Calmann Lévy (tome premierp. 206-214).



XXIV


Adamas sortit et revint dire que Jovelin allait venir.

Il l’avait trouvé dans une conférence fort animée avec la Morisque : elle, parlant arabe ; lui, écrivant tout ce qu’elle disait, et lui, faisant beaucoup de gestes qu’elle avait l’air de comprendre.

— Il m’a fait signe qu’il ne pouvait s’interrompre, ajouta Adamas ; je crois bien, monsieur, qu’il lui fait avouer la vérité par douceur et persuasion ; ne le dérangeons pas. Il écrit vite, mais elle ne lit pas très-bien, même dans sa langue, et c’est merveilleux de voir comme, avec ses yeux et ses mains, il se fait entendre. Prenez patience, monsieur ; nous allons savoir quelque chose.

On attendit un quart d’heure qui sembla un siècle au marquis.

L’heure s’avançait ; on avait sonné le premier coup du souper. Il fallait peut-être se retrouver en face de Villareal sans avoir rien éclairci.

Bois-Doré était dans une vive agitation. Il se levait et se rasseyait, disant, à part lui, des mots sans suite qui intriguaient fort Adamas.

Mario, le croyant fâché contre lui, se tenait pensif et interdit dans un coin.

Fleurial, voyant l’anxiété de son maître, le regardait fixement, suivait tous ses pas et gémissait de temps en temps en remuant la queue, comme pour lui dire : « Mais qu’est-ce que vous avez donc ? »

Enfin Adamas se hasarda à formuler la question.

— Monsieur, s’écria-t-il, vous avez en ceci une idée que vous cachez à votre serviteur, et, par là, vous lui rendez votre peine encore plus pesante. Parlez, monsieur, parlez à Adamas comme vous parleriez à votre bonnet ; il ne le redira non plus qu’un bonnet de nuit, et cela vous soulagera d’autant.

— Adamas, répondit Bois-Doré, je crains bien d’être fou ; car il y a, dans cet enfant et dans l’histoire qu’il nous raconte, quelque chose qui me remue plus que de raison. Il faut que tu saches qu’aujourd’hui je me suis fait dire ma destinée par des bohémiens, et qu’il y a eu là dedans des paroles bien obscures, mais qui peuvent tout de même s’expliquer par l’intérêt que je sens pour ce petit malheureux. On m’a dit, entre autres choses étranges, que je serais père avant trois mois, trois semaines ou trois jours. Or, comme je te jure, Adamas, que je ne puis compter sur aucune paternité directe dans un aussi court délai, il est évident que je dois devenir père par adoption. Mais une autre parole de cette prédiction me tourmente davantage : c’est que l’on m’a révélé la mort de mon frère, en la plaçant juste à la même date que la Morisque donne à celle du père de cet enfant. Comment arranger cela ? La magicienne parlait à mots couverts et symboliques, mais elle a dit cette date clairement, en faisant le calcul des années, des mois et des jours qui se sont écoulés depuis. Et moi, en revenant ici, je faisais le même calcul, et je tombais juste sur le quatrième jour après la mort de notre roi Henri. Viens ici, Mario, n’as-tu pas dit quatre jours ?

— Mais, monsieur, observa Adamas, n’avez-vous pas dit vous-même, hier, que la dernière lettre de M. Florimond était datée du seizième jour de juin et de la ville de Gênes ?

— Il est vrai, mon ami ; mais on peut se tromper de date en écrivant, et mettre un mois pour un autre ; cela est arrivé à tout le monde !

— Mais, monsieur, est-ce que la ville de Gênes n’est pas en Italie, et fort distante du lieu où cet enfant place la mort de son père ?

— Sans doute, mon ami. Je torture la vraisemblance des choses pour arranger les paroles de la devineresse, et c’est une fantaisie dont je te permets de me reprendre. Et cependant, ouvre la crédence où sont enfermées les chères reliques de mon frère, et cette dernière lettre que j’ai tant relue sans en jamais pénétrer le sens !

— Mon Dieu, monsieur, dit Adamas en ouvrant le tiroir et en présentant la lettre à son maître, tout ce qui est arrivé et tout ce qui a dû arriver, vous l’avez fort bien compris et deviné dans le temps ; M. Florimond vous donnait fort peu de ses nouvelles, à cause des grandes occupations secrètes qu’il avait dans les cours d’Italie, où l’envoyait son maître le duc de Savoie. Il vous parlait de ses voyages sans vous en dire le but, parce que cela lui était interdit par la politique qu’il servait et qui n’était pas toujours la vôtre. Cette dernière lettre vous annonce d’autres voyages que ceux dont il était fraîchement revenu, et voici ce qu’il vous dit en propres termes : « Si vous n’entendez point parler de moi d’ici à l’automne, n’en prenez point de souci. Ma santé est bonne, et mes affaires personnelles ne sont point en mauvais état. » La date est bien authentique, puisqu’il commence en vous disant : « Monsieur et bien-aimé frère, vous avez dû recevoir ma lettre de janvier dernier : depuis ces cinq mois passés… »

— Je sais tout cela, Adamas, je le sais par cœur, et, ce nonobstant, quand j’ai été en Italie, l’année 1611, m’enquérir en personne de ce pauvre frère, dont je n’entendais plus parler, il m’a été dit qu’il n’était jamais revenu d’une mission à Rome, pour laquelle il était parti quinze mois auparavant. Et, quand je fus à Rome, il y avait plus de deux ans qu’on ne l’y avait vu. J’ai parcouru toute l’Italie jusqu’en 1612, sans trouver de lui aucun indice et aucun vestige, à ce point que je m’imaginai qu’il avait fait quelque grand voyage aux Indes d’Orient ou d’Occident, pour son propre compte, et que je l’en verrais revenir quelque jour ; mais, à la fin, j’ai dû tenir pour certain qu’il avait été méchamment occis par les brigands dont l’Italie est infestée, ou qu’il avait péri dans quelque tempête sur mer. Il n’avait pas fait grosse fortune au service du Savoyard, bien qu’il ne se soit jamais plaint, et je pense qu’il n’était guère accompagné dans ses courses. Enfin j’ai perdu l’espoir de le retrouver, mais non celui de découvrir son sort et de le venger, s’il a été mis à mort traîtreusement.

Pendant que le marquis et Adamas devisaient ainsi, Mario, dont on ne s’occupait plus, s’était glissé derrière le fauteuil du marquis.

Il écoutait, il regardait avec attention la lettre que Bois-Doré tenait dans ses mains. Il savait très-bien lire, comme nous l’avons dit, et même l’écriture manuscrite ; mais il était en proie à une grande anxiété, craignant de se tromper et d’être encore accusé de parler au hasard.

Enfin, il se crut à peu près sûr de son fait, non-seulement d’après l’écriture, mais encore d’après les expressions de la lettre et la particularité des circonstances. Il s’écria :

— Attendez !

Et il sortit plein de résolution et de joie, sans que le marquis, absorbé dans ses réflexions, en tint beaucoup de compte.

Mario connaissait déjà la chambre de maître Jovelin, et il y trouva sa mère, qui se retirait sans avoir voulu montrer les objets dont elle était la gardienne jalouse et méfiante.

Lucilio avait été aussi frappé que le marquis de la coïncidence de la date fixée dans la mémoire de l’enfant par l’abbé Anjorrant, avec celle attribuée par la petite bohémienne à la mort de Florimond.

Il ne croyait nullement à la magie ; mais, comme il avait été également frappé du nom de Mario prononcé par La Flèche, il craignait que le marquis ne fût la dupe de quelque jonglerie.

Il commençait à soupçonner la Morisque elle-même, et son premier soin, en rentrant au manoir, avait été de l’appeler pour la questionner par écrit, avec beaucoup de précision et de sévérité. Il exigeait qu’elle montrât la bague et la lettre de M. Anjorrant dont elle avait parlé ; et, bien que cette femme éprouvât beaucoup de respect et de sympathie pour lui, cette insistance lui faisant craindre l’intervention indirecte de l’Alvimar dans l’interrogatoire qu’elle subissait, elle s’était renfermée dans un silence plein d’angoisse.

Dès qu’elle vit Mario, son cœur froissé exhala la plainte qu’il n’osait adresser directement à Lucilio.

— Viens, mon pauvre enfant, lui dit-elle ; on nous chasse d’ici, car on nous accuse de vouloir tromper et d’avoir raconté une histoire qui ne serait pas vraie. Viens, partons bien vite, afin que l’on connaisse que nous ne demandons secours qu’à Dieu et à nous-mêmes.

Mais Mario l’arrêta.

— C’est assez nous méfier, lui dit-il ; mère, il faut faire ce qu’on nous demande. Donne-moi la lettre, donne-moi la bague ! elles sont à moi, je les veux tout de suite !

Lucilio fut frappé de l’énergie de l’enfant, et la Morisque, stupéfaite, garda quelques instants le silence.

Jamais Mario ne lui avait parlé ainsi, jamais elle n’avait senti en lui la moindre velléité d’indépendance, et voilà qu’il lui commandait avec autorité !

Elle eut peur, elle crut à quelque prodige ; toute la force de son caractère tomba devant une idée fataliste ; elle ôta de sa ceinture l’escarcelle de peau d’agneau où elle avait cousu les précieux objets.

— Ce n’est pas tout, mère, lui dit encore Mario : il me faut aussi le couteau.

— Tu n’oseras pas y toucher, enfant ! c’est le couteau qui a tué…

— Je sais, je l’ai déjà regardé. Je veux le regarder encore. Il faut que j’y touche, et j’y toucherai. Donne !

Mercédès remit le couteau et dit en joignant les mains :

— Si c’est l’esprit contraire qui fait agir et parler mon fils, nous sommes perdus, Mario !

Il ne l’écouta pas, et appuyant le petit sac de peau sur la table de Lucilio, il le décousit lestement avec le poignard ; il en tira la bague, qu’il passa dans son pouce, et la lettre de l’abbé Anjorrant à M. de Sully, dont il fit sauter le scel et la soie, à la grande consternation de Mercédès.

Cela fait, il ouvrit la missive, en tira un papier taché et maculé, le baisa, le regarda avec attention ; puis, s’écriant : « Viens, mère ! venez, monsieur Jovelin ! » il s’élança dans l’escalier, rentra dans la chambre du marquis, saisit impétueusement, dans les mains de celui-ci, la lettre qu’il commentait encore, compara les écritures, et, posant tout ce qu’il tenait dans les mains d’Adamas, lettres, bague et poignard, il sauta sur les genoux du marquis, lui jeta ses bras au cou et se mit à l’embrasser si fort que le bon monsieur en fut comme étranglé pendant un moment.

— Voyons, voyons ! dit enfin Bois-Doré, un peu fâché de cette familiarité à laquelle il ne s’attendait pas, et qui avait gravement compromis sa frisure, ce n’est point l’heure de jouer ainsi, mon bel ami, et vous prenez là des libertés… Qu’est-ce que vous nous apportez ? et pourquoi ?…

Mais le marquis s’arrêta en voyant Mario fondre en larmes.

L’enfant avait obéi à une inspiration, il avait eu la foi ; mais, l’esprit des autres n’allant pas si vite et si droit que le sien, le doute, la peur et la honte lui revenaient. Il avait désobéi à Mercédès, qui pleurait et tremblait.

Lucilio le regardait d’un air attentif, dont il se sentait intimidé ; le marquis repoussait son étreinte passionnée, et Adamas, stupéfait, n’avait pas l’air de constater sans hésitation la similitude des écritures.

— Voyons, ne pleurez pas, mon enfant, dit le marquis agité, en prenant des mains d’Adamas la lettre de son frère et le papier froissé et usé que Mario avait apporté. Qu’as-tu, Adamas, et pourquoi trembles-tu de la sorte ? Qu’est-ce donc que ce papier taché de noir ? Vrai Dieu ! ce sont des traces de sang ! Rapproche la bougie, Adamas, voyons !… Eh ! mes amis ! eh ! monseigneur Dieu qui êtes au ciel ! Jovelin ! Adamas ! voyons ceci ! Je ne suis point halluciné ? C’est l’écriture, c’est le vrai caractère de mon frère chéri ? Et ce sang… Ah ! mes amis, cela est bien dur à regarder… Mais… Mario, où as-tu pris cela ?

— Lisez, lisez, monsieur, s’écria Adamas, assurez-vous bien…

— Je ne puis, dit le marquis, qui devint pâle ; le cœur me faut ! D’où vient ce papier ?

— On l’a trouvé sur mon père, dit Mario reprenant courage ; voyez si ce n’est pas une lettre pour vous, qu’il voulait vous envoyer. M. Anjorrant me l’a fait lire bien des fois ; mais il n’y avait pas votre nom dessus, et nous n’avons jamais su à qui la faire tenir.

— Ton père ! répéta le marquis sortant comme d’un rêve ; ton père !…

— Lisez donc, monsieur ! s’écria Adamas ; assurez-vous.

— Non ! pas encore, dit le marquis. Si c’est un songe que je fais, je ne souhaite pas en être détrompé. Laissez-moi m’imaginer que ce bel enfant… Viens ici, petit, dans mes bras… Et toi, Adamas, lis si tu peux ! moi, je ne saurais !

— Je lirai, moi, dit Mario ; suivez avec vos yeux. Et il lut :

« Monsieur et bien-aimé frère,

» N’ayez point égard à la lettre que vous recevrez de moi après celle-ci et que je vous ai écrite de Gènes, à la date du seizième jour du mois prochain, en prévision d’une longue et dangereuse absence, durant laquelle, redoutant vos inquiétudes sur mon compte, j’ai souhaité de vous tranquilliser par une lettre anticipée, et aussi vous empêcher de vous enquérir de moi en ce pays, où je désirais que cette absence ne fût point remarquée.

» Comme, grâce à Dieu, me voici, plus vite et plus heureusement que je ne l’espérais, hors de peine et de danger, je vous veux, dès ce jour, informer de mes aventures, lesquelles je puis enfin vous dire sans dissimulation ni réserve, gardant toutefois les détails pour le très-prochain et très-désiré moment où je serai près de vous avec ma femme honorée et aimée ; et, si Dieu le permet, avec l’enfant dont, sous peu de jours, elle me rendra père !

» Il vous suffira, aujourd’hui, de savoir que, marié secrètement dès l’an passé, en Espagne, avec une belle et noble dame, contrairement au gré de sa famille, j’ai dû la quitter pour le service de mon prince, et revenir non moins secrètement auprès d’elle, pour la soustraire à la rigueur de ses parents et la conduire en France, où nous avons enfin mis le pied aujourd’hui, à la faveur de nos précautions et déguisements.

» Nous comptons nous arrêter à Pau, d’où je vous enverrai cette lettre, en attendant celle qui vous annoncera, s’il plaît au ciel, l’heureuse délivrance de ma femme, et où j’aurai le loisir qui me manque en ce moment pour vous raconter… »

Ici, la lettre avait été interrompue par quelque soin imprévu.

Elle avait été pliée et emportée dans le justaucorps du voyageur, pour être achevée et cachetée à Pau probablement, et là, confiée aux messagers qui faisaient, tant bien que mal, à cette époque, le service des lettres dans les villes de quelque importance.