Calmann Lévy (tome premierp. 215-222).



XXV


Bois-Doré pleura beaucoup en écoutant cette lecture, qui, dans la bouche de Mario, pénétrait plus avant encore dans son cœur.

— Hélas ! dit-il, je l’accusai souvent d’oubli, et il songeait à moi dès son premier jour de joie et de sécurité ! Il allait venir, sans doute, me confier sa femme et son enfant, et je n’aurais pas vécu seul et sans famille ! Mais, va, repose en paix dans le soin de Dieu, mon pauvre ami ! ton fils sera le mien, et, dans ma douleur de t’avoir si cruellement perdu, j’ai, du moins, cette consolation d’embrasser ta vivante image ! car c’est tout son air et toute sa grâce, mon ami Jovelin, et j’en ai eu le cœur remué, dès le premier regard que j’ai jeté sur cet enfant. Et maintenant, Mario, embrassons-nous comme oncle et neveu que nous sommes, ou bien plutôt comme père et fils que nous devons être.

Cette fois le marquis s’inquiéta peu de sa perruque, et il embrassa son fils adoptif avec une effusion qui changea en joie, autour de lui, les douloureux souvenirs évoqués par la lettre.

Cependant Mercédès, que les soupçons de Lucilio avaient navrée, tenait maintenant à faire constater la vérité dans tous ses détails.

— Donne-leur la bague, dit-elle à Mario ; peut-être ils sauront l’ouvrir, et tu connaîtras le nom de ta mère.

Le marquis prit ce gros anneau d’or et le retourna dans tous les sens ; mais lui, l’homme aux inventions et aux secrets, il ne put jamais trouver le moyen de l’ouvrir.

Ni Jovelin ni Adamas un furent plus habiles, et l’on dut y renoncer provisoirement.

— Bah ! dit le marquis à Mario, ne nous inquiétons point. Tu es le fils de mon frère, voilà ce dont je ne puis douter. D’après sa lettre, tu appartiens à une plus grande famille que la nôtre ; mais nous n’avons pas besoin de connaître tes aïeux espagnols pour te chérir et nous réjouir de toi !

Cependant Mercédès pleurait toujours.

— Qu’a donc cette pauvre Morisque ? dit le marquis à Adamas.

— Monsieur, répondit-il, je n’entends pas ce qu’elle dit à maître Jovelin ; mais je vois bien qu’elle craint de ne pouvoir rester auprès de son enfant.

— Et qui l’en empêcherait, par hasard ? Sera-ce moi qui lui dois tant de joie et de remercîment ? Venez çà, bonne fille more, et demandez-moi ce que vous voulez. S’il ne vous faut qu’une maison, des terres, des troupeaux et des serviteurs, voire un bon mari à votre gré, vous aurez toutes ces choses, ou j’y perdrai mon nom !

La Morisque, à qui Mario traduisit ces paroles, répondit qu’elle ne demandait qu’à travailler pour vivre, mais en un lieu où elle pût voir son cher Mario tous les jours.

— Accordé ! dit le marquis en lui tendant les deux mains qu’elle couvrit de baisers ; vous resterez en mon logis, et, s’il vous plaît de voir mon fils à toutes les heures, vous me ferez plaisir ; car, puisque vous le chérissez si bien, nulle autre femme que vous ne le soignera. Or çà, mes amis, félicitez-moi de la grande consolation qui m’arrive, et qui, vous le savez, Jovelin, est conforme en tous points à la prédiction.

Là-dessus il embrassa Lucilio, et même, pour la première fois de sa vie, le fidèle Adamas, qui écrivit en lettres d’or ce fait glorieux sur ses tablettes.

Puis le marquis prit Mario dans ses bras, le plaça sur la table au milieu de la chambre, et, s’éloignant de quelques pas, se mit à le contempler comme s’il ne l’eût pas encore vu.

C’était son bien, son héritier, son fils, la plus grande joie de sa vie.

Il l’examinait de la tête aux pieds en souriant, avec un mélange de tendresse, d’orgueil et d’enfantillage, comme si c’eût été un tableau ou un meuble magnifique ; et, comme il se sentait déjà père et ne voulait pas donner de vanité ridicule à ce noble enfant, il renfonçait ses exclamations et se contentait de faire briller ses gros yeux noirs, de montrer ses grandes dents riantes, tournant complaisamment la tête à droite et à gauche, comme pour dire à Adamas et à Lucilio : « Hein ! quel garçon, quel air, quels yeux, quelle taille, quelle gentillesse, quel fils ! »

Ses deux amis partageaient sa joie, et Mario supportait l’examen d’un air tendre et assuré qui semblait leur dire : « Vous pouvez me regarder, vous ne trouverez en moi rien de mauvais ; » mais il semblait dire au vieillard plus particulièrement : « Tu peux m’aimer de toutes tes forces, je te le rendrai bien. »

Et, quand l’examen fut fini, il y eut encore entre eux une étreinte, comme s’ils eussent voulu se rendre en un baiser tous les baisers dont l’enfance de l’un et la vieillesse de l’autre avaient été privées.

— Voyez-vous, mon grand ami, dit le marquis à Lucilio dans sa joie, qu’il ne se faut point moquer des devins, lorsque c’est par les astres qu’ils nous prédisent nos destinées ? Vous hochez votre bonne et forte tête ? Vous croyez pourtant que notre planète…

Le bon marquis eût bien essayé d’exposer un système quelconque de sa façon, où l’astronomie, qui le charmait, eût été un peu corroborée d’astrologie, qui le charmait plus encore, si Lucilio ne l’eût interrompu par un billet où il le pressait d’aviser avec lui aux moyens de découvrir l’assassin de son frère.

— En ceci, vous avez grandement raison, dit Bois-Doré ; et pourtant, dans ce jour de liesse à nul autre pareil, il m’en coûte de songer à punir. Mais je le dois, et, s’il vous plaît, nous allons en discourir ensemble.

— Va, Adamas, cours dire à ce M. d’Alvimar que je le prie d’excuser un moment de retard dans le souper ; et surtout ne faisons rien savoir encore, dans la maison, de la grande recouvrance que nous avons faite… Va donc, mon ami… Que fais-tu là ? ajouta-t-il en voyant Adamas qui se regardait au grand miroir enchâssé dans un cadre à réseau d’or, en se faisant à lui-même d’étranges grimaces.

— Rien, monsieur, répondit Adamas ; j’étudie mon sourire.

— Et à quelles fins, je te prie ?

— N’est-il pas à propos, monsieur, que je me compose une physionomie traîtresse pour parler à ce traître ?

— Non, mon ami ; car, pour le croire tel, il faut avoir mieux examiné les choses, et c’est ce que nous allons faire.

En ce moment Clindor frappa à la porte.

Il annonçait, de la part de M. de Villareal, une indisposition et le désir de ne pas quitter sa chambre.

— C’est pour le mieux, dit le marquis à Adamas ; j’irai lui faire visite. Après quoi, nous instruirons son procès entre nous.

— Vous n’irez pas seul, monsieur, dit Adamas. Qui sait si cette maladie n’est pas feinte, et si, averti par sa conscience, ce coquin ne vous tend pas quelque piége ?

— Tu déraisonnes, mon cher Adamas. S’il a tué mon pauvre frère, assurément il n’a jamais su son nom, puisqu’il est chez moi sans inquiétude.

— Mais voyez donc le poignard, mon cher maître ! Vous n’avez pas encore regardé cette preuve…

-Hélas ! dit Bois-Doré, penses-tu que je puisse l’examiner froidement ?

Lucilio conseilla au marquis de voir son hôte avant d’avoir rien éclairci, afin d’être assez calme pour lui cacher ses soupçons.

Adamas laissa passer le marquis ; mais il se glissa sur ses talons jusqu’à la porte de l’appartement de l’Espagnol.

D’Alvimar était effectivement malade. Il était sujet à des migraines nerveuses très-violentes, que ramenait tout accès de colère, et il en avait eu plus d’un dans la journée.

Il remercia le marquis de sa sollicitude et le supplia de ne pas s’occuper de lui. Il ne lui fallait que de la diète, du silence et du repos jusqu’au lendemain.

Bois-Doré se retira en recommandant à la Bellinde de veiller discrètement à ce que son hôte ne manquât de rien, et il prit occasion de cette visite pour examiner la figure du vieux Sanche, à laquelle il n’avait pas encore fait attention.

Long, maigre et blême, mais osseux et robuste, l’ancien éleveur de porcs était assis dans la profonde embrasure de la fenêtre, lisant, aux dernières lueurs du jour, un livre ascétique dont il ne se séparait jamais, et qu’il ne comprenait pas. Articuler avec les lèvres les paroles de ce livre et réciter machinalement le chapelet, telle était sa principale occupation et, ce semble, son unique plaisir.

Bois-Doré, du coin de l’œil, observait tantôt le maître étendu d’un air accablé sur son lit, tantôt le serviteur calme, austère et pieux, dont le profit monacal se dessinait sur le vitrage.

— Ce ne sont pas là des voleurs de grand chemin, pensait-il. Que diable ! ce jeune homme blanc et mince, à l’œil doux comme celui d’une demoiselle… Il est vrai que, tantôt, lorsqu’il se fâcha contre les bohémiens, et, hier, lorsqu’il déclamait contre les Morisques, il n’avait pas l’air aussi bénin que de coutume. Mais ce vieil écuyer à barbe de capucin, lisant en son livre de piété avec tant de recueillement… Il est vrai que rien ne ressemble tant à un honnête homme qu’un coquin qui sait son métier ! Allons, ma pénétration ne suffit point ici, il faut peser les faits.

Il retourna dans le pavillon qui était attribué en entier à son appartement, chaque étage se composant d’une grande pièce et d’une plus petite : au rez-de-chaussée, la salle à manger avec l’office pour la desserte ; au premier, le salon de compagnie et le boudoir ; au second, la chambre à coucher du châtelain et un autre boudoir ; au troisième, la grande salle dite des verdures[1], celle qu’Adamas décorait parfois du nom de salle de Justice ; au quatrième, un appartement vacant et non terminé.

Dans la construction récente accolée au flanc de ce petit édifice, étaient superposées les chambres d’Adamas, de Clindor et de Jovelin, communiquant avec celles de la grand’maison ; c’est ainsi que, sans raillerie, on appelait ingénument, dans le village, le petit pavillon du marquis.

Il retrouva son monde réuni dans la salle des Verdures, et seulement alors il se rappela que la Morisque avait eu accès dans sa chambre, au milieu de l’émotion générale. Il sut gré à Adamas d’avoir transporté la séance hors de son sanctuaire. Il vit Jovelin occupé à écrire, et, sans vouloir le déranger, il s’assit et prit connaissance de la lettre adressée par l’abbé Anjorrant à M. de Sully, à l’effet de le mettre à même de découvrir la famille de Mario.

Cette lettre avait été écrite peu de temps après la mort de Florimond, M. Anjorrant ignorant encore la mort de Henri IV et la disgrâce de Sully ; elle n’était pas parvenue. Ceci en était une copie, que l’abbé avait gardée et léguée à Mario, avec la lettre non achevée de Florimond. Cette lettre de l’abbé, ou plutôt ce Mémoire, contenait des détails très-précis sur l’assassinat du faux colporteur, tels que l’abbé les avait recueillis de la bouche de Mercédès, et confirmés par divers indices.

Dans tout cela, rien ne révélait la prétendue culpabilité de d’Alvimar et de son valet. Les assassins étaient restés inconnus. L’un et l’autre, il est vrai, étaient décrits assez fidèlement dans les dépositions de la Morisque consignées dans ce Mémoire ; mais cette femme, qui assurait maintenant les reconnaître, pouvait fort bien se faire illusion, et son accusation ne suffisait pas pour les condamner.

Le couteau catalan, instrument du crime, confronté avec celui donné par Lauriane, était une preuve plus énergique. Ces deux armes étaient, sinon identiques, du moins tellement ressemblantes, qu’au premier coup d’œil, on avait peine à les distinguer l’une de l’autre. Les chiffres et la devise étaient sortis du même poinçon, et les lames de la même fabrique.

Mais Florimond pouvait avoir été tué avec une arme dérobée à M. de Villareal ou perdue par lui.

Rien ne prouvait que celle donnée au marquis par Lauriane vint de cet étranger.

Enfin, les chiffres vus par Mario, Mercédès et Adamas sur les autres armes de l’Espagnol pouvaient n’être pas les siens, puisque en somme il s’était fait présenter par Guillaume sous le nom d’Antonio de Villareal.


  1. On sait qu’on appelait verdures d’Auvergne des tentures de tapisserie représentant des arbres, des feuillages et des oiseaux, sans personnages et sans paysage déterminé. On les fabriquait, je crois, à Clermont.