Calmann Lévy (tome 2p. 21-29).



XLI


M. Poulain, sans être un physionomiste voyant de haut, avait assez de finesse, mais il ne fut d’abord frappé que de l’agrément de la physionomie du prince.

Celui-ci le reçut tête à tête dans son cabinet et le fit asseoir. Il témoignait de grands égards à la moindre soutane.

— Monsieur l’abbé, lui dit-il, me voici prêt à vous entendre. Excusez-moi si de grandes occupations m’ont obligé de vous faire attendre longtemps ce rendez-vous. Vous savez que j’ai dû aller à Paris chercher M. le duc d’Enghien ; il m’a fallu ensuite lui trouver une autre nourrice, celle que madame sa mère lui avait choisie ayant autant de lait qu’une pierre, et puis… Mais parlons de vous qui me semblez un homme de volonté. La volonté est une belle chose ; mais je m’étonne de vous voir si entêté de vous adresser à moi pour une si petite affaire. Votre hobereau de… Comment appelez-vous l’endroit ?

— Briantes, répondit respectueusement le recteur.

Le prince le regarda en dessous et vit, sous son humilité, une certaine assurance qui l’inquiéta.

C’est le propre des grands esprits d’aimer à pénétrer et à utiliser les forces qu’ils rencontrent. Le prince était trop méfiant pour ne pas être craintif. Son premier mouvement n’était pas tant de se servir des gens que de s’en préserver.

Il affecta l’indifférence.

— Eh bien, dit-il, votre hobereau de Briantes a tué dans un combat singulier, ou, pour mieux dire, dans un singulier combat et d’une façon suspecte, un certain… Comment appelez-vous ce mort ?

— Sciarra d’Alvimar.

— Ah ! oui, je le sais ! Je me suis enquis : c’était un homme de rien et qui lui-même se battait peu loyalement. Ces gentillâtres ont dû se trouver à deux de jeu : que vous importe, après tout ?

— J’aime mon devoir, répondit le recteur, et mon devoir me commandait de ne pas laisser un crime impuni. M. Sciarra était un bon catholique, M. de Bois-Doré est un huguenot.

— N’a-t-il point abjuré ?

— Où et quand, monseigneur ?

— Je ne m’en soucie pas. Il est vieux, il est garçon. Il mourra bientôt de sa belle mort. Morte la bête, mort le venin ! Je ne vois point qu’il y ait tant à s’occuper de lui.

— Alors Votre Altesse refuse de faire poursuivre cette affaire ?

— Poursuivez-la vous-même, monsieur l’abbé. Je ne vous en empêche. Adressez-vous à qui de droit. Ceci est du ressort de la magistrature ; je ne m’occupe pas des délits des petits : je n’en finirais point.

M. Poulain se leva, salua profondément et gagna la porte.

Il était humilié et offensé.

— Hé ! attendez, monsieur l’abbé, lui dit le prince, qui voulait le pénétrer sans en avoir l’air ; si je ne m’intéresse point à votre M. d’Alvimar, si fait bien m’intéressé-je à vous qui tournez fort bien vos lettres, donnez de fort bons renseignements et me paraissez homme d’esprit et de vertu. Voyons, parlez-moi franchement. Peut-être vous puis-je servir en quelque chose. Dites pour quelle raison vous avez souhaité de me voir, au lieu de vous adresser à vos supérieurs naturels, messieurs du clergé ?

— Monseigneur, répondit le recteur, une telle affaire n’étant point du ressort de l’Église…

— Quelle affaire ?

— L’assassinat de M. d’Alvimar, je n’ai point d’autre souci. Votre Altesse me fait l’injure de croire que je me suis servi de ce fait comme d’un prétexte pour parvenir auprès d’elle, afin de pouvoir lui adresser quelque requête personnelle ; il n’en est point ainsi. Je ne suis mû que par le déplaisir dont tout sincère catholique est saisi en voyant les prétendus recommencer, en ce pays, leurs larcins et massacres.

— Vous ne m’aviez point parlé de larcin, reprit le prince. Ce d’Alvimar avait-il quelque bien qu’on lui ait dérobé ?

— Je l’ignore, et ce n’est point là ce que je veux dire… J’ai eu l’honneur d’écrire à M. le Prince que ce Bois-Doré s’était enrichi du pillage des églises.

— Il est vrai, je me le rappelle, dit le prince. Ne m’avez-vous point donné à entendre qu’il avait, en sa gentilhommière, une manière de trésor caché ?

— J’ai donné à monseigneur des détails précis et fidèles. Une partie des richesses de l’abbaye de Fontgombaud est encore là.

— Et votre avis serait qu’on lui fît rendre gorge ? Ce serait malaisé, à moins d’y employer des gens de loi, et les lenteurs de la justice permettraient au vieux sournois de faire disparaître le corps du délit. Ne le pensez-vous point ?

— Peut-être, répondit l’abbé, M. d’Aloigny de Rochefort, que Votre Altesse a constitué abbé fiduciaire de Fontgombaud, saurait-il prendra des mesures…

— Non, dit le prince avec un peu de vivacité, je vous défends… je vous prie de ne lui en rien faire savoir. On m’a assez blâmé des faveurs dont j’ai récompensé les bons services de M. de Rochefort ; on ne manquerait point de dire que j’enrichis mes créatures des dépouilles des vaincus. On reproche d’ailleurs à Rochefort d’être avide, et, de vrai, il l’est peut-être un peu. Je ne répondrais point qu’il confisquât ces choses au profit du culte.

— J’ai touché juste, pensa le recteur : le trésor fait dresser l’oreille. Il faudra bien que monseigneur soit mon obligé.

Le prince vit la satisfaction intérieure et légèrement dédaigneuse de son interlocuteur. Le recteur n’était pas altéré d’argent et de pierreries. Il l’était de crédit et de pouvoir. Condé le comprit et s’observa davantage.

— D’ailleurs, ajouta-t-il, il serait fâcheux de faire du bruit pour peu de chose. Ce trésor, contenu dans quelque vieux coffre en un grenier de campagne, ne vaut pas, je pense, la peine que l’on s’y donnerait.

— Ce trésor est pourtant une source vive où s’alimente le luxe du vieux marquis.

— Il y a longtemps qu’il y puise, reprit le prince ; il doit être à sec ! Je l’ai quelque peu connu, votre hobereau ; c’est un marquis pour rire, de la façon du roi de Navarre. Il était admis dans l’intimité de mon bon oncle !

Condé ne parlait jamais de Henri IV qu’avec une ironie pleine d’aversion. M. Poulain remarqua l’amertume de son accent, et sourit de manière à satisfaire le prince.

— Le marquisat de Bois-Doré est, dit-il, une plaisanterie que ce vieillard prend au sérieux, prétendant imposer à tous sa sotte passion pour le feu roi.

— Le feu roi avait du bon, reprit Condé, qui trouva que le recteur allait trop loin, et cette vieille créature dont nous parlons n’était point une de ses plus méchantes bêtes. Il mangeait tout son bien en parures ridicules ; il doit ne plus rien avoir. Il ne va plus à Paris, il ne paraît jamais à Bourges, il vit dans un trou. Il a un vieux carrosse du temps de la Ligue et un castel où je serais embarrassé de loger mes chiens. Il s’est fait faire des jardins où les statues sont en plâtre ; tout cela sent la médiocrité.

— Voilà, se dit le recteur, des détails que je n’ai point donnés à monseigneur. Il s’est informé, il a mordu à l’appât. — Il est vrai, dit-il tout haut, que notre homme n’est qu’un petit noble de campagne. On lui connaît, en biens, environ vingt-cinq mille écus de revenu, et l’on s’étonne avec raison qu’il en dépense soixante mille sans faire de dettes et sans sortir de chez lui.

— Ce serait donc l’abbaye de Fontgombaud qui durerait toujours ? dit le prince en souriant. Mais d’où savez-vous, monsieur l’abbé, que cette corne d’abondance existe au manoir de Briantes ?

— Je le sais d’une fille fort pieuse qui a vu là des reliquaires et des ornements de chapelle d’un grand prix. Un certain lit d’enfant, tout en ivoire fouillé et sculpté, est un chef-d’œuvre provenant d’un dais…

— Bah ! bah ! dit le prince, quelque vieillerie ! Nous nous en occuperons si vous y tenez, pour l’honneur et le bien de l’Église, monsieur l’abbé ; mais ce n’est point une affaire qui presse grandement. Il me faut vous quitter ; mois je voudrais auparavant savoir si je ne puis vous obliger en quelque chose. Votre archevêque est fort de mes amis : c’est moi qui l’ai fait nommer. Souhaitez-vous une meilleure cure ? Je lui pourrai parler de vous.

— Je ne souhaite rien des avantages de ce monde, répondit le recteur en se retirant. Je me trouve bien là où je puis faire mon salut et prier pour le bonheur de Votre Altesse.

— C’est-à-dire, pensa le prince dès qu’il fut seul, que les coffres de Bois-Doré sont encore pleins ; autrement, cet ambitieux m’eût demandé d’abord sa récompense. Il sait que je serai content et me demandera plus que je lui ai offert. Nous verrons bien.

Et le prince donna ses ordres.

Le soir de ce même jour, les hôtes de Briantes venaient de se souhaiter mutuellement une bonne nuit et on allait se séparer, lorsque Aristandre, qui était le gardien de la porte, envoya dire qu’un gentilhomme et sa suite demandaient asile pour un repos d’une couple d’heures. Il pleuvait, et la nuit était sombre.

Le marquis se fit éclairer, et, enveloppé de son manteau, alla lui-même faire lever la herse.

— Nous sommes… lui dit une voix inconnue.

— Entrez, entrez, messieurs, répondit le marquis, esclave des lois d’une chevaleresque hospitalité ; venez vous mettre à couvert. Vous direz vos noms, si bon vous semble, quand vous serez reposés.

Les cavaliers entrèrent : ils étaient deux ou trois en tête, parmi lesquels celui qui paraissait commander aux autres fit mine de vouloir mettre pied à terre. Bois-Doré l’empêcha, vu que le pavé était fort mouillé.

Il marcha devant avec Adamas, qui portait la torche, et rentra dans le préau, suivi de son hôte, sans remarquer une suite de vingt hommes armés qui, ayant défilé sur le pont un à un, entrèrent tous dans le préau après leur maître, tandis que celui-ci montait l’escalier du manoir avec le châtelain.

Cette grosse escorte étonna Aristandre, lequel, chargé de la réception des valets et de l’ouverture des écuries, vint leur faire ses offres de service. Mais ils refusèrent de débrider et restèrent avec leurs chevaux partie autour d’un feu qu’on leur alluma dans le préau, partie sur le seuil même du logis.

Lorsque le marquis fut dans son salon avec l’inconnu, il vit un homme d’une trentaine d’années, assez mal mis et d’une taille médiocre. Le visage était très-ombragé par le chapeau rabattu en clabaud et les plumes mouillées qui lui pendaient de tous côtés. Peu à peu il entrevit cette figure sans la reconnaître, ou du moins sans pouvoir se rappeler où il l’avait rencontrée.

— Vous paraissez ne me point remémorer ? lui dit l’inconnu. Il est vrai que nous nous sommes vus il y a fort longtemps, et que, tous deux, nous avons beaucoup changé.

Le marquis se frappa naïvement le front, demandant pardon de son manque de mémoire.

— Je ne m’amuserai point à vous faire chercher, reprit le voyageur. On m’appelle Lenet. J’étais presque un adolescent, quand je vous vis à Paris, chez la marquise de Rambouillet, et peut-être même ne fîtes-vous point attention à un aussi petit personnage comme j’étais alors. Je ne suis encore que conseiller, en attendant mieux.

— Vous méritez d’être tout ce que vous pouvez souhaiter, répondit Bois-Doré gracieusement. Mais du diable, disait-il en lui-même, si j’ai souvenir du nom de Lenet, et si je sais à quel homme je parle, bien que son air me rappelle mille choses confuses.

— Ne faites rien pour moi, reprit M. Lenet en voyant qu’il donnait des ordres pour son souper. Je dois me rendre en un château où je suis attendu. J’ai été retardé par les mauvais chemins, et vous prie d’excuser l’heure à laquelle je viens chez vous. Mais j’avais pour vous une commission assez délicate dont il faut que je m’acquitte.

Lauriane et Mario, qui se tenaient dans le boudoir, entendant qu’il s’agissait d’affaires, se levèrent pour traverser le salon et se retirer.

— Ce sont là vos enfants, monsieur de Bois-Doré ? dit la voyageur en leur rendant le salut qu’ils firent en passant devant lui. Je vous avais toujours cru garçon. Êtes-vous marié ou veuf ?

— Ni l’un ni l’autre, répondit le marquis, et pourtant je suis père. Voici mon neveu, qui est mon fils d’adoption.

— Et voici ce dont il s’agit, reprit le conseiller d’un air bénin et d’un ton caressant, lorsque les enfants furent sortis. Je suis chargé par M. le Prince, qui est votre seigneur et le mien, et à qui de père en fils ma famille est fort attachée, d’éclaircir une affaire assez fâcheuse qui vous concerne. J’irai droit au fait. Vous avez fait disparaître un certain M. Sciarra d’Alvimar, qui fut votre hôte comme je le suis, avec cette différence qu’il n’avait point de monde avec lui, comme j’en ai pour protéger ma personne et mon mandat ; car je dois bien vous faire assavoir que, sous cette fenêtre, sont vingt hommes bien armés, et dans votre bourg, vingt autres tout prêts à leur venir en aide, si vous ne receviez pas comme il convient l’envoyé du gouverneur et grand-bailli de la province.

— Cet avertissement est superflu, monsieur Lenet, répondit Bois-Doré avec beaucoup de calme et de politesse ; fussiez-vous venu seul en ma maison, vous y seriez d’autant plus en sûreté. Il suffirait que vous fussiez mon hôte, et, à plus forte raison, êtes-vous à couvert sous le mandat de M. le Prince, auquel je ne prétends nullement faire rébellion. Dois-je vous suivre pour lui rendre compte de ma conduite ? Me voilà tout prêt, et sans trouble, comme vous voyez.

— Il n’est pas nécessaire, monsieur de Bois-Doré. J’ai pleins pouvoirs pour vous interroger et disposer de vous, selon que je vous trouverai innocent ou coupable… Veuillez me dire ce que M. d’Alvimar est devenu ?

— Je l’ai tué en franc duel, répondit le marquis avec assurance.

— Mais sans témoins ? reprit le conseiller avec un sourire d’ironie.

— Il en avait un, monsieur, et des plus honorables. Si vous voulez entendre le récit…

— Sera-ce bien long ? dit le conseiller, qui paraissait préoccupé.

— Non, monsieur, répondit le marquis : bien qu’il me semble avoir le droit de m’expliquer en une affaire où il va pour moi de l’honneur et de la vie, je vous prendrai le moins de temps possible.