Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome 2/4

Méline, Cans et Compagnie (Tome IIp. 67-86).


VI

un coin du voile.


Diane et Cyprienne fixaient sur Madame leurs yeux humides. Leur âme tout entière était dans ce regard.

Il y avait, au contraire, sur le visage de Marthe de Penhoël, de l’hésitation et de la contrainte. Et quiconque aurait assisté à cette scène, sans connaître le fond du cœur de Marthe, se fût demandé assurément pourquoi tant de froideur obstinée chez cette femme si généreuse et si bonne, vis-à-vis de deux pauvres enfants qui semblaient implorer chaque jour, à genoux, un peu de sa tendresse.

Que Marthe préférât son enfant à elles, on ne pouvait s’en étonner, mais elle aimait l’oncle Jean ; pourquoi ce front sévère et glacé chaque fois que les filles du bon vieillard s’approchaient d’elle ?

Ce ne pouvait être un pur caprice. Les bonnes langues de la société disaient bien que Madame était jalouse et qu’elle enrageait, suivant l’expression des trois Grâces Baboin, de voir les petites mendiantes surpasser en beauté l’héritière de Penhoël. Mais le moyen de soupçonner un sentiment si bas dans l’âme haute et digne de Marthe !…

Il y avait de quoi, pourtant, être jalouse. L’Ange de Penhoël méritait bien son nom. Impossible de rêver une figure plus virginale et plus céleste. Mais, dans la régularité même de ce visage exquis, un peu de monotonie s’engendrait. L’ensemble de ses traits mignons révélait une langueur paresseuse qui se retrouvait dans la démarche, dans la pose, partout. Le piquant, d’ailleurs, pouvait manquer à sa physionomie trop douce, dont les lignes se fondaient, effacées, sous les masses de cette chevelure blonde, pâle et presque divine auréole qui donnait au front de l’enfant une sérénité uniforme et inaltérable.

Chez les filles de l’oncle Jean, au contraire, tout était mouvement, vie, force, jeunesse. Leurs tailles sveltes et souples avaient une élasticité pleine de vigueur. C’étaient les vierges robustes et hardies, qui pouvaient s’asseoir d’un bond sur la croupe nue des chevaux du pays et courir, franchissant haies et palissades, sans autre frein que la sauvage crinière de leurs montures. C’étaient aussi les vierges timides, vives à sourire et promptes à rougir, moqueuses parfois, aimantes toujours, fougueuses à chercher le plaisir et ardentes à poursuivre le mystère inconnu de la vie.

Romanesques et gaies à la fois, sensibles à l’excès et fermes pourtant à l’occasion comme des hommes courageux ; de bonnes filles avec cela, simples, franches, le cœur sur la main, et dignes pourtant quand il le fallait : de vraies Penhoël, ma foi ! sachant redresser leurs têtes fières et mettre je ne sais quel dédain victorieux dans leurs jolis sourires…

Et si vous les eussiez vues, que d’élégance véritable et choisie sous leurs petits costumes de paysannes ! Malgré leurs jupes courtes et leurs souliers à boucles, malgré les petits bonnets ronds, sans rubans ni dentelles, qui avaient peine à retenir la richesse prodigue de leurs chevelures, il était bien impossible de se méprendre. C’étaient des demoiselles ! Où avaient-elles pris cette grâce noble et aisée, ce charme indicible qui se respire comme un parfum et qu’on ne peut point définir, ces manières, pour emprunter encore une fois le langage des trois demoiselles Baboin ? On ne savait.

Il fallait fermer les yeux ou avouer qu’elles étaient adorables, et que jamais jeunes filles n’avaient possédé plus de franches séductions, plus d’entraînements chastes, plus de brillant, plus de piquant, plus de naïfs pouvoirs d’ensorceler les cœurs.

Et cependant, il n’y avait point foule de soupirants autour d’elles. Roger aimait Cyprienne ; Étienne aimait Diane : c’était tout. Les autres jeunes gens de la contrée étaient de braves gaillards qui voulaient épouser quelques sous, pour vivre et vieillir, en honnêtes crustacés, dans les gros souliers de leurs aïeux. Nulle part, en ce monde, fût-ce dans la Chaussée-d’Antin ou dans le quartier de la Banque, fût-ce même dans ces ruelles du vieux Paris où moisit l’usure crochue, on ne compte si bien qu’aux champs.

Le spectacle de la belle nature élève l’âme et détourne des mariages d’amour. Chloé avait des rentes ; Estelle était une héritière. Sans cela, Némorin ni Daphnis ne leur eussent point fait la cour. C’est la civilisation qui a trouvé le roman. Les sauvages ne marchandent-ils pas, quand il s’agit d’épouser, comme s’il était question de se donner une jument ou douze chèvres ?

Or Cyprienne et Diane ne possédaient pas un pouce de terre au soleil. Elles n’étaient point le fait des jeunes messieurs de Glénac, de Bains ou de Carentoir, qui pouvaient décemment demander mieux…

Dans tout ce que nous venons de dire, nous avons toujours parlé d’elles collectivement ; cependant, il y avait entre elles de grandes différences. Elles se ressemblaient bien cœur pour cœur ; mais leur visage et leur esprit n’étaient point pareils.

Diane était plus grande que sa sœur, plus sérieuse et peut-être plus belle. Ses beaux cheveux, d’un châtain foncé, se bouclaient autour d’un front fier et pensif, qui prenait un rayonnement de grâce irrésistible au moindre sourire. Ses grands yeux bruns, que la gaieté faisait si doux, rêvaient souvent et perdaient dans le vide leur regard voilé. Il y avait dans ses traits, parmi les indices d’une simplicité presque enfantine, une intelligence vive et forte, et surtout une volonté virile.

Cyprienne réfléchissait moins, et riait davantage. Elle avait de ces yeux, d’un bleu obscur, qui pétillent et réjouissent la vue. Sa physionomie exprimait la gaieté jointe à une pétulance fougueuse.

Quand on les voyait séparées, l’œil saisissait entre elles une ressemblance très-frappante ; quand elles se trouvaient l’une près de l’autre, cette ressemblance disparaissait, et l’on s’étonnait de chercher en vain ce qu’on avait cru voir. C’est qu’elles étaient, en quelque sorte, et nous l’avons dit déjà, séparées par un type commun duquel se rapprochait, par des côtés divers, l’un et l’autre de leurs jolis visages. Et l’on ne pouvait les comparer à ce type qui n’existait plus…

Agenouillées, comme elles l’étaient en ce moment, aux deux côtés du fauteuil de Madame, l’esprit aurait cherché naturellement dans les beaux traits de Marthe de Penhoël ce lien mystérieux dont nous parlons ; mais Marthe ne ressemblait à aucune des deux sœurs : elle n’était Penhoël que par alliance.

Diane et Cyprienne tenaient toujours ses mains pressées contre leur poitrine. Madame gardait le silence ; ses yeux restaient baissés ; sa froide contrainte ne l’abandonnait point.

— Nous serions si heureuses de nous dévouer pour vous ! reprit Diane.

— Mourir !… vous dévouer !… murmura Marthe de Penhoël ; ce sont des idées étranges que vous avez là, mes filles !…

Elle ajouta en essayant de donner à sa voix un accent de plaisanterie :

— On dirait que vous vous croyez dans quelqu’un de ces vieux châteaux où les félons chevaliers de vos romans enchaînent et torturent de pauvres victimes…

— Nous vous voyons si souvent pleurer !… interrompit Diane.

Madame retira sa main.

— Vous êtes curieuses, mes filles, dit-elle avec sécheresse, et je trouve que vous voyez trop de choses !

Cyprienne rougit, blessée. Le front de Diane devint pâle.

— Il faut nous pardonner, dit-elle d’un ton soumis ; quand vous êtes triste, il nous semble que votre souffrance est à nous… Ah ! que n’êtes-vous heureuse, madame ! nous vous laisserions tout votre bonheur !…

L’émotion commença à percer sous la froideur de Marthe ; son regard glissa, malgré elle, entre ses paupières demi-closes, et partagea entre les deux jeunes filles une œillade furtive.

Diane et Cyprienne n’osaient point relever les yeux. Le joli front de Cyprienne se teignait encore de ce rouge vif qui monte du cœur froissé au visage. La figure de Diane n’exprimait que respect et douceur. Mais quelle que fût la différence de leurs impressions présentes, le dévouement égal et profond qui était au fond de leur âme se lisait à travers la rancune enfantine de Cyprienne comme sur la belle patience de Diane.

Cyprienne n’avait point parlé encore ; Diane, qui devinait sur sa lèvre mutine un mot de reproche prêt à s’élancer, l’arrêta du geste et reprit :

— Si nous nous trompons, madame, et Dieu le veuille, je vous en prie, ne soyez pas fâchée contre nous !…

Tandis qu’elles avaient les yeux baissés, Marthe de Penhoël se pencha au-dessus d’elles et les baisa toutes deux. Elles tressaillirent ; Cyprienne ne put retenir un petit cri de joie.

— Pauvres enfants !… dit Marthe, je ne suis pas fâchée contre vous… mais, croyez-moi, jouissez en paix des plaisirs de votre âge… Parfois, les années insouciantes et bonnes sont bien courtes pour nous autres femmes !… Qui sait si demain vous ne commencerez pas à penser et à souffrir ?… Jusque-là, pauvres enfants, n’essayez pas de deviner une peine que vous ne pourriez point soulager… L’heure viendra pour vous comme pour toutes, mes filles, ajouta-t-elle plus tristement ; pourquoi la devancer ?… Avez-vous donc tant de hâte de souffrir ?…

— Nous vous aimons, madame…, répondit Diane.

Marthe retira celle de ses mains que tenait la jeune fille pour la porter lentement à son front, comme on fait quand la migraine aiguë et lourde accable le cerveau.

— Nous vous aimons, répéta Diane, et, à cause de cela, l’heure est venue déjà pour nous de penser et de souffrir.

Ses paupières ne se baissaient plus, et ses grands yeux humides se relevaient sur Marthe de Penhoël.

Cyprienne laissait dire Diane, parce qu’il lui semblait que c’était son propre cœur qui parlait. Elle se sentait trop étourdie pour risquer une parole devant cette pauvre femme que l’excès de son malheur rendait ombrageuse et défiante, mais elle enviait tout bas le rôle de sa sœur, et se payait de son silence, la petite jalouse, en tenant ses lèvres collées sur la main de Madame.

Celle-ci n’avait pas voulu soutenir le regard de Diane, qui était une muette question.

— Vous me croyez donc bien malheureuse ?… murmura-t-elle en baissant les yeux à son tour.

Et comme Diane tardait à répondre, cette fois Cyprienne répéta tout bas :

— Oh oui ! bien malheureuse !…

Madame lui retira sa main.

— Qui vous a dit cela ? demanda-t-elle en retrouvant son accent de sécheresse.

La pauvre Cyprienne rougit, et demeura muette.

— Vous m’épiez !… reprit Madame ; j’ai cru déjà m’en apercevoir plus d’une fois… Je vous défends de m’épier !

Une larme roula sur la joue de Cyprienne.

Diane regardait toujours Madame avec ses grands yeux tristes et doux.

— Si vous m’aimez, poursuivit Marthe qui changea encore de ton, je vous en prie, mes filles, ne cherchez pas à savoir !…

— Oh ! madame ! madame !… interrompit Cyprienne baignée de pleurs, vous voulez donc nous ôter jusqu’à la possibilité de vous défendre ?…

Marthe se redressa plus inquiète.

— Et Blanche ! continua Cyprienne qui ne voyait plus les signes de sa sœur ; notre pauvre ange ! Hélas !… a-t-on besoin d’épier, madame, quand tout ici menace et parle de malheur ?

Marthe jeta un coup d’œil furtif vers le lit où Blanche sommeillait paisiblement.

— Savez-vous donc quelque chose ? prononça-t-elle d’un ton si bas que les deux jeunes filles eurent peine à l’entendre, quelque chose sur Blanche de Penhoël ?…

— Oui…, répondit Cyprienne.

— Non !… répliqua Diane d’un accent qui avait quelque chose d’impérieux.

Cyprienne arrêta au passage les paroles qui allaient s’échapper de sa lèvre. Les deux sœurs s’aimaient trop pour qu’il n’y eût pas entre elles égalité parfaite ; néanmoins, à cause de cette tendresse même, Cyprienne reconnaissait volontiers la prudence supérieure de Diane, et ne refusait jamais de se laisser guider par elle.

Lorsque Cyprienne se laissait emporter par la fougue étourdie de sa nature, un mot de Diane suffisait toujours pour la retenir.

L’attention de Madame était cependant excitée vivement. Elle attendait, les yeux fixés sur Cyprienne. Comme celle-ci gardait le silence, Marthe tourna vers Diane son regard où il y avait une défiance mêlée de reproche.

— Votre sœur allait m’avouer la vérité…, dit-elle ; vous êtes experte aux belles protestations, Diane… mais il ne faut pas toujours vous croire.

Cyprienne, qui était toujours à genoux, se dressa sur ses pieds, le rouge au front. Ses jolis sourcils se froncèrent.

— Oh !… dit-elle en contenant sa voix, si une autre que vous, madame, accusait ma sœur de mensonge…

Marthe de Penhoël eut comme un sourire à voir l’élan de cette ardente affection.

— J’ai tort…, murmura-t-elle, et vous avez raison de vous aimer, mes filles.

Elle tendit ses mains aux deux sœurs. Cyprienne s’était déjà remise à genoux.

La délicate intelligence de Diane lui disait qu’il fallait néanmoins une explication à ce oui et à ce non, tombés en même temps de ses lèvres et de celles de sa sœur.

— Comme le visage de notre ange est beau dans son sommeil ! dit-elle en couvrant sa jeune cousine d’un regard ami et tendrement protecteur. Nous n’avons pas le droit de dire que nous l’aimons autant que vous, madame, puisque vous êtes sa mère… Mais Cyprienne qui se tait maintenant, timide, sait parler mieux que moi, quand nous sommes seules toutes deux… Combien de fois a-t-elle souhaité que Dieu fît deux parts de notre avenir !… et que, pour notre chère Blanche, il pût garder toutes les joies et tout le bonheur !… Vous demandiez tout à l’heure si nous savions quelque chose sur elle… Ma sœur vous a répondu oui… C’est que notre oreille entend de bien loin dès que l’on prononce le nom de Blanche !… Oh ! croyez-nous, madame, ce n’est point curiosité vaine… quand on parle de l’Ange ou de sa mère, c’est notre cœur qui écoute… Nous ne savons rien, sinon ce qui se dit chez les pauvres métayers des alentours et dans le salon même de Penhoël…

— Et que dit-on ? demanda Madame.

— On dit que l’Ange est une belle jeune fille, douce et bonne comme le nom qui lui fut donné… mais on parle de mystérieux malheurs suspendus au-dessus de sa tête… On répète tout bas que les mauvais jours sont venus pour la race de Penhoël… On raille au salon, dans les fermes on s’attriste, car les bonnes gens se souviennent de tous les bienfaits répandus sur le pays par la main de Penhoël, depuis nos grands aïeux qui possédaient toute la contrée, jusqu’à notre oncle Louis, que Dieu protége dans son exil !

— L’avenir n’appartient à personne…, murmura Madame ; mais, dans le présent, ne dit-on pas que la fille de René de Penhoël est heureuse et riche ?

Diane secoua la tête lentement et garda le silence.

— Répondez !… reprit Madame ; je vous en prie… et je le veux !

— Ce sont de vagues bruits, répliqua enfin Diane. On dit que l’avenir assombrit déjà le présent ; on dit que Blanche est en effet aujourd’hui heureuse et riche… du moins on est bien sûr qu’elle l’était hier… mais on se demande si elle le sera demain…

Marthe était pâle. Sa voix trembla lorsqu’elle demanda encore :

— Et sur quoi se fondent tous ces bruits, ma fille ?

— Au salon, personne ne le dit, repartit Diane ; dans les fermes, on répète que le jour où les étrangers sont entrés au manoir fut un jour de malédiction et de malheur !…

— Ce qui se passe ici est-il donc déjà la fable du pays ? murmura Marthe, tandis que la honte mettait un fugitif incarnat à sa joue.

— Nous sommes vos nièces, madame, répondit la jeune fille ; chacun nous parle avec respect à cause de vous… On se borne à nous dire que cet homme et cette femme sont la cause de tout le mal… C’est elle qui entraîne le maître à sa ruine… C’est lui qui a ramené au manoir l’ennemi mortel de nos pères… Pontalès, dont le fils parle déjà comme s’il était possesseur des biens de Penhoël.

Diane s’arrêta. Madame sembla hésiter et faire sur elle-même un effort pénible.

— Et le nom de cet homme, dit-elle en baissant les yeux, n’est-il jamais prononcé, que vous sachiez, en même temps que mon nom ?…

— Au salon, peut-être… Chez les anciens vassaux de Penhoël, qui donc oserait joindre le nom d’un homme détesté comme un démon au nom de la femme que tous vénèrent à l’égal d’une sainte ?

Une autre question se pressait sur les lèvres de Madame. Diane la devina, et répondit à voix basse :

— Je n’ai jamais rien entendu moi-même à ce sujet… mais Cyprienne…

Madame se tourna vivement vers cette dernière.

— Ce sont des menteurs !… s’écria la jeune fille ; des menteurs et des méchants !… Je n’ai pas bien compris leurs paroles, mais voici ce qu’ils disaient :

« — Le maître de Penhoël ne peut rien refuser à M. Robert, et M. Robert veut que l’Ange de Penhoël soit sa femme… »

« Jusque-là, je comprenais bien, mais ils disaient encore :

« — Madame est dans le même cas que le maître, elle ne peut pas dire non… Pourtant, comme elle est fière et que les femmes bravent tout quelquefois quand il s’agit de leur enfant, M. Robert s’est arrangé pour que Marthe de Penhoël ne pût faire autre chose que de mettre dans sa main la main de mademoiselle Blanche. »

— C’est donc bien lui !… murmura Madame sans savoir qu’elle parlait.

Ses yeux étaient fixes, et ses mains froides tremblaient dans les mains des deux jeunes filles.

Elle se leva brusquement et s’approcha du lit de Blanche.

Un instant elle contempla le visage tranquille et pur de l’enfant, qui semblait sourire.

— Venez !… dit-elle d’une voix brève et sourde.

Cyprienne et Diane s’avancèrent obéissantes.

— À genoux !… reprit Marthe.

Les deux sœurs s’agenouillèrent.

Marthe dit encore :

— Priez !…

Puis elle ajouta avec exaltation :

— Priez du fond du cœur et comme vous n’avez jamais prié en votre vie !… Vous dites que vous m’aimez… vous dites que vous voudriez donner pour moi votre sang et votre bonheur !… Eh bien ! priez Dieu qu’il prenne votre bonheur et votre sang pourvu que ma fille soit heureuse !

Diane et Cyprienne joignirent leurs mains et répétèrent du fond du cœur la prière que leur dictait Madame.

Celle-ci appuyait son front baigné de sueur contre la couverture de son lit, et murmurait dans ses sanglots déchirants :

— Tout pour elle, mon Dieu !… Tout pour elle !… Ayez pitié de mon enfant !

Quand elle se releva, ses yeux étaient secs, et un rouge vif colorait son visage. Diane et Cyprienne l’examinaient à la dérobée avec inquiétude. Il leur semblait voir dans ses yeux une sorte d’égarement.

Elle contemplait toujours Blanche, mais froidement, comme si elle n’eût point su ce qu’elle faisait.

— Votre vie, dit-elle enfin d’une voix changée, votre sang et votre bonheur !… Tout pour elle !… Pourquoi cela ?…

— Parce qu’elle est votre fille…, murmura Cyprienne.

— Ma fille !… répéta Marthe qui semblait ne plus comprendre.

— Parce qu’elle est adorée, ajouta Diane tristement, et qu’on ne nous aime pas !…

Marthe jeta sur elles tour à tour un regard si étrange et si brûlant, que les deux jeunes filles tressaillirent jusqu’au fond de l’âme.

— On ne vous aime pas ?… prononça Marthe d’un accent plaintif et doux : c’est vrai ! pauvres enfants, on ne vous aime pas !…

Un sourire indéfinissable vint se jouer autour de sa lèvre. Elle les attira vers elle d’abord tout doucement ; puis, d’un geste plein de véhémente passion, elle les pressa toutes deux contre sa poitrine haletante.

— Oh !… oh !… fit-elle en couvrant de baisers leurs fronts unis.

Puis, sa voix éclatant malgré elle :

— On ne vous aime pas !… s’écria-t-elle avec folie, on ne vous aime pas, vous !… Oh ! mon Dieu ! m’avez-vous faite assez malheureuse !…

Diane et Cyprienne demeuraient muettes d’étonnement. Elles ouvraient de grands yeux pour regarder Madame, dont la joue se couvrait d’une rougeur ardente et dont l’œil était de feu.

Dans leur surprise, il y avait de la frayeur et aussi de vagues espoirs.

Elles sentaient battre avec violence le sein de Madame, dont les bras tremblaient.

— Écoutez-moi !… reprit Marthe, le moment est venu… Il faut tout vous dire !… Sait-on qui est la plus aimée des trois filles de Penhoël ? Écoutez !… écoutez !… Les yeux de la pauvre femme ont pleuré ; son cœur a saigné ! Quand vous dormez, voyez-vous parfois votre mère en songe ?…

Diane cherchait à comprendre. Cyprienne écoutait comme on suit un rêve.

Avant qu’elles pussent répondre, Madame reprit encore d’une voix plus sourde et en perdant son regard plus troublé dans le vide :

— Pauvre femme !… pauvre mère !… Écoutez !…

Elle s’interrompit ; sa bouche resta entr’ouverte. Les deux jeunes filles, qui attendaient, la sentirent chanceler. Son visage se couvrit tout à coup d’une pâleur livide.

Les jeunes filles n’eurent que le temps de la soutenir. Elle s’affaissa, faible et privée de mouvement, entre leurs bras.

Diane et Cyprienne la déposèrent sur un siége. Elle n’avait point perdu le souffle, mais on eût dit une morte, tant son corps immobile était glacé.

Durant quelques minutes, les deux filles de l’oncle Jean s’empressèrent autour d’elle. Au bout de ce temps, la poitrine de Madame se souleva en un long soupir ; ses yeux tombèrent sur Diane et Cyprienne qui interrogeaient avec effroi son visage.

— Vous voilà !… dit-elle, pourquoi n’êtes-vous pas à danser ?…

Sa voix était calme et froide.

Les deux jeunes filles ne savaient que répondre.

— Le bal est-il donc fini déjà ?… reprit Marthe.

Il y avait entre sa froideur présente et la fièvre qui l’emportait naguère un contraste étrange. Évidemment, elle ne se souvenait plus…

Diane fit effort pour oser. Elle prit la main de Madame et la baisa respectueusement.

— Il y a longtemps que nous sommes ici…, murmura-t-elle, nous parlions de vous, madame, et du danger qui menace votre fille…

Marthe sourit d’un air incrédule.

— Nous parlions de cela !… répéta-t-elle ; un danger pour Blanche !… Qui donc serait assez cruel pour s’attaquer à une pauvre enfant ?

Elle se tourna vers le lit de l’Ange, dont le sommeil paisible n’avait point été troublé.

— Des dangers !… répéta-t-elle en touchant du doigt la joue de Diane avec un sourire protecteur et distrait, les jeunes filles se font comme cela des idées !… Allez rire et danser, mes enfants… Il n’y a de malheurs et de mystères que dans vos petites têtes folles !… Voici notre Blanche guérie… Allez dire là-bas aux musiciens de jouer leur air le plus joyeux… Puisque Penhoël donne bal, il faut que ses hôtes s’amusent !