Les Aventures de Caleb Williams, Tome 1/Ch. V

Les Aventures de Caleb Williams
TOME I
Chapitre V.
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CHAPITRE V.



Peu de temps après il se fit sentir dans le pays une maladie contagieuse, dont les effets furent extrêmement rapides, et qui attaqua un grand nombre d’habitans. Une des premières personnes qui en éprouva les atteintes fut M. Clare. On peut se figurer quel chagrin et quelles alarmes cet accident causa dans tous les environs. M. Clare y jouissait d’une considération presque au-dessus de celle d’un mortel. L’égalité de son humeur, la douceur de son commerce, l’extrême bonté de son cœur, jointes à ses talens, à l’innocente gaieté de sa conversation et aux richesses de son esprit, en avaient fait l’idole de tous ceux qui le connaissaient. Au moins n’avait-il pas un seul ennemi dans tout ce qui l’entourait. Son danger fut le sujet d’un deuil universel ; il semblait promettre une longue vie, et avoir à parcourir encore une belle carrière d’années et de gloire. Peut-être n’était-ce qu’une apparence trompeuse ; peut-être les efforts de son esprit, plus violens et plus continus que ne l’aurait permis un juste ménagement pour sa santé, avaient-ils déjà jeté en lui les germes d’une maladie. Mais un observateur moins difficile aurait hardiment prédit que son bon jugement, sa présence d’esprit et son enjouement inaltérable, suffisaient pour tromper long-temps la parque, à moins qu’elle ne vînt à le prendre par surprise ; et cette circonstance redoublait encore l’affliction générale.

Mais de tout le monde, personne n’en fut aussi affecté que M. Falkland. Peut-être n’y avait-il pas un seul homme aussi à portée de bien connaître le prix de la vie qui était alors menacée. Il se hâta de se rendre près du malade ; mais il éprouva quelque difficulté à se faire introduire. M. Clare, qui n’ignorait pas la nature contagieuse de son mal, avait donné ordre qu’on laissât approcher de lui le moins de monde possible : M. Falkland se fit nommer, on lui fit réponse qu’il était compris dans l’ordre général.

Mais il n’était pas d’humeur à se rebuter aisément, il insista avec opiniâtreté, et à la fin il l’emporta ; on lui observa seulement pour cette fois de prendre toutes les précautions d’usage pour se garantir de la contagion.

Il trouva M. Clare dans sa chambre à coucher, mais levé : il était en robe de chambre, assis à un bureau, près de la fenêtre. Il avait l’air serein et tranquille, mais il portait l’empreinte de la mort. « J’avais grande envie, M. Falkland, dit-il, qu’on ne vous laissât pas entrer jusqu’ici, quoiqu’il n’y ait personne au monde que j’aie plus de plaisir à voir ; mais en y pensant mieux, je crois qu’il y a peu de gens qui puissent s’exposer à ce danger-ci avec plus d’espoir de lui échapper. Au moins chez vous, si la garnison était prise, ce ne serait pas la faute du commandant de la place. Je ne saurais vous dire comment moi, qui vous prêche ici la prudence, j’y ai été attrapé moi-même ; mais que mon exemple ne vous décourage pas ; je ne connaissais nullement le danger, sans quoi je me serais conduit avec plus de circonspection. Il semble que ces germes délétères flottent dans l’air qui nous environne, et s’attachent à nous sans qu’il nous soit possible de prévoir leur approche ».

M. Falkland, une fois établi dans l’appartement de son ami, ne voulut plus absolument en désemparer. M. Clare pensa qu’il y avait peut-être moins de risque dans ce parti que dans un changement continuel d’air, et il n’insista plus. « Falkland, dit-il, quand vous êtes entré, j’achevais mon testament. Ce que j’avais écrit autrefois sur mes dernières volontés, ne me convenait pas, et je ne me souciais guères, dans ma situation, de faire appeler un notaire. Dans le fait, il serait bien étrange qu’un homme de sens, avec des intentions pures et droites, ne fût pas en état de remplir cette fonction pour lui-même ».

M. Clare continua à agir avec autant d’aisance et de liberté que s’il eût été dans la plus parfaite santé. À voir son maintien assuré et son ton calme et enjoué, on n’aurait jamais imaginé qu’il touchât à son dernier moment. Il marchait, il raisonnait, il badinait d’une manière qui annonçait un homme parfaitement maître de soi ; mais de quart d’heure en quart d’heure sa figure s’altérait d’une manière sensible. M. Falkland, l’œil attaché sur lui, ne le perdait pas un instant de vue, et le contemplait avec une inquiétude mêlée d’admiration.

« Falkland », dit le malade, après avoir paru quelques minutes absorbé dans ses pensées, « je sens que je vais mourir ; c’est un étrange mal que le mien. Hier je paraissais être en parfaite santé, et demain je serai une masse insensible. Que la ligne qui sépare la vie et la mort des misérables humains est surprenante à observer ! Être à présent actif, gai, pénétrant, doué d’un immense fond de connaissances, capable d’amuser les hommes, de les instruire et de les animer, et le moment d’après n’être plus qu’une matière dépourvue de vie et de mouvement, un poids inutile sur la surface de la terre : voilà l’histoire de bien des hommes, et ce sera tout-à-l’heure la mienne » .

« Je me sentais encore comme si j’avais eu beaucoup de choses à faire au monde ; mais cela ne sera pas. Il faut se contenter de ce qui est fait : c’est vainement que je rappèle tous mes esprits autour de moi. L’ennemi est trop fort et trop acharné ; il ne veut pas me donner le temps de respirer ; ces choses-là sont hors de mon pouvoir, elles tiennent à une grande chaîne qui passe continuellement sans s’arrêter. Le bien-être général, la grande affaire de l’univers ira toujours son train, quoiqu’il ne me soit plus donné d’y travailler pour ma part. Cette tâche est réservée à des mains plus fortes et plus jeunes, à vous, Falkland, et à ceux qui vous ressemblent. Nous serions bien méprisables vraiment, si l’espoir du perfectionnement de l’espèce humaine ne nous faisait pas goûter des plaisirs purs et parfaits, indépendamment de savoir si nous existerons pour en partager les fruits. Les hommes auraient bien peu à envier à l’avenir, s’ils avaient tous joui de la paix du cœur aussi complètement que je l’ai fait. »

M. Clare demeura levé toute la journée, se livrant à quelques légères dissipations, et exerçant agréablement ses facultés morales, ce qui était peut-être plus propre à rafraîchir et fortifier ses organes, que s’il eût cherché à prendre du repos. De moment à autre, il éprouvait une crise ; mais il ne l’avait pas plutôt sentie, qu’il avait l’air de se mettre au-dessus du mal, et de sourire de l’impuissance de ses attaques. Trois ou quatre fois il fut baigné de sueurs abondantes auxquelles succédait une extrême sécheresse de peau et une chaleur brûlante par tout le corps. Bientôt il fut couvert de petites taches livides ; puis il parut quelques symptômes de frisson, mais il les soutint avec une extrême résolution. Ensuite il devint calme, et après quelques momens, comme il était déjà nuit, il se détermina à se mettre au lit. « Falkland, dit-il, en lui serrant la main, mourir n’est pas une tâche aussi difficile que bien des gens se le figurent. Quand on fixe de près la mort, on est tout étonné qu’une subversion aussi totale puisse s’opérer à si bon marché. »

Il y avait déjà quelques momens qu’il était au lit, et comme tout paraissait tranquille, M. Falkland pensa qu’il dormait, mais c’était une erreur. M. Clare à l’instant ouvrit le rideau et jeta les yeux sur son ami. « Je ne puis dormir, dit-il. Non ; si je pouvais dormir, je me regarderais comme hors d’affaire ; mais il est décidé que j’aurai le dessous. »

« Falkland, c’était à vous que je pensais. Je ne connais personne dont l’avenir me fasse voir de plus belles espérances ; mais veillez sur vous. Que le monde ne soit pas frustré des avantages que lui promettent vos vertus. Je connais vos faiblesses aussi bien que votre force ; vous avez une humeur bouillante et chatouilleuse à l’excès sur le point d’honneur ; et si cette humeur une fois vous entraîne dans un faux pas, vous pouvez devenir aussi funeste à vos semblables que vous auriez pu leur être utile. Plaise au ciel que vous daigniez travailler sérieusement à vous délivrer de cette erreur. »

« Mais si dans la courte explication que me permet ma situation actuelle, il ne m’est pas possible de songer à opérer en vous une réforme aussi désirable ; il y a au moins une chose que je puis faire : je puis vous prévenir de vous mettre sur vos gardes contre un danger que je vois très-imminent. Prenez garde à M. Tyrrel. Ne faites pas la faute de le mépriser comme un adversaire indigne de vous. De petites causes peuvent amener de grands maux. M. Tyrrel est arrogant, dur et grossier ; et vous, vous êtes trop passionné, trop minutieusement sensible à la moindre offense. Ne serait-t-il pas bien déplorable qu’un homme qui vous est si fort inférieur, si peu fait pour vous être comparé sous aucun rapport, fût dans le cas de changer une vie comme la vôtre, en une suite de crimes et d’infortunes ? Pensez-y bien. Je n’exige pas de promesse de vous. Je ne chercherai pas à vous enchaîner par des liens superstitieux ; je veux que ce soit la raison et la justice seules qui vous commandent. »

Cette explication affecta profondément M. Falkland. Une attention aussi généreuse de la part de M. Clare, dans un moment tel que celui-ci, le pénétra d’un si vif sentiment de reconnaissance, qu’il fut presque hors d’état de proférer un mot. Il ne prononça que quelques phrases fort courtes et qui sortaient avec effort. — « Je me conduirai mieux........ Ne craignez rien de ma part............ Vos excellens avis ne me sortiront pas un seul moment de la mémoire. »

M. Clare passa à un autre sujet. « Je vous ai nommé mon exécuteur testamentaire ; vous ne me refuserez pas ce dernier service de l’amitié. Il n’y a que peu de temps que j’ai le bonheur de vous connaître, mais dans ce peu de temps, je vous ai bien observé, et j’ai vu jusques au fond de votre ame. Ne trompez donc pas les superbes espérances que j’ai conçues de vous ! »

« J’ai fait quelques legs. Mes anciennes connaissances, du temps où je vivais dans le monde, au moins celles avec lesquelles je vivais dans l’intimité, sont encore toutes chères à mon cœur. Je n’ai pas eu le temps de les appeler auprès de moi dans la circonstance présente ; je ne l’ai même pas désiré ; mais j’espère qu’elles se rappèleront ma mémoire avec plus d’avantage qu’il n’arrive ordinairement dans de semblables occasions. »

M. Clare ayant ainsi soulagé son cœur, demeura plusieurs heures sans parler. Vers le matin, M. Falkland entr’ouvrit doucement les rideaux, et contempla le sage à son lit de mort. Les yeux de M. Clare étaient ouverts et se tournèrent aussitôt vers son jeune ami. Son visage était défait et marqué du sceau de la mort. « J’espère que vous vous trouvez mieux, » dit Falkland à demi-voix, comme craignant de le troubler. M. Clare tira sa main hors du lit et la lui tendit ; M. Falkland s’avança et la pressa dans la sienne. « Beaucoup mieux, » dit M. Clare d’une voix sourde et à peine articulée ; « c’en est fait : ma tâche est finie.... adieu ;... souvenez-vous.... » Ce furent-là ses derniers mots. Il vécut encore quelques heures ; ses lèvres semblaient quelquefois se mouvoir : il expira sans pousser une seule plainte.

Toute cette scène avait extrêmement agité M. Falkland. L’espérance qu’il conservait d’une crise favorable, et la crainte de troubler les derniers momens de son ami, l’avaient rendu muet. Pendant la dernière demi-heure, il était resté immobile, les yeux fixés sur M. Clare ; il guettait le moindre soupir, le plus léger mouvement du malade. Il resta encore dans la même attitude ; il croyait quelquefois voir la vie se renouveller sur ces traits insensibles. À la fin, ne lui étant plus possible de se tromper lui-même, il s’écria du ton le plus douloureux : « C’en est donc fait !….. » Il voulait se précipiter sur le corps de son ami ; les assistans le retinrent et voulurent l’entraîner dans une autre chambre ; mais il se débattait entre leurs bras, et se penchait de toutes ses forces vers ce lit de douleur : « Voilà donc ce qui reste de tant de génie, de tant de vertus, de l’assemblage des plus belles qualités ! La lumière du monde est disparue pour jamais ! oh ! hier, hier ! .... Clare, pourquoi ne suis-je pas mort à votre place ! moment terrible ! perte irréparable ! enlevé ainsi dans toute la maturité de son génie, dans la vigueur de son ame ! ses jours tranchés au moment où ils étaient mille fois plus utiles au monde qu’ils ne l’avaient encore jamais été ! ah, il était né pour l’instruction des sages, pour servir de guide aux hommes ! Et voilà tout ce qui nous reste de lui ! Ces lèvres éloquentes seront à jamais fermées ! ce cœur, si actif et si brûlant, est pour toujours froid et immobile ! Le meilleur, le plus sage des hommes n’est plus, et le monde paraît insensible à sa perte ! »

M. Tyrrel n’apprit pas sans émotion la mort de M. Clare ; mais son émotion était d’une espèce bien différente. Il avouait qu’il ne pouvait lui pardonner sa partialité envers Falkland, et qu’ainsi il ne pouvait porter de grands regrets à sa mémoire ; mais que quand même il aurait oublié les injustices passées de M. Clare, on n’avait rien négligé pour entretenir jusques au bout son ressentiment : Falkland n’avait pas un instant quitté le chevet de son lit, comme si personne autre n’eût été digne de recevoir ses confidences et ses dernières pensées. Mais ce qui était pis encore, c’était cette exécution testamentaire, — « En tout, absolument, cet intrigant faquin veut me supplanter, lui qui n’a rien de ce qui constitue un homme ! toujours ainsi l’emporter sur ceux qui valent mieux que lui ! Est-ce que tout le monde est devenu fou ou n’y a-t-il plus de mesure pour apprécier le mérite ? Et ce M. Clare qui va aussi se laisser prendre à ses grimaces ! qui préfère le frivole et le clinquant au solide ! et à son lit de mort encore !...... (M. Tyrrel, avec sa brutalité sauvage et le peu de culture de son esprit, avait, comme cela est fort ordinaire, certaines idées religieuses assez grossières). À coup sûr il en aurait eu quelque honte s’il eût mieux connu son état. Ah ! son ame a fort à répondre ; il a cruellement aidé à troubler mon repos, et quelles qu’en puissent être les conséquences, c’est à lui que nous en aurons l’obligation ».

La mort de M. Clare enleva la personne qui pouvait modérer le plus efficacement l’animosité des deux rivaux, et détruisit la grande barrière qui arrêtait les excès de M. Tyrrel. L’ascendant moral de cet illustre voisin avait toujours tenu le tyran rustique sous un joug involontaire : et malgré la férocité habituelle de son caractère, il n’avait pas paru, avant ces derniers instans, porter de la haine à M. Clare. Dans le peu de temps qui s’était écoulé depuis l’époque où ce grand homme avait fixé sa résidence dans le canton, jusques à l’arrivée de M. Falkland du continent, la conduite de M. Tyrrel semblait même avoir gagné quelque chose en mieux. Car, tel était l’avantage des heureuses manières de Clare, qu’il se conciliait ceux-mêmes qu’il corrigeait, et que ceux dont les actions étaient les plus gênées, par la crainte de lui déplaire, n’en éprouvaient pas de sentiment pénible contre lui. Ce n’est pas que M. Tyrrel n’eût préféré de ne pas voir un homme aussi distingué prendre son rang dans un cercle où depuis long-temps il régnait en maître absolu. Mais avec une personne telle que M. Clare, il ne pouvait y avoir lieu à rivalité ; il se soumettait sans effort à l’éclat imposant d’une si haute réputation, et la jalousie tracassière et pointilleuse du faux honneur ne pouvait jamais rien avoir à démêler avec un génie si fort au-dessus des autres.

Néanmoins l’esprit d’animosité qui s’était observé entre les deux rivaux avait suspendu, jusques à un certain point les bons effets que la présence et les vertus de M. Clare avaient commencé à opérer sur M. Tyrrel. Mais dès que cette influence vint à cesser tout-à-fait, alors l’humeur violente de celui-ci ne sentant plus de frein, se manifesta par des excès plus criminels encore qu’auparavant. Le voisinage d’un rival odieux le rendit plus sombre et plus farouche ; tous ceux qui l’entouraient n’en sentirent que plus durement le poids de sa tyrannie. Chaque jour en voyait naître de nouveaux exemples, qui réagissaient encore sur cette haine toujours croissante, et l’envenimaient de plus en plus.