Les Bastonnais/01/01

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 5-8).


I
les fusées bleues.

Debout sur le sommet de la fière citadelle de Québec, un soldat en faction, immobile et attentif, s’appuyait lourdement sur sa carabine.

Du haut de ce rocher escarpé, il promenait lentement son regard sur le paysage que l’ombre de la nuit recouvrait d’un voile transparent.

Il était minuit, et seule la lumière vacillante des étoiles faisait ressortir les lignes saillantes des objets environnants.

Derrière lui se déroulait la vallée de la rivière St-Charles dont les taillis de pins et de hêtres faisaient une immense tache noire.

En face s’élevaient les falaises de Lévis, au delà desquelles s’étendaient les plaines unies de la Beauce.

À sa gauche la chute de Montmorency faisait entendre le grondement de ses eaux précipitées et brillait d’un éclat argentin.

À sa droite, s’étendaient silencieuses et désertes les plaines d’Abraham au-dessus desquelles s’élevait comme une vapeur de victoire sanglante.

On distinguait quelques lumières dans le château St-Louis, résidence du gouverneur civil, et dans les corps de garde des casernes des Jésuites, situées sur la place de la cathédrale ; mais le reste de la capitale était plongé dans l’obscurité et dans un morne silence.

Pas le moindre bruit ne s’élevait des rues étroites et des ruelles tortueuses de la basse-ville. Une lampe solitaire se balançait à la proue de la corvette de guerre ancrée dans le fleuve…

Il s’appuyait lourdement sur sa carabine. Son attitude aurait pu faire croire qu’il montait sa garde avec la vigilance automatique du soldat ; mais il n’en était pas ainsi. Jamais sentinelle n’avait été chargée d’une faction si pleine de lourdes responsabilités, et jamais garde n’avait été exécutée avec une plus minutieuse observation.

L’œil, l’oreille, le cerveau, l’être tout entier était absorbé par le devoir. Rien n’échappait à la pénétration de son regard, ni les changements dans les nuages qui obscurcissaient le ciel du côté du large, ni les ombres qui s’épaississaient dans le sentier de l’anse de Wolfe. Aucun son ne passait sans avoir frappé son oreille attentive, depuis le bruissement d’ailes du moineau qui avait établi son nid d’hiver dans les canons de la batterie, jusqu’à la course rapide du suisse par-dessus les sombres glacis des fortifications. Debout sur le sommet de la plus haute citadelle de l’Amérique, sa stature martiale se détachant nettement des ombres environnantes, comme un bloc de marbre sculpté se détache du sombre horizon, silencieux, solitaire et vigilant, il était le représentant et le gardien de la puissance britannique au Canada, à l’heure d’une crise redoutée.

Il avait conscience de sa position et se conduisait en conséquence.

Roderick Hardinge était un jeune homme au tempérament ardent. Il faisait partie de la petite milice qui gardait la ville de Québec et il ressentait vivement les critiques continuellement dirigées, durant les deux mois précédents, contre l’insuffisance de cette troupe. Il savait que les Américains avaient tout balayé devant eux à l’extrémité supérieure de la colonie. Schuyler avait occupé l’île aux Noix sans coup férir. Cinq cents soldats de l’armée active et cent volontaires avaient capitulé à St-Jean. Bedell, du New-Hampshire, avait pris Chambly et s’était emparé des immenses quantités de provisions et de munitions de guerre renfermées dans le fort. Montgomery s’avançait sur Montréal à la tête de toute son armée. La garnison de cette ville était trop faible pour soutenir l’attaque et devait infailliblement céder à un ennemi démesurément supérieur en nombre. Alors viendrait le tour de Québec. Il était bien connu que cette ville était, en réalité, le but de l’expédition américaine.

De même que la chute de Québec avait assuré la conquête de la Nouvelle-France par les Anglais en 1759, la prise de Québec devait assurer la conquête du Canada par les Américains, dans l’hiver de 1775-76. Cela avait été parfaitement compris par le congrès continental à Philadelphie. Le plan de campagne avait été tracé par le général Schuyler avec cet objectif, et quand cet officier résigna son commandement pour cause de santé, après ses succès à St-Jean, Montgomery suivit la même idée et résolut de l’exécuter.

De Montréal, il adressa au congrès une lettre dans laquelle il disait énergiquement : « Tant que Québec ne sera pas pris, le Canada ne sera pas conquis. »

Roderick Hardinge avait appris avec peine que les autorités de Québec avaient peu ou point de confiance dans la milice qu’elles croyaient incapable de défendre la ville. Il était nécessaire de détruire ce préjugé, autant dans les intérêts de cette troupe que dans ceux de la cité. Hardinge entreprit cette tâche difficile. Il n’y avait pas de temps à perdre. Dans quinze jours, Québec pouvait être investi. Il se mit à l’œuvre, avec l’aide d’un seul compagnon. Tous deux tinrent leur projet dans le plus profond secret et ne le communiquèrent pas même au commandant du corps.

On était à la nuit du 6 novembre 1775. Hardinge sortit du quartier seul et sans attirer l’attention. Il se rendit aussitôt au poste de la citadelle le plus éloigné du corps de garde. Au cri de : « Qui vive » de la sentinelle, il donna le mot d’ordre. Puis appelant par son nom le factionnaire, qui était un soldat de son régiment, il lui donna l’ordre de lui remettre son fusil. La sentinelle obéit sans faire aucune question, ni recevoir aucune explication. Hardinge était un officier, et le simple soldat n’avait qu’à lui obéir. S’il avait quelque soupçon ou s’il était poussé par quelque sentiment de curiosité, il fut mis à l’abri de l’un et de l’autre par un nouvel ordre de se retirer hors de la vue, mais à portée de la voix, jusqu’à ce que ses services fussent requis. Un coup de sifflet devait être le signal.

Roderick Hardinge resta en faction de dix heures à minuit. Comme nous l’avons vu, il avait observé minutieusement tout ce que pouvait distinguer son regard vigilant. Mais ce regard se portait le plus assidûment vers un point de l’horizon : c’était le grand chemin qui conduisait de Lévis à la forêt, en traversant les plaines de la Beauce. Il était évident que c’était dans cette direction que devait apparaître l’objet qu’il guettait, et il ne fut pas désappointé.

Au premier coup de minuit sonnant à la tourelle de la cathédrale Notre-Dame, de l’un des points de ce grand chemin à cent verges au plus de la rive, une fusée bleue s’élança dans les airs.

À cette vue, Roderick se redressa subitement, enleva la carabine de son côté gauche, la jeta sur son épaule droite et se mit au port d’armes.

Le sixième coup de minuit venait de sonner, quand une seconde fusée bleue sillonna l’espace, mais cette fois, à au moins cinquante verges plus près que la première fois. Celui qui l’avait lancée avait évidemment dû courir vers la rivière.

Roderick fit un pas en avant et poussa un cri étouffé.

Le dernier des douze coups de cloche avait à peine résonné, qu’une troisième fusée s’éleva en sifflant du bord même du fleuve.

Roderick fit vivement volte-face et fit entendre un violent coup de sifflet. Le fidèle soldat dont il avait pris la faction accourut immédiatement. Hardinge lui jeta son fusil avec l’injonction de garder le silence. L’officier avait à peine eu le temps de disparaître dans les ténèbres, que la garde montante composée d’un caporal et de deux simples soldats se présenta et procéda à la formalité ordinaire du relèvement des sentinelles.