Calmann Lévy (tome premierp. 246-253).



XXIX


Le marquis fut comme foudroyé aussi de cette sortie, à laquelle il ne s’attendait pas, tant, jusque-là, le coupable avait fait bonne contenance et donné un air naturel à ses fréquentes interruptions.

Il se remit le premier, comme on peut croire, et, froissant de sa longue main nerveuse le poignet convulsif de d’Alvimar :

— Malheureux ! lui dit-il avec un mépris accablant, vous devez remercier le ciel qui vous a fait mon hôte ; car, si je n’eusse donné ma parole de vous protéger, parole qui vous préserve de moi-même, je vous briserais contre le mur de cette chambre.

Lucilio, craignant une lutte, avait saisi le couteau resté sur la table.

D’Alvimar vit ce mouvement et eut peur. Il se dégagea des mains du marquis et saisit la garde de son épée.

— Tenez-vous donc tranquille, et ne craignez rien ici, lui dit Bois-Doré avec calme. Nous ne sommes point des assassins, nous autres !

— Ni moi non plus, monsieur, répondit d’Alvimar, qui sembla vaincu par cette dignité de procédés, et, puisque vous ne voulez point déroger aux lois de l’honneur, je ferai l’effort de me justifier.

— Vous justifier, vous ? Allons donc ! vous êtes convaincu et condamné par le démenti que vous m’avez donné, à preuve que je le méprise !

— Gardez vos mépris pour ceux qui supportent l’outrage en silence. Si je l’eusse fait, vous ne me soupçonneriez pas ! J’ai repoussé l’injure. Je la repousse encore !

— Ah ! vous prétendez nier, à présent ?

— Non pas ! J’ai occis votre frère… ou tout autre. J’ignore le nom de l’homme que j’ai tué… ou laissé tuer ! Mais que savez-vous des raisons qui m’ont conduit à ce meurtre ? Que savez-vous si je n’exerçais pas une vengeance légitime ? Que savez-vous si cette femme… dont vous ignorer le nom, n’était pas ma sœur, et si, en vengeant l’honneur de ma famille, je ne reprenais point, comme son propre bien, l’or et les bijoux emportés par un séducteur ?

— Taisez-vous, monsieur ! n’insultez pas la mémoire de mon frère.

— Vous-même avez confessé qu’il n’était pas riche : où eût-il pris mille pistoles pour fuir ainsi avec une femme ?

Bois-Doré fut ébranlé. Son frère, à cause de la différence de leurs opinions, n’avait jamais voulu accepter de lui la moindre part d’une fortune qu’il considérait avec raison comme provenant de la dépouille de son propre parti.

Il fut obligé de se rabattre sur cette allégation que la femme de son frère avait eu le droit d’emporter ce qui était à elle. Mais d’Alvimar répondit que la famille avait aussi le droit de le considérer comme sien. Il repoussait donc avec énergie l’accusation de vol.

— Vous n’en êtes pas moins un traître, lui dit le marquis, pour avoir lâchement poignardé un gentilhomme au lieu de lui demander raison.

— Prenez-vous-en au déguisement de votre frère, répondit d’Alvimar avec feu. Dites-vous que, le voyant sous les habits d’un vilain, j’ai pu croire que je le pouvais faire tuer comme un vilain par mon domestique.

— Que ne le faisiez-vous arrêter dans cette auberge, où vous dûtes reconnaître votre sœur, au lieu de le suivre pour le saisir dans un guet-apens ?

— Apparemment, répondit d’Alvimar, toujours fier et animé, que je ne voulus point faire d’esclandre et compromettre ma sœur devant une populace.

— Et comment, au lieu de courir après elle pour la ramener à sa famille, la laissâtes-vous sur ce chemin, où elle est morte dans les douleurs, une heure après, sans avoir été ensuite réclamée de personne ?

— Pouvais-je la poursuivre, ignorant qu’elle était là, tout près de moi ? Votre témoin n’a pu entendre toutes mes paroles ; les questions que je devais faire au ravisseur, je n’avais point à les crier sur le chemin. Que savez-vous s’il ne me répondit point que ma sœur était restée à Urdoz, et si ce que l’on prit pour une fuite n’était pas l’empressement de courir après elle ?

— Et, ne la trouvant point à Urdoz, vous ne sûtes rien de sa mort si déplorable ? Vous n’eûtes même point souci du lieu de sa sépulture ?

— Qui vous dit que je ne sais pas mieux que vous, monsieur, tous les détails de cette fâcheuse histoire ? À ma place, ne pouvant plus remédier à rien, eussiez-vous fait bruit, dans un pays où personne ne pouvait rien deviner du nom de votre sœur et du déshonneur de votre famille ?

Le marquis, accablé de la vraisemblance de ces explications, garda le silence.

Il demeurait pensif et tellement absorbé dans ses réflexions, qu’il entendit à peine annoncer une visite. Guillaume d’Ars venait d’être introduit dans le salon voisin.

Lucilio vit un éclair de joie briller dans les yeux de d’Alvimar, soit que le plaisir de revoir un ami en fût cause, soit que ce fût seulement l’espoir d’échapper à une situation périlleuse.

D’Alvimar s’élança hors du boudoir, et la porte battante rembourrée retomba pour un instant entre lui et ses hôtes.

Lucilio, voyant le marquis perdu dans de pénibles réflexions, le toucha comme pour l’interroger.

— Ah ! mon ami ! s’écria Bois-Doré, dire que je ne sais que résoudre et que je suis peut-être dupe du plus grand fourbe qui existe ! J’ai fait fausse route. J’ai exposé la bonne Morisque, et peut-être aussi mon enfant, à la vengeance et aux embûches du plus dangereux ennemi ; j’ai été gauche ; j’ai fourni les raisons de la défense, en avouant que je ne connaissais pas le nom de la dame, et maintenant, qu’il y ait mensonge ou vérité dans l’excuse du meurtrier, je ne me trouve plus en droit de lui ôter la vie. Mon Dieu ! mon Seigneur Dieu, est-il possible que les honnêtes gens soient condamnés à être joués par les scélérats, et qu’en toutes guerres ceux-ci soient les plus avisés, et, en définitive, les plus forts !

En parlant ainsi, le marquis, indigné contre lui-même, frappa du poing sur la table avec énergie ; puis il se leva pour aller recevoir Guillaume d’Ars, dont il entendait l’accent joyeux et insouciant dans la pièce voisine.

Mais le muet lui saisit vivement le bras avec une exclamation inarticulée.

Il tenait un objet sur lequel il appelait son attention par un bégayement de surprise et de joie.

C’était l’anneau que le marquis avait mis à son petit doigt, cet anneau mystérieux qu’il n’avait pu ouvrir, et qui, grâce au vigoureux coup de poing appliqué sur la table, venait de se séparer en deux cercles passés l’un dans l’autre. Il n’y avait aucune espèce de secret dans cette bague. Seulement les parties joignaient très-serré, et il avait fallu une grande secousse pour les disjoindre.

Lire les noms gravés dans les deux cercles fut l’affaire d’un instant. C’étaient ceux de Florimond et de sa femme. Comprendre que l’on tenait enfin la vérité fut une certitude spontanée.

Le marquis donna rapidement un ordre à Lucilio et alla, d’un cœur allégé et d’un visage riant, serrer les mains de Guillaume.

D’Alvimar et M. d’Ars n’avaient eu que le temps d’échanger quelques mots sur le bon voyage de l’un et sur l’agréable surprise de l’autre. Cependant, Guillaume avait remarqué quelque altération sur le visage de son ami, lequel avait allégué la migraine de la veille.

Le marquis, après les premières amitiés à son jeune parent, voulut donner des ordres pour son souper.

— Non pas, merci ! dit Guillaume ; j’ai pris quelque chose en route pendant que mes chevaux soufflaient, car il me faut repartir d’ici à l’instant même. Vous voyez que je reviens plus tôt que je ne devais. J’ai été averti à Saint-Amand, où j’avais été hier faire, avec partie de la jeunesse du pays, la conduite d’honneur à monseigneur de Condé, que mon intendant était fort malade en ma maison. Craignant d’en mourir, cet honnête homme me dépêchait un exprès pour m’avertir de revenir au plus vite, afin d’être mis par lui au courant du plus gros de mes affaires, dont j’avoue ne pas savoir le premier mot. Je suis venu cependant ici, d’abord pour savoir s’il convient à M. d’Alvimar de me suivre, ce soir, en mon logis, ou si, enchaîné dans vos jardins d’Astrée, il souhaite passer encore cette nuit dans les enchantements.

— Non, répondit vivement d’Alvimar : j’ai assez abusé de la civilité de M. le marquis. Je suis mal portant et deviendrais maussade. Je souhaite partir avec vous à l’heure même et vais commander que l’on prépare mes chevaux en toute hâte.

— C’est inutile, dit le marquis ; je vais clocher ; j’aurai bientôt le plaisir de vous revoir, monsieur de Villareal.

— C’est moi qui viendrai dès demain prendre vos ordres, monsieur le marquis, et vous donner toutes les explications que vous souhaiterez… sur la partie que nous avons jouée tout à l’heure.

— Quelle partie faisiez-vous ? dit Guillaume.

— Une partie d’échecs fort savante, répondit le marquis.

Adamas arriva au coup de clochette.

— Les chevaux et les bagages de M. de Villareal, dit Bois-Doré.

Pendant que l’on exécutait cet ordre, le marquis, avec une tranquillité qui fit espérer à d’Alvimar que tout était apaisé entre eux, rendit compte à Guillaume de l’emploi du temps à Briantes et à la Motte-Seuilly durant son absence. Puis il le questionna sur les belles fêtes de Bourges.

Le jeune homme ne demandait qu’à en parler : il raconta les émotions du tir, ou plutôt, comme on disait alors, « de l’honorable jeu de l’arquebuse. »

On avait construit les buttes aux prés Fichaux, et un grand pavillon garni de tapisseries et de ramées pour les dames et demoiselles de la ville. Les tireurs étaient placés sur un parquet, à cent cinquante pas du pavois. Six cent cinquante-trois arquebusiers s’étaient présentés. Triboudet, de Sancerre, avait seul mérité le prix ; mais il avait été obligé de le partager avec Boiron, de Bourges, pour avoir pris un faux nom, afin de devancer son tour ; de quoi les gens de Sancerre avaient bien crié, car ils eussent tenu à honneur de prouver que leurs tireurs étaient les meilleurs du royaume, et l’on trouvait bien de l’injustice dans la division du prix. C’était évidemment pour ne point mécontenter ceux de Bourges, que l’on avait rendu ce mauvais jugement.

— En effet, disait Guillaume en narrant avec le feu de la jeunesse, ou Triboudet a gagné, ou il a perdu. S’il a gagné, il a droit à tout l’honneur et à tout le profit de la chose. J’accorde qu’il est coupable d’avoir pris un faux nom. Eh bien, que, pour cette faute, on le punisse de quelque amende ou de quelques jours de prison, mais qu’il n’en soit pas moins le vainqueur du jeu ; car l’honneur du talent est chose sacrée, et, malgré que nous n’aimions pas beaucoup les vieux sorciers sancerrois, il n’est pas un gentilhomme qui n’ait protesté contre le passe-droit fait à Triboudet. Mais, que voulez-vous ! les grosses villes mangeront toujours les petites, et les gros robins de Bourges prennent sans façon le haut du pavé sur toute la bourgeoisie de la province. Ils le prendraient bien volontiers sur la noblesse, si on les laissait faire ! Je m’étonne qu’Issoudun ait concouru. Argenton s’en est abstenu, disant que le prix était donné d’avance, et que rien ne valait devant les juges de Bourges, sinon les champions de Bourges.

— Et ne pensez-vous pas que le prince se soit mêlé de cette injustice ? demanda le marquis.

— Je n’en répondrais pas ! Il fait grandement la cour au peuple de sa bonne ville ; à telles enseignes qu’il s’est mis dans des frais, malgré qu’il n’aime guère à dépenser son argent pour l’amusement des autres. Il entretient en ce moment deux troupes de comédie, l’une française, l’autre italienne, qui représentent dans des jeux de paume très-bien décorés.

— Quoi ! dit Bois-Doré, vous avez revu les tragiques historiens de M. de Belleroze ? Ils sont ennuyeux comme quarante jours de pluie !

— Non, non ; cette fois, la troupe s’appelle les Comédiens français du sieur de Lambour, et il y a là des gens fort habiles. Mais le temps se passe, et voici le fidèle Adamas qui vient nous dire que les chevaux sont prêts, n’est-ce pas ? Partons donc, mon cher Villareal, et, puisque vous avez promis au marquis de venir demain le remercier, je m’invite avec vous.

— J’y compte bien, reprit Bois-Doré.

— Et vous pouvez compter aussi, monsieur, lui dit d’Alvimar en le saluant profondément, que je vous fournirai toutes les preuves de ce que j’ai avancé.

Bois-Doré ne répondit que par un salut.

Guillaume, pressé de se mettre en route, ne remarqua pas que le marquis, malgré son apparente courtoisie, s’abstint de tendre la main à l’Espagnol, et que celui-ci n’osa lui demander de toucher la sienne.