Calmann Lévy (tome 2p. 101-116).



L


Lorsque Mario et Aristandre étaient arrivés à Briantes, il n’y avait pas un quart d’heure que les bandits y avaient fait leur brusque apparition.

Lauriane allait se mettre à table, lorsque des cris confus et des coups de fusil se firent entendre dans le hameau, — nous pouvons dire, selon la coutume du pays, le bourg, puisque cette petite colonie était anciennement fortifiée ; mais le vieux mur de blocs gallo-romains était, en vingt endroits, écroulé jusqu’au niveau du sol, et il y avait longtemps que l’on ne faisait plus la dépense d’y placer des portes.

Ces bruits, que les habitants du château et même ceux de la ferme prirent d’abord pour quelque chasse donnée par les villageois à un gros gibier fourvoyé dans leurs enclos, prirent bien vite un caractère plus alarmant.

Chacun s’arma de ce qui lui tomba sous la main, et les batteurs en grange, brandissant leurs fléaux, coururent à la tour de l’huis. Mais ils furent à l’instant repoussés et paralysés par les habitants du bourg, qui, venant de toutes les directions, se trouvaient assemblés aux abords du pont, et, dans leur épouvante, étouffaient et renversaient les gens accourus à leur secours.

La bande des assaillants ne se composait cependant que d’une cinquantaine d’hommes suivis de femmes et d’enfants ; mais on se souvient que le marquis avait mis sur pied et envoyé à l’attaque de Brilbault tous les hommes solides et hardis de son petit fief, si bien que la population surprise par les brigands était en ce moment composée aussi de femmes et d’enfants, de vieillards estropiés ou d’adolescents malingres.

La vue des figures horribles affublées par ces bandits produisit l’effet qu’ils s’en étaient promis. Une panique générale s’empara des paysans, et la peur ne leur donna que la force qu’il fallait précisément pour empêcher les bons serviteurs du château de se porter à la rencontre des ennemis.

Un des morts que Mario trouva sur le chemin était un jeune homme infirme qui tomba et fut écrasé sous les pieds des fuyards ; l’autre, un pauvre bon vieux qui seul essaya de se retourner contre l’ennemi, et fut assommé par Sanche à coups de crosse.

On n’eut donc que le temps de repasser le pont, et on ne put le lever à cause des traînards qui arrivaient en beuglant et en demandant refuge pour eux et leurs bêtes. L’ennemi profita du désordre pour les joindre.

Alors le combat s’engagea sous la voûte de l’huis, où les gens du château, entourés d’enfants qui criaient et d’animaux stupides et immobiles ou blessés et furieux, furent immédiatement forcés de lâcher pied.

À peine furent-ils rentrés dans la basse-cour, que les paysans les abandonnèrent pour aller se jeter sur le pont dormant, et les braves gens, qui n’étaient pas plus d’une dizaine, furent entourés par les bandits et contraints de reculer jusqu’à l’huisset, au milieu d’une lutte héroïque.

Un des meilleurs, le fermier Charasson, y fut tué ; deux autres y furent blessés. Tous y eussent péri, car le terrible Sanche frappait avec une rage désespérée, sans la lâcheté de La Flèche et consorts, « qui se souciaient de pillerie et nullement de recevoir de mauvais coups. »

Réduits à sept, les braves domestiques durent rentrer dans le préau ; ce qui ne fut pas facile, à cause de l’encombrement qui y régnait. L’affaire fut si chaudement poussée par Sanche, qu’une grande partie des animaux resta dehors, ou, prise de vertige, se jeta dans la rivière.

Pendant cette lutte acharnée, mais si rapide, qu’elle avait à peine duré dix minutes, Lauriane et Mercédès s’étaient tenues d’abord tremblantes et muettes sur la plate-forme de l’huisset.

Quand elles virent leurs gens plier, saisies spontanément du courage que donne la peur aux faibles quand ils ne sont pas idiots, elles coururent aux fauconneaux, qui étaient toujours en état de faire leur office. Elles s’empressèrent d’allumer les mèches et se tinrent prêtes, s’encourageant l’une l’autre, et tâchant de se rappeler ce qu’elles avaient vu faire et enseigner, par manière d’exercice, à Mario et aux jeunes gens de la maison. Mais il n’y avait pas encore moyen de tirer sur l’ennemi, tant qu’il s’étreignait corps à corps avec les défenseurs du manoir.

Mais que faisait Adamas, en ce moment suprême ? Adamas était dans les entrailles de la terre.

On se souvient d’un passage secret, à l’aide duquel on devait, au besoin, faire évader Lucilio.

Ce souterrain, passant sous le fossé, conduisait à un chemin creux que les inondations avaient ensablé depuis quelques années. Adamas s’était imaginé que le déblayement de l’ouverture serait l’affaire de quelques heures de travail de ses terrassiers. Mais le dommage était plus considérable, et, depuis trois jours, on n’avait pas réussi à rendre le passage praticable.

Il allait chaque soir examiner l’ouvrage de la journée, et, pendant la bataille, il était donc là enfoui, faisant son inspection, prenant ses mesures à la toise et ne se doutant pas du vacarme qui régnait au dehors.

Quand il sortit de son trou, qui aboutissait au-dessous de l’escalier de la tourelle, il fut comme ivre pendant quelques instants et se crut halluciné ; mais lui, l’homme aux expédients, il recouvra vite sa présence d’esprit.

Il arrivait juste au moment où les assiégés faisaient irruption dans le préau et où, chacun perdant la tête, l’ennemi allait y pénétrer aussi.

Agile et toujours bien chaussé, en véritable homme de chambre qu’il était, il ne fit qu’un saut à la manœuvre de l’huisset pour abattre la herse, au nez et même un peu sur le dos des assaillants ; si bien que la base de cet instrument de clôture ne joignait pas la terre. Il s’en aperçut à temps.

— Clindor ! s’écria-t-il au page éperdu, qui s’apprêtait à fermer les portes devant la herse, arrête, arrête ! D’où vient que la herse ne descend plus ? J’en ai encore un pied au-dessus de la rainure.

Clindor, qui n’était pas bien brave, quoiqu’il fit tout son possible pour l’être, regarda et recula d’horreur.

— Je le crois bien ! dit-il, il y a trois hommes dessous !

Numes célestes ! des nôtres ?… Regarde donc, triple veau de lait.

— Non, non, des leurs.

— Eh bien, tant mieux, par Mercure ! Vite ici, du monde ! Montez sur la tête de la herse ! pesez ! pesez ! Ne voyez-vous pas que ces corps morts serviront aux vivants à passer sous les dents de fer, et qu’une fois sous la voûte, ils mettront le feu à nos portes ! Allons, en bas, vous autres ! À coups de maillet, de pied, de crosse, cassez-moi les têtes qui voudront passer ! Taille tout avec ta faux, vivants et morts, mon brave Andoche ! Et toi, Châtaignier, as-tu encore une charge de plomb ? À ce museau rouge qui s’avance !… C’est ça ! bravo ! Par le dieu Teutatès, c’est bien ! en pleine gueule ! Ça en fait encore un de moins !

Mêlant ainsi des apostrophes sublimes à des trivialités par lesquelles il daignait se mettre à la portée du petit monde, Adamas vit avec satisfaction la herse tomber tout à fait sur les corps ; et les assaillants reculer jusqu’à la tête du pont.

— À présent, aux fauconneaux ! s’écria-t-il. Plus vite que ça, mes Cupidons ! Allons, milles tonnerres du diable, pointez, pointez ! Faites-moi une fricassée de ces oiseaux de ténèbres !

La petite artillerie du manoir découragea les bandits, qui n’avaient pas de quoi y répondre, et qui, emportant leurs blessés, se décidèrent, en attendant mieux, à aller piller et banqueter dans la ferme abandonnée.

On jeta des veaux et des moutons tout vivants dans la meule embrasée, d’où s’exhala bientôt une âcre odeur de toison brûlée. On repoussait, à coups de fourche, les malheureuses bêtes qui voulaient échapper à ce supplice. Elles furent dévorées, moitié crues, moitié en charbons. Les tonneaux du cellier de la ferme furent défoncés. Tout s’enivra plus ou moins, même les enfants et les blessés. On jeta dans le feu le corps du malheureux fermier, et l’on eût traité de même les deux valets prisonniers, sans l’espoir de leur rançon, et cela, en dépit de Sanche, qui ne voulait faire quartier à personne.

Seul, le vieil Espagnol ne songeait ni à manger ni à boire, ni à voler. C’était contre son gré que la bande de Brilbault avait devancé les auxiliaires plus sérieux qu’il attendait impatiemment pour consommer sa vengeance. Il s’inquiétait, non d’y perdre la vie, il en avait fait d’avance le sacrifice, mais de voir échouer son entreprise par la précipitation et l’avidité des misérables qui s’y étaient associés.

Ne pouvant les retenir jusqu’à l’heure où ses véritables alliés devaient ouvrir la marche et conduire l’expédition, il les avait suivis pour ne laisser à personne le soin de torturer les beaux messieurs de Bois-Doré, s’ils avaient la mauvaise chance de tomber aux mains de ces volereaux.

Au milieu du combat, lui, le seul fanatiquement brave, il s’était trouvé naturellement à leur tête. Mais, la bataille gagnée, il n’était plus rien pour eux, et bientôt, comme nous l’avons vu, il dut prendre lui-même le soin d’aller garder la tour de l’huis par où une surprise était à craindre, et d’où il guettait, d’ailleurs, l’arrivée de ceux qui devaient effectuer la prise et le sac du château, par conséquent la perte de tous ceux qui avaient servi de motif ou d’instrument à la mort de d’Alvimar.

Si l’on était plus sage dans le château que dans la basse-cour, on n’y était pas plus calme, et l’on prenait à la hâte toutes les dispositions nécessaires pour se défendre contre un nouvel assaut.

On voyait et l’on entendait l’orgie des bandits, et, si l’on eût voulu sacrifier la ferme, il eût été facile de les en déloger à coups de biscaïens.

Mais, outre qu’on espérait voir arriver du renfort dans la nuit, avant que ces misérables eussent eu la pensée de mettre le feu aux bâtiments de la basse-cour, on craignait de tirer sur les prisonniers, dont on ne savait pas le nombre, et sur le bétail, qui était trop considérable pour passer tout entier dans l’estomac de ces affamés.

On se compta, et l’absence des infortunés qui avaient succombé ou qui étaient pris, fut constatée.

Adamas fit entrer dans le bâtiment des écuries tout le pauvre personnel inutile de la paroisse. On donna à ces malheureux forces paille fraîche, en leur prescrivant de se tenir tranquilles et de se lamenter tout bas, ce qui ne fut point aisé à obtenir.

Lauriane et Mercédès s’occupèrent de panser les blessés et de faire souper les enfants.

Pendant ce temps, Adamas postait son monde à tous les endroits exposés au feu des assaillants, de manière à le prévenir par le leur, et, pour que personne ne s’endormît, il passa le temps à aller de l’un à l’autre, distribuant des éloges et des encouragements, montrant de l’espoir, de la crainte ou une confiance absolue dans la suite des événements, selon le tempérament de chacun. Le sage Adamas, n’ayant jamais manié d’autre arme que le peigne et le fer à papillotes, remplissait évidemment le rôle de la mouche du coche, rôle qu’il savait rendre utile, et que savent bien nécessaire, parfois, ceux qui connaissent la lenteur et l’apathie berrichonnes.

Quand tout fut réglé, Adamas, épuisé de fatigue et d’émotion, se jeta sur une chaise dans la cuisine, pour reprendre haleine, ne fût-ce que pour cinq minutes, et recueillir ses esprits.

Il avait le cœur bien gros et n’osait confier sa peine à personne. Lui seul savait que Mario ne devait point accompagner son père à Brilbault, et que, s’il n’était pas déjà pris, il pouvait, d’un moment à l’autre, arriver et tomber aux mains de l’ennemi.

Ni Lauriane ni Mercédès ne partageaient son angoisse ; pour ne pas les inquiéter, le marquis leur avait caché ses projets. Selon lui, il ne s’agissait que d’une battue pour laquelle il emmenait son monde. Elles avaient bien pressenti quelque chose de plus sérieux, à son air préoccupé et aux pourparlers qu’il avait eus tout le jour avec ses amis et ses gens ; mais elles connaissaient trop sa tendresse paternelle pour craindre qu’il exposât Mario dans quelque danger, et toutes deux s’imaginaient qu’il passerait la nuit au château d’Ars ou au château du Coudray.

Adamas était livré à mille perplexités, se demandant s’il ne devrait pas mettre tout son monde à l’ouvrage pour achever de déblayer le passage secret, afin de courir par là à la rencontre de Mario, et d’envoyer avertir le marquis, tout en faisant fuir les femmes. Mais il avait trop mesuré le terrain pour ne pas savoir qu’il y en avait encore pour bien des heures, et, pendant ce travail, le château, n’étant plus gardé, pouvait être envahi. Que deviendrait-on alors, enfermé dans ces souterrains sans issue, dont l’entrée pouvait bien ne pas échapper aux recherches des pillards ?

Il fut interrompu dans sa méditation agitée par Clindor, qui s’approchait de lui sur la pointe du pied.

— Que viens-tu faire ici, méchant page ? lui dit-il avec humeur.

Et, sans songer qu’il se reposait lui-même, il ajouta :

— Est-ce une nuit pour se reposer ?

— Non ! je le sais, répondit le page ; mais je cherche…

— Qui ? Parle vite !

— Le carrosseux ! ne l’avez-vous point vu ?

— Aristandre ? L’aurais-tu vu, toi, que tu le cherches ? Réponds donc !

— Je ne l’ai point vu dans le château ; mais, aussi vrai que vous êtes là, je l’ai vu sur le pont dormant, pendant qu’on s’y cognait.

— Mort de ma vie ! il n’est point céans, j’en réponds ! Mais Mario ! il devait le ramener ! As-tu vu Mario ?

— Non ; j’y ai bien pensé, j’ai bien cherché des yeux : Mario n’y était pas.

— Alors, Dieu soit loué ! Si Mario eût été avec lui, tu n’aurait pas vu l’un sans l’autre. Il ne l’aurait pas quitté d’une semelle. Il ne se serait pas jeté dans la bataille ! Sans doute, monsieur aura gardé l’enfant et renvoyé le carrosseux pour nous le faire savoir. Mais ce pauvre carrosseux !… Tu dis qu’il se battait ?

— Comme trente diables !

— J’en suis bien sûr ! et après ?

— Après, après… la herse est tombée, et j’ai couru pour fermer les portes.

— Par l’enfer ! elle est peut-être tombée sur… Vite, prends ce flambeau, viens !

— Non, non ! J’ai vu les gens écrasés. Il n’en était pas.

— Tu n’as pas bien vu, tu avais peur !

— Peur, moi ? Par exemple !

— C’est égal, viens, je te dis !

Et Adamas courut rouvrir les portes et regarder en tremblant les cadavres aplatis sous les dents de fer. On les avait, en outre, tellement mutilés, que ce spectacle atroce fit tomber la torche des mains du page.

Adamas se releva en jurant ; mais, à la lueur de la torche fumante près de s’éteindre dans le sang, il vit Aristandre debout derrière lui.

— Ah ! mon ami ! s’écria-t-il en se jetant à son cou. Mario ? où est Mario ?

— Sauvé ! dit le carrosseux, et moi aussi, non sans peine ! Vite un verre de genièvre ou de brandevin ! les dents me claquent, et je ne veux pas mourir, sacrebleu ! je peux encore être bon à quelque chose céans !

— Comme te voilà fait, mon pauvre ami ! dit Adamas, qui le conduisit vite dans la cuisine, où Clindor lui versa à boire ; d’où diable sors-tu ?

— De l’étang, parbleu ! répondit le carrosseux, qui était couvert de vase : par où serais-je entré ? Il y a un quart d’heure que je piétine dans les herbes et dans la boue.

Et, arrachant ses habits en lambeaux, il se mit nu devant le feu, disant :

— Regarde, Adamas, si je ne perds pas trop de sang, et arrête-moi ça, mon vieux, car je me sens faible !

Adamas l’examina ; il avait quelque chose comme dix blessures et autant de contusions.

Numes célestes ! s’écria Adamas ; Je ne vois pas une place nette sur ton pauvre cadavre !

— Cadavre toi-même ! s’écria le carrosseux en avalant une nouvelle rasade. Me prends-tu pour un revenant ? Et si, je reviens de loin ; mais me voilà mieux : j’ai le cuir épais comme celui de mes chevaux, Dieu merci ! Ne me laisse pas saigner, voilà tout ce que je te demande. Ça ne vaut rien pour un homme de perdre le sang de son corps.

Adamas le lava et le pansa avec une merveilleuse adresse.

Grâce, en effet, à l’épaisseur de son cuir et à la force herculéenne de ses muscles, le blessé n’avait rien de trop grave.

— Et l’enfant ? disait Adamas tout en le rhabillant avec des vêtements secs que Clindor avait couru lui chercher : l’enfant a donc été en danger ?

Aristandre raconta tout jusqu’au moment où il avait levé le pieu de la sarrasine.

— L’enfant a passé, ajouta-t-il ; car les gueux qui étaient sur le moucharabi ont tiré sur lui, mais ils ne l’ont pas touché. Je tenais le coquin de Sanche à la gorge dans ce moment-là. J’aurais pu l’étrangler, mais je l’ai lâché pour courir sur le moucharabi, et j’ai vu Marie qui filait comme le vent ; alors, je suis tombé sur les deux autres coquins. Je n’avais qu’une tranche, mais je les ai mis dans une jolie déroute, va ! Le Sanche est revenu sur moi avec sa rapière cassée, et, de la poignée, il me voulait, je crois, écorner, car il me la portait à la tête et à la figure, quand il ne rencontrait pas l’estomac. Ah ! le vieux enragé, qu’il tape dur ! Avec ça que j’étais déjà blessé et que je n’avais pas ma force ! Mais, tout de même, ça m’a réchauffé un peu, parce que j’avais déjà traversé l’étang pour rejoindre mon mignon Mario dans le jardin, et que je grelottais. C’est égal, je n’ai pas pu en faire une fin, de ce vieux satan, et voilà tout ce qui m’a chagriné. Quand j’ai entendu que les autres arrivaient à son secours, je me suis laissé couler dans l’escalier de la manœuvre, et, comme il n’a pas la jambe aussi leste, qu’il a le bras lourd, j’ai pu regagner le jardin sans qu’il sût où j’avais passé. De là, ma foi, je n’avais plus rien à faire qu’à revenir ici par l’étang, et me voilà.

— Carrosseux ! s’écria Adamas, qui, contrairement à bien des humains, admirait sincèrement les exploits dont il se sentait incapable, tu es aussi grand que les plus grands héros de M. d’Urfé ! et, si monsieur m’en croit, il te fera représenter en tapisserie dans son salon, pour éterniser la mémoire de ton courage et de ton bon cœur.

— S’il ne s’agit que d’être grand, répondit le naïf carrosseux, je peux dire que j’ai la taille. Mais ça m’est égal, je vais voir mes chevaux ; après quoi, nous aviserons à faire une petite sortie pour débarrasser la basse-cour de cette vermine. Qu’en penses-tu, mon vieux ?

Ce n’était pas trop l’avis du sage Adamas.

Pendant qu’ils discutaient leurs plans d’attaque et de défense, nous rejoindrons Mario, qui arrive en vue du grand arbre dont se couronne, encore aujourd’hui, le terrier d’Étalié.

L’enfant regarde les étoiles, que, dans sa vie de berger, il a appris à connaître : il est environ neuf heures et demie.

À cette époque, une seule maison s’élevait dans cette solitude ; c’était une hôtellerie en même temps qu’une sorte de rendez-vous de chasse.

L’éminence, située au milieu de vastes plaines giboyeuses, étant souvent honorée de la halte des seigneurs du pays qui se réunissaient pour courre le lièvre, et pour dîner ou souper à l’enseigne du Geault-Rouge[1].

C’est ce qui explique comment une auberge assez petite, et située assez près d’une ville pour ne pas prétendre à arrêter d’opulents voyageurs, possédait, dans la personne de maître Pignoux, hôtelier du Geault-Rouge, un cuisinier du plus rare mérite.

Lorsque les gentilshommes du pays se donnaient le plaisir de la pêche aux étangs de Thevet, ils envoyaient vitement quérir maître Pignoux, qui venait, avec sa femme, dresser sa cantine au bord de l’eau, et qui leur servait, sous quelque belle feuillade, ces merveilleuses matelotes (on disait alors étuvées) qui avaient fait sa réputation. Il se transportait aussi dans les villes et châteaux pour les noces et festins, et en eût remontré, disait-on, aux maîtres-queux de M. le Prince.

L’auberge du Geault était solidement bâtie, à deux étages assez élevés, et couverte en tuiles d’un rouge criard qui se voyaient d’une lieue à la ronde. Protégé par les seigneurs du voisinage, maître Pignoux avait obtenu la permission de mettre une girouette sur son toit, privilége nobiliaire auquel il disait avoir droit, puisqu’il avait si souvent occasion d’héberger la noblesse. Aux cris aigres et incessants de cette girouette, qui semblait être le point de mire de tous les souffles de la plaine, se joignait le claquement perpétuel de la grande enseigne de fer battu qui représentait le Geault-Rouge dans sa gloire, lequel se balançait fièrement, au bout d’une potence, à une des fenêtres du second étage.

Il y avait, en face de la maison, de l’autre côté de la route, une très-vaste écurie couverte en chaume, et de longs hangars pour abriter la suite que les nobles chasseurs traînaient après eux. L’auberge était spéciale pour les cavaliers.

On sait qu’en ce temps-là encore, les auberges se distinguaient en hostelleries, gîtes et repues. Les gîtes étaient particulièrement affectés pour la nuit, et les repues pour le dîner des voyageurs ; ces dernières étaient de méchantes auberges où les gens de bien ne s’arrêtaient que faute de mieux, et où l’on mangeait parfois du corbeau, de l’âne et de l’anguille de Sancerre, c’est-à-dire de la couleuvre. Les gîtes, au contraire, étaient souvent très-luxueux.

Les hôtelleries se divisaient encore en auberges pour les gens à pied et en auberges pour les gens à cheval. On y pouvait prendre deux repas. Sur celle du Geault-Rouge, on lisait en grosses lettres :



HOSTELLERIE PAR LA PERMISSION DU ROY.

Et au-dessous :



DINÉE DU VOYAGEUR À CHEVAL, DOUZE SOLS ;


COUCHÉE DUDIST, VINGT SOLS.

Des lettres du roi maintenaient les priviléges des aubergistes. Un voyageur à pied ne pouvait être hébergé dans une hôtellerie de cavaliers, et réciproquement.

« Les lois françaises empêchent l’un de trop dépenser, l’autre de ne pas dépenser assez[2]. »

Mario, qui voyait l’auberge éclairée, ne s’étonna pas du hennissement de joie que poussa son petit cheval, environ à deux cents pas de l’auberge. Il pensa qu’il reconnaissait les êtres.

Mais ce qui l’étonna, c’est que, tout d’un coup, il détourna à gauche et fit des difficultés pour reprendre le droit chemin.

L’enfant, qui était sur ses gardes, prêta l’oreille.

Il lui sembla entendre un bruit de chevaux venant de l’auberge, que lui masquaient encore les vapeurs de la nuit. Il s’en réjouit.

— Mon père est là, se dit-il, avec tout son monde ; peut-être avec M. d’Ars ou sa suite. Avançons vite.

Mais Coquet se fit tellement prier pour avancer, que le jeune cavalier crut devoir chercher à comprendre son idée. Il l’arrêta court, et entendit, beaucoup plus près de lui que l’écurie de l’auberge, le hennissement, à lui bien connu, de Rosidor, le fidèle palefroi du marquis.

— Mon père est donc par là ? se dit-il encore. Il ne faudrait pas se croiser en route.

Et, comme il ne distinguait sur sa gauche qu’une sorte de taillis épais, il mit la bride sur le cou de Coquet, avec la certitude qu’il saurait rejoindre son camarade.

En effet, Coquet entra dans le taillis et s’arrêta devant une masure déjetée et crevassée.

C’était l’ancienne auberge du Geault-Rouge, abandonnée à sa propre ruine depuis une vingtaine d’années ; Bois-Doré, Guillaume et M. Robin s’étant cotisés pour bâtir la nouvelle et en faire don à maître Pignoux comme en témoignage de leur estime pour sa probité et ses talents culinaires.


  1. Coq, Gallus.
  2. Monteil, Histoire des Français des divers états.