Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome I/06

Méline, Cans et Compagnie (Tome Ip. 115-133).


VI

deux propriétaires.


Ce qui faisait battre le cœur de René de Penhoël, ce n’était ni la trompe lugubre, jetant ses notes rauques dans les ténèbres, ni les cris annonçant de loin l’inondation, ni la tonnante menace de l’eau luttant contre ses rives ; c’étaient ces voix joyeuses et insouciantes qui demandaient le bac de l’autre côté de la rivière.

Il y avait là des hommes qui ne se doutaient de rien, et dans quelques secondes le sol où s’appuyaient leurs pieds allait disparaître sous le déris.

La mort allait les saisir à l’improviste.

Penhoël éprouvait cette angoisse qu’on aurait à voir un malheureux aller, souriant et sans crainte, tandis que derrière lui, dans l’ombre, s’élève la main armée d’un meurtrier.

Sa première idée fut de les avertir du danger. Il se fit un porte-voix de ses deux mains et lança quelques paroles ; mais le vent qui fouettait violemment son visage ne lui laissa point de doute sur l’inutilité de cet expédient. Ce même vent qui apportait si nettes les paroles criées sur l’autre rive opposait à la voix du maître de Penhoël une infranchissable barrière.

Il hésita. Le fracas de l’orage redoublait, et l’on n’entendait plus ni le son de la trompe ni le bruit de l’eau.

— J’aurai le temps…, pensa-t-il ; le messager est loin encore…

Revenant aussitôt sur ses pas, il longea de nouveau la muraille et se dirigea en courant vers la loge de Benoît Haligan, dont la petite lanterne jetait ses lueurs faibles à travers les branches dépouillées des châtaigniers.

Les voyageurs inconnus, arrêtés sur la route de Redon, semblaient s’impatienter fort et criaient :

— Holà ! le passeur !… au bac !… au bac !…

La route était difficile ; la pluie, qui tombait toujours à torrents, détrempait la terre et rendait la pente glissante.

Penhoël n’était pas encore à moitié chemin lorsque, pendant une seconde de calme où l’orage semblait reprendre haleine, il crut ouïr derrière lui le galop pesant d’un cheval du pays. Presque au même instant, la trompe sonnait à vingt pas de lui éclatante et criarde.

Il vit un cavalier glisser dans l’ombre au-dessous de lui.

— Messager ! cria-t-il.

— C’est vous, notre monsieur ? répondit le cavalier qui s’arrêta ; que Dieu vous bénisse !… Vous allez voir passer tout à l’heure les roues de votre moulin des Houssayes.

— Combien as-tu d’avance sur le déris ?

— Il va plus vite que mon cheval !… et si je ne suis pas arrivé avant lui au bourg de Glénac, on ouvrira plus d’une fosse neuve dans le cimetière…

Le cheval reprit sa course, tandis que le cavalier jetait à pleins poumons sa clameur sinistre :

— L’eau !… l’eau !… l’eau !…

Penhoël atteignit la loge du passeur, qui était fermée en dedans.

— Benoît !… dit-il, Benoît Haligan !… debout !

À l’intérieur, une voix creuse répondit :

— J’ai mis deux amarres neuves au grand bac et une chaîne au petit… Vous n’avez rien à craindre pour ce qui est à vous, Penhoël.

— Ouvrez-moi, reprit celui-ci ; il y a des hommes de l’autre côté, sur la route de Redon…

— Oui… oui ! grommela tranquillement le batelier ; je ne suis pas encore sourd, et je les entends bien faire leur tapage… mais j’ai entendu aussi la trompe du messager… Il faudrait être possédé du démon, notre monsieur, pour démarrer le bac à cette heure !

L’oncle Jean avait raison : René de Penhoël était bon au fond de l’âme, et l’appel des malheureux trouvait encore le chemin de son cœur.

Il secoua la porte de la loge avec colère.

— Ouvre !… répéta-t-il d’un ton impérieux ; si tu as peur, donne-moi la clef du petit bac et j’irai les sauver moi-même !

— Quant à ça, répliqua le batelier, dont la voix baissa jusqu’au murmure, j’aimerais mieux oublier le Pater et l’Ave… Voyons, soyez sage, Penhoël !… Vous voyez bien que ce sont des étrangers, puisqu’ils restent là sur le bord à crier comme des possédés après le son de la trompe… au lieu de se sauver à toutes jambes !… Les étrangers, c’est la ruine du pays !

Penhoël entendit à l’intérieur la voix creuse qui murmurait :

— Patience !… patience !… pour vous, désormais, la nuit ne sera pas bien longue… Mais, Jésus Dieu ! quel orage !… quel orage !…

Ce que Benoît entendait était bien en effet l’orage qui redoublait de fracas, mais c’était aussi l’eau qui arrivait du haut pays, mugissante et furieuse.

L’éclair qui venait d’arracher au batelier sa dernière exclamation avait en quelque sorte pétrifié Penhoël.

L’éclair lui avait montré d’un côté les deux inconnus debout sur la rive et sans défiance encore, tandis que leurs chevaux, les jarrets tendus, les naseaux au vent, semblaient flairer de loin le péril ; de l’autre, un flux écumant et plus blanc que la neige qui se précipitait impétueusement dans la gorge.

L’instant d’après, les deux voyageurs poussèrent à la fois un grand cri de détresse.

Penhoël prit un élan terrible et jeta en dedans la porte du passeur.

L’intérieur de la loge était éclairé faiblement par la lueur d’une mince résine qui brûlait en crépitant contre le mur. Il n’y avait pour meubles qu’un grabat, surmonté d’un petit crucifix en os, et un bahut où séchait un carrelet de pêche.

Benoît Haligan était debout au milieu de la chambre.

C’était un grand vieillard, maigre et osseux, dont les yeux hagards avaient quelque chose d’inspiré. Les longues mèches de ses cheveux gris étaient éparses sur son front. La fièvre des marais avait creusé sa joue pâle, mais il se tenait droit encore, et sa haute taille avait une sorte de théâtrale majesté.

Benoît Haligan exerçait, entre Glénac et le bourg de Bains, sa triple profession de passeur, de reboutoux (rebouteur, chirurgien) et de sorcier. Suivant la renommée, le don de seconde vue existait de père en fils dans sa famille depuis des siècles. On ne savait trop s’il était bon chrétien, ou serviteur du méchant esprit, mais il inspirait une grande confiance et une crainte plus grande encore.

Il avait été chouan du temps des guerres.

Quand les bonnes gens revenaient de Redon après la brune, et qu’il leur fallait passer le bac à Port-Corbeau, la peur les prenait une demi-heure à l’avance, et tout le long du chemin, par prudence, ils récitaient leurs meilleures prières.

Mais, à tout prendre, c’était un vrai Breton, qui avait donné de son sang à son roi et à ses maîtres.

En voyant sa porte tomber, brisée, Benoît ne bougea pas et garda ses bras croisés sur sa poitrine.

— La clef !… la clef !… s’écria Penhoël en s’élançant vers lui.

— La porte de la maison de votre père a été brisée comme cela une fois, du temps des bleus, dit le passeur d’un ton de reproche froid ; mais j’étais derrière pour la défendre.

— La clef ! répéta Penhoël haletant d’émotion ; n’entends-tu pas leurs cris d’agonie ?… C’est être un assassin que de laisser mourir ainsi des chrétiens sans secours !

— J’entends leurs cris, répliqua Benoît ; et je prie Dieu de prendre leurs âmes.

De temps en temps, la voix des malheureux arrivait parmi les mille fracas du dehors.

Ils disaient :

— Au secours !… au secours !…

Le maître de Penhoël secouait le vieillard qui demeurait immobile.

— Je te promets dix écus si tu me donnes la clef, reprit-il d’une voix étouffée ; vingt écus !… trente écus !…

Benoît Haligan hocha la tête avec lenteur.

— Je n’ai ni femme ni enfants, répliqua-t-il ; que m’importe votre argent ? Dieu ne veut pas que les étrangers viennent dévorer le pauvre pain de la Bretagne !

René roulait ses yeux avec fureur, et ses doigts crispés menaçaient le cou du vieillard.

— Penhoël, reprit ce dernier d’une voix adoucie, vous pouvez me tuer… vous savez bien que je ne me défendrai pas contre vous… mais je ne laisserai pas le fils de votre père aller à son malheur !… N’y a-t-il donc pas assez de menaces dans l’air autour de vous, notre monsieur ? De vos fenêtres, là-haut, ne pouvez-vous pas voir le château de votre nom habité par un ennemi mortel ? Vous êtes jeune, voilà vos doigts forts qui s’enfoncent dans les chairs d’un pauvre vieillard !… Brisez ce bras qui vous a servi soixante ans, Penhoël, vous n’empêcherez pas Benoît Haligan de parler !

— Mais, misérable !… s’écria René, tu n’as donc pas d’entrailles ?…

— Votre fille était toute pâle ce matin, Penhoël !… voilà bien longtemps que je l’ai dit pour la première fois… Avant de mourir, vous les verrez toutes trois glisser, la nuit, sous les saules… trois pauvres petites saintes, notre monsieur !… Blanche, Cyprienne et Diane !… Oh ! ça fera trois belles-de-nuit de plus au bord de l’eau…

— Tu ne veux pas me donner la clef ?… cria René menaçant.

— Et qui sait, reprit le passeur avec sa tristesse calme, qui sait si ce n’est pas leur mort qui vient là-bas du côté de la ville ?… Écoutez-moi, Penhoël, ajouta-t-il d’un ton sentencieux et plein d’emphase, quand la main de Dieu est sur un étranger, prenez garde !… laissez mourir l’étranger, ou il vous prendra le salut de votre âme et la vie de votre corps !…

Les cris s’entendaient encore, mais à chaque instant plus faibles.

— Une dernière fois, dit René dont les paroles avaient peine à passer entre ses dents serrées, la clef !… ou gare à toi !

Et comme le passeur n’obéissait point encore, Penhoël le saisit à la gorge et le terrassa.

L’instant d’après il se relevait, tenant à la main la clef conquise, et s’élançait précipitamment au dehors.

Benoît Haligan se dressa sur ses pieds à son tour et sortit de la loge.

— Penhoël ! criait-il, mon bon maître !… n’allez pas !… au nom de Dieu !… Nos pères le disaient avant nous… L’étranger qu’on sauve nous prend le salut de notre âme et la vie de notre corps !…

René ouvrait le cadenas qui retenait le bac fixé au tronc d’un arbre.

Les eaux avaient une violence terrible. Il lui fallut toute son habileté d’homme robuste et jeune pour sauter dans le bateau qu’emportait déjà le courant.

Et cependant, quand il se retourna pour saisir la perche, le vieux Benoît Haligan était debout auprès de lui.

— J’ai mangé pendant soixante ans le pain de Penhoël, murmurait-il avec une sombre résignation ; que Dieu me garde seulement le salut de mon âme… Je puis bien donner au fils de mon maître la vie de mon pauvre vieux corps !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il restait une heure de jour environ, quand le jeune M. Robert de Blois et son écuyer Blaise quittèrent l’auberge du Mouton couronné. Maître Géraud, chapeau bas et la pipe dans la poche, leur fit la conduite jusqu’à cinquante pas de son établissement.

— Nous réglerons notre petit compte demain, dit Robert.

— Pour ça, répliqua l’aubergiste, demain ou dans un an… quand vous voudrez !… Quant à votre jeune dame, on en aura soin comme si elle était la fille du roi !…

— Bien obligé, mon bon M. Géraud… et au revoir !…

— Bon voyage !…

L’aubergiste fit un beau salut ; et tandis que Robert et Blaise remontaient la grande rue, le brave aubergiste leur criait encore de loin :

— Surtout, gare aux fondrières !… et aux uhlans ! et au déris !…

Robert et Blaise mirent leurs chevaux au trot, et sortirent de la ville.

Quand ils se trouvèrent en pleine campagne, le jour commençait à baisser. Il faisait un temps magnifique, mais le soleil se couchait dans un lit de nuages sombres aux franges empourprées, et de temps en temps de brusques bouffées de vent secouaient les feuilles sèches sur les branches des arbres.

Robert réfléchissait, mais sa méditation était joyeuse, et un triomphant sourire relevait sournoisement les coins de sa lèvre. Blaise ne se sentait pas d’allégresse. Pendant que son compagnon rêvait, il se prélassait sur son gros cheval et prenait des poses dignes du Cirque-Olympique.

Une seule chose le molestait, c’était le silence.

— Ah çà ! dit-il enfin d’une voix soumise et caressante, on ne peut donc pas causer, M. Robert ?…

— Cause, si tu veux…

— À la bonne heure !… Eh bien ! mon fils, je te dirai que cette fois-ci je suis content… mais là, en grand !… Paris ne vaut pas deux sous : vive la Bretagne !

Robert pensait toujours.

Blaise reprit avec un enthousiasme croissant :

— Bonne affaire, saperlotte, bonne affaire !… Je n’ai jamais vu entamer une histoire comme ça !… Pendant que tu parlais au vieux Géraud, M. Robert, j’avais envie de t’embrasser… Comme il donnait là dedans, tout de même !… Désormais, je n’ai pas d’inquiétude… Tu vas me tourner tous ces campagnards-là en deux temps… Ils n’y verront que du feu !

— Ne chantons pas trop tôt victoire !… murmura Robert.

— Et de la modestie aussi !… s’écria l’Endormeur attendri. Vrai, c’est encore de l’honneur pour moi que d’être ton domestique ! Veux-tu que je te dise, nous sommes en veine, c’est clair… et si l’affaire de Penhoël manquait, par impossible, il nous resterait toujours une centaine d’écus ou deux dans la poche !…

— Comment cela ? demanda Robert avec distraction.

— Nous sommes propriétaires de deux bons chevaux, répliqua Blaise en riant de tout son cœur, et le père Géraud a poussé la précaution jusqu’à mettre des pistolets dans nos fontes… Tout ça peut se vendre.

— C’est juste, dit Robert qui ne put s’empêcher de sourire ; tu as, toi aussi, tes talents, ami Blaise… mais nous n’en sommes pas là, Dieu merci !

— Enfin, voulut répliquer l’Endormeur, une poire pour la soif ne fait jamais de mal…

— Laissons cela !… interrompit Robert ; nous avons du travail pour notre route… sans compter même les fondrières, les uhlans, et cætera… Tous ces renseignements que nous a donnés l’excellent père Géraud forment notre catéchisme… n’en perdons pas un seul !

— Diable !… murmura Blaise, si tu comptes sur moi…

Robert lui coupa la parole.

— Pendant qu’on préparait les chevaux, dit Robert en tirant un calepin de sa poche, j’ai fait mes petites provisions… Voyons cela pendant qu’il reste encore un peu de jour.

Il leva le calepin à la hauteur de ses yeux et se prit à lire :

« Louis de Penhoël (l’aîné), parti depuis quinze ans, colonel au service des États-Unis d’Amérique… »

— Vois-tu, dit-il en s’interrompant, j’ai noté mes propres paroles tout aussi bien que celles de notre hôte… Oublier ce que disent les autres, c’est malheureux… mais oublier ce qu’on a dit soi-même, c’est terrible !

Blaise écoutait avec l’attention respectueuse d’un écolier qui se nourrit de la parole de son maître.

— Ce Louis de Penhoël, poursuivit Robert, est évidemment l’aigle de la famille… Une manière de héros de roman !… Il y a dix à parier contre un qu’il est mort : ce personnage-là, vois-tu, me semble une véritable trouvaille… Je n’ai point noté ce qui a trait à lui et à la femme du maître de Penhoël… On n’oublie que les détails, et ceci est le fond même de notre affaire !…

Il tourna la page de son calepin et reprit, mêlant à sa lecture les observations qu’il s’adressait à lui-même :

« Famille de Pontalès, haine héréditaire… »

— Cela peut nous servir énormément ! Quand on veut des armes contre Montaigu, on se fait l’ami de Capulet…

— Qui sont ces gens-là ? demanda l’Endormeur.

— Des Penhoël et des Pontalès de l’ancien temps, répondit Robert. Maintenant : « L’oncle en sabots… » Quelque fossile !… C’est peu intéressant ! « M. et madame de Penhoël… » Connus ! « La petite Blanche, leur fille (l’Ange)… » On ne sait pas… une enfant fade et blonde… Enfin, nous verrons !… « Les deux filles de l’oncle en sabots et leur frère Vincent, le sauvage… le fils adoptif, Roger de Launoy. » Je n’aime pas tout ce petit monde-là !… ce sera gênant… et puis ça fera bien des bouches inutiles !…

— Tu plaisantes ! interrompit Blaise, est-ce que nous garderons tout cela ?

L’imagination de l’Endormeur avait travaillé ; il se croyait sincèrement et du fond de l’âme l’un des maîtres de Penhoël.

— Le fait est, dit Robert, que ça deviendrait ruineux !… Sans ces quatre jeunes gens, le manoir semblait fait tout exprès pour nous… Mais, pendant que j’y pense, il me manque un nom ici… Le père Géraud me reparlera peut-être de ce brave camarade qui lui a sauvé la vie dans la rade de Brest.

— Et à qui j’ai servi de garçon de noce, dit Blaise.

— Précisément !… Je ne me souviens pas du tout…

L’Endormeur se gratta le front et fit semblant de chercher.

— Est-ce que c’est bien important ? demanda-t-il.

— Très-important !

— Eh bien, mon bonhomme, s’écria Blaise en se frottant les mains, ça me fait plaisir ! En ce cas-là, je vais sauver la patrie… car je m’en souviens, moi ! Notre nouveau marié s’appelle Gauthier !

Robert écrivit ce nom sur son calepin, qu’il remit ensuite dans sa poche.

La nuit tombait rapidement, et à mesure que l’obscurité venait, les grands nuages noirs où s’était couché le soleil montaient lentement à l’horizon.

Ils couvraient déjà le tiers du ciel du côté de l’occident, tandis qu’à l’orient et au nord les étoiles commençaient à briller.

Les rafales devenaient de plus en plus rares, et bien qu’on fût à la fin de l’automne, l’atmosphère lourde semblait chargée d’électricité.

La route, qui avait suivi jusqu’alors les sommets d’une petite chaîne de collines, s’enfonçait au loin dans une vallée sombre et boisée.

Nos deux voyageurs descendirent la côte au trot de leurs chevaux. Ils gardaient maintenant tous les deux le silence et se perdaient à plaisir dans des rêves charmants.

Après bien des traverses, la fortune leur souriait enfin. Adieu les jours de misère ! plus jamais d’inquiétude pour le pain du lendemain ! Ils allaient devenir des gens paisibles et honorés, des propriétaires !

Chacun d’eux, suivant sa nature, bâtissait ses châteaux. Blaise hésitait franchement entre la bonne vie de la campagne et les plaisirs de la ville. Robert songeait à utiliser son influence ; il faisait manœuvrer ses capitaux. D’après le succès de ses spéculations habilement combinées, la popularité ne pouvait lui faire défaut, et pour qu’on lui refusât la députation, il eût fallu supposer une ingratitude qui n’est certes point dans les mœurs bretonnes…

Une fois député, avec de l’adresse et de la prudence, on a devant soi une vaste carrière. Robert n’était point gêné par ces convictions politiques qui sont un embarras et un obstacle. C’était un homme sans préjugés. En conscience, l’avenir lui appartenait, et il ne savait point assigner lui-même la limite où s’arrêterait son essor…

Ils songeaient ainsi. Leur route se poursuivait sans ennui et sans fatigue. Ils ne s’apercevaient même pas que tout, autour d’eux, avait changé d’aspect.

Le chemin étroit et fangeux courait maintenant tout au fond de la vallée ; la nuit était noire ; les grands nuages s’étaient élargis comme un voile sombre sur toute l’étendue du ciel. Des deux côtés de la route encaissée deux taillis épais arrêtaient le regard.

— Ce qui est affligeant, dit Blaise répondant à ses propres pensées et avec un gros soupir, ce sont ces coquins d’impôts !…

— J’y songeais, répliqua Robert ; cinq mille francs pour nos pauvres quarante mille livres de rente !

— C’est absurde !

— Les gouvernements ne comprendront jamais que leurs appuis naturels sont les propriétaires du sol !

— Cela nous écrase !…

— Cela nous ruine !… Avec les réparations et les non-valeurs, c’est à peine si nous toucherons une trentaine de mille francs tous les ans !…

Robert prononçait ces paroles avec une conviction triste et profonde.

Avant que Blaise lui eût donné la réplique, une voix éclatante et gaillardement timbrée s’éleva dans la nuit.

— Halte-là !… dit-elle.

Puis elle ajouta d’un accent impérieux, en s’adressant à des personnages invisibles :

— Vous autres, attention, s’il vous plaît !…

À ce commandement, il se fit un bruit soudain dans le taillis, parmi les feuilles sèches.

Robert et Blaise, brusquement éveillés de leur songe, regardèrent autour d’eux avec effroi.

À travers les ténèbres épaisses ils aperçurent un homme debout au milieu de la route. À droite et à gauche, d’autres hommes stationnaient immobiles. Et le bruit de feuilles sèches continuait dans le taillis.

Robert et Blaise n’essayèrent même pas de se le dissimuler, la menace du père Géraud s’accomplissait. Ils étaient cernés de tous côtés par les terribles uhlans.