Calmann Lévy (tome premierp. 328-338).



XXXIX


En effet, dès le lendemain, Lauriane était installée à Briantes, dans la salle des Verdures, que l’ingénieux Adamas convertit rapidement en appartement luxueux et confortable.

La Morisque demanda à servir la jeune dame, qui lui inspirait confiance et sympathie, et Lauriane, qui avait aussi beaucoup d’estime et d’attrait pour elle, la pria de coucher dans le cabinet auprès de sa vaste chambre.

Lauriane se sépara de son père avec beaucoup de courage.

La généreuse enfant ne soupçonnait en lui aucun calcul, elle qui vivait de foi et d’enthousiasme. Elle eût difficilement compris ce que c’était que raisonner, douter et conclure en vue d’un intérêt personnel. Elle savait son père brave comme un lion, et le voyait franc par vivacité d’humeur et fierté de gentilhomme : c’en était assez pour qu’elle se fît de lui un héros.

Il sentait, lui, la candeur et la grandeur des instincts de cette jeune tête, et n’eût osé se diminuer devant elle, en montrant combien il était, plus qu’elle ne le pensait, l’honnête homme de son temps, c’est-à-dire celui qui faisait le moins de mal possible, tout en songeant bien à tirer son épingle du jeu.

Ce n’était plus le temps de l’idéal : on était entré « dans les ronces de cet affreux XVIIe siècle ; grandiose désert où la subsistance morale et matérielle va tarissant, où la nature finit par ne plus nourrir l’homme, où la terre épuisée manque sous lui[1]. » Ce n’étaient pas les hommes vieillis dans les luttes du siècle précédent qui pouvaient rajeunir le siècle nouveau ; mais les enfants avaient du cœur ; ils en ont toujours quand on les laisse faire !

Lauriane, enthousiasmée de la belle conduite des Rohan et des La Force à Montauban, poussait donc son père au départ, croyant qu’il ne songeait qu’à relever l’honneur de la cause, et qu’il ne voyait dans tout cela, comme elle, que la dignité et la liberté de la conscience, octroyées par Henri IV, à conserver au prix de la fortune, de la vie, s’il le fallait.

Elle ne versa pas une larme en lui donnant le dernier baiser ; elle le suivit des yeux sur le chemin, tant qu’elle put le voir ; et, quand, elle ne le vit plus, elle rentra dans sa chambre et se mit à sangloter.

Mercédès, qui travaillait dans le cabinet, l’entendit, vint sur le seuil, et n’osa approcher. Elle regrettait de ne pas savoir sa langue pour essayer de la consoler.

Cette fille aux instincts maternels ne pouvait voir souffrir un jeune cœur sans souffrir elle-même et sans avoir besoin de le secourir. Elle imagina d’aller chercher Mario : il lui semblait qu’aucune douleur ne pouvait résister à la vue et aux caresses de son bien-aimé.

Mario vint doucement sur la pointe du pied, et se trouva tout près de Lauriane, sans qu’elle l’eût entendu venir. Lauriane était déjà sa sœur chérie. Elle était si bonne pour lui, si enjouée à l’ordinaire, si soigneuse de le faire amuser, quand il passait la journée chez elle !

En la voyant pleurer, il fut intimidé : il croyait, comme tout le monde, que M. de Beuvre n’était absent que pour quelques jours.

Il restait à genoux sur le bord du coussin où elle avait posé ses pieds, et il la regardait, tout interdit ; enfin il sa hasarda à lui prendre les mains.

Elle tressaillit et vit devant elle cette figure d’ange, qui lui souriait à travers des yeux humides. Touchée de la sensibilité de cet enfant, elle le pressa avec effusion sur son cœur en baisant ses beaux cheveux.

— Qu’est-ce que vous avez donc, ma Lauriane ? lui demanda-t-il enhardi par cette effusion.

— Eh ! mon pauvre mignon, lui répondit-elle, ta Lauriane a du chagrin comme tu en aurais si tu voyais partir ton bon père le marquis.

— Mais il reviendra bientôt, votre papa ; il vous l’a dit en s’en allant.

— Hélas ! mon Mario, qui sait s’il reviendra ? Tu sais bien que quand on voyage…

— Est-ce qu’il va bien loin ?

— Non, mais… Allons, allons, je ne veux pas te faire de peine. Je veux aller prendre l’air. Veux-tu venir retrouver avec moi ton bon père ?

— Oui, dit Mario, il est dans le jardin. Allons-y. Voulez-vous que j’aille chercher ma chèvre blanche pour vous amuser de ses gambades ?

— Nous irons la chercher ensemble ; viens !

Elle sortit en lui donnant le bras, non pas comme une dame s’appuyant sur celui d’un cavalier, mais, tout au contraire, comme une petite maman, passant celui du garçonnet sous le sien.

En descendant l’escalier, ils trouvèrent Mercédès, dont les beaux yeux doux les caressaient en passant. Lauriane, qui se faisait entendre d’elle par signes, n’avait besoin que de la regarder pour la comprendre. Elle devina sa tendre sollicitude, et lui tendit sa main, que Mercédès voulut baiser. Mais Lauriane ne le souffrit pas et l’embrassa sur les deux joues.

Jamais une chrétienne n’avait embrassé la Morisque, toute chrétienne qu’elle était elle-même. Bellinde se fût crue déshonorée de lui faire la moindre caresse, et, la tenant pour païenne, elle répugnait même à manger en sa compagnie.

L’effusion toute charmante de la noble petite dame fut donc une des grandes joies de la vie de cette pauvre fille, et, dès ce moment, elle partagea presque son amour entre elle et Mario.

Elle s’était toujours refusée à essayer d’apprendre un mot de français, s’efforçant même d’oublier le peu d’espagnol qu’elle savait, dans la crainte exagérée d’oublier la langue de ses pères, comme elle l’avait vue se perdre dans les habitudes et dans la mémoire de quelques Morisques isolés à l’étranger, dont elle n’avait pu se faire comprendre. Il lui avait suffi, jusqu’à ce jour, de pouvoir parler avec le savant abbé Anjorrant, avec Mario, et maintenant avec Lucilio. Mais le désir de parler avec Lauriane et le bon marquis lui fit surmonter sa répugnance. Elle sentit même qu’elle devait accepter la langue de ces êtres affectueux, qui la traitaient comme un membre de leur race et de leur famille.

Lauriane se chargea d’être son institutrice, et, en peu de temps, elles purent se faire entendre l’une de l’autre.

Lauriane ne tarda pas à se trouver fort heureuse à Briantes, et, si ce n’eût été l’absence de son père, dont, au reste, elle reçut vite de bonnes nouvelles, elle, s’y fût même sentie plus heureuse qu’elle ne l’avait été de sa vie.

Elle était presque toujours seule à la Motte-Seuilly, le robuste de Beuvre chassant par tous les temps, aimant à se fatiguer, et n’ayant pas, malgré son affection pour elle, les mille petits soins, les délicates prévenances, les gâteries ingénieuses que le marquis savait mettre au service des femmes et des enfants.

Élevée avec un peu de rudesse, elle avait dû s’efforcer d’être un peu rude à elle-même, surtout depuis que la pensée d’un long veuvage s’était présentée à elle comme une éventualité du milieu et des circonstances où elle se trouvait. Il y avait eu des moments où, sans désirer encore de s’appuyer sur un cœur assorti à l’âge du sien, elle avait senti que son propre courage la froissait, comme une armure trop lourde pour ses membres délicats. Elle s’était endurcie par des élans de piété et de volonté ; elle s’était déjà presque imposé l’habitude de rire quand elle se sentait envie de pleurer ; mais la nature reprenait ses droits.

Seule, elle pleurait souvent malgré elle, appelant malgré elle une société, une affection, une mère, une sœur, un frère, quelque sourire, quelque condescendance qui l’aidât à respirer et à s’épanouir dans un air plus suave que l’ombre froide de son vieux manoir, le lugubre souvenir des Borgia et les récriminations politiques de son père moqueur et froissé.

Il se fit donc un rapide changement en elle à Briantes. Elle y redevint ce qu’elle avait besoin d’être, ce qu’elle ne pouvait cesser d’être que par une tension pénible de sa volonté, ce que la nature voulait encore qu’elle fût : une enfant.

Le marquis, débarrassé avec joie de la pensée d’en faire sa femme, en fit résolûment sa fille, se plaisant même à l’idée qu’elle était si jeune, qu’il pouvait bien, sans se trop vieillir, la regarder comme la sœur aînée de Mario.

D’ailleurs sa bizarre coquetterie arriva à s’accommoder de deux enfants encore mieux que d’un seul. Ces jeunes compagnons, dont il aimait à porter les couleurs tendres et à partager les amusements naïfs, le rajeunirent dans son estime, au point qu’il se persuadait parfois être lui-même un adolescent.

— Tu vois, disait-il à Adamas, il y a des gens qui vieillissent ; moi, je ne saurais leur ressembler, puisque je ne me plais qu’avec la jeunesse innocente. Je te jure, mon ami, que je suis revenu à mon âge d’or, et que j’ai les idées aussi pures et aussi riantes que cette mignonne et ce chérubin.

Lauriane, Mario et le marquis devinrent donc inséparables, et leur vie s’écoulait dans une continuité d’amusements entremêlés de bonnes études et de bonnes actions.

Lauriane n’avait pas été élevée du tout. Elle ne savait rien. Elle voulut assister aux leçons que Jovelin donnait à Mario dans le grand salon. Elle écoutait, en brodant un siége de tapisserie aux armes du marquis, et, quand Mario avait lu ou récité sa leçon, il mettait sur ses genoux les démonstrations écrites de Lucilio pour les lire avec elle. Lauriane s’étonnait de comprendre aisément des choses qu’elle avait cru être au-dessus de l’intelligence d’une femme.

Elle se plaisait beaucoup à la leçon de musique et faisait quelquefois sa partie de téorbe avec agrément, tandis que la Morisque chantait ses douces complaintes.

Le marquis, étendu sur sa grande chaise, regardait, pendant ces petits concerts, les personnages de la tapisserie d’Astrée, et croyant les voir agir ou les entendre chanter eux-mêmes, il s’assoupissait dans une béatitude délicieuse.

Lucilio prenait aussi sa part de ce bonheur de famille, qui lui faisait oublier un peu la solitude de son cœur et l’effroi de son avenir.

L’austère et naïf philosophe était encore en âge d’aimer ; mais il croyait ne devoir plus aspirer à l’amour, et, après en avoir connu plus d’une fois les nobles flammes, il redoutait de tomber dans quelque liaison sensuelle, où son âme ne serait point comprise. Il se résignait donc à vivre de dévouement aux autres et d’oubli définitif et absolu de toute illusion.

Lui qui avait supporté la prison, l’exil, la misère et subi le martyre, il s’exhortait à vaincre le désir du bonheur comme il avait vaincu tout le reste, et sortait toujours de ces méditations apaisé et triomphant, mais triomphant comme on l’est après la question ; un mélange de fièvre et d’anéantissement, l’âme d’un côté, le corps de l’autre, une vie dont l’équilibre est rompu et où l’esprit ne sait plus bien dans quel monde il se trouve.

Lucilio s’exagérait pourtant son malheur. Il était aimé, non par une intelligence, — c’est là ce qu’il lui eût fallu, du moins il le croyait, pour se réconcilier avec sa tragique destinée, — mais par un cœur.

Mercédès était, devant sa science et son génie, comme une rose devant le soleil. Elle en buvait les rayons sans les comprendre ; mais elle était éprise de sa douceur, de son courage et de sa vertu, et son âme tendre était prosternée devant lui. Elle ne s’en défendait pas, car elle s’en faisait une religion et un devoir ; seulement, elle ne disait rien, parce qu’elle avait plus de crainte que d’espérance.

Nous ne devons pas oublier de mentionner en son lieu une petite révolution domestique qui arriva au château de Briantes, quelques jours après le départ de M. de Beuvre ; car l’importance de ce mince événement de famille se fit sentir gravement plus tard aux trop heureux habitants du manoir.

Bien que, des beaux messieurs de Bois-Doré, le plus jeune ne fût pas toujours le plus enfant, Mario avait bien quelquefois ses accès d’espièglerie, surtout quand, selon l’expression d’Adamas, « il se montait la tête avec la mignonne madame. » Il était trop bon et trop aimant pour molester jamais bêtes ni gens ; jamais il n’eut à se reprocher d’avoir tiré l’oreille à Fleurial, ni adressé un mot désagréable à Clindor ; mais les choses inanimées ne lui inspiraient pas toujours le respect que certaines d’entre elles inspiraient au marquis. De ce nombre étaient les petites statues du roman d’Astrée, qui décoraient les jardins d’Isaure et le fameux labyrinthe, et l’antre de la vieille Mandrague, dont il s’était beaucoup amusé dans les premiers jours, mais qui, peu à peu, l’ennuyèrent comme des jouets trop immobiles.

Un jour qu’il essayait un assez grand sabre de bois qu’Aristandre avait taillé pour lui, il fit mine d’en menacer un personnage de stuc, qui représentait le dissimulé Filandre, c’est-à-dire le feint Filandre, parce que, ressemblant à s’y méprendre à sa sœur Callirée, il prit, comme l’on sait, ses habits de femme pour s’introduire dans l’intimité de la nymphe qu’il aimait.

Le berger était représenté sous ce déguisement féminin, et l’artiste chargé de la création des personnages, se fiant à la ressemblance bien avérée du frère et de la sœur, s’était permis une petite épargne d’imagination, en faisant servir un même modèle aux deux exemplaires placés en face l’un de l’autre, avec ceux d’Amidor, de Daphnis, etc., dans la rotonde de verdure, dite bosquet des méprises d’amour.

Aussi, pour distinguer le frère de la sœur, le marquis avait-il écrit au crayon, sur le piédestal du frère, un fragment de ce long monologue qui commence ainsi : « Ô outrecuidé Filandre, qui pourra jamais excuser ta faute ? etc. »

La figure de ce malin personnage était si stupide, que Mario, sans le haïr précisément, aimait à le railler et à le menacer. Il lui avait bien appliqué déjà quelques soufflets inoffensifs ; mais, ce jour-là, voyant que le défi qu’il lui portait faisait rire Lauriane, il lui lança un coup de sabre plus fort qu’il ne l’avait prévu, et fit voler dans les gazons le nez du pauvre Filandre.

À peine cet exploit fut-il accompli, que l’enfant en eut regret. Son père aimait Filandre tout autant que les autres bergers.

Lauriane, après beaucoup de recherches, retrouva ce malheureux nez dans l’herbe, et Mario, grimpant sur le piédestal, le recolla de son mieux avec de la terre glaise. Mais on était aux premières gelées, et, dès le lendemain, le nez était par terre ! On le recolla encore ; mais le dissimulé Filandre était si bête, qu’il ne put jamais garder son nez, et que le marquis vint enfin à passer dans un moment où il ne l’avait pas.

Mario s’accusa ; le bon Sylvain vit ses remords et ne gronda point. Mais, le lendemain, ce ne fut pas seulement Filandre qui manquait de nez, c’était sa sœur Callirée, et, le surlendemain ce fut Filidas et l’incomparable Diane elle-même !

Cette fois, Bois-Doré fut sérieusement ému et adressa de douloureux reproches à son enfant, qui se mit à pleurer a grosses larmes, jurant avec sincérité qu’il n’avait de sa vie, cassé d’autre nez que celui de l’outrecuidé Filandre. Lauriane aussi protestait de l’innocence de son jeune ami.

— Je vous crois, mes enfants, je vous crois, dit le marquis, tout bouleversé des pleurs de Mario. Mais pourquoi ce chagrin, mon fils, puisque vous n’êtes point coupable ? Là ! voyons, ne pleurez plus ; je vous ai blâmé trop vite : ne m’en punissez point par vos larmes.

On s’embrassa avec effusion, mais on s’étonna de ce massacre de nez, et Lauriane observa au marquis que quelque méchante et sournoise personne avait dû le faire à dessein d’en rendre Mario coupable à ses yeux.

— Cela est certain, répondit le marquis tout pensif. L’action est des plus noires, et j’en voudrais bien tenir l’auteur pour le condamner à perdre son propre nez ! Je lui en ferais la peur, sur ma parole !

Cependant on essaya encore de ne voir là qu’un enfantillage, et les soupçons tombèrent sur le plus jeune commensal du manoir après Mario. Mais Clindor montra une si vertueuse indignation, que le marquis dut le consoler aussi.

Le jour suivant, il manqua encore deux ou trois nez, et Adamas, indigné, fit monter la garde jour et nuit dans les jardins.

Le dommage cessa, et le bon Lucilio, touché du souci de Bois-Doré, composa une pâte italienne au moyen de laquelle il récolla patiemment et proprement tous ces nez.

Mais qui pouvait être l’auteur du crime ? Adamas le soupçonnait ; mais le marquis, se refusant à croire que quelqu’un de sa maison fût capable d’une pareille infamie, la rejetait sur quelque suppôt de M. Poulain.

— Ce cagot, disait-il, puisqu’il nous tient pour païens et idolâtres, se sera imaginé que nous rendions un culte à ces statues ! Et pourtant, Adamas, elles sont toutes pudiques et décemment vêtues, comme il convient qu’elles soient en un lieu où se promènent nos enfants !

— Je dirais avec vous que c’est quelque bigot qui a bien plus clairement l’envie scélérate de faire gronder M. le comte. Or, tout le monde ici se ferait tuer pour lui, tant on l’aime, hormis une personne détestable…

— Non, non, Adamas ! reprenait le généreux marquis. C’est impossible ! Ce serait trop odieux de la part d’une personne du sexe.

On commençait à oublier cette grosse affaire, lorsqu’il en arriva une pire.



FIN DU TOME PREMIER
  1. Michelet, lettre inédite.