Les Basques, un Peuple qui s’en va

Les Basques, un Peuple qui s’en va
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 68 (p. 313-340).


LES BASQUES
UN PEUPLE QUI S’EN VA.

I. Recherches sur les habitans primitifs de l’Espagne à l’aide de la langue basque, par Guillaume de Humboldt, traduit de l’allemand par A. Marrast ; Paris, Franck, 1866. — II. La Langue basque et les Idiomes de l’Oural, par M. H. de Charencey ; Mortagne, Daupeley frères, 1866. — III. Croyances des anciens Basques, par M. E. Cordier. Bulletin de la Société Ramond, 1867. — IV. Bulletins et Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris.

Le nom du peuple basque réveille des idées agréables chez la plupart des voyageurs qui se sont promenés sur les rivages du golfe de Gascogne, entre Bayonne et Bilbao. En se rappelant les gracieux paysages de la contrée, on est tout naturellement disposé à prononcer un jugement favorable sur la race elle-même : les sites jettent un reflet de leur splendeur sur les hommes qu’on y a vus, et la beauté physique des populations contribue aussi, pour une forte part, à leur faire concéder bien des mérites sans examen préalable. Toutefois la connaissance rapide que l’on prend des Basques, alors que, libre de tout souci, on parcourt les plages et les falaises et que l’on tâche le plus souvent de faire reposer sa pensée, est ordinairement superficielle et vague. L’étranger qui vient passer quelques jours ou quelques semaines dans les villes de bains et de plaisir situées à la base des Pyrénées occidentales n’a guère l’occasion d’acquérir d’idées bien exactes sur le caractère et les mœurs des aborigènes. Pendant les jours de fête, il a vu les jeunes gens, armés de leurs gants de bois, se renvoyer vigoureusement la balle sur la grande place du village ; peut-être aussi a-t-il traversé la Bidassoa sur les épaules d’un pêcheur athlétique, et s’est-il hasardé sur les eaux de la baie de Passages dans une barque conduite par des rameuses au bras nerveux, au profil héroïque ; mais là se borne souvent son expérience du peuple basque, et pour le reste il lui est difficile de discerner ce qui vient des anciens habitans du pays et ce qui est dû à l’envahissement graduel des civilisations particulières de la France et de l’Espagne. L’image toute castillane des villes de Fontarabie, Irun, Saint-Sébastien, le souvenir de ces barbares courses de taureaux importées dans la contrée par les Romains et les Visigoths, se confondent dans la mémoire du voyageur et troublent la netteté de sa vision intellectuelle quand il songe au pays basque. D’ailleurs les antiques Euskariens[1] ne sont plus ce qu’ils étaient jadis : les traits de leur caractère national s’atténuent chaque jour. La centralisation administrative, qui les rattache d’un côté à Paris, de l’autre à Madrid, l’usage d’une langue policée dans leurs rapports avec les étrangers, surtout les intérêts du commerce, ont tellement modifié l’apparence et les mœurs de ce peuple, qu’en le voyant on se demande si ce sont là des hommes complètement distincts des autres habitans de l’Europe par leur origine, leur histoire et leur langue. On serait tenté de ne voir en eux que des paysans français ou espagnols ayant encore gardé leurs us et leurs jargons provinciaux, et pourtant ce sont là les descendans d’une race mystérieuse dont aucune autre nation de la terre ne peut encore se dire la sœur.

I.

Chose étonnante, dans ce pays de France où toutes les communes sont délimitées avec tant de soin, que, pour en détacher quelques maisons ou même un simple champ, un acte du gouvernement central est jugé absolument indispensable, la surface occupée par la population purement basque n’est point encore connue d’une manière tout à fait précise. On sait, il est vrai, que la langue euskarienne est parlée dans les trois districts du Labourd, de la Soule et de la Basse-Navarre, c’est-à-dire dans les vallées des arrondissemens de Bayonne et de Mauléon qu’arrosent la Nivelle, la Nive, la Bidouze, le Saison et leurs affluens ; mais quand il s’agit de tracer avec rigueur la frontière entre le basque et les patois béarnais ou gascon, les renseignemens nécessaires font défaut. Certaines communes situées au sud de l’Adour, entre Bayonne et l’embouchure du Gave, appartiennent à la fois aux deux régions ethnologiques : les habitans de quelques hameaux parlent basque, tandis que dans une autre partie de la commune le langage est de source latine ; mais, vu le manque de relevés statistiques, il est impossible d’indiquer sur la carte toutes les sinuosités de la ligne de démarcation. On peut dire seulement que cette ligne, commençant sur les premiers contreforts des Pyrénées, au sud de Biarritz et de Bayonne, traverse la Nive près de Villefranque pour gagner les collines de Saint-Pierre d’Irube et de Mouguerre, puis se développe sur le flanc des coteaux qui dominent la vallée de l’Adour. Les Basques parlant encore l’idiome de leurs ancêtres occupent tous les promontoires, tandis que les populations à patois gascon pénètrent au loin dans les vallées : une courbe de niveau semblable à celles que l’on trace sur les cartes pour marquer la différence des altitudes indiquerait ainsi la frontière entre les deux langues.

Du côté de l’est, le pays basque, comprenant le district de Bidache, est d’abord limité par le cours inférieur de la Bidouze, puis la ligne de séparation suit le faîte des hauteurs entre la ville basque de Saint-Palais et la ville béarnaise de Sauveterre et descend dans la vallée du Saison, près du village de Charritte, au nord de Mauléon. Au sud-est, on parle encore l’eskuara ou basque dans les communes de Barcus et d’Esquiule, à quelques kilomètres d’Oloron, puis la chaîne des collines qui sépare la vallée du Saison de celle du Vert, et qui se redresse de cime en cime vers la grande crête des Pyrénées, est le rempart qui pendant de longs siècles depuis l’époque gallo-romaine a servi de ligne de défense aux populations aborigènes contre l’invasion des patois d’origine latine. Ce boulevard n’a été franchi que sur un seul point, dans le haut vallon de Montory, où des Béarnais ont pu s’établir en passant un col très facile, mais de ce vallon jusqu’à la frontière espagnole l’arête des montagnes de Sainte-Engrace, d’une élévation moyenne de plus de 1,000 mètres, domine de vastes solitudes de landes et de forêts que parcourent seulement les bergers et les bûcherons. Ce chaînon secondaire se rattache à la grande chaîne par le superbe pic d’Anie, pyramide de 2,500 mètres de hauteur, placée comme une borne à l’angle du pays.

En Espagne, les limites précises de la langue euskarienne sont encore moins connues que du côté de la France, et ne correspondent pas davantage aux circonscriptions géographiques. L’ancien royaume de Navarre et les trois provinces d’Alava, de Guipuzcoa et de Bilbao sont en général indiqués comme le domaine d’Euskariens parlant toujours la langue de leurs pères ; mais une grande partie de cet espace est depuis longtemps envahie par l’influence latine, et les populations se servent d’un castillan mélangé de quelques termes locaux. Le domaine de la langue basque commence à l’ouest, entre la petite ville de Portugalete, située sur le bord du golfe de Gascogne, et la capitale de la Biscaye, Bilbao, où cependant l’espagnol devient peu à peu l’idiome prépondérant, puis il pénètre au sud dans les vallées qui descendent de la chaîne des Pyrénées cantabres. Sur la pente méridionale de ces monts, la frontière des idiomes se recourbe par une ligne de niveau semblable à celle qui dans la Biscaye française longe la plaine de l’Adour, et laisse en dehors toutes les villes de l’Alava qui se trouvent dans la vallée de l’Èbre, Vittoria, Nanclares, Miranda. Au-delà du massif des hauteurs de Salvatierra, la vallée où l’on a construit le chemin de fer d’Alsasua à Pampelune appartient encore au pays basque ; mais la ville de Pampelune elle-même n’est euskarienne que par les souvenirs historiques, et plus à l’est les habitans de Monreal et de Lumbier ne connaissent plus l’antique langue ibérienne ; on la parle seulement dans les hautes vallées de Roncevaux, d’Orbaiceta, d’Ochagavia, de Roncal, et de ce côté le pic d’Anie est encore le point extrême au-delà duquel ne résonne plus la voix des « fils d’Aïtor. » Ainsi des quatre provinces euskariennes il en est deux, la Navarre et l’Alava, dont la plus grande moitié appartient au domaine de l’idiome castillan. Pour se rendre compte de ce phénomène, si considérable dans l’histoire de l’humanité, de la disparition graduelle d’une langue devant un dialecte vainqueur, il serait de la plus haute importance de tracer actuellement la limite certaine du basque; mais ce travail, personne ne songe à le faire. Il serait digne d’une société savante d’entreprendre cette délimitation statistique, de fixer ainsi bien des points obscurs et d’éviter dans l’avenir bien des discussions oiseuses provenant du manque de renseignemens exacts[2].

Quand le voyageur monte sur l’une des hautes cimes des Pyrénées occidentales, telle que la Haya, près d’Irun, l’Atchiola, non loin d’Elizondo, ou le mont d’Aphanicé, à l’est de Saint-Jean-Pied-de-Port, il a sous les yeux la plus grande partie du territoire occupé par les Basques de nos jours, et même dans le lointain il voit s’étendre des plaines et se dresser des sommets qui n’appartiennent plus à la patrie euskarienne. La surface éblouissante du golfe de Gascogne emplit un coin du tableau, et par sa grandiose uniformité contraste avec les hardis promontoires de la côte espagnole. Au nord, les rivages de France se recourbent en un gracieux demi-cercle, et leurs dunes blanches se confondent avec les brisans dans les vapeurs de l’espace éloigné. Des villes et des villages entrevus à travers les rideaux de peupliers se montrent dans les prairies ; çà et là, des reflets de lumière indiquent le méandre d’un fleuve ou d’un ruisseau, et sur les pentes les plus rapprochées étincellent les nappes des cascades. Autour de la pointe sur laquelle on s’est placé pour contempler le grand horizon, on voit se dresser en cercle une multitude d’autres sommets où le regard d’un homme habitué aux montagnes peut seul reconnaître une disposition régulière en chaîne maîtresse et en chaînons transversaux. À l’ouest, de longs promontoires détachés de l’arête principale s’abaissent de croupe en croupe jusqu’à la mer : entre leurs remparts parallèles, les premiers, verts de pâturages, les autres, revêtus d’un voile de vapeurs azuré par la distance, se cachent les vallées du Guipuzcoa et de la Biscaye ; du côté de la Navarre, un amphithéâtre de cimes entoure les campagnes fertiles qui furent jadis la république fédérale des cinq villes libres du Bastan ; à l’est enfin, on aperçoit par-dessus les hauteurs des Aldudes, rouges de bruyères, et les croupes de Roncevaux et d’Iraty, toutes couvertes de forêts, le grand pic neigeux et rayonnant d’Anie, qui depuis vingt siècles marque de sa masse pyramidale la frontière du pays des Euskariens.

Ce qui frappe dans ce petit territoire, si étroit pour toute une race d’hommes, c’est la grâce des vallées et des montagnes. Le versant septentrional des Pyrénées basques surtout charme par la verdure de ses plaines et les contours adoucis de ses hauteurs. Les districts situés en Espagne ont, il est vrai, bien des escarpemens abrupts et des plaines dénudées ; mais, comparées à d’autres régions espagnoles d’un aspect formidable de nudité, celles-ci sont presque des types de beauté champêtre : il est même un certain nombre de vallées, notamment du côté de l’est, qui n’ont point encore été dépouillées de leurs arbres, et l’on sait si la parure des bois est chose commune au sud des Pyrénées. Comme dans tout pays de montagnes, des parois de rochers, de grands blocs isolés se dressent sur le versant des monts ; mais la plupart des hauteurs cachent leur ossature de calcaire ou de grès sous une couche de terre rouge ou noirâtre qui se recouvre d’ajoncs, de genêts et de fougères. Les pentes sont douces, les cols ouverts entre les monts sont larges et d’un facile accès ; on ne voit guère de ces défilés sauvages, de ces âpres sentiers que l’imagination se figure dans toutes les contrées montagneuses. Le passage de Roncevaux, que sur la foi des légendes on se représente volontiers comme une gorge effroyable entre des rochers à pic, est au contraire un vallon sinueux et tranquille ; le célèbre mont d’Altabiscar, qui s’élève à l’est, est une longue croupe où les fleurs roses des bruyères se mêlent au jaune doré des genêts et des ajoncs. Un vieux couvent entouré de murailles crénelées et flanqué de quelques masures barre une large route carrossable qui vient de Pampelune, puis au-delà, du côté de la France, un charmant sentier, semblable à l’avenue d’un parc, se glisse à l’ombre des hêtres et s’élève en pente douce sur une éminence gazonnée où se trouve la petite église rustique d’Ibañeta. Ce paysage gracieux serait le Roncevaux de sinistre mémoire. On ne voit pas un seul rocher d’où les Basques auraient pu rouler des blocs de pierre sur les envahisseurs franks ; on cherche vainement des yeux le précipice au fond duquel Roland fit pour la dernière fois résonner son cor d’ivoire. C’est à leur vaillance, c’est à la force de leur bras et non pas à l’âpreté des gorges d’Altabiscar que les montagnards ibères doivent leur triomphe sur les armées de Charlemagne.

C’est précisément à cause de cette facilité des communications entre les deux versans que les populations euskariennes des Pyrénées de l’ouest ont pu maintenir leur intégrité nationale. Dans les autres parties des monts, les Ibères, séparés les uns des autres par des crêtes neigeuses difficiles à franchir, étaient refoulés par leurs ennemis en d’étroites vallées latérales, et ne pouvaient s’entr’aider en cas de péril commun. Les Basques de l’occident avaient au contraire le privilège d’habiter un pays offrant à la fois de sérieux obstacles à l’invasion étrangère et des passages faciles par-dessus les hauteurs. Les groupes épars dans les vallées pyrénéennes du nord et du midi pouvaient ainsi se former en masse solide au milieu des nations environnantes et conserver leur langue et leurs mœurs alors qu’autour d’eux les peuples les plus divers d’origine entraient de gré ou de force dans le monde latin.

Toutefois ce petit domaine des Euskariens dont on peut embrasser la plus grande partie d’un seul regard n’est point habité par une population homogène. Quoique l’un ou l’autre des cinq dialectes de leur langage soit parlé dans toutes les vallées de ces pays montagneux, les hommes eux-mêmes diffèrent singulièrement par le corps et l’attitude. Le type des Basques du littoral est bien connu : tous les voyageurs qui ont vu ces hommes aux traits réguliers, au regard franc, à la taille svelte et bien prise, au geste gracieux et hardi, à la démarche élastique, ces femmes à la figure joyeuse, au sourire fin et légèrement ironique, aux attaches si pures, au maintien si naturel dans sa noblesse, ne sauraient oublier ces êtres privilégiés parmi les races mélangées ou même abâtardies de l’Europe occidentale. En voyant la bonne grâce et la fière allure des Basques, en assistant à leurs jeux, en écoutant leur rire sonore, on se trouve entraîné par une pente naturelle de l’esprit à se demander si ces populations joyeuses ne représentent pas les débris d’une humanité plus fortunée qui ne connaissait point nos misères et nos tristesses. Ce « petit peuple qui saute et danse au haut des Pyrénées, » ainsi que le disait si heureusement Voltaire, est-il fait du même limon que les sombres montagnards des Castilles ou les paysans lourds et grossiers de nos campagnes de France ?

La grande majorité des Basques du littoral ont bien le type à la fois gracieux et fort que l’on croit d’ordinaire être celui de l’ancienne race ibérique, et dans nombre de communes, telles que Fontarabie, Leso, Passages, hommes et femmes, presque sans exception, jouissent de cette souplesse du corps et de cette beauté du visage que célébraient déjà les anciens. Cependant il existe loin de la mer, dans les gorges des Pyrénées, plusieurs groupes de populations qui diffèrent sensiblement par leurs traits et leur démarche des Euskariens de la côte. C’est ainsi que dans la vallée rarement visitée de Sainte-Engrace, dont les magnifiques forêts de hêtres ombragent les premières pentes du pic d’Anie, la plupart des habitans, qui d’ailleurs, parmi tous les Basques, sont ceux qu’a le moins modifiés la civilisation française, sont blonds, grands, massifs de taille, lents dans leurs allures : on pourrait croire qu’ils proviennent du croisement de la race euskarienne avec celle des Visigoths ou d’autres envahisseurs du nord égarés dans les hautes vallées de la frontière. Combien plus grande encore est la diversité des caractères physiques, si l’on compare les Ibères du Labourd et du Guipuzcoa aux Andorrans bruns, secs, apathiques, ou bien aux autres populations d’origine euskarienne qui habitent les Pyrénées du centre et de l’est ! À vrai dire, on ne saurait encore indiquer avec précision quels sont les traits physiques distinctifs des Basques. Même pour la taille, ils ne semblent guère différer de leurs voisins : sur la carte figurative qu’a dressée M. Broca afin de représenter les exemptions militaires pour défaut de taille, le département des Basses-Pyrénées, peuplé en entier de fils d’Ibères, Basques ou Béarnais, occupe une place à peu près moyenne parmi tous les départemens français.

Les différences qu’on observe entre les groupes d’Euskariens au point de vue physique se retrouvent dans les mœurs. Les Basques de l’Alava et même ceux des villes du littoral espagnol, Irun, Fontarabie, Saint-Sébastien, ressemblent trop souvent à leurs voisins des Castilles par leur froideur envers les étrangers, leur attitude orgueilleuse ou même leur nonchalance au travail. De même, en beaucoup de localités, les aborigènes ont perdu la propreté traditionnelle des Ibères, et leurs masures n’ont rien à envier aux maisons lépreuses des villages aragonais et catalans : il est même des bourgades, telles que Vera, au pied méridional de la Rhune, où le voyageur ne peut trouver l’hospitalité qu’en d’immondes galetas tout pénétrés de l’odeur des porcheries. De leur côté, si les Basques français ont encore gardé la politesse et la dignité simple de leurs ancêtres, s’ils se respectent dans leurs demeures comme sur leurs propres personnes et prennent soin de blanchir leurs maisons et d’en faire reluire les meubles, ils ont perdu toute fierté civique en perdant leurs anciens fors. Avec leur autonomie politique, les mœurs de citoyens ont disparu; par des transitions graduelles, les Basques français s’assimilent peu à peu à leurs anciens compatriotes les Béarnais et les Gascons, déjà complètement modifiés par la civilisation latine.

Une statistique morale des populations euskariennes serait bien difficile à faire à cause de la diversité des jugemens que ne manqueraient pas de porter à cet égard les anthropologistes suivant la différence de leurs opinions politiques et religieuses; mais, l’étude des caractères physiques étant une question d’observation directe, quelques savans consciencieux parcourant le pays basque pourraient en peu de temps résoudre au moins cette partie du problème. Récemment M. Broca a brillamment inauguré cette œuvre de recherches méthodiques et précises. Aidé par un médecin espagnol, M. Velasco, il a recueilli dans un vieux cimetière de Zarauz, village du Guipuzcoa rarement visité naguère, une soixantaine de crânes qui depuis ont été déposés précieusement dans le musée de la Société d’anthropologie. Au grand étonnement des ethnologistes, ces crânes se sont trouvés dolicocéphales, c’est-à-dire qu’ils sont relativement très allongés dans le sens du front à l’occiput. Or le célèbre professeur suédois Retzius avait cru pouvoir conclure de l’examen de quelques crânes basques envoyés de Paris[3] que les Ibères étaient brachycéphales, c’est-à-dire qu’ils avaient la tête courte en comparaison de celles des Germains, des Scandinaves et des Celtes. Cette théorie avait été universellement acceptée comme l’expression même de la vérité; les Basques avaient été classés pour la forme du crâne à côté des Slaves, des Magyars, des Turcs, des Finnois, des Samoyèdes, et l’on voyait en eux les représentans dans le monde moderne de ces races autochthones à courte tête dont on découvre les squelettes sous les anciens dolmens de l’Europe occidentale.

Cependant les mesures de M. Broca, prises de la manière la plus complète et la plus rigoureuse, ne peuvent laisser subsister aucun doute dans les esprits. Comparés à toutes les séries de crânes parisiens qui se trouvent dans les collections de la Société d’anthropologie, ceux de Zarauz sont en moyenne de beaucoup les plus allongés ; sur les soixante exemplaires, il n’en est pas même un seul qui soit tout à fait brachycépale. Ainsi les Basques du bourg guipuzcoan doivent certainement être rangés parmi les hommes à tête longue à côté des Celtes et des Germains ; mais, si leurs crânes ressemblent par la longueur à ceux des envahisseurs de l’Europe occidentale, ils en diffèrent par la forme. En effet, dans les races de souche aryenne, la tête se développe surtout par la partie frontale ; chez les Basques de Zarauz, ce sont au contraire les lobes postérieurs du cerveau qui ont pris la plus grande importance ; bien que la capacité totale de leur boîte osseuse soit plus forte en moyenne que chez le Parisien lui-même, leur crâne n’en est pas moins inférieur à cause de la petitesse relative du front et de la puissance des parties occipitales : sous ce rapport, ils ressemblent aux races nègres. Il est vrai que sous un autre point de vue la tête de l’Africain est exactement l’opposé de la tête basque, si l’on en juge du moins par les crânes de Zarauz, car dans ceux-ci la face est la plus droite de toutes celles qu’on a jamais mesurées, tandis que la mâchoire supérieure du nègre est toujours projetée en avant ; l’Euskarien se distinguerait donc entre tous les hommes par la petitesse de sa mâchoire et son profil vertical.

Ainsi les précieux débris humains retrouvés à Zarauz sont uniques parmi tous les crânes étudiés précédemment : ils ressemblent à ceux des nègres par le développement de l’occiput, mais ils dépassent en moyenne ceux des Aryens par la capacité et sont d’une beauté tout exceptionnelle par la forme antérieure de la face. Ces faits seuls suffiraient pour établir que les Basques du village guipuzcoan appartenaient bien à une race autochthone distincte. Il importe néanmoins de recueillir d’autres témoignages sur tous les autres points du pays basque, car les partisans à outrance de l’ancienne théorie de Retzius disent que les habitans de Zarauz peuvent bien descendre d’immigrans celtes croisés avec les aborigènes. L’objection ne semble point fondée. Si des étrangers débarqués il y a vingt ou trente siècles avaient colonisé ce village environné de tous les côtés par des Ibères, ceux-ci, assez forts pour imposer leur langue aux nouveau-venus, n’auraient pas manqué de modifier aussi le type par le mélange des sangs; la population tout entière serait devenue graduellement euskarienne, et, quand même un petit nombre de crânes celtiques se retrouveraient encore çà et là, le moule principal serait certainement celui de la race autochthone. Cependant il n’existe qu’un seul moyen de lever complètement l’objection, c’est de multiplier les observations directes soit sur les Squelettes, quand cette étude est possible, soit sur les personnes vivantes. En comparant tous les résultats obtenus non-seulement sur le littoral, mais aussi dans les plaines et dans les vallées de montagnes, aussi bien en France que dans les provinces espagnoles, on découvrirait les différences essentielles ou locales qui peuvent exister entre les populations basques, unes par le langage et peut-être diverses par l’origine. Si quelques-uns de ces voyageurs qui chaque année passent des mois entiers à se promener dans les gorges et sur les cols des Pyrénées s’occupaient méthodiquement de mesurer la taille, la forme des crânes et des visages, de noter la couleur des yeux et des cheveux, ils résoudraient par cela même d’importans problèmes ethnologiques et bien d’inutiles discussions seraient épargnées aux savans et au public.


II.

Ce ne sont point d’ailleurs les caractères physiques des Basques, c’est leur langue qui a révélé au monde leur singulière originalité comme peuple et leur isolement parmi les races. Au siècle dernier, on ne voyait dans les dialectes parlés au pied des Pyrénées occidentales que des patois celtiques analogues à ceux de la Basse-Bretagne. L’Encyclopédie elle-même reproduit cette erreur grossière; mais depuis un demi-siècle, Guillaume de Humboldt a signalé comme vraiment unique dans le monde ce merveilleux idiome eskuara, cette « langue par excellence, » qui se distingue de toutes celles de l’Europe occidentale par la structure de ses mots, le mécanisme de ses phrases et les multiples conjugaisons de ses verbes, où chaque modification imaginable a sa forme grammaticale prévue.

Le mémoire de Humboldt sur la langue basque, inséré en 1817 dans le Mithridate d’Adelung, et les Recherches sur les habitans primitifs de l’Espagne, dont M. A. Marrast vient de nous donner une bonne traduction, depuis longtemps désirée, ont été le point de départ des travaux entrepris en Allemagne, en France et dans le pays basque lui-même, sur l’étude comparée de l’ancien idiome des Ibères. Actuellement on pourrait déjà remplir une bibliothèque de tous les écrits consacrés à cette langue naguère méprisée et considérée comme un jargon barbare, indigne d’occuper les instans de doctes personnages nourris de la moelle des auteurs grecs et latins. Il est vrai que, de leur côté, les patriotes basques déclaraient leur langue bien supérieure à toutes les autres : d’après eux, c’était en eskuara que le premier homme avait salué la lumière en naissant à la vie ; l’orthodoxie locale érigea même en article de foi que Dieu parlait basque en se promenant avec Adam et Ève dans le paradis terrestre, et bien mal venu aurait été l’étranger qui se serait permis d’émettre un doute sur ce fait primitif de l’histoire humaine. Tout récemment encore, Augustin Chaho, le dernier et vaillant champion des gloires euskariennes, attribuait « la perfection idéale » à l’idiome de sa patrie, et s’il n’en faisait plus la langue des dieux, c’était du moins pour lui celle des « sages et des voyants. »

Désormais la science n’a plus à discuter la question de savoir si le basque est un langage divin, supérieur en dignité à ceux de tous les peuples de la terre nés loin des Pyrénées ; mais ce qu’il importe de connaître, ce sont les rapports de filiation ou simplement de parenté qui pourraient exister entre l’eskuara et d’autres idiomes. Parmi les huit cents langues parlées dans les diverses parties du monde, en est-il une ou plusieurs qui ressemblent à la fois par les mots et par le génie aux divers dialectes ibériens, ou bien le basque est-il, dans sa pureté première, un langage complètement indépendant de tout autre, et le peuple qui le parle est-il, en conséquence, distinct par l’origine de toutes les nations de la terre, voisines ou éloignées ? Les Ibériens, restés sans frères sur les continens, seraient-ils les débris d’une ancienne humanité, assiégée de toutes parts, comme une île rongée des vagues, par les flots envahissans d’une humanité plus moderne? Tel est le problème qu’ont à résoudre les recherches des linguistes.

Tout d’abord, et malgré de singulières ressemblances entre quelques racines, les langues indo-germaniques ont dû être écartées de la comparaison avec le basque, car ce sont des langues à flexions, répondant à une période de l’esprit humain bien différente de celle où se sont formés les idiomes « agglutinans » ou « agglomérans, » comme l’eskuara. Par la syntaxe, les dialectes biscayens n’ont aucun rapport avec l’espagnol et le français, ni même avec aucun des langages provenant de la souche aryenne. Il est vrai qu’un très grand nombre de mots se retrouvent à la fois dans le basque et le latin ; mais ces mots sont des emprunts faits jadis par les ancêtres des Romains à l’idiome des Ibères, alors parlé sur la plupart des côtes de la Méditerranée occidentale, ou bien ce sont des acquisitions modernes dont les aborigènes des deux versans pyrénéens ont dû enrichir leur parole pour exprimer tout ce qui, dans la politique, l’agriculture, l’industrie, le commerce, l’administration, diffère de leur ancien état social. Néanmoins le fond même de l’eskuara n’est en rien changé par ces mots étrangers. Dans son grand dictionnaire, interrompu par la mort, Chaho voulait mettre à part tous ces termes d’origine latine ou romane, et réserver la place d’honneur aux seules racines inspirées par le génie national.

C’est uniquement dans les langues analogues par la formation des mots qu’il faut chercher à l’eskuara des élémens de comparaison : tels sont les idiomes de l’Oural, de l’Atlas et du nord de l’Amérique. Toutefois, en des appréciations de cette nature, il ne faut se hasarder qu’avec la plus grande réserve, car, ainsi que le disait Guillaume de Humboldt, « les langues n’étant qu’un même fonds d’idées exprimé par les mêmes sons, leurs points de contact paraissent toujours nombreux, et l’on n’est que trop disposé à y voir des preuves de parenté. » En effet, toutes les ressemblances que M. de Charencey et d’autres érudits ont signalées entre le basque et les langues ouraliennes, vogule, mordvine, ostiake, sont de celles qui doivent naturellement se produire entre deux idiomes arrivés au même degré d’évolution : les langues se divisant en trois grandes familles qui répondent chacune à un certain développement de la manière de penser chez les peuples eux-mêmes, il est évident que les divers rejetons de chacune de ces familles auront de nombreuses analogies dans leur mécanisme pendant les périodes correspondantes de leur durée. Les langues monosyllabiques, comme le chinois, peuvent se ressembler par quelques radicaux ; les langues agglomérantes, comme le basque, doivent employer souvent les mêmes procédés pour la juxtaposition des mots et des particules ; enfin les idiomes à flexions, arrivés à leur forme la plus parfaite, offrent également bien des analogies dans leur évolution finale : c’est ainsi que les divers phénomènes de la croissance, de l’épanouissement et de la fructification montrent parfois une si frappante similarité chez des plantes d’espèces complètement distinctes.

Si les dialectes de l’Oural et l’eskuara des Pyrénées offrent quelques traits parallèles dans leur structure grammaticale, on ne saurait donc s’en étonner et en conclure aussitôt que les idiomes proviennent de la même souche. Du reste, ces analogies, relevées avec le plus grand soin, ne sont point nombreuses, et l’on cite à peine deux ou trois racines communes entre les deux groupes de langues. En revanche, les dissemblances et même les contrastes abondent. Aussi M. de Charencey, que de précédentes études avaient amené à chercher une origine commune au basque et aux idiomes des Ostiaks et des Samoyèdes, reconnaît-il lui-même, avec une franchise et une simplicité bien rares chez les savans, que son premier système ne reposait point sur une base suffisante ; il avoue que deux peuples, « sans communication l’un avec l’autre, peuvent tomber d’accord sur des règles essentielles, » et qu’il serait plus que téméraire d’en conclure la parenté des langues.

Quant aux analogies constatées entre l’eskuara et plusieurs idiomes de l’Amérique du Nord, sont-elles assez nombreuses et assez précises pour autoriser l’hypothèse d’une souche commune entre ces langages ? S’il en était ainsi, on aurait beau jeu pour en inférer que les Basques et les Chippeways sont des frères par le sang ; dans le passé des âges, on verrait ces deux peuples vivant paisiblement à côté l’un de l’autre sur l’Atlantide des anciens jours, cette merveilleuse terre des sages que décrivit Platon, et que la sagacité des géologues modernes a retrouvée au milieu de la mer. Dans la théorie qui fait descendre tous les hommes d’un seul couple, on n’aurait plus alors à s’expliquer comment les Asiates ou les Européens ont pu gagner le Nouveau-Monde et s’y multiplier en de si nombreuses peuplades ; les continens eux-mêmes, semblables à des navires qui s’accostent en pleine mer, puis s’éloignent l’un de l’autre, se seraient déplacés sur la rondeur du globe pour faciliter le peuplement de tous les rivages et pour séparer ensuite en races distinctes les diverses fractions de l’humanité. Guillaume de Humboldt avait déjà signalé les rapports du basque avec certaines langues américaines ; mais il ajoute « qu’à son avis ces vraisemblances sont sans portée aucune, » et « servent plutôt à indiquer le degré de développement des divers idiomes que leur parenté. » Le caractère linguistique sur lequel insistent le plus les partisans de la communauté d’origine entre le basque et les dialectes algonquins est que dans les deux groupes les mots composés se forment souvent aux dépens des racines elles-mêmes. Ainsi, pour nous borner à l’exemple le plus fréquemment cité, le mot pilape, signifiant jeune homme dans la langue des Delawares, est une contraction des deux mots pilsitt, chaste, et lenape, homme. Ces violentes unions de termes ont pour résultat de mutiler ou même de faire disparaître complètement les racines des mots composans ; mais qui ne voit dans ce procédé brutal la conséquence naturelle du besoin qu’on éprouve d’abréger les expressions allongées outre mesure par la juxtaposition de plusieurs mots ? Quand des membres de phrase tout entiers sont unis en un seul terme, ce qui se présente en quelques langues américaines, il n’est pas étonnant que par un besoin d’euphonie on en vienne à supprimer plusieurs syllabes : les éliminations rendent la parole plus libre et plus rapide. C’est là un procédé naturel que l’on applique plus ou moins dans tous les idiomes ; nos langues à flexions, l’anglais surtout, si remarquable par sa tendance à raccourcir les mots, en offrent quelques exemples ; le basque en présente beaucoup plus à cause de sa puissance d’agglomération ; enfin les dialectes des Peaux-Rouges, où toute une phrase se réduit à un seul mot, possèdent au plus haut degré la faculté de contracter les racines et de les écraser pour ainsi dire en un moule commun.

Les érudits ne semblent donc pas avoir été plus heureux en cherchant les affinités du basque dans le Nouveau-Monde qu’en essayant de les retrouver aux extrémités de la terre, sur les bords de l’Océan-Glacial. Ainsi la langue eskuara reste isolée au milieu des autres, du moins jusqu’à ce que des recherches certaines aient établi le contraire, et par suite, nul savant ne saurait sans témérité se hasarder à dire où naquit la race euskarienne et quelles migrations elle accomplit sur les continens. Toutefois, si l’on n’a point encore réussi à retrouver aux bornes du monde les origines du basque, on découvre cette langue à l’état fossile pour ainsi dire dans les contrées qui entourent le bassin de la Méditerranée occidentale. Les monumens écrits manquent pour raconter comment des peuples frères de race occupaient ces régions si bien disposées pour n’être qu’un seul domaine géographique ; mais au lieu de récits, de légendes ou d’hymnes il reste encore des noms de montagnes, de fleuves et de cités qui proclament après des milliers d’années la puissance des anciens aborigènes. À l’est du pays où se trouvent aujourd’hui les dernières populations basques, dans les vallées pyrénéennes de Bastan, d’Aran, d’Andorre, les noms euskariens abondent. Il en est de même dans les plaines qui s’étendent au nord des monts jusqu’aux abords de la Garonne, et la ville d’Auch, l’antique Illiberri (ville neuve) rappelle encore par son nom actuel le séjour des Auskes ou Euskariens. Au sud des Pyrénées, les Ibères étaient répandus dans presque toutes les parties de la péninsule jusqu’en Bétique et en Lusitanie ; les Celtes n’occupaient le sol en tribus compactes que dans un petit nombre de districts, mais sur la plupart des points ils avaient dû se mélanger aux aborigènes : de là leur nom de Celtibères. Par une critique des plus sagaces, Guillaume de Humboldt a su retrouver dans les noms de lieux d’Espagne les preuves de l’identité parfaite des Ibères et des Basques, et même de nos jours il serait difficile de rien ajouter à sa démonstration. Au-delà des colonnes d’Hercule, des tribus euskariennes devaient occuper aussi les pentes de l’Atlas, car les auteurs anciens citent une foule de localités dont les noms sont d’un pur eskuara ; l’une des peuplades énumérées par Strabon porte même la désignation toute basque de Muturgorri (Visages-Rouges), que les hommes de la tribu devaient sans doute à leurs faces bronzées par le soleil. Enfin les témoignages des géographes romains s’accordent tous à déclarer que les Ibères avaient colonisé les trois grandes îles de la Méditerranée, et les nations liguriennes qui habitaient les côtes de l’Italie appartenaient à la même souche. Les pentes de l’ancien volcan occupé jadis par Albe la Longue semblent aussi avoir été peuplées de Basques. C’est aux portes de Rome que s’engageait entre les deux langues cette lutte qui se prolonge depuis trente siècles, et qui ne peut manquer de se terminer dans un prochain avenir par la victoire définitive des idiomes issus du latin. Après avoir graduellement reculé devant les envahisseurs, les Basques, désormais enfermés dans leur étroit horizon de collines et de montagnes, ne sauraient plus sans un miracle compter sur une longue durée pour le langage de leurs aïeux.

Il paraît cependant que les limites actuelles de l’idiome eskuara ne se sont guère modifiées depuis l’époque romaine, du moins du côté de la France. L’influence prépondérante qu’une langue policée, ayant ses poètes, ses orateurs, ses philosophes, devait exercer sur des dialectes dépourvus de toute littérature, a certainement contribué, pour une forte part, à faire disparaître le basque dans presque toutes les provinces des Pyrénées et de l’Ibérie conquises par les généraux romains ; mais la violence fit peut-être beaucoup plus encore. Les massacres de populations entières, les enlèvemens de milliers et de milliers de captifs destinés aux jeux des arènes, les transportations en masse de tribus auxquelles on assignait de nouveaux territoires, la longue et savante pression administrative que les proconsuls firent subir aux peuples vaincus, puis quatre ou cinq siècles de servitude, finirent par priver les aborigènes de l’usage même de leur langue. Le basque cessa d’être parlé dans les plaines situées à la base des Pyrénées et même dans les vallées les plus reculées de la haute chaîne ; il se maintint seulement à l’ouest de la ville d’Oloron et du pic d’Anie, c’est-à-dire que dès cette époque, déjà bien éloignée de nous, il se trouva resserré, comme aujourd’hui, dans son étroit domaine aux bords du golfe de Gascogne. Les premiers documens écrits du moyen âge montrent en effet qu’on ne parlait plus l’eskuara ni dans le val d’Andorre, ni dans les confédérations républicaines des Pyrénées centrales, ni sur les bords des gaves d’Aspe et d’Oloron. La limite de séparation entre les dialectes romans et les dialectes basques passait exactement aux endroits où elle passe de nos jours. Les localités de la plaine de l’Adour et du Gave, où pendant les premiers siècles du moyen âge l’on parlait un patois dérivé de la langue des conquérans romains, sont encore actuellement les avant-postes des Béarnais, tandis que les hameaux construits sur les hauteurs voisines sont toujours habités de paysans parlant la vieille langue euskarienne. Aux frontières mêmes du pays basque, le peuple de Bayonne ne comprend point l’ancien idiome depuis douze siècles au moins, et le village de Biarritz, en dépit de son nom, se trouve également depuis la même époque en dehors des frontières de l’eskuara. De temps immémorial, la limite qui passait entre Biarritz et Bidart ne s’est point déplacée, et M. Balesque, le savant modeste qui connaît le mieux l’histoire locale, nous affirmait que dans l’espace de la dernière génération le patois gascon n’a pas même enlevé une seule maison à la langue rivale. De l’autre côté des Pyrénées, l’espagnol aurait, dit-on, refoulé très rapidement le basque, et la frontière des langues, qui se reploie aujourd’hui au nord de Pampelune (en basque Irun ou bonne ville), se serait trouvée, il y a quarante ans, au sud de Tafalla et d’Olite : l’eskuara navarrais aurait reculé de cinquante kilomètres vers le nord pendant les quarante dernières années. Ce sont là des affirmations qui reposent sans doute sur quelque malentendu, car M. Francisque Michel, qui les rapporte, nous apprend en même temps que les dialectes romans sont au moins depuis le XIVe siècle, et probablement depuis l’époque romaine, ceux de la plupart des Navarrais. En Espagne, le mouvement du commerce, des voyages et de l’émigration est beaucoup moins important qu’en France ; en outre les mœurs antiques et les institutions provinciales y ont été moins ébranlées ; il est donc prudent d’attendre des preuves positives avant d’admettre, sur la foi de quelques auteurs, la réalité de ce prodigieux recul de la langue basque depuis le commencement du siècle.

Il est facile de comprendre pourquoi les dialectes d’origine latine, l’espagnol, le français, le béarnais, n’ont point empiété sur le territoire euskarien après la période romaine. Pendant le moyen âge, l’ancienne société, jadis si puissamment centralisée dans la grande Rome, était réduite en fragmens ; chaque groupe féodal ou populaire s’était isolé des autres ; chacun avait une langue ou un patois qui ne subissait la pression d’aucun idiome voisin ; enfin, par suite de l’insécurité des routes et de l’ignorance universelle, les rapports étaient rares entre les populations limitrophes. Les empiétemens et les reculs des langues sur la frontière de deux peuples ne pouvaient alors se produire que par un mouvement d’émigration dans un sens ou dans l’autre. C’est ainsi qu’aux premiers siècles du moyen âge les grandes invasions des Tudesques germanisèrent presque toute la vallée de l’Adige ; mais plus tard, par une migration inverse qui se continue de nos jours, les paysans italiens remontèrent pas à pas les bords du fleuve, chassèrent les Allemands des campagnes de Vérone et de Vicence, envahirent la plupart des hautes vallées et, derrière leurs flots qui se rejoignent, les districts allemands connus sous le nom des sept et des treize communes restèrent comme deux îles incessamment amoindries par les érosions de la mer. Entre le Béarn et les vallées des Basques, pareil phénomène de flux et de reflux ne s’est point accompli : les Euskariens, libres chez eux, propriétaires du sol, organisés en république fédérale, n’avaient point à craindre d’invasion et respectaient eux-mêmes l’avoir et la tranquillité de leurs voisins plus faibles. C’est dans les temps modernes seulement que leur idiome s’est trouvé de nouveau menacé dans son existence. Centralisation administrative et politique, industrie, commerce, mouvement social, tout, jusqu’aux progrès de l’éducation, se ligue à la fois contre eux pour étouffer leur noble langue.

Toutefois ce n’est point de vive force que le français et l’espagnol se substituent au basque ; ils conquièrent le pays, mais non pas en annexant successivement à leur domaine les villages les plus rapprochés de leurs frontières ; à peine s’emparent-ils çà et là de quelques fermes passant par voie d’achat entre les mains de nouveaux propriétaires. Autour de l’eskuara, comme autour de tous les patois parlés en France, la limite idéale reste la même, et pourtant la langue n’en périt pas moins. Modifiée par un phénomène constant d’intussusception, elle se mélange avec des mots d’origine étrangère contraires à son génie, elle perd ses tournures élégantes et cherche à s’accommoder de plus en plus à l’esprit des étrangers qui viennent s’établir dans le pays : elle perd sans cesse en originalité et se transforme graduellement en jargon. Chaque grande route qui pénètre dans le territoire basque fait en même temps une trouée dans la langue elle-même. Agens pour le mélange des peuples, aussi bien que moyens de transport pour les marchandises, les chemins de fer de Bayonne à Vittoria, de Bilbao à Miranda, d’Alsasua à Pampelune exercent l’influence la plus fatale à la pureté de l’idiome, et prochainement les locomotives de la voie des Aldudes, passant dans les vallées les plus reculées du pays basque, seront pour l’eskuara des engins de destruction bien plus terribles encore. Tôt ou tard les provinces euskariennes des deux versans, complètement percées dans tous les sens par des voies de communication, appartiendront aux étrangers autant qu’aux indigènes eux-mêmes, et ceux-ci, obligés de savoir deux langues à la fois, finiront par se passer de celle qui leur sera le moins utile.

Bien que les patriotes basques aient naturellement à se plaindre de l’inexorable nécessité des choses, il est certain que désormais chaque progrès sera fatal au maintien des dialectes euskariens qui se parlent des deux côtés des Pyrénées. Actuellement ce qui protège le basque avec le plus d’efficacité contre les envahissemens du français et du castillan, c’est l’ignorance dans laquelle croupissent encore les populations. Les habitans de quelques hauts vallons des montagnes n’ont aucun souci du monde extérieur, et les événemens contemporains n’ont dans leurs hameaux qu’un très faible écho. Ils ne lisent point de journaux ; ils n’ouvrent point de livres, si ce n’est parfois un recueil de prières ou bien un almanach acheté dans une foire. Un grand nombre d’enfans ne vont pas à l’école primaire, et l’instituteur qui leur enseigne le français ou l’espagnol est obligé de se servir lui-même d’un dialecte eskuara plus ou moins mélangé. On s’imaginera facilement quel est l’état de l’instruction publique dans un pays où les parens affligés d’un fils paresseux ou sans intelligence, incapable de devenir un vaillant laboureur, se consolent par ce dicton devenu proverbial : « nous en ferons un curé ou un maître d’école ! » Heureusement les connaissances ne peuvent manquer de se répandre bientôt d’une manière générale parmi ces populations d’un esprit naturellement si vif et si ouvert. Dans ce siècle de prodigieuse activité, où la « bataille de la vie » condamne à la ruine tous ceux qui restent en arrière, les Basques apprendront, eux aussi, à marcher d’un pas de plus en plus rapide, mais ce sera au prix de leur nationalité et de leur langue elle-même. De leur magnifique idiome, désormais rangé parmi les choses du passé, il ne restera plus que des lexiques, des grammaires, quelques pastorales, de mauvaises tragédies modernes et des chants d’une antiquité contestée.

III.

Comme pour hâter la disparition prochaine du groupe distinct que leur race forme encore dans l’humanité, les Basques émigrent en grand nombre, et laissent derrière eux des places vides que dès lors Béarnais, Français et Espagnols viennent occuper en partie. Ils abandonnent les bruyères aimées de leur pays natal, et vont au loin chercher l’aisance que la culture de la terre leur donnerait seulement après bien des années de labeur. Ceux d’entre eux qui habitent les hautes vallées partiellement emplies de neige pendant l’hiver descendent par centaines avant les mois de la saison froide, et vont exercer temporairement quelque industrie lucrative dans les villes de la plaine ; d’autres, entraînés par l’amour des aventures qui est chez eux un instinct de race et qui fit de leurs ancêtres de si hardis pêcheurs de baleines, partent sans désir de retour prochain, et, bien différens de la grande masse des timides paysans français, ne craignent pas d’aller s’établir sur un autre hémisphère ; enfin la redoutable conscription militaire décide assez fréquemment le jeune montagnard à quitter le sol de la patrie. Les Basques sont classés parmi les meilleurs soldats de l’armée à cause de la vigueur de leur jarret, de leur sobriété, de leur bonne conduite, de leur courage ; mais à ces qualités militaires ne se joint pas l’amour du métier. Jaloux à bon droit de sa liberté personnelle, le descendant des nobles Ibères frémit à la pensée de ne plus s’appartenir pendant de longues années et de passer la meilleure partie de sa jeunesse dans la triste vie de garnison, voyageant de caserne en caserne : aussi les réfractaires sont-ils toujours très nombreux parmi les Basques arrivés à l’âge de la conscription. Les chiffres officiels témoignent hautement de cette aversion de l’Euskarien pour le régime militaire, car sur tous les insoumis français le département des Basses-Pyrénées en a compté parfois à lui seul les deux cinquièmes ou la moitié. Les jeunes gens quittent la France pour éviter la servitude, et par leur exemple ils encouragent leurs compatriotes à les imiter. Au nombre des causes qui activent l’émigration il faut aussi compter la perte de l’autonomie politique et municipale dont jouissaient récemment encore les villages confédérés des hautes vallées. Telle est peut-être la raison pour laquelle les exils volontaires sont beaucoup plus fréquens chez les Basques français que chez ceux de l’autre versant pyrénéen. Les habitans des provinces basques de l’Espagne ayant encore leurs fueros n’ont pas cessé d’être un état dans l’état ; ils ont une ombre d’existence nationale et par suite l’amour du sol leur reste plus au cœur que chez leurs frères du Labourd et de la Soule.

Les noms euskariens que portent tant de familles du Béarn, Élisabide, Elisagaray, Élisalde, Detchebarne, Etcheco, Daguerre, sont une preuve de cette émigration continuelle qui dépeuple les vallées pyrénéennes au profit des plaines voisines. De nos jours c’est principalement vers les grandes cités de l’Aquitaine que se dirige l’exode du peuple ibère pour aller se mêler aux populations gasconnes. À Bordeaux, capitale naturelle de tout le sud-ouest de la France, des milliers de Basques travaillent comme arrimeurs, portefaix, artisans, employés de commerce. Un certain nombre de Basquaises entrent aussi dans les familles comme domestiques, et malheureusement plusieurs d’entre elles, plus courtisées que d’autres à cause de leur beauté, et souvent sollicitées par la misère, acquittent bien tristement la rançon de leur vie d’exilées. La statistique bordelaise résume en quelques chiffres brutaux l’existence de honte réservée à ces pauvres jeunes filles sorties de leur village natal le cœur rempli d’espérance et de joie. Hors de France, c’est presque uniquement dans les républiques de la Plata que les Basques vont chercher fortune. À Buenos-Ayres, à Montevideo et dans les villes de l’intérieur situées sur les bords de l’Uruguay et du Parana, ils s’emploient au chargement des navires, au jardinage, à la fabrication des briques, à la surveillance des estancias, au service des abattoirs de bétail, à la salaison des peaux, à tous les travaux qui demandent de l’adresse, de la force et de la persévérance. Appelés par des parens et des amis qui leur trouvent immédiatement de l’occupation, ils se mettent à l’œuvre, et dès le premier jour enrichissent le pays. Par leur amour du travail et de la paix, leur probité, leur intelligence, ils donnent à la contrée dans laquelle ils s’établissent de puissans élémens de prospérité et font souche d’excellens citoyens ; mais un petit nombre s’occupent d’agriculture proprement dite ; dans toutes les colonies qui ont été récemment fondées à l’intérieur du pays les Basques sont en très faible minorité, ou même n’ont pas un seul représentant de leur race[4]. Le descendant des Ibères aime sa liberté d’allures, et dans ces régions de vastes plaines et d’horizons sans bornes il lui est facile de se déplacer au gré de ses intérêts ou de son caprice. Du reste, les Basques, étant presque tous complètement désintéressés dans les luttes intestines et les mouvemens politiques des populations de la Plata, trouvent le plus souvent moyen de ne pas en souffrir. Lorsqu’il leur semble périlleux de résider à Buenos-Ayres et dans les environs, ou bien lorsque le commerce s’y ralentit, ils franchissent l’estuaire pour gagner Montevideo, puis, lorsque cette dernière ville est à son tour livrée à quelque dissension intérieure ou menacée par l’invasion étrangère, ils font une nouvelle traversée pour revenir à Buenos-Ayres. Obéissant à l’appel du trafic, nombre d’entre eux se dirigent aussi vers les petites villes des bords de l’Uruguay et du Parana. C’est ainsi que pendant la période de prospérité commerciale que l’indépendance donna aux provinces de l’intérieur, Rosario, Gualeguay, Gualeguaychu virent affluer dans leurs rues naguère désertes des milliers de Basques espagnols et français, qui recommencèrent ensuite leur odyssée dès que le monopole des importations eut été reconquis par Buenos-Ayres. C’est à cette migration continuelle des Basques dans les provinces de la Plata qu’il faut attribuer l’erreur probable des statistiques relativement au nombre total de ces exilés volontaires de l’Europe. D’après les documens officiels, les Français et les Espagnols résidant en 1864 dans la république argentine auraient été d’environ 25,000 ; mais à eux seuls les Euskariens dépassaient sans nul doute le chiffre indiqué[5].

La grande ambition des Basques étant de s’enrichir, il est tout naturel qu’ils aient le désir de rentrer un jour en personnages dans la patrie qu’ils avaient quittée jadis comme de pauvres paysans. C’est là un vœu qui se réalise pour un petit nombre seulement des émigrés : plusieurs succombent sans pouvoir s’acclimater sous le ciel pourtant si doux de Buenos-Ayres, et ceux qui survivent sont presque tous retenus dans leur nouvelle patrie par les soucis du travail et de la famille. Les rares élus de la fortune assez heureux pour revenir en Europe s’empressent d’acquérir quelque maison de campagne environnée de bois, ou bien se font bâtir sur une colline un petit château de plaisance d’où ils pourront voir à leur aise le village natal. Jusque dans les vallées les plus difficiles d’accès, on trouve de ces maisons appartenant à des « Américains, » anciens colons de la Plata.

C’est à près de deux mille par an que l’on peut évaluer le nombre des Basques français et espagnols qui s’expatrient[6]. Trop peu nombreux pour créer une autre Biscaye dans le Nouveau-Monde ou même pour garder leur langue au milieu de ces populations d’origine diverse qui prennent toutes l’espagnol pour idiome commun, les Euskariens de la Plata sont désormais complètement perdus pour le nom et la nationalité basques. Plus que tous les autres immigrans, Suisses, Allemands, Anglais ou Américains du Nord, ils gardent leur fraternité de race et de langue ; les jours de fête, ils ne manquent jamais de se réunir en foule pour jouer à la paume et chanter les hymnes de la patrie ; mais, en dépit de leur esprit de corps, ils n’en finissent pas moins par devenir Hispano-Américains, et leurs familles entrent par les croisemens dans cette jeune race du nouveau continent où sont représentés la plupart des habitans de la terre depuis les nègres jusqu’aux Guaranis. Et non-seulement les Basques de Montevideo et de Buenos-Ayres ne se maintiendront pas en groupes distincts sur les rives de la Plata, mais par le fait même de leur émigration le reste de nationalité qu’ils laissent derrière eux est exposé presque sans défense aux envahissemens des sociétés voisines. En effet, dans le pays basque comme en Irlande et dans l’Allemagne du nord, la majorité de ceux qui s’en vont de l’autre côté des mers se compose d’hommes sains de corps et d’intelligence, dans la vigueur de l’âge et de la volonté ; ils sont la véritable élite de la nation, et par leur absence la valeur de la population fixe se trouve relativement diminuée. Le gros des habitans restés dans les villages consiste surtout en vieillards qui vont s’éteindre successivement avec les souvenirs de la race elle-même, en enfans dont la plupart vont sans doute émigrer à leur tour, et en femmes, qui toutes ne sont point destinées à connaître les joies de la famille et que les nécessités du gagne-pain chasseront de la patrie. Depuis trente ans que les Basques ont ainsi tourné leurs désirs vers le Nouveau-Monde, c’est-à-dire dans l’espace d’une génération, le quart des hommes valides a déjà quitté le pays natal. Chaque année, malgré les guerres et les révolutions des provinces de la Plata, le mouvement d’émigration s’y porte avec une rapidité de plus en plus grande, et dans certains villages des Pyrénées il menace de se changer en une véritable fuite. On le comprend, lorsque la nation elle-même s’en va, comment la langue, divisée d’ailleurs en plusieurs dialectes très différens les uns des autres, pourrait-elle résister à la pression des deux idiomes envahissans qui l’assiègent ? Aussi le nombre de six cent mille que l’on donne encore comme celui des Euskariens parlant leur langue maternelle est-il sans doute trop élevé, et ne peut manquer de se réduire rapidement dans un avenir très prochain[7]. Enfin le basque sera rayé des langues d’Europe comme le cornish, l’erse, le manx et le wende, puis avec l’idiome disparaîtront aussi les anciennes mœurs et les traces de l’antique nationalité.

Certes, en voyant se perdre au milieu des populations environnantes ce dernier groupe distinct qui restait encore de l’ancien monde ibère, il est impossible de ne pas éprouver un sentiment de tristesse, car, parmi les races humaines, les Basques étaient vraiment une des plus nobles, et même à beaucoup d’égards leur état social était supérieur au nôtre. Ce n’est point là un paradoxe : l’histoire et les lois des fédérations pyrénéennes témoignent hautement de la prééminence que leur donnaient sur les sociétés voisines leur droiture, leur générosité, leur amour jaloux de l’indépendance, leur respect de l’individu. Seuls entre tous les peuples de l’Europe méridionale, les Basques ont su se faire respecter par les Romains et ne sont point devenus leurs esclaves ; seuls ils ont traversé ces longs et douloureux siècles du moyen âge sans se laisser déshonorer par la servitude. Les serfs malheureux et barbares qui les entouraient, s’imaginant dans leur honteuse abjection que la liberté était un privilège de noblesse, voyaient en eux des gentilshommes, et vraiment les Basques étaient tous nobles, autant et plus que les hauts barons des cours de France et d’Espagne, car leurs droits ne dépendaient pas d’un maître, et la moindre atteinte que l’on se permettait d’y faire était aussitôt vengée. S’ils avaient des suzerains, du moins les forçaient-ils à observer de point en point la loi jurée, et souvent ils se firent un devoir d’appliquer la peine de mort prononcée contre le violateur du serment par les constitutions locales. Maîtres chez eux, ils s’abstenaient avec soin d’intervenir dans les affaires de leurs voisins. Le roi de Castille ou de France les invitait-il à le suivre, ils commençaient d’abord par examiner si la guerre était légitime, et si elle leur paraissait injuste, pas un des montagnards ne sortait de sa vallée. Alors que l’histoire de l’Europe était un immense massacre, ils vivaient en paix ; chaque année les communes situées sur les versans opposés des Pyrénées se juraient une amitié perpétuelle, et tour à tour leurs ambassadeurs déposaient solennellement une pierre symbolique sur une pyramide élevée par les ancêtres au milieu des pâturages du col. Toutes ces petites républiques, dont l’isolement eût fait une proie facile pour les conquérans, étaient fraternellement unies en une grande fédération, et chacun s’engageait à « sacrifier ses biens et sa vie » pour maintenir la patrie commune « en droit et justice. » Irurak bat, les trois n’en font qu’un, telle est la belle devise des provinces vascongades. Dans les assemblées nationales, qui se réunissaient au milieu de la libre nature sous l’ombrage des chênes, tous votaient, et le suffrage de chacun avait la même valeur. Chose étrange, à une époque où les populations barbares de l’Europe traitaient la femme avec un si féroce mépris, les Basques avaient gardé pour elle cette déférence qui scandalisait déjà Strabon il y a dix-huit siècles ; dans plusieurs vallées, comme aujourd’hui dans l’état américain du Kansas, les citoyennes donnaient leurs avis et leurs voix avec la même liberté que les hommes. Les chroniques locales ont enregistré des séances où, seule contre tous, une femme maintenait énergiquement son opinion, et cette opinion, il faut le dire, était souvent la meilleure[8].

Ce qui montre surtout combien la société euskarienne, si peu importante par le nombre, était supérieure aux populations voisines par ses élémens de civilisation, c’est le grand respect qu’on y avait pour la personne humaine. Tout Basque était absolument inviolable dans sa demeure : en ce château-fort, sauvegardé par le respect de tous, il était plus en sûreté que ne l’était le Français du moyen âge au pied de l’autel ou que ne l’est aujourd’hui l’Anglais défendu par les privilèges de l’habeas corpus. Si d’autres Ibères, libres comme lui, portaient devant le conseil une accusation contre sa personne, sa maison n’en restait pas moins sacrée pour tous, et quand le moment était venu de répondre à l’imputation, il sortait fier et superbe, le béret sur la tête, le bâton dans la main, et, digne comme les pairs qui allaient le juger, il arrivait sous le chêne de Guernica, où se tenaient les assises : c’était en pleine nature, en vue des montagnes et de la mer, sous le vaste branchage d’un arbre dix fois séculaire, que siégeaient les prud’hommes assemblés ; c’était là que l’Euskarien, debout devant ses juges et ses accusateurs, répondait comme un homme libre à ses égaux[9]. Aucun homme, à moins qu’il ne fût convaincu de crime, ne pouvait être privé de sa demeure, de son cheval et de ses armes ; jamais on ne portait la moindre atteinte à sa liberté personnelle. D’ailleurs, pour le Basque, la liberté absolue des allures était la vie elle-même : c’est pour ne pas dépérir d’ennui que tant de jeunes gens échappent par la fuite à la conscription, que chaque année des milliers d’hommes s’arrachent à notre société autoritaire et formaliste, pour aller respirer un air libre dans les pampas du Nouveau-Monde. Augustin Chaho, à qui l’on pourrait donner le nom de « dernier des Basques, » qu’il donnait lui-même à Zumalacarreguy, préféra s’enfermer dans une chambre étroite, au cinquième étage d’une maison de Bayonne, plutôt que de subir dans les rues et les promenades la surveillance ignoble de trop zélés agens. Lui qui, après la liberté, chérissait la nature par-dessus tout, resta pendant plus d’une année sans autre vue que celle des toits pressés d’une ville, et s’éteignit enfin par manque d’air et de mouvement, sans avoir pu terminer les grands travaux qu’il avait entrepris sur sa langue bien-aimée.

On peut juger un peuple par ses jeux, car l’homme, quand il se laisse emporter au plaisir, oublie de veiller sur son attitude et révèle ainsi le fond même de sa nature. Si cette nature est mauvaise ou vulgaire, c’est précisément au milieu des fêtes qu’elle se montre dans toute sa laideur ou sa pauvreté, tandis que, si elle est vraiment noble, la joie et l’abandon lui donneront un charme de plus. Aussi les amusemens sont une épreuve redoutable que bien des populations encore incultes ou même celles qui se disent civilisées ne subissent point toutes à leur honneur ; mais les Basques, du moins dans les pays où ils sont restés eux-mêmes, apportent à leurs divertissemens cette dignité et ce respect de la personne qui ont dicté leurs lois et leurs constitutions nationales. Leurs jeux, comme ceux de leurs aïeux les Ibères, sont des jeux de force, de grâce et d’adresse. Sur les pelouses de leur vallée, les jeunes Basques s’exercent au saut, à la danse, à la lutte. Les uns se précipitent à un signal donné et franchissent le ruisseau d’un bond, ou gravissent un escarpement à la course ; d’autres, campés solidement sur leurs jambes et le torse rejeté en arrière, balancent au-dessus de leurs têtes de lourds blocs de rochers, qu’ils jettent ensuite avec effort. Quant au jeu de paume, qui est une des gloires de la nation, c’est une vraie joie d’y assister, et une bien plus grande encore de pouvoir y prendre part. La balle, puissamment lancée tantôt au ras du sol, tantôt en immense parabole dans les hauteurs de l’air, vole incessamment d’un camp à l’autre. Elle part, va, revient, s’élance de nouveau comme un être ailé, sans tomber à terre de plusieurs minutes, et les regards de la foule, entraînés par elle, la suivent dans toutes ses courbes à travers l’espace. Les montagnards euskariens, qui, de leurs gants de bois se renvoient ainsi la balle avec tant de vigueur et de précision, n’auront point de statues taillées dans le marbre comme les héros des stades de la Grèce, les chants qui célèbrent leurs triomphes n’auront point d’écho en dehors de leurs vallées natales, et cependant leurs jeux ne le cèdent en rien, si ce n’est par la poésie que donne un passé de vingt siècles, aux glorieuses fêtes de Corinthe ou d’Olympie.

C’est dans la libre nature, en respirant l’air frais de ses montagnes, que le Basque aime à se réjouir : pour qu’il se sente à l’aise, il lui faut un paysage imposant ou gracieux. Presque toutes les maisons se dressent isolément sur les promontoires, sur les pentes des collines ou sur le bord des ruisseaux ; devant la demeure s’étend une pelouse plantée de chênes, où chaque soir, après le labeur de la journée, les jeunes gens se reposent de leurs fatigues par les danses et le chant. Dans les villages, les emplacemens choisis par les paysans qui s’y rencontrent les dimanches et les jours de fête sont presque toujours les sites les plus pittoresques ; mais ces beaux paysages ne suffisent point encore à ces montagnards, amoureux de leur terre natale. Lorsque les grands travaux de la moisson sont terminés, ils prennent quelques jours de liberté complète et se rendent en foule sur un sommet où ils jouiront à la fois du repos, de la nature et de la société les uns des autres. Un de ces lieux de réunion, bien grandiose en comparaison des salles de danse de nos cités, est le plateau d’Ahusky, entre Saint-Jean-Pied-de-Port, Mauléon et Tardets. C’est une pelouse gazonnée de plusieurs kilomètres de long, où les eaux de pluie, faute d’un écoulement suffisant, se sont creusé de distance en distance de profonds entonnoirs obstrués de ronces et de broussailles. Plusieurs croupes revêtues de bruyères garantissent le plateau des vents du nord et de l’ouest ; mais au sud la vue s’étend librement sur un horizon semi-circulaire de vallées en culture et de montagnes noires de forêts. C’est en face de ce magnifique tableau, sur les gazons d’une haute terrasse dressée à plus de 900 mètres au-dessus des plaines, que paysans et paysannes se délassent joyeusement de leurs fatigues de l’année. À leurs pieds, ils voient s’ouvrir le profond ravin d’Aphoura, où Roland s’amusait, dit-on, à jouer à la palette avec d’énormes pierres qui hérissent le sol, et, comme ce héros légendaire, ils s’exercent aux jeux de force et d’adresse : les jeunes filles elles-mêmes combattent sur la pelouse et de leurs groupes s’échappe un rire incessant. Quand le temps est favorable, le plateau d’Ahusky est, du matin au soir, un champ de lutte et de course où tous, sauf les vieillards, figurent tour à tour comme spectateurs et combattans. Ainsi s’écoulent les journées de repos ; puis, quand les montagnes se voilent et que la saison devient pluvieuse, les hommes reprennent leur bâton noueux, les femmes remontent à cheval en enveloppant le nourrisson dans leur manteau de laine, et les caravanes, se dirigeant chacune vers sa vallée, descendent en longues files sur les pentes de la montagne.

Ces assemblées des Basques sur les hautes cimes de leurs Pyrénées sont, on ne saurait le nier, bien autrement belles que les réunions bruyantes et avinées des « jubilés » et des « fréries » dans la plupart des villages du centre et du nord de la France ; malheureusement l’exploitation mercantile, la surveillance tracassière de l’administration et les usages modernes ont déjà bien modifié et finiront par changer complètement ces fêtes des Basques, qui naguère encore étaient à la fois si joyeuses et si décentes dans leur liberté. Les mœurs se perdent en même temps que la langue, et, suivant le pays auquel ils appartiennent politiquement, les Euskariens deviennent Espagnols ou Français. Toutefois, il ne faut point voir un malheur dans cette union qui s’accomplit : en dépit des regrets que doit occasionner la disparition de ce qu’il y avait de noble dans les anciennes coutumes nationales, on ne saurait cependant déplorer la fusion graduelle qui s’accomplit entre les descendans des Ibères et ceux des Gaulois, des Romains, des Visigoths, car c’est à la seule condition du mélange entre les hommes que le progrès peut s’accomplir pour les peuples et l’humanité tout entière. Les races, comme les corps chimiques, doivent se dissoudre pour former des combinaisons et acquérir des propriétés nouvelles. En entrant dans la société moderne, en dehors de laquelle ils vivaient autrefois, les Basques auront à sacrifier la pureté de leur type, leur bel idiome, les souvenirs de leur glorieuse histoire et peut-être jusqu’à leur nom ; nombre d’entre eux risqueront ainsi de perdre toute originalité native, et, n’ayant plus que des habitudes et des pensées d’emprunt, se rangeront dans ce troupeau vulgaire des hommes qui renoncent à toute initiative ; mais dans notre société demi-barbare où l’instruction n’est qu’à l’état d’ébauche, où les phénomènes sociaux les plus importans s’accomplissent encore comme au hasard, ce fait capital de l’absorption d’une race par les nations voisines ne saurait se produire sans porter aux populations de nombreux préjudices temporaires. En revanche, les Euskariens, appartenant désormais au monde moderne, se mettront, eux aussi, à l’œuvre commune pour le salut de tous, et par cela même ils entreront dans une civilisation bien supérieure à celle qui leur était spéciale. Maintenant ils n’ont plus à rechercher la liberté pour eux seuls : ce n’est point à titre de gentilshommes, reconnus comme tels par les fors et les traités, qu’ils ont droit au respect de leur personne, c’est en qualité d’hommes libres et d’égaux. Leur idéal ne se laisse plus enfermer dans l’étroit horizon de leurs montagnes, car ce n’est pas seulement sous le chêne de Guernica que justice doit être faite, mais bien sur tous les points de la terre où se trouve un groupe d’êtres humains.

D’ailleurs les qualités de la race euskarienne ne disparaîtront point par suite de la fusion des Basques avec les populations avoisinantes ; elles se répartiront sur un plus grand nombre d’individus et faciliteront le rapprochement entre les hommes. Ainsi le Béarnais, descendant des Ibères, mais comptant également parmi ses ancêtres des Celtes et des Romains, est l’intermédiaire naturel entre le Basque et les autres habitans du sud-ouest de la France. De même les Bordelais, à la figure si fine et si gracieuse, à la démarche si légère, sont pour la plupart non moins Ibères que Gaulois, et, par un phénomène fréquent dans toutes les races mélangées, il se rencontre souvent parmi eux des personnes rappelant d’une manière frappante le type des Basques pyrénéens. Si l’on trouve déjà quelque chose du Delaware et du Cherokee sous l’Américain du nord, bien que le sang des Peaux-Rouges soit mêlé pour une si faible proportion à celui des colons de toute race débarqués dans le Nouveau-Monde, combien plus l’influence ibérienne doit-elle être marquée sur ces populations françaises issues du croisement des Celtes, des Franks, des Romains et d’autochthones sans nom ? Il serait difficile aussi de dire dans quelle mesure les Phéniciens, les Juifs, les Maures, les Bohémiens, les Goths et les Celtes ont modifié le fond ibérique des habitans de l’Espagne ; mais, en dépit de la diversité de tous ces élémens, la fusion ne s’en est pas moins définitivement faite ; quelles que soient les vanités nationales, il est désormais impossible de contester l’entrée dans la grande fraternité humaine à cette race multiple produite par l’union de tant de races autrefois distinctes et ennemies.

À ce point de vue, le mélange graduel des Basques avec les autres populations de l’Europe occidentale est un des faits les plus considérables de l’histoire. Par leurs traits physiques, leur langue, leurs traditions et leurs mœurs, ces hommes constituent sans aucun doute une race à part. Ils ne descendent point de la souche aryenne, dans laquelle nombre de savans, mus par un mauvais sentiment d’orgueil, voient la seule race vraiment humaine, la seule digne des lumières de la raison et des joies de la liberté, et cependant les aborigènes euskariens peuvent entrer de plain-pied dans la société moderne ; ils sont déjà nos frères par le sang et par l’intelligence, ils partagent nos destinées sans se montrer en rien nos inférieurs. Et, tandis qu’au pied des Pyrénées s’accomplit cette fusion entre des races d’origine complètement distincte, nous voyons des croisemens analogues s’opérer sur le nouveau continent d’Amérique entre les rouges, les nègres et les blancs de toutes les parties du monde. Quoi qu’on en dise, ces métis, dont les ancêtres doivent être cherchés à la fois sur tous les continens, n’ont pas moins de vitalité que les Aryens d’Europe et d’Asie, et leur cœur est assez haut pour qu’ils sachent fonder et maintenir des sociétés libres. Pour nous, qui cherchons l’unité de la race humaine non dans le passé, mais dans l’avenir, cette alliance de plus en plus intime entre les diverses familles d’hommes est le commencement de cette union qui finira par transformer en une seule humanité tous les peuples de la terre. Comme de nombreuses rivières qui de points opposés se précipitent vers une même vallée pour se rencontrer et s’unir en un fleuve superbe, de même les races écloses sur les continens épars se rapprochent les unes des autres, et tôt ou tard les hommes se reconnaîtront comme frères, ayant le même sentiment de leurs droits, le même idéal de justice et de vertu.

Élisée Reclus.



  1. On sait que les Basques se donnent à eux-mêmes le nom d’Escualdunac, francisé par le mot d’Euskarien.
  2. Lors du recensement de 1851, un géographe éminent de l’Allemagne, M. Hermann Berghaus, avait vivement insisté auprès du gouvernement français pour qu’on dressât la statistique des langues dans toutes les communes des Basses-Pyrénées, mais sa demande ne fut point accueillie.
  3. Dans son cours sur l’Ethnologie dans ses rapports avec la forme du crâne humain, Retzius parle de « plusieurs exemplaires magnifiques » de crânes basques étudiés par lui; mais, dans un ouvrage de M. Broca, nous lisons que ces exemplaires auraient été seulement au nombre de deux. D’après la définition donnée par Retzius dans une lettre manuscrite publiée depuis par Seligmann, la dolicocéphalie est caractérisée par un diamètre transversal inférieur d’environ 1/4 au diamètre longitudinal; dans la brachycéphalie, le diamètre transversal est inférieur seulement de 1/5e à 1/6e ; M. Broca donne des chiffres un peu différens.
  4. Au commencement de l’année 1866, ces colonies agricoles avaient une population totale de 7,340 individus, en grande majorité Suisses et Allemands ; les statistiques ne donnent pas le nombre des Basques, comptés en bloc parmi les Espagnols et les Français; ceux-ci, Béarnais pour la plupart, étaient environ 1,300.
  5. M. Martin de Moussy, l’écrivain le plus compétent en pareille matière, pense que les Basques des bords de la Plata sont, avec leurs enfans, au nombre de plus de 50,000.
  6. En 1865, les ports de Bayonne et de Bordeaux, où s’embarquent les émigrans du sud-ouest de la France, presque tous Basques et Béarnais, ont expédié à Buenos-Ayres 59 navires portant 2,609 personnes. Dans les ports du nord de l’Espagne, on a enregistré le départ de 4 navires emmenant 441 futurs colons de la république argentine.
  7. Au 31 décembre 1854, la population des deux provinces de Guipuzcoa et de Viscaya, où l’on parle presque exclusivement le basque, sauf dans les grandes villes, s’élevait à 347,470 âmes. La Navarre et la province d’Alava, où l’espagnol est probablement la langue des trois quarts des habitans, avaient ensemble un total de 411,820 personnes. Quant au pays basque français, c’est à 120,000 au plus que l’on peut y fixer le nombre de ceux dont le langage usuel est encore un dialecte euskarien. Relevée commune par commune, la population basque française aurait été en 1866 de 123,810 habitans ; mais il faut en défalquer les étrangers domiciliés dans les villes de Saint-Palais, Mauléon, Saint-Jean-de-Luz, Hendaye, etc. De 1861 à 1866, la diminution des habitans dans le pays basque des Basses-Pyrénées a été de 1808.
  8. Les mœurs de ces anciens républicains des montagnes sont très bien décrites dans un ouvrage de M. Eugène Cordier, le Droit de famille aux Pyrénées, publié en 1859.
  9. L’arbre célèbre existe encore, mais la junte des provinces basques se réunit dans un palais construit sur la grande place où se pressait autrefois la foule des citoyens.