Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 130-132).

CHAPITRE LII.


Comment Ulespiègle s’engagea chez un fourreur, et
fit ses ordures dans la boutique, pour qu’une
mauvaise odeur chassât l’autre.



Une fois Ulespiègle vint à Ascherleve ; c’était en hiver et les vivres étaient chers. Il se dit en lui-même : « Que vas-tu faire maintenant pour passer l’hiver et le temps de la cherté ? » Personne n’avait besoin de valets, si ce n’est un fourreur qu’un garçon venait de quitter pour continuer ses voyages. Alors Ulespiègle se dit : « Que vas-tu faire ? nous sommes en hiver et les vivres sont chers ; souffre ce qu’il faudra souffrir, et tu passeras l’hiver. » Il s’engagea comme ouvrier chez le fourreur. Quand il fut installé dans l’atelier et qu’il voulut coudre les peaux, il n’était pas habitué à l’odeur, et il dit : « Fi ! fi ! tu es aussi blanche que de la craie, et tu sens plus mauvais que de la fiente ! » Le fourreur lui dit : « Comment, cette odeur te déplaît ! Il est tout naturel que cela sente mauvais ; cela vient de la laine qu’avait le mouton. » Ulespiègle ne dit rien, mais il pensa en lui-même : « Une mauvaise odeur chasse l’autre, » et il lâcha une vesse tellement puante que le fourreur et sa femme furent obligés de se boucher le nez. Le fourreur lui dit : « Que fais-tu ? Si tu veux lâcher des vents, va-t’en dans la cour, et là vesse tant que tu voudras. – C’est bien plus favorable à la santé, dit Ulespiègle, que l’odeur des peaux de mouton. – Sain ou malsain, dit le fourreur, si tu veux vesser, va-t’en dans la cour. – Maître, dit Ulespiègle, ce serait peine perdue ; les vents n’aiment pas le froid, car ils se tiennent toujours au chaud. C’est pourquoi, si vous lâchez un pet, il vous rentre vite dans le nez pour retrouver la chaleur qu’il vient de quitter. » Le fourreur se tut. Il vit bien qu’il avait affaire à un mauvais garnement, et il se promit de ne pas le garder longtemps. Ulespiègle resta assis et continua à coudre, à vesser, à tousser et à cracher. Le fourreur le regardait, et prit patience jusqu’au soir après le repas. Alors il lui dit : « Mon cher garçon, je vois bien que tu n’aimes pas ce métier, et je m’imagine que tu n’es pas un vrai garçon fourreur. Je vois cela à tes grimaces ; ou bien c’est que tu n’es pas depuis longtemps du métier et que tu n’y es pas habitué. Si tu avais seulement couché avec la marchandise pendant quatre jours, tu ne tordrais pas ainsi le nez et tu ne te plaindrais pas, car cela ne te gênerais pas. C’est pourquoi, mon cher garçon, s’il ne te plaît pas de rester ici, tu pourras demain matin aller où tes pieds te porteront. – Cher maître, dit Ulespiègle, vous dites vrai. Il n’y a pas longtemps que je suis dans le métier. Si vous voulez me permettre de coucher pendant quatre nuits avec la marchandise pour m’y habituer, vous verrez comment je m’en tirerai. » Le fourreur y consentit, parce qu’Ulespiègle savait bien coudre.