Calmann Lévy (tome premierp. 260-270).



XXXI


Tandis que le colossal carrosseux Aristandre liait les mains de Sanche étourdi de sa chute, et le dépouillait de ses armes, d’Alvimar sortait enfin de la stupeur où cette scène rapide l’avait jeté.

Un instant il avait songé à abandonner son fatal complice à la colère de Bois-Doré ; mais en voyant traiter si rudement celui qui venait encore de se dévouer pour lui, un reste de pudeur et d’orgueil le força de réclamer.

— Messire, dit-il, je comprends que vous soyez irrité contre la stupidité de ce vieillard, qui dormait sur son cheval, et qui, réveillé en tressaut, s’est cru attaqué par une bande de voleurs. Certes, il mérite un châtiment, mais non pas d’être traité en prisonnier relevant de votre droit seigneurial ; car il est à moi, et c’est à moi seul qu’il appartient de le punir de l’injure qu’il vous a faite.

— Vous appelez cela une injure, monsieur de Villareal ? dit le marquis d’un ton de mépris. Mais ce n’est pas encore à vous que j’ai affaire, c’est à mon parent et ami Guillaume d’Ars.

— Je ne souffrirai aucune explication, reprit d’Alvimar avec une rage calculée, avant que mon serviteur me soit rendu, et, si c’est un combat que vous voulez…

— Guillaume, écoutez-moi, dit Bois-Doré.

— Non, personne ne vous écoutera ! s’écria d’Alvimar en essayant de dégager son cheval, que Guillaume, placé entre lui et Bois-Doré, retenait, pour empêcher un conflit. Monsieur d’Ars, je suis votre ami et votre hôte, vous m’avez invité, vous m’avez accueilli ; vous m’avez promis assistance et loyauté en toute rencontre ; vous ne me laisserez pas outrager, même par une personne de votre famille. Dans un cas pareil, c’est à moi que vous devez secours et justice, fût-ce contre votre propre frère ?

— Je le sais, répondit Guillaume, et il en sera ainsi. Mais tranquillisez-vous d’abord et laissez parler M. de Bois-Doré. Je le connais assez pour être sûr de sa courtoisie envers vous et de sa générosité envers votre valet. Laissez passer un moment de colère ; c’est la première fois que je le vois si courroucé, et, bien qu’il en ait sujet, je suis assuré de l’en faire revenir. Allons, allons, tenez-vous en repos, mon cher ! Vous êtes en colère aussi ; mais vous êtes le plus jeune, et mon cousin est l’offensé. Je vous confesse que, s’il eût reçu la moindre blessure, j’eusse tué votre valet sur la place, eussé-je dû vous en rendre raison après.

— Mais, que diable ! monsieur, s’écria d’Alvimar espérant toujours empêcher l’explication par une querelle et, au besoin, par une rixe, où est la faute de mon serviteur, s’il vous plaît ? Quelle était la fantaisie de M. le marquis, de courir sur notre flanc sans se faire reconnaître, et de venir nous barrer la route, au risque d’être pris pour un fol ? N’avez-vous pas, vous-même, empoigné votre pistolet pour lui crier qui-vive ?

— Sans doute ; mais je n’eusse pas tiré sans attendre la réponse, ni vous non plus, j’imagine, et vous ne sauriez défendre la sotte ou méchante action de votre valet. Allons, soyez calme. Si vous voulez que je puisse arranger l’affaire à votre honneur et satisfaction, ne m’en ôtez pas les moyens par votre violence.

Pendant que d’Alvimar continuait à discuter avec âpreté, et que le marquis attendait avec beaucoup de calme, Adamas, inquiet de l’issue de l’affaire et agissant à sa tête, avait parlé aux gens de Guillaume. Il leur avait appris tout ce qu’il savait, et ils lui avaient juré que, dans le cas où M. d’Ars se verrait forcé de leur donner l’ordre de défendre d’Alvimar contre les gens de Bois-Doré, il n’y aurait qu’un engagement simulé, pendant lequel on laisserait à qui de droit le soin de faire justice des assassins.

Tous ces valets des deux camps étaient parents ou amis, et ne se souciaient nullement d’échanger des horions pour l’amour d’un étranger coupable ou suspect.

Le temps que d’Alvimar espérait gagner par sa résistance était donc une circonstance qui tournait fatalement contre lui, et quand Guillaume, impatienté et révolté de son obstination, lui tourna le dos pour aller, à deux pas de lui, s’expliquer avec le marquis, d’Alvimar se vit entouré par les gens de ce dernier, sans que ceux de Guillaume y fissent la moindre opposition.

Son inquiétude devint alors des plus sérieuses, et il regarda autour de lui, calculant le peu de chances qu’il avait de s’enfuir, à moins de laisser dans cette tentative l’honneur ou la vie.

Mais l’espoir lui revint en entendant Guillaume, à qui Bois-Doré venait de dire en peu de mots ses griefs, se refuser à croire qu’il ne fût pas dupe de fausses apparences.

— M. de Villareal ? répondait-il au marquis. Voilà une chose impossible, et qu’il me faudrait avoir vue de mes propres yeux pour y croire. Or, comme vous ne l’avez point vue et que vous devez être abusé par de faux rapports, permettez-moi de défendre l’honneur de ce gentilhomme, et ne comptez pas, monsieur et bon cousin, que, malgré le respect que je vous porte, je laisse insulter et maltraiter, sans preuves, un ami qui s’est confié à ma garde. D’ailleurs, vous n’avez point ce droit, et c’est de la justice royale que relève tout gentilhomme. Calmez donc vos esprits exaltés, je vous en conjure, et me laissez rentrer chez moi, où vous savez que j’ai hâte de me rendre.

— Mes esprits ne sont point exaltés, reprit Bois-Doré en élevant la voix avec une dignité que Guillaume ne lui avait jamais vue, et je m’attendais à votre réponse, mon cher cousin et ami. Elle est telle que je la ferais en votre place, et je n’y blâme rien. Ayant auguré que votre conduite serait ce qu’elle est, j’ai résolu de conformer la mienne aux égards que je vous dois, et c’est pourquoi vous me voyez ici, à mi-chemin de nos respectives demeures, et sur un terrain neutre et communal.

» J’ai bien quelques droits sur cette route ; mais, à trois pas de la berge, dans ces vieilles roches, je ne suis ni chez vous ni chez moi. Donc, sachez que j’ai résolu de m’y battre à outrance, seul à seul, contre ce traître, lequel ne me peut refuser le combat, vu que je l’ai, à dessein, molesté et provoqué en la personne de son valet, et que je le provoque et insulte à cette heure, le traitant devant Dieu, devant vous et devant les honnêtes gens qui nous accompagnent, de lâche et infâme meurtrier.

» Je ne crois pas que vous me puissiez savoir mauvais gré de ce que je fais ; car je vous prie de remarquer que, tant que vous et lui avez été en mon logis, je me suis abstenu de toute injure et de tout dépit, en quoi je vous ai tenu ma parole de lui être un hôte fidèle ; et je vous prie de remarquer aussi que je me suis mis en mesure de le rencontrer en pleins champs, afin de n’avoir point à violer votre domicile, ne voulant, pour rien au monde, vous mettre en la nécessité de porter secours à ce misérable.

» Enfin, mon cousin, je vous prie de regarder à ceci, qui est le plus grand sacrifice que je vous puisse faire : c’est qu’au lieu de le faire périr sous le bâton de mes gens, comme il le mérite, je descends, moi, gentilhomme et digne de l’être, à me mesurer avec un assassin de la plus vile espèce. Sans l’amitié dont vous l’honorez, je l’eusse fait jeter dans un cul de basse-fosse, mais voulant vous respecter jusque dans l’erreur où vous êtes sur son compte, je déroge à tout privilège d’honneur pour le combattre, lui, l’infâme et dégradé, avec les armes de l’honneur.

» J’ai dit, et vous ne pouvez plus me rien objecter.

» Soyez son témoin, tout indigne qu’il est de vos bontés ; Adamas sera le mien. Je me contenterai de l’assistance de cet honnête homme, puisque en pareille affaire il ne peut être question d’un engagement avec les seconds.

— Certes, s’écria Guillaume ému de la noblesse d’âme du vieillard, il ne se peut voir une conduite plus loyale que la vôtre, mon cousin, et, avec les soupçons que vous avez, vous montrez une générosité peu commune. Mais ces soupçons n’étant pas fondés…

— Il n’est plus question de soupçons, reprit le marquis, puisque vous n’en voulez pas entendre parler ; je provoque un de vos amis, et je pense que vous ne tiendriez point pour tel un homme capable de reculer.

— Non, certes ! s’écria Guillaume ; mais, moi, je ne souffrirai pas ce duel, qui ne convient pas à votre âge, mon cousin ! Je me battrais plutôt en votre place. Tenez, voulez-vous recevoir ma parole ? Je vous la donne de venger en personne la mort de votre frère, si vous venez à bout de démontrer invinciblement que M. d’Alvimar en a été lâchement et méchamment l’auteur. Attendez à demain, et je me porte justicier de notre famille, comme c’est mon devoir envers vous.

Le mouvement de Guillaume était digne de la générosité du marquis ; mais Guillaume, en laissant échapper une allusion à son âge, l’avait singulièrement mortifié.

— Mon cousin, dit-il, revenant à cette puérilité d’esprit qui contrastait si étrangement avec la magnanimité de ses instincts, vous me prenez pour quelque vieux signor Pantaleone, à l’épée rouillée et à la main tremblante. Avant de me renvoyer à la béquille, ayez, je vous prie, souvenance des égards que je vous montre, lesquels ne méritent point l’injure que vous me faites en me proposant de venger, en ma place, l’odieuse mort de mon frère chéri. Allons, je crois que voilà assez de paroles, et je suis à bout de patience. Votre M. de Villareal en a plus que moi, lui qui écoute tout ceci sans trouver un mot à dire !

Guillaume vit que les choses étaient gâtées au point que tout accommodement devenait impossible, et, trouvant, pour son compte, que la patience était beaucoup trop revenue à d’Alvimar, il se retourna vers lui et lui dit avec vivacité :

— Voyons, mon cher, répondez donc ; je ne dis point à ce défi, qui n’est pas fondé, mais à une accusation que vous ne pouvez pas mériter.

D’Alvimar avait réfléchi pendant le débat. Il affecta dès lors un calme dédaigneux et ironique.

— J’accepte le défi, monsieur, répondit-il, et je ne pense pas avoir grand mérite à le faire, étant, comme vous savez, de première force à toutes les armes. Quant à l’accusation, elle est si ridicule et si injuste, que j’attends pour la repousser que vous me l’expliquiez vous-même ; car je ne sais point encore ce que le marquis vous a dit de moi, vous parlant à l’oreille, et je souhaite qu’il le répète tout haut.

— Je le veux bien, et ce ne sera pas long, répliqua Bois-Doré. J’ai dit que vous étiez bandit, assassin et larron. Vous en voulez davantage, mais, moi, je ne puis rien trouver de pis contre vous que la vérité.

— Vous me dites-là d’étranges douceurs, monsieur le marquis ! reprit l’Espagnol froidement. Vous m’avez déjà régalé, en votre logis, d’une lugubre histoire où il vous a plu de faire tuer par moi monsieur votre frère. C’est là une chose que j’ignore, je vous l’ai dit ; je sais seulement que j’ai fait tuer par mon domestique un homme vêtu en marchand colporteur, lequel emmenait de force une dame dont je vous ai dit avoir pris la défense et vengé, l’honneur.

— Ah ! ah ! s’écria le marquis, c’est là votre thèse, à présent ? Celle qui fuyait avec mon frère était emmenée malgré elle, et vous ne vous souvenez plus de m’avoir dit qu’elle était votre…

— Plus bas, monsieur, je vous prie… Si M. d’Ars veut bien m’entendre à deux pas d’ici, je lui dirai qui était cette femme, à moins qu’il ne vous plaise outrager et salir son nom devant vos laquais.

— Mes laquais valent mieux que vous et les vôtres, monsieur ! N’importe ! je veux très-fort que vous disiez votre secret à M. d’Ars, mais devant moi, à qui vous l’avez dit à votre mode.

Ils s’éloignèrent du groupe tous les trois, et le marquis, parlant le premier :

— Allons, dit-il, expliquez-vous ! Vous alléguez pour votre défense que cette femme était votre sœur !

— Et vous, monsieur, reprit d’Alvimar, vous prétendez maintenant soulager votre fureur fantasque en me donnant un nouveau démenti ?

— Nullement, monsieur. Je vous demande le nom de votre sœur ; car vous ne vous appelez point Villareal, apparemment ?

— Et pourquoi non, monsieur.

— Parce que je le sais maintenant. Osez dire le contraire devant M. d’Ars, que vous trompez aussi par un nom supposé !

— Nullement ! dit Guillaume ; monsieur se cache sous un des noms de sa famille, et celui qu’il porte, je le sais fort bien.

— Alors, mon cousin, qu’il le dise, et je jure que, si c’est le véritable nom de ma défunte belle-sœur, je me retire d’ici en vous faisant à tous les deux des excuses.

— Et moi, dit d’Alvimar, je refuse de le dire. Je croyais qu’entre gentilshommes une simple parole devait suffire ; mais vous m’insultez sans trêve et sans prudence. C’est un duel que vous voulez, et il doit être fait selon votre désir.

— Non ! cent fois non ! s’écria Guillaume. Finissons-en ; et, puisqu’il ne faut au marquis que de savoir votre nom pour se retirer en paix, je…

— N’oubliez pas, je vous prie, reprit d’Alvimar, que vous m’exposez…

— Point ! Mon cousin est un trop galant homme pour vous livrer à vos ennemis. Sachez donc, marquis, et je mets ceci sous la sauvegarde de votre honneur, que monsieur s’appelle Sciarra d’Alvimar.

— Oui-dà ! répondit le marquis avec ironie. Alors monsieur a pour chiffre les propres initiales de la marque de fabrique de Salamanque ?

— Que voulez-vous dire ?

— Rien ! C’est un mensonge de monsieur que je signale au passage ; mais celui-là est si petit au prix des autres…

— Quels autres ? Voyons, marquis, vous êtes trop obstiné !

— Laissez, Guillaume ! dit d’Alvimar affichant toujours le dédain. Il faut que tout ceci finisse par un coup d’épée. Nous en serons plus tôt débarrassés.

— Eh bien, moi, dit le marquis, je ne suis plus si hâté ! Je tiens à savoir le nom de baptême et le nom de famille de la sœur de M. de Villareal, de Sciarra et d’Alvimar. Je sais que les Espagnols ont beaucoup de noms ; mais, s’il me dit seulement le véritable et principal que portait cette dame…

— Si vous la savez, répondit d’Alvimar, votre insistance pour me le faire dire est un outrage de plus.

— Eh ! d’Alvimar, ne le prenez pas ainsi ! s’écria Guillaume impatienté. Mettez-y du vôtre, à moins que vous ne vouliez nous faire passer la nuit ici !

— Laissez, mon cousin, dit le marquis ; c’est moi qui dirai ce nom mystérieux. La prétendue sœur de M. de Villareal s’appelait Julia de Sandoval.

— Eh bien, pourquoi pas, monsieur ? dit d’Alvimar relevant avec vivacité ce qu’il crut être encore une insigne maladresse du vieillard. Je ne voulais pas le dire ce nom. Il ne me convenait pas de le trahir, et je pensais que vous l’ignoriez. Puisque, vous aussi, en affirmant ce dernier point, vous m’avez fait un de ces mensonges que vous reprenez si aigrement chez les autres, sachez que Julie de Sandoval était la fille de ma mère et née d’un premier lit.

— Alors, monsieur, répliqua Bois-Doré se découvrant, me voilà prêt à me retirer, et même à me repentir de ma violence, si vous voulez bien me jurer sur l’honneur que vous aviez reconnu votre sœur de mère, Julie de Sandoval, sous son voile, dans la voiture de mon frère, à l’auberge de…

— Je vous le jure, pour vous satisfaire. Je l’avais même aperçue sans voile dans cette auberge.

— Et pour la troisième fois… Pardonnez mon insistance, je dois ceci à la mémoire de mon frère ! Pour la troisième fois, c’était bien votre sœur, Julie de Sandoval ? L’anneau qu’elle portait au doigt, qui est maintenant au mien, et qui porte ce nom en toutes lettres, ne pouvait être que son anneau ? Vous le jurez ?

— Je le jure ! Êtes-vous content ?

— Attendez ? il y a un blason dans le chaton de cette bague ; un écusson d’azur au chef d’or. Sont-ce les armes des Sandoval de votre famille ?

— Oui, monsieur, précisément.

— Alors, monsieur, dit Bois-Doré remettant son couvre-chef, je déclare, une fois de plus, que vous avez menti comme un impudent et un lâche que vous êtes ; car je viens de me moquer de vous : l’anneau de votre prétendue sœur porte le nom de Maria de Mérida, et ses armes sont de sinople à la croix d’argent. Je puis en fournir la preuve.