Les Aventures de la nuit de Saint-Sylvestre - 2

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IV. L’Histoire du reflet perdu

L’heure était enfin arrivée où Érasme Spikher pouvait accomplir le souhait le plus ardent qu’eût nourri son cœur depuis qu’il était au monde. Ce fut ivre de joie, et la bourse bien garnie, qu’il monta en voiture pour quitter le nord, sa patrie, et se rendre dans la chaude et belle Italie. Sa tendre et sensible moitié, noyée dans un torrent de larmes, souleva une dernière fois le petit Rarasme à la portière, après lui avoir essuyé proprement le nez et les lèvres, pour que son père lui donnât les baisers d’adieu, et dit ensuite elle-même en sanglotant : « Adieu ! mon cher Érasme Spikher ! Je veillerai soigneusement sur la maison ; pense bien souvent à moi, reste-moi fidèle, et ne perds pas ton joli bonnet de voyage en penchant la tête hors de la voiture, comme c’est ton habitude en dormant. » Spikher promit cela.

Dans la douce Florence, Érasme trouva plusieurs compatriotes, qui, pleins de l’ardeur de la jeunesse et avides des plaisirs de la vie, se livraient à toutes les jouissances faciles et multipliées qu’offre ce pays magnifique. Il fraya avec eux comme un brave et solide compagnon, et l’on organisa mille délicieuses parties auxquelles l’humeur joyeuse de Spikher et son talent tout particulier d’allier une certaine raison aux folies les plus désordonnées, donnaient un attrait tout particulier.

Il arriva donc que nos jeunes gens (Érasme, âgé de vingt-sept ans seulement, pouvait bien prétendre à ce titre) célébraient une fois pendant la nuit, dans un jardin magnifique, et sous un bosquet parfumé et tout resplendissant, un festin des plus joyeux. Chacun, Érasme seul excepté, avait amené avec soi une charmante donna. Les hommes étaient vetus de l’ancien costume allemand si distingué, les femmes portaient des robes aux couleurs vives et tranchées, taillées la plupart d’une manière capricieuse et fantastique, ce qui les faisait pour ainsi dire ressembler à autant de fleurs éclatantes et douées de la vie. Quand l’une d’elles avait terminé, aux doux accords de la mandoline, quelque romance d’amour italienne, les convives entonnaient, au joyeux cliquetis des verres remplis de vin de Syracuse, une énergique chanson aux refrains allemands.

Oh ! l’Italie est réellement le pays favori de l’amour. La brise de nuit murmurait de langoureux soupirs dans le feuillage embaumé par les douces émanations des jasmins et des orangers ; il semblait que de voluptueux accents voltigeassent dans l’air mêlés aux plaisanteries malicieuses et délicates qu’inspirait à ces femmes charmantes le folâtre enjouement dont leur sexe en Italie possède exclusivement le secret. La joie devenait de plus en plus bruyante et exaltée. Frédéric, le plus bouillant de la troupe, se leva : d’un bras il avait entouré la taille de sa dame, et de l’autre, élevant en l’air son verre rempli de vin pétillant, il s’écria : « Où peut-on trouver le bonheur et les plaisirs du ciel ailleurs qu’auprès de vous, ravissantes, divines femmes italiennes ! Oui, vous êtes l’amour lui-même ! — Mais toi, Érasme ? poursuivit-il en se tournant vers Spikher, tu n’as vraiment pas l’air d’en être convaincu, car outre que tu n’as amené à cette fête aucune dame, contrairement à nos conventions et à tous les usages reçus, tu es encore aujourd’hui tellement triste et préoccupé, que si tu n’avais du moins vaillamment bu et chanté, je croirais que tu as été subitement atteint d’une noire et fastidieuse hypocondrie.

— Je t’avouerai, Frédéric, répartit Érasme, que je ne saurais partager des divertissements de ce genre. Tu sais bien que j’ai laissé derrière moi une bonne et tendre ménagère, que j’aime aussi du plus profond de mon âme, et envers qui je commettrais évidemment une trahison en choisissant une dame, à votre exemple, même pour une seule nuit. Pour vous autres garçons, c’est autre chose ; mais moi, en qualité de père de famille… » Les jeunes gens éclatèrent de rire en voyant Érasme, à ce mot de père de famille, s’efforcer d’imprimer à sa physionomie enjouée et juvénile un air de gravité sénatoriale.

La dame de Frédéric se fit traduire en italien ce qu’Érasme venait de dire en allemand ; puis elle se tourna vers lui, et, d’un air sérieux, lui dit en le menaçant de sa doigt levé : « Va, prends garde, froid Allemand ! prends bien garde : tu n’as pas encore vu Giulietta. »

En cet instant, un léger frôlement se fit entendre à l’entrée du bosquet, et l’on vit paraître, à la splendeur des bougies, une femme d’une merveilleuse beauté. Sa robe blanche, qui ne couvrait qu’à demi son dos, sa gorge et ses épaules, garnie de manches bouffantes fendues jusqu’au coude, formait autour d’elle mille plis étoffés, et ses cheveux abondants, séparés sur son front, étaient nattés et relevés par derrière. Une chaine d’or au cou, de riches bracelets complétaient la parure antique de la jeune beauté, qui ressemblait à une Vierge de Rubens ou du gracieux Miéris.

« Giulietta ! » — s’écrièrent les jeunes filles avec l’accent de la surprise. Giulietta, dont la beauté angélique les éclipsait toutes, dit d’une voix douce et pénétrante : « Me laisserez-vous prendre part à votre joyeuse fête, jeunes et braves Allemands ? je choisis ma place auprès de celui-ci, qui le seul d’entre vous parait abattu et le cœur vide d’amour. » En même temps elle s’avança avec une grâce enchanteresse vers Érasme, et s’assit sur le siège resté vide auprès de lui, par suite de la convention prise entre tous les convives d’amener chacune sa donna. Les femmes chuchottaient entre elles : « Voyez donc, voyez comme Giulietta est encore belle aujourd’hui ! »Et les jeunes gens disaient : « Que veut dire ceci ? Mais c’est qu’Érasme en vérité a la plus belle part de nous tous, et sans doute il se raillait de nous. »

Érasme, au premier coup d’œil qu’il jeta sur Giulietta, avait ressenti une commotion si étrange, qu’il ne pouvait distinguer lui-même la nature des sentiments tumultueux qui l’agitaient ; lorsqu’elle vint se placer à côté de lui, un tremblement s’empara de tout son être, et il se sentit la poitrine oppressée au point de ne pouvoir respirer. L’œil imperturbablement fixé sur elle, les lèvres engourdies, il restait immobile et incapable de proférer une seule parole, tandis que ses compagnons vantaient à l’envi les charmes et la grâce de Giulietta. Celle-ci prit une coupe pleine, et, se levant, elle l’offrit gracieusement à Érasme : Érasme saisit la coupe, et sa main effleura les doigts délicats de Giulietta. Il but : du feu lui sembla couler dans ses veines. Alors Giulietta tui demanda en riant : « Voulez-vous que je sois votre dame ? » À ces mots, Érasme se précipite comme un fou aux pieds de Giulietta, presse ardemment ses deux mains contre son cœur, et s’écrie : « Oui ! c’est toi, toi que j’adore, ange des cieux ! toi, toi que j’ai toujours aimée ! c’est ton image qui embellissait mes rêves. Tu es ma vie, mon espoir, mon salut, ma divinité ! »

Tous crurent que le vin avait monté à la tête au pauvre Érasme, car ils ne l’avaient jamais vu ainsi ; il semblait être devenu un autre homme. « Oui, toi ! — tu es mon âme : tu me consumes intérieurement d’une ardeur dévorante… Laisse-moi périr, m’anéantir en toi seule ; je ne veux être que toi… » Ainsi divaguait Érasme, et il aurait continué si Giulietta ne l’eût relevé doucement par le bras. Rappelé à lui-même, il se rassit auprès d’elle, et bientôt recommencèrent les joyeux badinages de galanterie et les chansons amoureuses qu’avait interrompus la scène entre Érasme et Giulietta.

Quand Giulietta chantait, les divins accents qui paraissaient sortir du creux le plus profond de sa poitrine, faisaient éprouver à tout le monde comme un ravissement inconnu, mais en quelque sorte déjà vaguement pressenti. Sa voix vibrante et merveilleusement sonore était pleine d’une ardeur mystérieuse qui maitrisait irrésistiblement tous les cœurs. Chaque cavalier tenait plus étroitement sa dame enlacée dans ses bras, et l’action magnétique des regards devenait de plus en plus énergique.

Déjà une lueur pourprée annonçait l’aurore. Alors Giulietta conseilla de finir la fête, ce qui fut approuvé. Érasme s’apprêtait à accompagner Giulietta, mais elle refusa, et lui indiqua dans quelle maison il pourrait la rencontrer à l’avenir. Tandis que les jeunes gens entonnaient chacun à la ronde un couplet d’une chanson allemande pour clore le festin, Giulietta avait disparu du bosquet. On l’aperçut à quelque distance traverser une allée couverte, précédée de deux valets qui l’éclairaient avec des torches. Érasme n’osa pas suivre ses traces. Chacun des jeunes gens offrit alors le bras à sa dame, et tous s’éloignèrent avec les bruyants transports d’une joie délirante.

À la fin, Érasme maitrisant son trouble, et le cœur en proie à tous les tourments de l’amour, partit de son côté. Son petit valet le précédait muni d’une torche. Il arriva ainsi jusqu’à la rue écartée qui conduisait à sa demeure. Le crépuscule avait fait place à l’aurore, et le valet éteignit sa torche contre les dalles du pavé. Mais du milieu des étincelles surgit tout-à-coup une figure étrange qui se posa devant Érasme : un homme long et sec, avec le nez recourbé d’un hibou, des yeux étincelants, une bouche ironiquement contractée, et un justaucorps rouge écarlate, garni de boutons d’acier étincelants.

Il s’écria en riant d’une voix glapissante : « Hoho ! — vous êtes apparemment échappé de quelque vieux livre d’estampes avec ce mantelet, ce pourpoint tailladé et votre toque à plumes. Vous avez un air vraiment plaisant, seigneur Érasme : mais voulez-vous donc servir de risée aux gens dans la rue ? Allez, allez ! rentrez tranquillement dans votre vieux bouquin, mon cher.

— Que vous importe mon costume ! » dit Érasme avec humeur. Et poussant de côté le drôle habillé de rouge, il poursuivait déjà son chemin, quand celui-ci cria derrière lui : « Là, là ! ne soyez pas si pressé : ce n’est pas à cette heure que vous pouvez vous rendre chez Giulietta. » Érasme fit volte-face. « Que parlez-vous de Giulietta ! » s’écria-t-il d’une voix farouche. Et il saisit en même temps le drôle rouge à la poitrine. Mais celui-ci tourna sur lui-même avec la rapidité de l’éclair ; et avant qu’Érasme s’en fût aperçu, il avait disparu.

Érasme resta tout étourdi, ayant dans sa main le bouton d’acier qu’il avait arraché au drôle habillé de rouge. — « C’était le docteur aux miracles, signor Dapertutto, dit le valet ; que vous voulait-il donc, monsieur ? » Mais Érasme frémit en lui-même, et, sans répondre, il se hâta de gagner son logis.


Giulietta accueillit Érasme avec la grâce ravissante et l’amabilité qui lui étaient propres. À la passion frénétique dont Érasme était enflammé, elle n’opposait que de la douceur et des manières indifférentes. De temps en temps, pourtant, ses yeux étincelaient d’un plus vif éclat ; et lorsqu’elle lançait à Érasme un de ces regards perçants, il se sentait pénétré jusqu’au fond de son être d’un vague et étrange frisson. Jamais elle ne lui avait dit qu’elle l’aimait, et cependant toute sa conduite et ses procédés envers lui le lui faisaient évidemment comprendre. C’est ainsi qu’il se trouva de plus en plus étroitement enlacé dans cet amour. Une véritable vie extatique commença pour lui, et il ne voyait plus que fort rarement ses amis, Giulietta l’ayant introduit dans une société tout-à-fait étrangère. Un jour il fut rencontré par Frédéric, qui lui prit le bras malgré lui, et lorsqu’il l’eut bien adouci et attendri par maint souvenir touchant de sa famille et de sa patrie, il lui dit : « Sais-tu bien, Spikher, que tu es tombé dans une fort dangereuse société ? Tu dois pourtant bien avoir reconnu déjà que la belle Giulietta est une des plus rusées courtisanes qu’il y ait jamais eu. Il court sur son compte toutes sortes d’histoires singulières qui jettent sur elle un jour bien mystérieux. Tu es une preuve de cette séduction irrésistible qu’elle exerce à son gré sur les hommes, et du pouvoir qu’elle a de les enchainer à elle par des liens indissolubles ; tu es complétement changé, tu es entièrement captivé par cette décevante syrène et tu as oublié ta bonne et tendre ménagère ! »

À ces mots, Érasme se couvrit le visage de ses deux mains ; il pleura amèrement, et prononça plusieurs fois le nom de sa femme. Frédéric s’aperçut bien qu’il se livrait à lui-même un douloureux combat. « Spikher ! poursuivit-il, partons vite ! — Oui, tu as raison, Frédéric, s’écria Spikher avec véhémence ; je ne sais quels pressentiments sombres et lugubres s’emparent de mon âme : il faut que je parte, que je parte aujourd’hui même. »

Les deux amis marchaient devant eux à la hâte, lorsque signor Dapertutto vint à passer devant eux. Il cria à Érasme en lui riant au nez : « Vite ! dépêchez-vous, volez donc : Giulietta meurt déjà d’impatience, elle attend le cœur plein de langueur et les yeux baignés de larmes. Hâtez-vous donc ! hâtez-vous ! » — Érasme s’arrêta comme frappé de la foudre. «Voilà un maraud, dit Frédéric, un charlatan que je déteste du fond de l’âme. Eh bien, il rôde sans cesse chez Giulietta, à qui il vend ses drogues ensorcelées. — Quoi ! s’écria Érasme, cet abominable drôle va chez Giulietta ? — chez Giulietta !…

— Mais qui donc a pu vous retenir aussi long-temps, tandis qu’on vous attend ? M’avez-vous donc absolument oubliée ? »— Ainsi parlait une voix pleine de douceur du haut du balcon. C’était Giulietta, devant la maison de laquelle se trouvaient les deux amis, sans s’en être aperçus. D’un seul bond Érasme fut dans la maison. — « Notre ami est décidément perdu, perdu sans ressource ! » dit Frédéric à voix basse. Et il s’éloigna.

Jamais Giulietta n’avait été plus adorable. Elle portait le même costume que le jour du festin nocturne ; elle était éblouissante de fraicheur, de grâce et d’attraits. Érasme oublia tout ce qu’il avait promis à Frédéric, et plus que jamais il se laissa enivrer par l’enchantement irrésistible d’un bonheur suprème. Mais c’est qu’aussi jamais Giulietta ne lui avait témoigné avec autant d’abandon l’amour passionné qu’elle ressentait pour lui. Elle semblait, en effet, ne faire attention qu’à lui seul, n’exister, ne respirer que pour lui !

Une fête devait être célébrée à une villa que Giulietta avait louée pour l’été. L’on s’y rendit. Dans la compagnie se trouvait un jeune Italien, fort laid de figure et plus ignoble encore de manières, qui obsédait Giulietta de ses galanteries. Érasme s’abandonna à la jalousie, et plein de dépit, il s’éloigna de la société pour se promener solitaire dans une allée latérale du parc. Giulietta se mit à sa recherche. « Qu’as-tu ? lui dit-elle, n’es-tu donc pas tout entier à moi ? » En même temps elle l’entoura de ses bras voluptueux et déposa un baiser sur ses lévres. Un torrent de feu parcourut toutes ses veines ; dans untransport d’amour frénétique, il pressa sa bien-aimée sur son cœur et s’écria : « Non, je ne te quitte pas, dussé-je être englouti dans un abîme de honte et de désolation ! » Il vit à ces mots Giulietta sourire étrangement, et il surprit dans ses yeux ce regard singulier qui lui avait toujours causé une terreur secrète.

Tous deux vinrent joindre la compagnie. Ce fut alors au jeune Italien qu’échut le rôle de rival sacrifié. Dans son humeur jalouse, il tint mille propos piquants et offensants contre les Allemands en général, mais qui s’appliquaient indirectement à Érasme. Celui-ci finit par perdre patience, et s’avançant brusquement vers l’Italien : « Faites trêve, lui dit-il, à ces indignes quolibets sur mes compatriotes et sur moi-même, ou je vous jette dans cet étang, où vous pourrez vous exercer à la natation. » À l’instant un stylet étincela dans les mains de l’Italien. Alors Spikher le saisit à la gorge avec fureur, le terrassa, et lui asséna sur la nuque un coup de pied si violent, que l’Italien exhala presque aussitôt en râlant son dernier soupir.

L’on se précipita sur Érasme, qui tomba sans connaissance. Il se sentit pourtant soulevé, entrainé… Lorsqu’il revint de ce profond évanouissement, il se trouva étendu dans un petit cabinet aux pieds de Giulietta, qui, penchée sur lui, entourait son corps de ses deux bras. « Ô méchant, méchant Allemand ! dit-elle avec un accent de douceur et de tendresse infinies ; quelles angoisses m’as-tu causées ! Je t’ai délivré du danger le plus pressant, mais tu n’es plus en sûreté à Florence, en Italie. Il faut que tu partes, que tu me quittes, moi qui t’aime tant ! »

L’idée de cette séparation émut Érasme d’une douleur et d’un désespoir inexprimables. « Laisse-moi rester près de toi, s’écria-t-il ; la mort ici me paraîtra douce. N’est-ce donc pas mourir que de vivre sans toi ! » Tout-à-coup il lui sembla qu’une voix lointaine et presque imperceptible l’appelait douloureusement par son nom. Hélas ! c’était la voix de son honnête ménagère allemande. — Érasme demeurait interdit. Giolietta lui dit d’un ton tout-à-fait extraordinaire : « Tu penses sans doute à ta femme ?… Ah, Érasme ! tu ne m’oublieras que trop tôt ! — Moi, s’écria Érasme, que ne puis-je t’appartenir exclusivement à jamais et pour l’éternité ! »

Ils se trouvaient précisément en face d’un large et beau miroir, éclairé par des bougies des deux côtés, qui décorait le mur de ce cabinet. Giulietta pressa Érasme contre son cœur avec une ardeur plus passionnée, et murmura doucement : « Laisse-moi du moins ton reflet, ô mon bien-aimé ! Je le garderai précieusement, et il ne me quittera jamais ! — Giulietta !… que veux-tu donc dire ? s’écria Érasme stupéfait : — mon reflet ?… » Il leva en même temps les yeux vers le miroir qui reflétait son image unie à celle de Giulietta dans une amoureuse étreinte. « Comment pourrais-tu garder mon reflet, poursuivit-il, qui est inhérent à ma personne, qui m’accompagne partout, et m’apparait constamment dans toute eau calme et pure, sur toutes les surfaces polies ?

— Ainsi, dit Giulietta, même cette apparence, même ce rêve de ton moi qui repose là dans ce miroir, tu refuses de me l’accorder, toi qui tout à l’heure encore parlais de m’appartenir tout entier corps et âme ! Pas même cette image fugitive pour me consoler et me suivre au moins dans cette triste vie, dénuée pour moi désormais, loin de toi, de tout plaisir et de toute espérance ! » Des larmes brûlantes jaillirent à flots des beaux yeux noirs de Giulietta. Alors Érasme, dans le paroxisme d’un désespoir d’amour délirant, s’écria : « Faut-il donc que je te quitte ? S’il faut que je parte, que mon reflet reste en ta possession à jamais et pour l’éternité ; qu’aucune puissance, le diable lui-même, ne puisse te l’arracher, jusqu’à ce que ma personne elle-même t’appartienne tout entière et sans partage ! » — À peine eut-il prononcé cette imprécation, que Giulietta couvrit ses lévres de baisers âcres et brûlants ; puis elle se retourna et étendit avec ivresse les bras vers le miroir… Érasme vit son image avancer indépendante des mouvements de son corps, il la vit glisser entre les bras de Giulietta, et disparaître avec elle au milieu d’une vapeur singulière. Toutes sortes de vilaines voix chevrotaient et ricanaient avec une diabolique ironie… Succombant aux angoisses d’une terreur mortelle, Érasme tomba évanoui à terre ; mais l’excès de son horreur même l’arracha à cet étourdissement, et dans une obscurité dense et profonde, il retrouva la porte et descendit l’escalier en chancelant. À deux pas de la maison, il fut saisi, soulevé à l’improviste, et placé dans une voiture, qui partit aussitôt rapidement.

« Il y a un peu de perturbation là-haut, à ce qu’il parait, dit en allemand l’homme qui avait pris place auprès de lui ; cependant à présent tout ira bien, pourvu que vous vouliez vous abandonner entièrement à moi. Giuliettina a pris toutes les mesures convenables ; elle vous a recommandé à mes soins. Il faut avouer que vous êtes un bien charmant jeune homme, et doué des dispositions les plus heureuses pour ce genre de fines plaisanteries que nous aimons par-dessus tout, moi et la petite Giulietta. Savez-vous que l’amoroso a reçu là, sur la nuque, un fameux coup de pied allemand ? Comme sa langue pendait en dehors aussi bleue qu’une cerise mûre… et de quel air drôle il geignait et clignait de l’œil, sans pouvoir se décider à sauter le pas !… Ha, ha, ha ! »

La voix de cet homme avait un accent de moquerie si désagréable, un bredouillement si horrible, que chacune de ses paroles entrait comme un coup de poignard dans le cœur d’Érasme. « Qui que vous soyez, dit celui-ci, taisez-vous ; cessez de rappeler cet événement épouvantable dont j’éprouve assez de repentir. — De repentir ? de repentir ! répliqua cet homme ; alors vous vous repentez donc aussi d’avoir connu Giulietta, et conquis son amour précieux ?

— Ah ! Giulietta ! Giulietta ! soupira Érasme. — Eh bien oui, poursuivit l’autre ; voilà comme vous êtes enfant : vos désirs, votre passion sont sans bornes, et vous voudriez que tout marchât comme sur des roulettes. Il est fâcheux pour vous effectivement de vous voir contrainte d’abandonner Giulietta. Mais pourtant, si vous vouliez demeurer, je saurais bien trouver les moyens de vous soustraire aux poignards de tous vos ennemis, ainsi qu’aux recherches de cette bonne et digne justice ! »

Érasme se sentit transporter d’aise à l’idée de pouvoir rester près de Giulietta. « Comment y parviendrez-vous ? demanda-t-il à son compagnon. — Je connais, répondit celui-ci, un moyen cabalistique pour frapper d’aveuglement vos persécuteurs, de telle sorte que vous leur apparaissiez toujours avec un visage différent, et qu’ils ne puissent jamais reconnaître. Dès qu’il fera jour, vous serez assez bon pour regarder très-long-temps et fort attentivement dans un miroir ; j’exécuterai ensuite certaines opérations avec votre reflet, sans l’endommager le moins du monde, et je vous réponds de tout. Vous pourrez alors vivre avec Giulietta sans courir le moindre risque, et tout entier aux délices de votre amour.

— Horreur ! quelle horreur ! s’écria Érasme. — Où donc voyez-vous là de l’horreur, mon cher monsieur ? reprit l’étranger d’un ton railleur. — Ah ! fit Érasme en gémissant, je… j’ai… — Laissé votre reflet en route, interrompit l’autre aussitôt, chez Giulietta, peut-être ? Ha, ha, ha, ha ! — Bravo, mon cher, bravissimo ! Oh bien ! à présent, vous pouvez courir à travers les bois et les champs, les cités et les villages, jusqu’à ce que vous retrouviez votre femme et le petit Rarasme, et que vous soyez redevenu un respectable père de famille, malgré la privation de votre reflet, ce qui du reste ne causera pas à votre femme un grand souci, puisqu’elle vous possédera corporellement, tandis qu’il ne reste à Giulietta qu’une décevante illusion de vous-même.

— Tais-toi ! homme abominable ! » s’écria Érasme. En ce moment une bande joyeuse, chantant et portant des torches qui éclairèrent l’intérieur de la voiture, vint à passer. Érasme regarda les traits de son compagnon, et il reconnut l’affreux docteur Dapertutto. D’un bond il s’élance sur le chemin, et court rejoindre le cortège, car il avait reconnu de loin la basse-taille sonore de la voix de Frédéric. Celui-ci revenait avec ses amis d’une partie de campagne. Érasme raconta brièvement à Frédéric tout ce qu’il lui était arrivé, sauf la circonstance de son reflet perdu. Frédéric prit aussitôt les devants avec lui pour rentrer dans la ville, et avisa si promptement aux préparatifs de son départ, qu’au lever de l’aurore Érasme, monté sur un excellent cheval, était déjà à une grande distance de Florence.

Spikher a relaté par écrit les principales aventures de son voyage. La plus remarquable consiste dans l’événement qui lui fit sentir pour la première fois, d’une manière bien pénible, les conséquences de la perte de son reflet. Il venait de s’arrêter dans une grande ville, parce que son cheval fatigué avait besoin de repos, et il s’assit sans défiance à la table d’hôte de l’auberge, entouré d’une nombreuse compagnie. Il n’avait pas pris garde qu’en face de lui se trouvait une grande glace bien polie et bien nette. Un damné de garçon, placé derrière sa chaise, vint à s’apercevoir que cette chaise figurait vide dans la glace, où l’on ne discernait aucun trait de l’individu qui l’occupait réellement. Il fit part de sa remarque au voisin d’Érasme, celui-ci la transmit à une autre personne : bientôt tous les regards se portèrent sur Érasme, puis sur la glace, et un chuchottement mêlé de murmures fit le tour de toute l’assemblée.

Érasme ne s’était pas encore aperçu qu’il était l’objet de cette rumeur générale, quand un homme grave et âgé, se levant de table, vint à lui, l’amena devant le miroir, et, après y avoir regardé, se retourna vers la compagnie, en disant à haute et intelligible voix : « Rien n’est plus vrai : il n’a pas de reflet ! — Il n’a pas de reflet ! — il n’a pas de reflet ! — c’est un mauvais sujet ! — un homo nefas10 ! à la porte, à la porte ! » — Tel fut le hourra confus qui s’éleva de tous les coins de la salle.

Érasme, plein de rage et couvert de confusion, alla se réfugier dans sa chambre ; mais il y était à peine, que des agents de police vinrent lui notifier l’ordre de comparaître avant une heure devant l’autorité muni d’un reflet complet et exactement conforme, ou bien de quitter immédiatement la ville. Il se hâta de partir en effet, et la populace oisive se mit à sa poursuite, et les polissons des rues ne cessaient de crier : « Le voilà qui galoppe celui qui a vendu son reflet au diable ! le voilà qui galoppe le réprouvé ! »

Enfin il se trouva seul en pleine campagne. Dès lors, partout où il s’arrêtait, sous le prétexte d’une horreur innée et invincible pour toute espèce d’image reflétée, il faisait voiler soigneusement tous les miroirs ; et c’est pour cela qu’on l’appelait par dérision le général Suwarow11, qui avait la même habitude.


Lorsque Spikher eut atteint sa ville natale, et qu’il rentra dans sa demeure, sa bonne femme et le petit Rarasme l’accueillirent avec joie, et bientôt il crut qu’il lui serait facile, dans la douce paix de sa vie domestique, de se consoler de la perte de son reflet. Il avait même entièrement oublié la belle Giulietta. Un soir qu’il jouait avec son fils, celui-ci lui appliqua sur la figure ses petites mains, qui se trouvaient salies par la suie du poêle ; alors il s’écria : « Ah, papa ! papa ! comme je t’ai fait noir ! tiens, regarde donc. » Et avant que Spikher pût l’empêcher, l’enfant s’était emparé d’un petit miroir qu’il présenta devant son père en y regardant également. Mais il laissa tout-à-coup tomber le miroir, et s’échappa de la chambre en pleurant bien fort. Bientôt après, la femme d’Érasme entra la stupeur et l’effroi peints sur le visage. « Qu’est-ce que vient de me dire Rarasme ? s’écria-t-elle. — Que je n’ai pas de reflet, n’est-ce pas, ma chère ? » interrompit Spikher avec un sourire forcé. Et il se confondit en beaux discours pour prouver qu’une pareille perte, bien qu’il fût insensé de la supposer jamais possible, n’avait en définitive que bien peu d’importance, puisque tout reflet n’était au fait qu’une illusion ; que d’ailleurs la contemplation de soi-même induisait au péché de vanité, et qu’enfin cette image trompeuse attribuait au rêve en quelque sorte, à l’empire des ombres unepartie du moi réel et physique. Mais tandis qu’il argumentait, sa femme avait vivement tiré le rideau qui couvrait une glace posée dans la chambre, et dès qu’elle y eut jeté un regard, elle tomba à la renverse comme frappée de la foudre.

Spikber releva sa pauvre femme, mais elle n’eut pas plus tôt repris connaissance, qu’elle le repoussa loin d’elle avec horreur. « Laisse-moi, s’écria-t-elle, homme maudit ! Ce n’est pas toi ! tu n’es pas mon mari, non ! — Tu es un esprit infernal qui vise à ma perte, à ma damnation. Va-t-en ! fuis loin de moi, tu n’as sur moi aucune puissance, réprouvé ! » Les éclats de sa voix retentirent dans toute la maison, les domestiques, les voisins accoururent effrayés : Érasme, au comble de la fureur et du désespoir, se précipita hors de la maison, et dans son égarement frénétique, il courut se réfugier dans les ailées désertes du parc voisin de la ville.

L’image de Giulietta lui apparut alors dans toute la magie de sa beauté, et il s’écria à haute-voix : « Est-ce ainsi que tu te venges, Giulietta ! de ce que je t’ai abandonnée, de ce qu’au lieu de ma personne je ne t’ai donné que mon reflet ? Ah, Giulietta ! — Mais je veux être à toi maintenant sans réserve : elle m’a repoussé, elle à qui je te sacrifiais ! Giulietta ! Giulietta ! je me donne à toi, oui je t’appartiendrai d’esprit, de corps et d’âme !

— Rien ne vous sera plus facile, mon très-digne maître !» s’écria signor Dapertutto, qui se trouva subitement devant Spikher, avec son justaucorps écarlate aux boutons d’acier étincelants. Ces mots résonnèrent à l’oreille du malheureux Érasme comme une promesse consolatrice ; et sans faire attention à la physionomie repoussante et moqueuse de Dapertutto, sans reculer devant lui, il demanda d’un ton plaintif : « Comment donc pourrais-je la retrouver, elle que j’ai perdue, hélas ! sans retour ? — Erreur ! répliqua Dapertulto, elle n’est pas fort éloignée d’ici, et soupire d’une étrange ardeur, mon digne maître, après la possession de votre chère personne, car un reflet n’est au fait, vous le concevez bien, qu’une vaine illusion. Du reste, dès qu’elle sera sûre de posséder votre précieuse individualité, c’est-à-dire votre corps, votre âme et toute votre existence, elle vous rendra avec empressement et des grâces infinies votre agréable reflet net et intact.

— Conduis-moi près d’elle sur le champ ! s’écria Érasme, où est-elle ? — Ah ! reprit Dapertutto, il faut encore une petite formalité avant que vous puissiez revoir Giulietta, et vous livrer exclusivement à elle pour obtenir la restitution de votre reflet. Songez que la belle ne pourrait pas encore disposer en toute liberté de votre précieuse personne, puisque vous êtes encore engagé dans certains liens qui doivent être préalablement rompus. Votre chère femme et votre jeune enfant de si belle espérance…

— Qu’est-ce à dire ? s’écria Érasme d’un ton violent. — Que la rupture des liens susdits, poursuivit Dapertutto, pourrait s’effectuer, sans aucun risque, d’une manière facile et toute naturelle. Vous devez savoir, depuis votre séjour à Florence, que je suis doué d’une certaine habileté pour préparer tel et tel médicament miraculeux : eh bien, j’ai ici, dans ce flacon, un petit remède de famille de cette espèce. Deux ou trois gouttes de ceci seulement à chacun de ceux qui vous barrent le chemin, à vous et à la tendre Giulictta, et vous les voyez tomber sans proférer un mot et sans douloureuses grimaces. Il est vrai qu’on appelle cela mourir, et la mort a son amertume. Mais n’est-ce pas un agréable goût que celui de l’amande amère ? Eh bien, voilà précisément celui de la mort que renferme ce petit flacon. Aussitôt après leur paisible extinction, vos estimables proches répandront une agréable odeur d’amande amère. — Prenez, mon très-cher ! » Il tendit à Érasme une petite fiole12.

« Homme exécrable ! s’écria Érasme, tu veux que j’empoisonne ma femme et mon enfant ! — Eh, qui parle de poison ? interrompit l’homme rouge ; ce n’est qu’un expédient domestique, un ingrédient de goût agréable que contient cette fiole. J’ai bien à ma disposition d’autres moyens pour vous rendre votre indépendance, mais je voudrais vous voir agir vous-même par un procédé purement humain et tout naturel. Que voulez-vous ? c’est là ma fantaisie. Prenez avec confiance, mon cher maître ! »

Érasme avait la fiole entre les mains sans savoir comment cela s’était fait. Il courut machinalement jusque chez lui, et monta dans sa chambre. Sa femme avait passé la nuit en proie à mille tourments, à mille angoisses ; elle soutenait opiniâtrément que ce n’était pas son mari qui était revenu, mais un démon de l’enfer qui avait pris son apparence pour la perdre. Dès que Spikher reparut dans la maison, tout le monde s’enfuit avec effroi sur son passage ; le petit Rarasme seul osa l’aborder, et il lui demanda naïvement pourquoi il ne rapportait pas avec lui son reflet, disant que cela ferait mourir sa mère de chagrin. Érasme jeta sur son fils un coup d’œil courroucé. Il tenait encore à la main la fiole de Dapertutto ; le petit portait sur son bras sa tourterelle favorite, et celle-ci vint à remarquer la fiole et à becqueter le bouchon ; mais immédiatement sa tête retomba languissante… Elle était morte.

Érasme bondit avec horreur. « Traître ! s’écria-t-il, tu ne m’entraineras pas à commettre ce crime abominable ! » Il lança aussitôt par la fenêtre la fiole, qui se brisa en mille morceaux sur le pavé de la cour. Une agréable odeur d’amande se répandit dans l’air et monta dans la chambre. — Le petit Rarasme s’était sauvé saisi de frayeur.

Spikher passa toute la journée livré à mille tortures d’esprit. Quand l’heure de minuit arriva il vit se représenter à son imagination l’image de Giulietta sous les plus vives et les plus séduisantes couleurs. — Une fois qu’ils étaient ensemble, le collier de Giulietta, fait de ces petites graines rouges dont se parent les Italiennes, s’était rompu soudainement. En ramassant les graines, il s’était empressé d’en cacher une pour la conserver précieusement comme ayant touché le cou de sa maîtresse adorée. En ce moment il la tenait à la main, et la considérait avec un grand effort d’attention, en songeant à sa bien-aimée perdue. Alors il lui sembla que cette graine exhalait le même parfum magique qui l’enivrait autrefois dans le voisinage de Giulietta. « Ah, Giulietta ! s’écria-t-il, te voir une fois encore ! et puis après que ma ruine et mon déshonneur se consomment ! »

À peine avait-il prononcé ces mots, qu’un léger frôlement se fit entendre dans le corridor. Il distingua des pas. On frappa doucement à la porte. Érasme sentit sa respiration suspendue… Il tressaillait de crainte et d’espérance. Il alla ouvrir. Giulietta entra éblouissante de grâce et de beauté.

Ivre d’amour et de joie, Érasme la pressa tendrement dans ses bras. « Me voilà, mon bien-aimé, dit-elle d’une voix suave, tiens, vois comme j’ai gardé fidèlement ton reflet. » Elle souleva le voile de la glace, et Spikher aperçut avec ravissement son image enlacée pour ainsi dire à celle de Giulietta ; mais, indépendante de sa personne, elle ne reproduisait aucun de ses mouvements. Il frissonna de tous ses membres. « Giulietta ! s’écria-t-il, si tu ne veux pas que je devienne fou furieux par suite de mon sacrifice, rends-moi mon reflet, et prends plutôt ma propre personne, ma vie, mon corps et mon âme !

— Mais n’y a-t-il pas encore une barrière entre nous, cher Érasme ! dit Giulietta, tu sais… Dapertutto ne t’a-t-il pas dit ?… — Dieu du ciel ! Giulietta ! interrompit Érasme, si je ne puis être à toi qu’à cette condition, j’aime mieux mourir !

— Aussi, reprit Giulietta, Dapertutto n’exigera pas de toi l’accomplissement d’une action pareille. Sans doute il est fâcheux qu’un simple serment et la bénédiction d’un prêtre aient autant de puissance. Tu es pourtant dans la nécessité de briser ce lien qui t’enchaîne ; car autrement tu ne seras jamais complètement à moi. Mais je connais un autre moyen d’y parvenir meilleur que celui dont t’a parlé Dapertutto.

— Et quel est-il ? » demanda Érasme avec vivacité. Alors Giulietta lui passa son bras autour du cou, et, penchant sa jolie tête sur sa poitrine, elle dit à demi-voix : « Tu écris sur une petite feuille de papier ton nom, Érasme Spikher, au-dessous de ce peu de mots : “Je donne à mon bon ami Dapertutto tout pouvoir sur ma femme et mon enfant ; qu’il en dispose arbitrairement, et qu’il brise le lien qui m’enchaîne, parce que je veux désormais appartenir, moi, mon corps et mon âme immortelle, à Giulietta, que j’ai choisie pour ma femme, et à qui je m’unirai encore pour jamais par un serment particulier.” »

Érasme sentit tous ses nerfs glacés et crispés. Des baisers de feu brûlaient ses lévres, et il tenait à la main la petite feuille de papier que lui avait donnée Giulietta. Tout-à-coup il vit apparaître derrière elle Dapertutto, prodigieusement grandi, et qui lui présentait une plume de métal. Au même instant une petite veine de sa main gauche creva, et le sang en jaillit. » Ecris, écris ! — signe ! — signe ! s’écriait l’homme rouge d’une voix croassante. — Signe ! signe, mon bien-aimé ! mon seul époux pour l’éternité ! » murmurait Giulietla. Déjà Spikher avait rougi la plume de son sang, il s’apprêtait à signer, lorsque la porte s’ouvrit. — Une figure blanche entra, dirigeant sur Érasme des yeux fixes comme ceux d’un spectre, et qui s’écria d’une voix sourde et douloureuse : « Érasme ! Érasme ! que vas-tu faire ? Au nom du Rédempteur, renonce à ce pacte infernal ! » — Érasme reconnut sa femme dans le fantôme qui lui parlait ainsi, et il jeta loin de lui la plume et le papier.

Des yeux de Giulietta jaillirent alors des éclairs rougeâtres ; les traits de son visage étaient horriblement décomposés, son corps ardait comme la flamme. « Arrière ! engeance d’enfer ! tu n’auras aucun droit sur mon âme : au nom de Jésus, laisse-moi, serpent ! le feu d’enfer brûle en toi. » Ainsi s’écria Érasme. Et d’un bras vigoureux il repoussa Giulietta qui cherchait encore à le retenir enlacé. Soudain retentirent des sons discordants, des hurlements confus, et Spikher crut distinguer de noirs corbeaux battant de leurs ailes contre les murs de la chambre. — Giulietta, Dapertutto disparurent au milieu de la vapeur épaisse et suffocante qui semblait suinter des lambris, et qui éteignit les lumières.

Enfin les rayons de l’aurore pénétrèrent à travers les croisées. Érasme se rendit aussitôt près de sa femme. Il la trouva radoucie, affable et indulgente. Le petit Rarasme était déjà éveillé et assis sur le lit de sa mère. Elle tendit la main à son pauvre mari et lui dit : « Maintenant je sais quelle aventure fâcheuse t’est survenue en Italie, et je te plains de tout mon cœur. La puissance du démon est bien grande ! Satan, à qui tous les vices sont familiers, ne se fait pas faute de voler tant qu’il peut, et il n’a pas pu résister au plaisir de t’escroquer avec une insigne malice ton joli reflet, si bien pareil à toi-même. — Regarde donc un peu dans ce miroir, là à côté, mon cher et bon mari ! »

Spikher regarda tremblant de tous ses membres et de l’air le plus pitoyable. Le miroir resta clair et net : rien d’Érasme Spikher ne s’y reflétait. « Pour cette fois, continua sa femme, il est vraiment heureux que le miroir ne reproduise pas ton image, car tu as un air bien piteux, mon cher Érasme ! Mais du reste, tu concevras toi-même que, privé de reflet, tu sers de risée au monde, et que tu ne saurais dignement représenter un père de famille convenable et complet, capable d’inspirer le respect à sa femme et à ses enfants. Voilà ton petit Rarasme qui commence déjà à se moquer de toi, et il veut, à la première occasion, te faire de belles moustaches avec du charbon, parce que tu ne pourras pas t’en apercevoir. — Va donc encore un peu courir le monde, et tâche de rattraper ton reflet au diable : si tu y parviens, tu seras accueilli ici à ton retour avec joie et cordialité. Embrasse-moi (Spikher l’embrassa) : et maintenant — bon voyage ! Envoie de temps en temps à Rarasme un petit pantalon neuf, car il glisse sans cesse sur ses genoux en jouant, et il en use prodigieusement. Mais n’oublie pas, si tu passes à Nuremberg, d’y joindre, en bon et sensible père, un joli hussard de bois et des pains d’épices. Porte-toi bien, Érasme ! »

Sa femme se retourna de l’autre côté, et se rendormit. Spikher souleva dans ses bras le petit Rarasme et le pressa sur son cœur. Mais celui-ci se débattit en criant. Alors Spikher le posa par terre, et s’en alla courir le monde.

Il rencontra un jour un certain Pierre Schlemihl. Celui-ci avait vendu son ombre ; tous deux songèrent à voyager de compagnie, de telle sorte qu’Érasme Spikher eût projeté l’ombre nécessaire, tandis qu’en revanche Pierre Schlemihl eût fourni le reflet qui manquait. Mais cela n’eut pas de suite.

FIN DE L’HISTOIRE DU REFLET PERDU
Post-Scriptum du voyageur enthousiaste

Quels sont les traits réfléchis dans ce miroir ? — Sont-ce bien les miens ? — Ô Julie ! — Giulietta ! — image céleste — esprit infernal ! — Angoisses, ravissement. — Extase et désespoir !…

Tu vois, mon cher Théodore-Amédée Hoffmann ! qu’évidemment une puissance mystérieuse, occulte, ne s’introduit que trop souvent dans ma vie réelle, et vient corrompre les plus doux rêves de mon sommeil, en jetant sur mon chemin les figures les plus fantastiques.

Encore tout rempli des apparitions de la nuit de Saint-Sylvestre, je suis presque tenté de croire que mon conseiller de justice était en réalité une véritable poupée de sucre candi, sa brillante société un étalage de la Noël ou du jour de l’an, et la charmante Julie cette séduisante création de Rembrandt ou de Callot, qui déroba frauduleusement au pauvre Érasme Spikher son reflet si ressemblant et si beau.

Daigne me pardonner.



NOTES DU TRADUCTEUR

10. Homo nefas, locution latine. Invective grave dont les équivalents approximatifs seraient : réprouvé, mécréant.

11. Le même que le général Souvarof, fameux par la bataille de Novi.

12. La fiole de Dapertutto contenait sans doute de l’eau rectifiée de laurier-cerise, autrement dit acide prussique. L’usage d’une très-minime quantité de cette eau (moins d’une once) produit les effets qu’on vient de décrire. (Note d’Hoffmann.)

L’extraction de l’acide prussique des feuilles de laurier-cerise, ou de certaines autres substances végétales, où il existe au dire de quelques chimistes, est un fait très-exceptionnel. Découvert par Scheele en 1780, l’acide prussique, ou hydrocyanique, n’a été obtenu pur que par M. Gay-Lussac. En cet état il est liquide, transparent, incolore. Sa saveur est fraiche d’abord, mais elle devient bientôt âcre et irritante ; son odeur seule cause sur le champ des étourdissements et des vertiges. Loin qu’il en faille près d’une once pour produire les plus fatals résultats, une goutte suffit pour donner la mort instantanément et sans laisser de traces dans l’organisme. Son influence délétère surpasse enfin celle de tous les autres poisons connus. — C’est de sa combinaison avec le peroxide de fer que résulte la belle couleur appelée bleu de Prusse.



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