Les Aventures de Caleb Williams, Tome 1/Préface

Les Aventures de Caleb Williams
TOME I
Préface du traducteur.
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PRÉFACE

DU TRADUCTEUR.




LE roman de Caleb excita, lorsqu'il parut, une grande sensation en Angleterre. L'auteur, déjà célèbre par plusieurs Traités pleins de hardiesse et d'énergie, sur diverses matières de politique et de législation, était signalé comme un des écrivains les plus distingués d'un parti redoutable au Gouvernement, et cette nouvelle production ajouta encore à l'animosité qui s'était manifestée contre lui. On y remarque en effet une critique amère des lois anglaises et de la manière dont la justice est administrée dans ce pays si vain de sa liberté civile, et cette critique est d’autant plus piquante, qu’elle est mise en action, et que de simples faits exposés avec candeur y tiennent lieu de raisonnemens ; mais cet objet n’est qu’accessoire, et l’auteur de Caleb s’était proposé, dans son ouvrage, un but d’une bien plus haute importance.

La passion qu’il a voulu peindre, et dont il a développé avec une si effrayante vérité les terribles effets et les vastes conséquences, n’avait encore fait la matière d’aucun ouvrage d’imagination, et cependant c’est peut-être, de toutes les passions humaines, celle qui, dans nos modernes sociétés, exerce l’influence la plus continue et la plus universelle. Cette passion, qu’on pourrait appeler l’honneur nobiliaire, et dont l’histoire des peuples anciens ne fournit aucun modèle, est évidemment née du régime féodal et des institutions chevaleresques du moyen âge. Dans ces temps d’ignorance et de barbarie où tous les droits étaient établis par la violence, un chevalier armé de toutes pièces avait sur un paysan sans défense une si prodigieuse supériorité de force, que bientôt dans son imagination grossière, exaltée par les féeries des Arabes, il en vint au point de se considérer comme un être d’une autre nature, et s’accoutuma à ne voir dans les vilains ou habitans paisibles des villes et des campagnes, que des individus d’une race différente de la sienne, et d’une espèce absolument inférieure. Cette illusion de l’orgueil survécut aux mœurs qui lui avaient donné naissance, et de là vint ce sentiment faussement décoré du nom d’honneur, qui s’indigne d’un affront et ne recule point devant un crime, qui rougit d’une humiliation et non d’une bassesse, qui, enfin, ne recherche la vertu qu’à cause de l’éclat qu’elle peut répandre, et comme un ornement dont on pare sa propre renommée.

C’est cette fatale passion que l’auteur a mise en scène dans son roman. Le personnage qui est dominé par elle se précipite de crimes en crimes, et lorsqu’après avoir mis en œuvre tous les ressorts que lui fournissent son rang, son crédit et sa fortune, il peut se flatter d’avoir plongé sa victime dans un abîme d’opprobre et d’infortune, celle-ci, armée de sa simple innocence, et par la seule force de la vérité, triomphe avec éclat de son terrible et implacable adversaire.

Le lecteur est conduit à ce but si hautement moral par une suite d’événemens amenés et enchaînés de la manière la plus propre à exciter l’intérêt et à piquer la curiosité ; en sorte que ce livre peut être, pour les esprits frivoles, l’objet du plus vif amusement, et pour les têtes pensantes, la matière des plus profondes méditations.

Le plan du roman offre toute l’unité qu’on pourrait désirer dans un poème ou dans un ouvrage dramatique ; l’exposition y est faite avec clarté et simplicité ; le nœud se forme, se complique et se dénoue d’une manière facile et naturelle ; les incidens sont amenés et préparés d’avance avec un art admirable ; les divers caractères y sont tracés avec vérité et fidèlement soutenus ; toutes qualités qui suffisaient pour assurer à cette production un rang distingué ; mais si on ajoute encore la force des situations, le pathétique des mouvemens, l’énergie des peintures et l’étonnante vigueur du style, on reconnaîtra que le roman de Caleb doit être compté au nombre des chefs-d’œuvre dans ce genre de littérature, et c’est aussi ce que les ennemis même de l’auteur n’ont pu lui contester.

Les Aventures de Caleb Williams ont paru pour la première fois en 1794, divisées en 2 vol. Elles ont eu successivement de nombreuses éditions à Londres, à Dublin et en Écosse. Il en a été fait deux traductions françaises dans la même année 1796. Depuis cette époque, l’auteur a revu cet ouvrage ; il y a fait divers changemens et corrections ; il a donné à certaines parties plus de développement ; d’autres ont été resserrées dans une mesure plus convenable ; les noms de quelques-uns des personnages ont été changés par des considérations particulières ; enfin, la division a été faite en trois volumes.

C’est sur la dernière édition, ainsi changée et modifiée par l’auteur, qu’a été faite la traduction que nous offrons au public, et sous le rapport de ces divers changemens, elle peut être regardée comme une publication absolument nouvelle.