L’oncle Jean reçut le choc sans broncher, comme toujours, et l’épée du maître de Penhoël sauta une seconde fois hors de ses mains.

Il voulut se baisser pour la reprendre, mais il avait mis tout ce qui lui restait de vigueur dans son dernier élan. Sa tête appesantie entraîna son corps ; il se coucha lourdement sur le plancher, et ne se releva plus.

La fatigue épuisante du combat, l’émotion, l’ivresse arrivée à son comble, se réunissaient pour le clouer au sol, inerte et incapable désormais de faire un mouvement.

L’oncle Jean déposa son épée et passa le revers de sa main sur son front où perlaient quelques gouttes de sueur. Son regard se tourna vers le ciel pour remercier Dieu ; puis il s’agenouilla auprès de Marthe dont il soutint la tête décolorée entre ses mains, qui tremblaient à présent.

Madame recouvrait ses sens. Elle prononça le nom de Blanche, car la mémoire lui revenait en même temps que la vie.

— Nous la retrouverons, ma fille…, dit l’oncle Jean.

Le regard de Marthe fit le tour de la chambre, et resta fixé sur la place vide où pendait naguère le portrait de Louis de Penhoël.

— Je me souviens ! murmura-t-elle. Oh ! pourquoi ne m’a-t-il pas tuée ?

L’oncle Jean l’attira sur son cœur.

— Nous la retrouverons, dit-il encore. Je vous promets que nous la retrouverons !…

Il avait de bonnes paroles pour consoler et rendre un espoir qu’il ne gardait point lui-même, car des fenêtres de sa chambre il avait vu Robert emporter son fardeau à travers le jardin et descendre ensuite au grand galop le chemin qui conduisait au bac.

Son premier mouvement avait été de poursuivre le ravisseur, car l’échelle dressée contre la fenêtre de l’Ange lui donnait tout à deviner ; mais lorsqu’il atteignit Port-Corbeau, Robert avait déjà passé l’Oust, et courait ventre à terre sur la route de Redon.

C’était Robert que Vincent de Penhoël, revenant au manoir, avait rencontré dans le taillis, à la hauteur du bourg de Bains.

Tandis que l’oncle Jean remontait tristement la colline, Vincent poussait son cheval de toute sa force. Il avait grande hâte d’arriver. Depuis six mois qu’il était parti, aucune nouvelle du manoir ne lui était parvenue. Tout à l’heure, pendant qu’il traversait Redon, ceux qu’il avait interrogés sur Penhoël avaient secoué la tête sans répondre.

Il y avait un endroit dans la ville où l’on savait toujours ce qui se passait à Penhoël. Vincent était entré à l’auberge du Mouton couronné, mais depuis le matin l’auberge avait changé de maître : le vieux Géraud et sa femme, ruinés tous deux, s’étaient retirés au port Saint-Nicolas, de l’autre côté de la Vilaine.

Vincent avait dans l’âme un pressentiment douloureux. Mais, en même temps, son cœur battait de joie. Quelques minutes encore et il allait revoir l’Ange. Comme elle devait être embellie ! Ce brusque retour, que rien n’annonçait, allait-il amener un sourire autour de sa jolie lèvre ou une larme dans ses grands yeux bleus ?…

Depuis que Benoît Haligan était trop vieux pour remplir son office de passeur, on avait installé de l’autre côté de l’eau une cloche qui s’entendait jusqu’au manoir.

En descendant de cheval, Vincent courut au poteau ; il trouva là le bac qui avait servi au passage de Robert.

Au lieu d’agiter la cloche, Vincent sauta dans le bac et fut bientôt sur l’autre bord. Au moment où il touchait la rive, la lueur faible qui éclairait toujours, à cette heure, la loge du pauvre Benoît, frappa son regard. Il monta, en courant, le petit sentier, et pénétra dans la cabane.

— Que Dieu vous bénisse, Penhoël !… lui dit Haligan comme il passait le seuil ; voilà l’orage qui vient… je le sens aux douleurs de mon pauvre corps.

— Y a-t-il du nouveau au manoir ?… demanda Vincent timidement.

— Le manoir est debout, mon fils… répliqua Benoît qui restait immobile, couché sur le dos et les yeux fixés à la charpente fumeuse de sa loge.

Vincent respira.

— J’avais peur !… murmura-t-il.

Puis il ajouta gaiement :

— Comment se porte mon bon père ?

— Ton père se porte comme un homme chassé de son dernier asile…, répondit Haligan.

Vincent recula stupéfait.

— Quoi !… s’écria-t-il, Penhoël a chassé mon vieux père ?

— Mon fils, répliqua le passeur, Penhoël ne peut plus donner d’asile à personne… On l’a chassé lui-même du manoir.

— Oh !… fit Vincent qui n’en pouvait croire ses oreilles ; et Madame ?

— Chassée.

— Et mes sœurs ?…

Le vieux Benoît se signa.

— Mortes !… murmura-t-il.

— Mortes ?… répéta Vincent qui tomba sur ses genoux ; mes sœurs !… mes pauvres sœurs !… Et Blanche ?…

Benoît ne répondit point tout de suite.

— Penhoël, dit-il enfin, avez-vous rencontré un homme à cheval sur votre route ?

— Oui…, balbutia Vincent.

— Cet homme ne portait-il pas quelque chose entre ses bras ?

— Oui…, dit encore le jeune homme.

— Eh bien, reprit Haligan, ce quelque chose, c’était Blanche, votre cousine !

Vincent poussa un cri déchirant.

Le passeur s’était retourné vers la ruelle de son lit.

Au bout de quelques secondes, Vincent se releva d’un bond, passa de nouveau le bac et remonta sur son cheval.

Il allait à la poursuite du ravisseur de Blanche et ne savait pas même son nom. Le ravisseur revenait en ce moment vers le manoir, au trot paisible de sa monture.

Robert de Blois avait enlevé Blanche pour son propre compte, et à l’insu de Pontalès. C’était le résultat d’une idée fixe qu’il avait. À son sens, Louis de Penhoël était revenu, ou du moins il ne pouvait manquer de revenir. Les bruits qui couraient à ce sujet dans le pays prenaient chaque jour plus de consistance. On en était à présent aux détails. On disait que l’aîné rapportait des colonies une fortune très-considérable. Il y avait des gens pour préciser le chiffre de cette fortune.

Par l’enlèvement de Blanche, Robert pensait se ménager une excellente ressource. Connaissant à fond l’histoire intime des Penhoël, et sachant les rapports qui avaient existé entre Louis et Marthe, il se disait : « Si ce brave homme est véritablement riche, l’Ange pourrait bien être la meilleure part du gâteau… Ma foi, vivent les oncles d’Amérique ! »

Il aurait bien trouvé un prétexte quelconque d’éloigner Madame, mais le hasard lui épargna ce soin. Marthe, qu’il guettait depuis la tombée de la nuit, sortit, comme nous l’avons vu, pour se rendre au cimetière de Glénac. Robert profita de l’occasion, et comme la porte était fermée à double tour, il planta une échelle contre la fenêtre et monta à l’assaut.

L’Ange dormait. À son réveil, elle se trouva entre les bras d’un homme dont elle ne voyait point le visage, et qui l’emportait enveloppée dans ses couvertures. L’effroi qu’elle ressentit fut trop violent pour sa faiblesse ; elle eut à peine le temps de pousser un cri qui s’étouffa sous la couverture, et perdit connaissance.

Tout semblait favoriser le rapt ; mais au moment où Robert, chargé de sa proie, mettait le pied dans le jardin, il se trouva face à face avec le maître de Penhoël.

Robert, qui s’était armé à tout hasard, ne songea même pas à faire usage de ses armes. Il y eut entre lui et René une scène courte et caractéristique. René, si bas qu’il fût tombé, gardait bien ce qu’il fallait d’énergie pour défendre sa fille, même contre Robert ; mais ce dernier le dominait, pour ainsi dire, par chaque fibre de son être.

Il ne se déconcerta point, et répondit à la première question de René en découvrant le visage de Blanche.

Puis il dit :

— Je l’enlève… Croyez-moi, Penhoël, cela ne vous regarde pas.

C’était toucher du premier coup l’endroit malade. Il y avait trois ans que Robert travaillait à envenimer les soupçons qui étaient au fond du cœur de René ; la tâche était presque achevée ; à peine fallait-il encore une calomnie.

Blanche fut déposée sur un banc de gazon. Robert tira de sa poche le portefeuille contenant les deux lettres que nous avons lues, et qu’il avait volées l’une à Marthe et l’autre à René lui-même.

Il fit semblant de chercher quelque passage et de déchiffrer quelques lignes. Naturellement il trouvait dans les lettres tout ce qu’il voulait.

Il y trouva, entre autres choses, des phrases improvisées par lui-même et qui se rapportaient à l’apparition de Louis de Penhoël dans le pays quelques mois avant la naissance de Blanche.

Penhoël ressentait une sorte de joie sauvage à se convaincre du prétendu crime de sa femme.

Il ne doutait plus.

Robert avait raison. Que lui importait à lui, Penhoël, l’enlèvement de cette fille de l’adultère ?

Il était à moitié ivre déjà. Il mit de la forfanterie à vendre l’enfant pour les deux lettres.

Un cheval attendait à la grille du jardin. Robert partit ventre à terre, emportant Blanche toujours évanouie dans l’ancien trou de Bibandier, car il ne connaissait pas, dans tout le pays, une maison qui eût ouvert sa porte pour favoriser le rapt d’une fille de Penhoël…

. . . . . . . . . . . . . . .

René monta au salon pour lire tout à son aise les lettres conquises. Il s’applaudissait de son œuvre et triomphait vis-à-vis de lui-même. Au salon, il rencontra maître Protais le Hivain, surnommé Macrocéphale, qui l’accueillit avec des saluts plus respectueux encore qu’à l’ordinaire.

Quand il eut achevé de saluer, Macrocéphale entra en matière en disant que la plus chère passion de sa vie était de se faire hacher en mille pièces pour le service du maître de Penhoël.

En conséquence, il s’était chargé d’un message bien fâcheux, afin d’en adoucir les termes dans la mesure du possible.

Le message de maître le Hivain portait en substance que René de Penhoël avait vendu par acte en due forme et sous condition de réméré la terre de son nom à M. le marquis de Pontalès, pour entrer incontinent en jouissance.

— Conséquemment, poursuivait Macrocéphale, mondit sieur de Penhoël ne doit point s’étonner si mondit sieur Pontalès lui fait signifier par les présentes… ou plutôt, se reprit l’homme de loi, lui donne poliment à entendre… car je ne suis pas un huissier, Dieu merci !… qu’il faut déguerpir et vider les lieux… ou pour mieux dire s’en aller tout bonnement… cela dans le plus bref délai, dont acte.

Penhoël écoutait, la tête haute, l’œil fixe. Il semblait ne point comprendre.

Dans la nuit de la Saint-Louis, Robert et Pontalès, après avoir mis tour à tour en usage auprès de lui les menaces et les promesses, avaient enfin frappé le grand coup.

On avait exhibé les papiers enlevés par Cyprienne et Diane à maître le Hivain et reconquis par Bibandier. C’étaient des faux matériels : René avait contrefait l’écriture de son frère et fabriqué de prétendus pouvoirs, à l’effet de vendre le patrimoine de Louis, qu’il croyait mort.

Le véritable instigateur de ces actes criminels était bien maître Protais le Hivain, poussé lui-même par Robert et Pontalès ; mais la justice ne connaît que le coupable de fait.

C’était la main de René qui avait tracé les fausses signatures.

Il dut céder.

Il n’avait plus, désormais, un pouce de terre en sa possession.

— Comme M. le vicomte peut le penser, reprit Macrocéphale en grimaçant un doucereux sourire, je me suis mis en quatre pour le tirer de là… Mais où il n’y a plus rien, on ne peut rien faire… Mes efforts dévoués n’ont abouti qu’à obtenir un délai convenable.

— Quel délai ?… demanda Penhoël qui n’avait pas encore prononcé une parole.

— Grâce à moi, répliqua Macrocéphale, M. le vicomte aura une heure pour faire ses petits préparatifs de départ.

René fit un geste d’indignation.

— Permettez !… reprit l’homme de loi, je ferai observer respectueusement à M. le vicomte que le manoir a été vendu avec tout ce qu’il contenait. En conséquence, comme M. le vicomte ne peut rien emporter du tout, une heure lui suffira pour arranger ses petites affaires.

Macrocéphale avait beau prendre un air humble et contrit, la joie méchante qu’il éprouvait à remplir ce message perçait malgré lui sous son masque.

— Sortez !… dit René.

— Que M. le vicomte veuille bien me pardonner si je n’obéis à l’instant même, comme c’est mon devoir… Mais je n’ai pas achevé ma commission… La personne qui m’envoie vers M. le vicomte désire le voir s’établir à bonne distance de la commune de Glénac pour éviter la chance de conflits regrettables… Je suis conséquemment chargé de notifier à M. le vicomte que tout fermier de Penhoël ou de Pontalès qui lui ouvrirait la porte de sa maison serait immédiatement congédié… M. le vicomte est trop généreux pour exposer de pauvres diables…

— Sortez !… répéta Penhoël dont la patience était évidemment à bout.

Comme ses sourcils se fronçaient, maître le Hivain eut peur. Il témoigna une dernière fois son désir de se faire hacher en mille pièces pour le service de M. le vicomte, et gagna la porte à reculons, en saluant, à chaque pas qu’il faisait, jusqu’à terre.

Il se rendit chez l’oncle Jean pour lui répéter sa notification.

Penhoël, resté seul, demeura durant quelques secondes anéanti sous le coup qui le frappait. Il avait jusque-là fermé les yeux volontairement pour ne point voir les conséquences de sa ruine. Au bout de quelques minutes, une colère sourde fit place à l’abattement qui l’accablait. Un amer sourire éclaira son visage morne. Il venait de songer à Marthe.

Il se leva.

— C’est-elle, murmura-t-il, c’est elle qui est cause de tout !… Je suis le maître pendant une heure encore… J’ai le temps de me venger !

Ce fut alors qu’il se rendit dans la chambre de Blanche.

. . . . . . . . . . . . . . .

Dans le salon, Jean de Penhoël soutenait toujours Marthe qui avait repris ses sens, mais qui restait sous le poids d’un accablement insurmontable.

— Il faut retrouver des forces, Marthe, disait le vieillard, car vos épreuves ne sont pas finies… Le malheur est descendu sur notre maison… Et quoi qu’ait pu faire René, votre mari, vous devez l’aider, Marthe, et le consoler dans sa détresse.

Avant que Jean de Penhoël pût s’expliquer davantage, la pendule sonna onze heures de nuit. Le timbre aigu et sonore sembla produire sur René le même effet que si une main rude avait secoué brusquement son sommeil. Il fit effort pour se redresser et appuya ses deux mains sur le parquet où naguère il s’étendait tout de son long.

— Onze heures !… murmura-t-il sans manifester le moindre souvenir de ce qui s’était passé. Que devais-je donc faire à onze heures ?

L’oncle Jean ne le savait que trop. Il ouvrit la bouche pour répondre, mais le cœur lui manqua.

René regardait tout autour de lui.

— Cette salle est bien grande maintenant, murmura-t-il ; autrefois, elle paraissait plus petite, alors que nous étions tous ensemble…

Il se prit à compter sur ses doigts avec lenteur.

— Vincent…, dit-il, Diane et Cyprienne, vos trois enfants, notre oncle… Blanche de Penhoël… Roger, notre fils d’adoption… puis, Robert de Blois, ajouta-t-il en parlant plus bas, et Lola… pourquoi nous ont-ils quittés tous ensemble ?…

Il s’interrompit, et son corps eut un frémissement.

— Oh !… fit-il en un long soupir, voilà que je me rappelle !

Il se leva. Son ivresse récente avait laissé peu de traces. Il y avait en ce moment sur son visage pâli un reste de noblesse.

— Je me souviens…, reprit-il ; c’est l’heure où Penhoël doit quitter pour jamais la maison de son père !

Marthe demeurait immobile et froide. Ces émotions tristes, mais calmes, étaient trop au-dessous des angoisses qui l’avaient brisée. L’oncle Jean, au contraire, était affecté profondément.

— Je suis bien vieux…, pensa-t-il tout haut, et je croyais mourir avant de voir cela. Allons, mon neveu, l’heure est sonnée !… Que Dieu vous donne le courage de ce dernier sacrifice !…

René fit un pas vers la porte, mais sa tête qui se dressait avec fierté se courba de nouveau. Il venait de heurter du pied les débris de ce cadre brisé qui contenait naguère le portrait du fils aîné de Penhoël.

Son regard timide et inquiet glissa jusqu’à Marthe.

— Si du moins on m’aimait !… prononça-t-il avec désespoir.

Marthe se leva enfin et se rapprocha de lui.

— René, dit-elle, tant que vous ne me chasserez pas, je resterai près de vous… et je vous aimerai.

Ce dernier mot tomba de sa bouche avec effort. Elle songeait à sa fille. Elle se tenait, les yeux baissés, auprès de Penhoël qui la contemplait en silence.

— Oh ! Marthe !… Marthe !… murmura-t-il enfin, si vous aviez voulu !…

Il se retourna vers l’oncle Jean et lui montra du doigt les deux épées.

— Merci…, dit-il seulement.

Puis il se dirigea vers la porte du salon.

Le vieillard et Marthe le suivaient.

Ils traversèrent ensemble le corridor désert. Ils descendirent ensemble le grand escalier où personne ne vint croiser leur route.

De plus en plus, le manoir semblait abandonné.

On aurait pu les voir marcher tous les trois en silence le long des allées du jardin…

L’oncle Jean ouvrit la porte qui donnait sur le dehors. Il sortit ; Marthe en fit autant. Penhoël hésita au moment de franchir le seuil.

— Du courage ! mon neveu…, dit la douce voix de l’oncle Jean. Dieu aura pitié de nous.

Penhoël mit ses deux mains sur son visage et sortit sans jeter un regard en arrière.

À peine avait-il passé le seuil que la porte, poussée par une invisible main, se ferma rudement sur lui.

M. Blaise et Bibandier étaient sortis d’un buisson voisin et riaient, les bons garçons, du meilleur de leur cœur…