Simon Kra (p. 17-24).


I

L’ATTENTAT DE LA RUE ORDENER


Cela commença le 21 décembre 1911 — voici quatorze années bien pleines, comblées par d’autres tueries.

Les journaux s’envolaient de mains en mains, sur les boulevards, parmi les hurlements des camelots : Demandez le crime de la rue Ordener ! Un garçon de recettes assassiné en plein jour ! Les meurtriers tirent sur la foule ! L’émotion, on peut encore s’en souvenir, fut énorme.

Le crime, accompli avec une habileté consommée, un sang-froid inouï, conçu et réglé dans tous ses détails, était de nature à provoquer l’épouvante. Il apparaissait de toute évidence qu’on se trouvait en présence d’une bande supérieurement organisée, affichant une audace monstrueuse et que le forfait dépassait singulièrement les crimes même les plus retentissants auxquels on était, jusqu’ici, accoutumé.

Et tout de suite, le même mot courut sur toutes les lèvres : « Anarchistes !… Crime anarchiste !… » On évoquait les journées de terreur folle de 1894… les bombes… Ravachol, Vaillant, Émile Henry. Pour le public, nul doute. C’était une déclaration de guerre des anarchistes à la société.

Que s’était-il passé ?

Les faits étaient les suivants : Ce matin de décembre, maussade et pluvieux, un garçon de recettes se dirigeait vers la succursale de la Société Générale, 146, rue Ordener, muni de sa sacoche lourde des fonds nécessaires à la journée. Paisible, il venait de descendre, en compagnie d’un collègue, du tramway qui s’arrêtait précisément dans cette rue. Ce garçon de recettes se nommait Ernest Caby. Sa sacoche renfermait une collection de titres d’une valeur de 318.772 francs, plus un petit sac contenant 5.266 francs de monnaie. Dans une poche intérieure de ses habits, un portefeuille recélait 20.000 francs en billets et rouleaux d’or.

À une quinzaine de mètres à peu près de l’Agence, Caby, qui suivait son collège, se trouvait un peu en arrière. À ce moment, il vit, brusquement, se dresser un individu qui, sans un mot, se campa devant lui, le regardant fixement, avec des yeux où passait une double flamme. Cet homme cachait ses deux mains dans ses poches. Il se tenait immobile, farouche, face au garçon de recettes. Mais, soudain, sa main gauche apparut, armée d’un revolver.

Il fit feu.

Le garçon de recettes, atteint à la poitrine, tomba sur les genoux. Il tenta, dans un effort, de défendre son fardeau, de se raccrocher. Mais l’inconnu, sans se départir de son calme, lui tira dans le dos, de haut en bas, un deuxième coup de revolver, et, d’un geste brusque, lui arracha la sacoche.

En même temps, un complice surgissait, qui acheva prestement de dépouiller la victime.

Au premier coup de feu, le collègue de Caby, un nommé Peemans, se précipita dans les bureaux de l’Agence, criant : « Au secours ! » Mais les deux agresseurs n’avaient pas attendu. Ils sautèrent dans une automobile qui stationnait à quelques pas de là et qui démarra immédiatement.

Tels étaient les détails, brutalement résumés. Le garçon revolvérisé à bout portant, la sacoche arrachée et la fuite dans l’auto. L’enquête révéla, par la suite, que la voiture hospitalisait, outre le chauffeur, un troisième individu. Il y eut des passants qui tentèrent de s’opposer à la fuite. Ils essuyèrent des coups de revolver qui, par extraordinaire, n’atteignirent personne.

Au tableau : un garçon de recettes assassiné, l’argent et les titres enlevés et l’auto mystérieuse s’évanouissant dans l’inconnu.



L’infortuné Caby fut transporté d’abord dans une pharmacie voisine où il reçut les premiers soins, puis à l’hôpital Bichat. Deux balles l’avaient atteint, l’une à la base du cou, l’autre au sein droit. Il était incapable de prononcer le moindre mot. Inutile d’essayer de l’interroger.

Son état apparut extrêmement grave.

Quels étaient ces bandits qui avaient osé préparer et exécuter un coup de main aussi audacieux ? Nulle piste. On s’obstinait à parler des anarchistes. Mais lesquels ? Et quelles preuves ?

Le lendemain, on apprenait que l’auto, la fameuse auto du crime venait d’être retrouvée… à Dieppe, rue Alexandre-Dumas, abandonnée dans la boue.

Elle avait fait du chemin, depuis le meurtre du garçon de recettes…

Traînée par deux chevaux, elle fut conduite dans un garage et, après examen minutieux, on découvrit à l’intérieur divers objets : une peau de bique marron, une pince-monseigneur, plusieurs bidons vides. La plaque d’avant, enlevée, fut retrouvée dans un jardin ; elle était marquée 668 X-8. Sur les portes, on releva les initiales J.-M., ce qui permit d’établir rapidement que la voiture du crime appartenait à M. Normand, propriétaire à Boulogne-sur-Seine, et qui, justement, avait déposé une plainte pour vol, accompli dans la nuit du 13 au 14 décembre, dans le garage attenant à sa maison d’habitation.

On tenait donc un indice.

On sut rapidement que les voleurs avaient pu pénétrer chez M. Normand à l’aide de fausses clés, d’escalade et d’effraction. En dehors de la voiture, des vêtements et divers objets avaient disparu cette nuit-là.

Mais toutes ces découvertes ne fournissaient pas l’identité des malfaiteurs.

La police pataugeait. Elle suivait, au petit bonheur, les pistes les plus variées. La Société Générale s’en mêla et promit une prime de 12.500 francs à quiconque, en France ou en Angleterre, fournirait des indications utiles permettant la capture des énigmatiques bandits, dont le signalement approximatif était donné, d’après les dires des témoins, à tous les postes de police de Londres et de Paris, ainsi qu’à toutes les maisons susceptibles de négocier les titres volés.

Il se produisit alors un curieux phénomène d’auto-suggestion collective. On crut voir les bandits partout. On les signala, à la même heure, dans les lieux les plus divers !

À Bruxelles, un garçon de café affirma que deux clients, parlant la langue française, s’étaient partagé de nombreux billets de banque. Puis les soupçons se portèrent sur un Italien du nom de Ravera, spécialiste des vols d’accessoires d’autos et de bicyclettes, bandit très dangereux et capable de vendre cher sa peau.

On en venait à oublier les anarchistes, accusés dès les débuts. Après quoi, on fit observer que les individus arrêtés ou simplement soupçonnés habitaient, pour la plupart, Montmartre, entretenaient, dans ce quartier cher aux rapins, d’étranges relations. Il n’en fallut pas plus pour imaginer l’existence d’une bande internationale, responsable de tous les crimes et menus larcins de l’époque.

Il faudrait feuilleter les collections de journaux du temps pour se rendre compte de l’effet produit par l’assassinat de la rue Ordener et des dépenses d’imagination des fins limiers, reporters d’alors. Chaque tributaire des rubriques de faits divers se transformait en détective. Sherlock Holmes était enfoncé.

Un confrère lança une idée ingénieuse. Selon lui, le nommé Barbe, dit le « Bicot de Montmartre » qui, avec le concours de trois complices, venait de dévaliser un encaisseur à Puteaux, et de s’enfuir dans une auto, était dans l’affaire de la rue Ordener. On reconnaissait sa marque de fabrique. Hélas ! Il fallut bientôt déchanter. Le fameux Bicot n’était pour rien dans l’histoire.

Des jours coulèrent qui n’apportèrent rien de nouveau.

Mais, soudainement, une piste plus sérieuse apparut. Le sieur Chaperon, appariteur de la commune de Bobigny, vint déclarer au commissaire de police de Pantin qu’une auto en tout semblable à celle de M. Normand avait été garée, dans sa commune, chez un certain Detwiller. La police, qui ne savait plus où donner du nez, se précipita chez ce Detwiller. M. Hamard, chef de la Sûreté, perquisitionna longuement et méticuleusement. Puis, il arrêta Detwiller et sa femme.

Interrogés, les deux prisonniers firent la même déclaration :

« Dans la nuit du 13 au 14 décembre, expliqua Detwiller, je fus réveillé par quatre hommes qui me demandèrent à remiser leur voiture, dont la manivelle était faussée. L’un me donna son nom : Charles Delorme, place du Marché, à Melun. Puis ils partirent.

« Dans la nuit du 20 au 21, vers une heure, on vint encore me réveiller. C’étaient trois des visiteurs du 14. Le patron n’était pas avec eux. Ils me dirent qu’ils venaient chercher l’auto, qu’ils allaient à Paris prendre leur patron, lequel était au théâtre, et ils partirent après m’avoir payé. »

Telles furent les explications de Detwiller.

Elles parurent suspectes. M. Hamard garda le garagiste en état d’arrestation ainsi que son épouse. En même temps, il faisait appréhender une femme B.., qui vivait avec son amant et sa fille chez les Detwiller. Mais cette dernière affirma qu’elle ne connaissait rien du séjour de l’auto chez ses hôtes et qu’elle n’avait rien vu, rien entendu. Quant à l’amant, il se trouvait à ce moment-là sur les marchés où il vendait de la fausse bijouterie.

Le compagnon de la femme B… se nommait Edouard Carouy. Il était connu comme anarchiste. Ses amis l’avaient baptisé « le Rouquin ».

Ainsi, après avoir tâtonné de nombreux jours, l’enquête, par un coup de hasard, revenait aux anarchistes.

Mais ce qui fut le plus curieux et ce que personne ne put s’expliquer par la suite, c’est qu’après cette belle opération, dès le lendemain, les journaux annonçaient que l’assassin de Caby venait d’être identifié. Et cet assassin, affirmait-on, c’était Carouy, l’anarchiste Carouy, dont on tenait déjà la maîtresse. Il ne manquait plus que les complices, mais, disaient les informateurs, très renseignés, cela ne pouvait tarder.

Circonstance aggravante pour Carouy, on avait trouvé, dans le double-fond de sa voiture, une pince-monseigneur perfectionnée, un de ces outils dont se servent les perceurs de murailles. Plus d’hésitation, c’était bien lui l’assassin.