Les Aventures de Til Ulespiègle/LXII

Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 147-149).

CHAPITRE LXII.


Comment, à Dresde, Ulespiègle se fit garçon menuisier,
et ne mérita pas beaucoup d’éloges.



Bientôt Ulespiègle quitta le pays de Hesse, et s’en alla à Dresde, près de la forêt de Bohême, sur les bords de l’Elbe, et se fit passer pour un ouvrier menuisier. Un menuisier qui avait besoin d’ouvriers, parce que les siens avaient fini leur service et étaient partis, l’engagea comme ouvrier. Or il y avait une noce dans la ville, où le menuisier était invité. Il dit à Ulespiègle : « Mon cher garçon, il faut que j’aille à la noce, et je ne reviendrai pas de la journée. Conduis-toi bien, travaille activement et mets ces quatre planches sur l’établi, et ajuste-les bien avec de la colle. – Bien, dit Ulespiègle ; quelles sont les planches qui vont ensemble ? » Le maître lui montra celles qui allaient ensemble, et s’en alla avec sa femme à la noce. Ulespiègle, le bon serviteur, qui s’appliquait toujours à faire sa besogne mal plutôt que bien, commença à percer les précieuses et belles planches que son maître lui avait mises les unes sur les autres, à trois ou quatre endroits, et les chevilla et les attacha ensemble ; puis il fit fondre de la colle dans un grand chaudron, et mit les planches dedans ; après les avoir retirées de là, il les monta en haut de la maison, les mit à la fenêtre pour que le soleil séchât la colle, et se reposa. Le soir son maître revint de la noce, où il avait bien bu, et demanda à Ulespiègle ce qu’il avait fait dans la journée. Ulespiègle lui répondit : « Cher maître, j’ai bien ajusté les quatre planches ensemble avec de la colle, et j’ai pu me reposer de bonne heure. » Le maître fut content et dit à sa femme : « Voilà un garçon qui me convient beaucoup. Traite-le bien ; je le garderai longtemps. » Puis ils allèrent se coucher. Mais le lendemain, quand le maître se leva, il dit à Ulespiègle d’apporter la table qu’il avait faite. Ulespiègle descendit du grenier avec son ouvrage. Quand le menuisier vit que le mauvais garnement lui avait gâté ses planches, il lui dit : « Garçon, as-tu bien appris le métier de menuisier ? – Pourquoi demandez-vous cela ? dit Ulespiègle. – Je demande cela parce que tu m’as gâté ces si bonnes planches. – Cher maître, dit Ulespiègle, j’ai fait comme vous m’avez dit ; si le bois est gâté, c’est votre faute. – Tu es un polisson, lui dit le maître en colère ; c’est pourquoi tu n’as qu’à quitter mon atelier ; je n’ai pas besoin de ton travail. » Ulespiègle s’en alla sans avoir mérité beaucoup de reconnaissance, quoiqu’il fît tout ce qu’on lui commandait.