Les Avadânas, contes et apologues indiens/Nouvelles chinoises/Tsé-hiong-hiong-ti

Traduction par Stanislas Julien.
Paris B. Duprat (3p. 175-272).


TSÉ-HIONG-HIONG-TI,

OU
LES DEUX FRÈRES DE SEXE DIFFÉRENT.


Dans les années Siouan-té[1] vivait un vieillard dont le nom était Lieou, et le surnom .

Il demeurait à l’ouest du fleuve Jaune, dans un village appelé Wou, situé sur les bords du grand canal, et éloigné de la capitale d’environ deux cents li[2]. Comme les habitants des provinces qui venaient de la capitale, ou qui s’y rendaient, étaient obligés de passer par cet endroit, on y voyait sans cesse à l’ancre une multitude innombrable de barques, et, nuit et jour, on entendait le bruit des chevaux et des chars.

Le village était composé d’une centaine de familles, qui avaient établi un marché sur les bords du fleuve. La plupart d’entre elles jouissaient d’une heureuse aisance.

Lieou-té et sa femme touchaient à leur soixantième année et n’avaient point d’enfants. Leur petite fortune se composait de dix arpents de terre et de plusieurs maisons, dans l’une desquelles ils avaient ouvert une hôtellerie.

Lieou avait consacré toute sa vie à faire le bien, et son plus doux plaisir était de soulager les malheureux. Si, par hasard, les personnes qui venaient boire chez lui, se trouvaient sans argent, jamais on ne l’entendait se plaindre ; si on lui donnait trop, il prenait ce qui lui était dû et rendait le reste : il aurait été désolé d’avoir un denier à qui que ce fût. Ses amis lui disaient souvent : « Que vous êtes simple de restituer ce qui vous a été donné par erreur ! C’est un présent que le ciel vous envoie ; vous devez en profiter.

— Je n’ai pas d’enfants, répondait Lieou ; ce malheur vient sans doute de ce que, dans ma vie précédente, je n’ai point pratiqué la vertu ; le ciel m’en punit dans la vie présente, en me privant d’un héritier qui puisse, quand je ne serai plus, offrir à ma cendre des sacrifices funèbres ; et si ce malheur n’est point décrété par le destin, en gardant un seul denier à autrui, je m’attirerais quelque calamité, ou une maladie mortelle. D’ailleurs, quand j’aurais quelques pièces de monnaie de plus, quel profit m’en reviendrait-il ? Ne vaut-il pas mieux rendre à chacun ce qui lui appartient ; une telle conduite sera pour moi le gage de mille prospérités. »

Lieou-té était un modèle de droiture et de probité : aussi, dans le village, tout le monde l’appelait le bon Lieou, et il n’était personne qui ne fût pénétré pour lui du plus profond respect.

Un jour d’hiver, le froid se faisait sentir avec une rigueur inaccoutumée ; un vent perçant soufflait du côté du nord, le ciel était couvert de nuages rougeâtres et la neige tombait par torrents. Pour me servir des expressions d’un poëte connu :

« On eût cru voir tomber une pluie de fleurs de prunier ; les bambous, froissés les uns contre les autres, faisaient entendre un murmure continuel, et l’on sentait au loin l’odeur des aliziers.

« Dans ces jours rigoureux, le guerrier, retenu au delà des frontières, endosse la cuirasse d’hiver ; le prince, étendu sur un tapis moelleux, vide la coupe d’or, et la jeune beauté ajoute du charbon pour alimenter son foyer. »

Lieou, sentant l’intensité du froid, fit chauffer du meilleur vin, et, s’approchant du feu avec sa femme, ils vidèrent ensemble quelques tasses. Bientôt après, il se lève et va voir à l’entrée de la porte si la neige tombe encore. Il aperçoit, dans le lointain, un homme qui portait un paquet sur ses épaules. Il était accompagné d’un jeune enfant, et se dirigeait du côté d’où venaient le vent et la neige.

Lieou, frottant ses yeux obscurcis par l’âge, voit un homme d’une soixantaine d’années. Des bandes d’étoffes étaient roulées autour de ses jambes, il portait des chaussons de toile et un vêtement de soie bleue. L’enfant, qui était doué d’une figure charmante, avait des petites bottines de couleur rose et un surtout élégamment brodé.

« Le vent et la neige augmentent de plus en plus, dit le vieillard ; mes membres sont transis de froid et les forces m’abandonnent : il m’est impossible d’aller plus loin. On vend du vin ici ; allons en prendre quelques tasses pour nous réchauffer, puis nous continuerons notre route. »

À ces mots, il entre dans le cabaret, prend une chaise et s’assied, après avoir déposé sur la table le sac dont il est chargé, et l’enfant vient se placer auprès de lui.

Lieou se hâta de faire chauffer du vin, et servit, sur la table qui était devant eux, deux plats de viande et deux plats de légumes. L’enfant prend le vin, en verse une tasse qu’il présente au vieillard, et remplit ensuite la sienne.

Lieou, charmé de voir, dans un enfant de cet âge, autant de grâce et de prévenance, demanda au vieillard si c’était son fils, et quel âge il avait.

« C’est mon fils, répondit le vieillard ; son nom d’enfance est Chin-eul. Il a maintenant douze ans accomplis.

— Oserais-je encore vous demander quel est votre nom de famille, reprit Lieou, et vers quel endroit vous vous dirigez ? Comment pouvez-vous voyager dans une saison aussi rigoureuse ?

— Votre serviteur s’appelle Fang-yong, repartit le vieillard. Je reviens de la capitale, où je servais dans les gardes de l’empereur. Je suis né à Thsi-ning, ville du Chan-tong, et j’y retourne à l’aide de la solde de route qu’on accorde aux soldats. À mon tour, je prendrai la liberté de vous demander votre nom de famille.

— Mon nom de famille est Lieou, répondit celui-ci, et mon surnom Kin-ho. La ville de Thsi-ning, ajouta-t-il, est encore bien éloignée d’ici. Que ne prenez-vous une chaise pour vous y conduire ? Vous ne pourrez résister aux fatigues du voyage.

— Je suis un pauvre militaire, répondit le vieillard ; mes moyens ne me permettent pas de louer une chaise. Tout ce que je puis faire, c’est de me traîner à pied, en voyageant à petites journées. »

Lieou, attachant ses yeux sur le vieillard et sur son fils, s’aperçut qu’ils ne mangeaient que des légumes, et n’osaient toucher aux deux plats de viande qui étaient servis devant eux.

« Monsieur, lui dit-il, j’imagine que vous faites jeûne. »

— Nous autres militaires, répondit le vieillard, quelles raisons aurions-nous de faire jeûne ?

— S’il en est ainsi, reprit Leiou, pourquoi ne pas manger un peu de viande ?

— Je ne veux point vous cacher la vérité, dit le vieillard ; je n’ai que peu d’argent pour faire mon voyage, et c’est pour cela que je me contente de riz et de légumes ; encore dois-je craindre de ne pas avoir assez pour retourner dans ma ville natale. Si nous touchions aux autres mets, nous dépenserions en un instant l’argent de plusieurs jours. Comment pourrions-nous ensuite arriver chez nous ? »

Lieou, le voyant dans un si grand dénûment, se sentit ému jusqu’au fond du cœur.

« Par un temps aussi rigoureux, lui dit-il, vous avez besoin d’aliments solides pour réparer vos forces épuisées. Prenez de la viande et du riz, vous pourrez ensuite braver le vent et le froid. Je vous en prie, mangez suivant votre appétit ; je ne vous demande pas un denier pour votre dépense.

— Monsieur, lui dit le vieux militaire, ne riez point de ma franchise ; mais je ne puis croire qu’on donne à boire et à manger à un voyageur sans rien exiger de lui.

— Je ne vous en impose point, repartit Lieou ; votre serviteur ne ressemble point aux autres personnes de la même profession. Si par hasard un voyageur n’a point d’argent, nous le traitons avec les mêmes égards que s’il était riche, et il trouve chez nous, sans payer, tout ce dont il a besoin. Ainsi, monsieur, puisque vos provisions de voyage sont épuisées, figurez-vous que c’est moi qui vous ai invités. »

Le vieux militaire, voyant qu’il parlait sincèrement, lui répondit avec émotion : « Je vous remercie mille fois de votre générosité ; seulement, je regrette de recevoir des bienfaits sans les avoir mérités ; mais, à mon retour, j’espère pouvoir vous témoigner ma reconnaissance.

— Les hommes sont tous frères, reprit Lieou ; et, d’ailleurs, ces mets sont presque de nulle valeur. Pourquoi parler de reconnaissance ?

Le vieillard se laissa persuader, et, prenant les bâtonnets, il se mit à manger la viande qui lui avait été servie.

Lieou remplit encore deux plats de riz et les apporta sur la table. « Apaisez la faim qui vous presse, leur dit-il ; vous pourrez ensuite reprendre votre voyage.

« C’en est trop, répondit le vieux militaire ; il nous est impossible de rien accepter de plus. Mon fils et moi, nous mourions de besoin ; votre bonté nous a sauvé la vie. Jamais nous ne pourrons nous montrer assez reconnaissants. »

Le repas étant fini, Lieou pria sa femme de faire chauffer deux tasses de thé, et les leur servit.

Le vieux militaire, tirant de sa bourse plusieurs pièces de monnaie, voulut payer sa dépense, mais Lieou, l’arrêtant : « Tout à l’heure je viens de vous dire que c’est moi qui vous ai invités. Pourquoi chercher de l’argent ? Si j’en acceptais, j’aurais l’air de ne vous avoir fait cette offre que pour vendre un plat de viande. Je vous en prie, gardez tout ; cela vous servira pour continuer votre voyage. »

Le vieillard obéit et lui fit mille remercîments. Ensuite, il mit son sac sur ses épaules et prit congé de ses hôtes, mais à peine a-t-il quitté le seuil de la porte, qu’il voit la neige tomber en plus grande abondance qu’auparavant. Après avoir essuyé quelques instants le vent et le froid, il revient sur ses pas.

« Mon père, dit le jeune enfant, comment voyager au milieu de ces tourbillons de neige ?

— Il n’y a pas moyen, répond le vieillard ; tâchons seulement d’aller un peu plus loin pour trouver une hôtellerie où nous puissions passer la nuit. »

L’enfant ne put retenir ses larmes.

Lieou, touché de ce spectacle, s’écria avec émotion : « Mais quelle affaire importante peut vous faire braver le froid, le vent et la neige ? Nous avons ici plusieurs chambres et des lits vacants. Que ne restez-vous avec nous, en attendant que ce mauvais temps soit passé ?

— Cet arrangement me conviendrait beaucoup, répondit le vieillard, mais je sens que je ne dois pas vous importuner plus longtemps.

— Que parlez-vous d’importunité ? reprit Lieou. Allons ! rentrez ; ne vous exposez pas davantage au vent et à l’humidité. »

Le vieillard prend le bras de son jeune fils, et obéit à l’invitation de Lieou. Celui-ci va préparer une chambre et y dépose les effets de ses hôtes. Il examine si le lit est complet, et, dans la crainte que le vieillard n’ait froid, il y ajoute plusieurs couvertures.

Il était encore de bonne heure. Fang-yong prit d’abord un peu de repos, puis il sortit de sa chambre avec Chin-eul.

Lieou avait déjà fermé sa boutique et se chauffait auprès du foyer avec sa femme. « Monsieur, s’écria-t-il en apercevant le vieillard, si vous avez froid, il y a du feu ici ; venez vous chauffer avec nous.

— Avec plaisir, repartit Fang-yong, mais la présence de madame m’empêche de répondre à votre honnêteté ; je craindrais que ce ne fût manquer aux bienséances.

— Nous sommes tous trois du même âge, répond Lieou ; ce n’est point pour nous que sont faites ces sortes de cérémonies. »

Fang-yong s’approcha avec son fils et vint se placer auprès du feu.

Dès ce moment, il commença à se lier avec Lieou ; et, l’appelant par son surnom, qui était Kin-ho : « Comment se fait-il, lui dit-il, que vous habitiez seul ici ? Sans doute que vos fils ont ailleurs leur domicile.

— Je ne vous cacherai point la vérité, répondit Lieou : ma femme a comme moi soixante ans ; elle n’a jamais pu avoir d’enfants ; comment aurais-je des fils ?

— Pourquoi ne pas en adopter un ? repartit Fang-yong. Il serait l’appui et la consolation de votre vieillesse.

— C’était bien mon intention, dans le commencement ; mais, voyant, tous les jours, des enfants adoptifs payer leurs parents d’ingratitude, et, loin de les aider, ne leur causer que de l’embarras et du chagrin, j’ai mieux aimé n’en point prendre du tout que de faire un mauvais choix. Mais si je pouvais trouver un fils qui ressemblât au vôtre, je m’estimerais le plus heureux des hommes. »

Ils causèrent ainsi pendant quelque temps, et bientôt la nuit vint les séparer.

Le vieux militaire demanda une lumière, souhaita le bonsoir à ses hôtes, et se retira avec son fils dans la chambre qui lui était destinée.

« Cher enfant, lui dit-il, que nous sommes heureux d’avoir trouvé cet homme de bien ! sans lui nous serions morts de faim et de froid. Mais demain matin, que le temps soit beau ou mauvais, nous partirons de bonne heure, car il m’est pénible de lui causer tant d’importunité.

— Vous avez raison, mon père, répondit Chin-eul ; mais, en ce moment, il faut nous coucher pour goûter le repos dont nous avons besoin. »

Mais tout à coup, au milieu de la nuit, le vieux militaire, qui avait été exposé assez longtemps au vent et au froid, éprouva plusieurs accès de fièvre, et sa respiration devint pénible et haletante. Il demanda de l’eau pour apaiser la soif qui le consumait.

Au milieu des ténèbres et chez des étrangers, comment son jeune fils eût-il pu en aller chercher ? Il attend jusqu’au matin, se lève, et va entr’ouvrir la porte de la chambre de Lieou ; mais ni lui ni sa femme n’étaient encore levés.

L’enfant, n’osant faire du bruit, referme doucement la porte, et va, auprès du lit de son père, attendre leur réveil. Quelques instants après, il entend quelqu’un parler et sort avec précipitation.

« Mon petit monsieur, lui dit Lieou en l’apercevant, quel motif vous fait sortir de si bonne heure ?

— Monsieur, répondit-il, je vais vous l’apprendre. Cette nuit mon père a ressenti un accès de fièvre, et il ne respire qu’avec peine. Il désirerait avoir un verre d’eau. Voilà pourquoi je me suis levé si matin.

— Hélas ! s’écria Lieou, le froid d’hier l’aura saisi ; quel bien lui fera cette eau glacée ? Attendez quelques instants, je vais en faire chauffer.

— Je n’ose vous donner tant de peine, repartit le jeune enfant. »

Lieou pria aussitôt sa femme d’emplir une grande bouilloire ; et, quand l’eau fut chaude, il la porta lui-même dans la chambre de Fang-yong. L’enfant souleva un peu son père, et lui en fît boire deux tasses.

Le vieillard, promenant les yeux autour de lui, voit Lieou à ses côtés.

« Monsieur, lui dit-il avec attendrissement, je vous cause bien de la peine ; comment pourrai-je vous témoigner la reconnaissance dont je suis pénétré ?

— Que parlez-vous de reconnaissance ? répondit Lieou en s’approchant d’un air affectueux ; tranquillisez-vous, et ayez soin de vous bien couvrir, afin d’avoir chaud. Si vous pouvez transpirer, vous êtes sauvé. »

L’enfant s’éloigna du lit, et Lieou, tirant la couverture, en enveloppa avec soin le vieillard. Mais, remarquant la faiblesse du tissu : « Vous avez dû avoir froid, dit-il, avec des couvertures si légères : comment la transpiration pourrait-elle s’établir ? »

Mme Lieou était à la porte de la chambre ; elle entendit les paroles de son mari, et courut chercher une grande couverture d’un tissu épais et moelleux. « Avec cette couverture, dit-elle, je ne crains pas que notre hôte sente les atteintes du froid. »

Le jeune homme vint la recevoir ; Lieou la prit, en couvrit le malade, et se retira pour faire sa toilette.

Quand il revint dans la chambre, il demanda à Chin-eul si son père avait transpiré.

« Je l’ai touché tout à l’heure, répondit-il, et je n’ai trouvé aucun indice de transpiration

— S’il en est ainsi, dit Lieou, il faut que le froid ait pénétré tout son corps. Je vais appeler un médecin, et le prier d’employer le secours de son art pour exciter la transpiration. Alors il sera sauvé : car c’est le seul moyen de détruire les funestes effets du froid et du vent.

— Hélas ! dit le jeune homme, nous avons bien peu d’argent ; comment payer un médecin et acheter des médicaments ?

— Soyez sans inquiétude, répond Lieou : je me charge de tout cela. »

À ces mots, Chin-eul, frappant la terre de son front : « Je vous remercie mille fois, dit-il, de ce bienfait signalé ; vous sauvez la vie à mon père. Si, dans ce monde, je ne puis vous témoigner toute ma reconnaissance, mon unique désir est de vous servir dans la vie future, pour acquitter cette dette sacrée. »

Lieou, le relevant avec empressement : « Pourquoi tant de remercîments ? lui dit-il ; regardez-moi comme un parent : je veux en remplir les devoirs. Puis-je être insensible au malheur qui vous arrive ? Maintenant allez dans la chambre de votre père, tenez-vous auprès de lui, et rendez-lui les soins que réclame son état. Je ferai bientôt venir un habile médecin. »

Ce jour-là, la neige avait cessé de tomber, et le ciel était dégagé des nuages qui l’avaient obscurci la veille.

La neige, entassée dans les rues, avait été foulée par les chevaux et les voitures, et une boue liquide rendait les chemins impraticables. Lieou prit des sabots et alla jusqu’à l’entrée de la rue ; mais, voyant le mauvais état du chemin, il rentra dans la maison. Le jeune homme le vit revenir : il s’imagina que Lieou ne voulait pas sortir, et se mit à fondre en larmes.

Mais bientôt le bon Lieou reparut : il amenait, de la partie la plus reculée de la maison, un mulet sur lequel il monta, puis il s’éloigna en grande hâte.

Chin-eul reprit sa tranquillité. L’empressement de Lieou et l’arrivée prochaine du médecin, l’avaient rempli de confiance et d’espoir.

Le docteur, qui demeurait dans le voisinage, arriva bientôt. Il était monté sur un mulet, et derrière lui marchait un domestique, portant sur ses épaules un coffre qui contenait une petite pharmacie.

Arrivé devant la maison, le médecin mit pied à terre, et Lieou l’invita à entrer dans la salle de réception, où il lui offrit le thé ; puis, il le mena dans la chambre du malade.

En ce moment, le vieux militaire avait perdu connaissance ; il lui était impossible de voir ou de distinguer quoi que ce fût.

Le docteur lui tâta le pouls. « Il y a ici, dit-il, complication de maladie ; je reconnais la double influence du froid et du vent. Dans le traité des fièvres, il y a deux vers qui disent :

« Une fièvre compliquée est une maladie incurable.

« L’équilibre des deux principes se soutient à peine jusqu’au septième jour »

Un autre médecin vous dirait sans doute que son art peut triompher de cette maladie ; mais moi, qui me fais une loi de parler avec franchise, je vous déclare, pour ne pas vous tromper, que cette sorte de fièvre est absolument sans remède. »

À ces mots, le jeune homme est glacé d’effroi, et il verse un torrent de larmes. « Monsieur, dit-il au médecin en se prosternant à terre, prenez pitié de mon père : étranger dans ce pays, que deviendra-t-il si vous lui refusez votre assistance ? Je vous en conjure, employez toutes les ressources de votre art. Si vous lui sauvez la vie, nous ne serons point ingrats.

— Mon jeune monsieur, répond le médecin en le relevant, il ne dépend point de moi de rendre la santé à votre père. Le mal a fait des progrès effrayants ; dans les cas désespérés, la médecine est impuissante.

— Monsieur, reprend Lieou, le proverbe dit : Ce n’est point la médecine qui tue le malade. Je vous en prie, ne vous attachez pas strictement aux anciennes méthodes. Ayez plus de confiance en vous-même et suivez vos propres idées. Peut-être que le destin n’a point encore marqué le terme de sa vie ; qui peut assurer qu’il n’en reviendra pas ? Mais, s’il doit succomber, ne craignez pas que nous vous accusions de ce malheur.

— Eh bien ! dit le médecin, je cède à vos instances ; je vais lui donner un médicament. Si, après l’avoir pris, le malade transpire abondamment, tout espoir ne sera pas perdu. Venez promptement m’en avertir, et je vous donnerai quelque chose qui achèvera la guérison. Mais si nous n’obtenons pas l’effet que je désire, tout est fini, et il est inutile que vous me consultiez de nouveau. »

Le médecin ordonna à son domestique d’ouvrir la boîte aux médicaments, et, prenant du bout des doigts un petit paquet, il le présenta à Lieou. « Faites bouillir ceci, lui dit-il, et donnez-le au malade, après lui avoir fait prendre une infusion de gingembre. »

Lieou prit la dose, et, tirant cent deniers d’une enveloppe de papier, il les offrit au docteur. « Monsieur, lui dit-il, daignez recevoir cette somme comme une faible marque de notre gratitude. »

Le médecin s’y refusa absolument, et se retira sans rien accepter.

Pendant six jours, Lieou et sa femme prodiguèrent au malade les soins les plus assidus ; et, préoccupés de ce triste événement, ils négligeaient les affaires de leur commerce.

Le jeune homme restait auprès du vieux militaire, le soignant avec une tendre sollicitude. Il voyait la dangereuse position de son père ; et, le cœur navré de douleur, il ne songeait plus à prendre de la nourriture. À peine pouvait-on le décider à accepter quelques cuillerées de riz.

Enfin, le septième jour, Chin-eul n’avait plus de père.

« Le Ciel nous donne une portion d’existence, et nous la dépensons de vingt manières ; mais tout à coup la mort arrive, et nos projets sont renversés. »

Chin-eul, dans sa douleur, se roulait à terre et poussait des soupirs déchirants. Émus de ses cris douloureux et des pleurs qui couvraient son visage, Lieou et sa femme lui prennent les mains, le relèvent, le consolent. « Pauvre enfant, lui dirent-ils, vous paraissez accablé. Tâchez de prendre un peu de repos : vos pleurs ne peuvent rappeler à la vie celui que nous venons de perdre. »

Mais lui, se jetant à genoux devant Lieou : « Monsieur, dit-il en sanglotant, l’an dernier, j’ai perdu ma mère ! Plût au ciel que je fusse descendu dans la tombe avec elle ! Mon père et moi, nous retournions dans notre pays natal, espérant y trouver un peu d’argent pour faire les obsèques de ma mère. Tout à coup, nous avons été assaillis par ce déluge de neige. Le vent, le froid, les mauvais chemins, nous exposaient à mille dangers. Votre bienfaisance nous a préservés des rigueurs de la faim et des intempéries de la saison. Ainsi le Ciel semblait nous devenir favorable ; mais, hélas ! le mal est venu fondre sur mon père, et votre humanité s’est agrandie avec nos peines. Nous avons reçu, de votre inépuisable bonté, des secours que l’on trouve rarement chez de proches parents. Combien je désirais que mon père pût se rétablir, pour acquitter la dette de sa reconnaissance ! Maintenant j’ouvre les yeux et je me vois sans parents ; toutes mes ressources sont épuisées, et je n’ai pas d’argent pour acheter un cercueil et des linceuls funèbres. Je vous supplie, monsieur, d’ajouter à vos bienfaits le don de quelques pieds de terre où je puisse déposer les restes de mon père, et je n’aurai plus d’autre désir que de vous servir le reste de mes jours, pour vous payer sans cesse de tant de bienfaits. Daignerez-vous, monsieur, m’accorder la faveur que j’implore ? »

En disant ces mots, Chin-eul salue le vieillard et se prosterne jusqu’à terre.

« Mon enfant, répondit Lieou en le relevant, tranquillisez-vous ; je prends sur moi le soin de procurer à votre père des funérailles convenables. Faire le bien est mon vœu continuel ; je m’estimerai heureux si je puis adoucir vos peines. »

Lieou, ayant acheté un cercueil et des linceuls funèbres, fit venir deux fossoyeurs, prit avec eux le corps inanimé, le couvrit de ses derniers vêtements et le déposa dans la bière. Puis il prépara un repas, offrit un sacrifice, et brûla des images de papier doré.

Nous n’essayerons pas de peindre ici la douleur et les larmes du jeune enfant.

Lieou fit transporter le corps derrière la maison, dans un endroit qui n’était pas ensemencé, et l’ensevelit, avec un soin pieux, suivant les cérémonies prescrites. Il éleva sur sa tombe une petite colonne avec cette inscription : ici repose le corps de fang-yong, ancien garde de l’empereur.

Quand toutes les cérémonies funèbres furent terminées, le jeune Chin-eul alla se prosterner devant M. et Mme Lieou, et leur exprima sa reconnaissance.

Deux jours après, Lieou lui dit : « Peut-être voudriez-vous retourner dans votre pays natal, pour informer vos parents de la perte que vous avez faite, et y transporter les restes de votre père. Mais, avec votre extrême jeunesse, je crains que vous ne puissiez reconnaître les chemins. Restez encore quelque temps ici ; attendons qu’il passe dans ce village quelqu’un de mes amis ; je vous confierai à ses soins. Il vous conduira aux lieux de votre naissance, et nous nous occuperons ensuite des moyens d’y transporter le corps de votre père. Mais j’ignore vos intentions : veuillez me les faire connaître.

— Monsieur, s’écria l’enfant en se prosternant devant lui et fondant en larmes, j’ai reçu de vous des bienfaits aussi grands que le ciel et la terre, et je n’ai pas encore trouvé l’occasion de m’acquitter envers vous. Puis-je penser à retourner dans mon pays natal ? Vous n’avez point de fils, monsieur : quoique je sois bien dépourvu de talents, si vous daignez agréer ma demande, permettez-moi de devenir votre serviteur ; que je sois près de vous du matin au soir, et qu’à chaque instant du jour, je vous rende les devoirs de la piété filiale. Peut-être qu’ainsi, dans cent ans, quelqu’un viendra, près de votre tombeau, offrir à votre cendre des sacrifices funèbres. J’irai à la capitale chercher les ossements de ma mère, pour les réunir à ceux de mon père dans le tombeau que vous m’avez accordé le long de la route. Je veux demeurer près de vous, et garder jusqu’à la fin de mes jours ces restes précieux. Tels sont, monsieur, les vœux que forme mon cœur. »

Lieou répondit : « Si je puis trouver un fils en vous, je remercierai le Ciel de cette faveur inespérée. Mais pourrais-je souffrir que vous remplissiez ici les fonctions d’un serviteur ? Non, dès aujourd’hui nous ne devons employer que les noms de père et de fils.

— J’obéis avec joie à vos ordres, répondit le jeune homme. Dès aujourd’hui, vous serez mon père, et vous, madame, vous serez ma mère. »

Chin-eul se mit à genoux entre deux chaises, et, priant Lieou et sa femme de s’asseoir, il les salua quatre fois en qualité de fils adoptif.

Dès ce moment, Chin-eul changea son nom de famille en celui de Lieou. Mais Lieou ne put souffrir qu’il renonçât tout à fait à son premier nom ; il voulut que Fang devint son surnom, et l’appela Lieou-fang.

Depuis ce moment, il montra pour ses parents adoptifs toute sorte de soins et d’attentions. Jour et nuit auprès d’eux, il prévenait leurs désirs, et déployait le zèle et la déférence que la piété filiale la plus tendre peut inspirer.

Mais le temps s’écoule avec la rapidité de la flèche qui fend les airs. Il y avait déjà deux ans que Lieou-fang demeurait dans la maison de Lieou. On était dans les jours les plus brûlants de l’automne. Le vent, la pluie, la tempête, exerçaient de continuels ravages. Les eaux du grand canal, gonflées subitement, s’élevaient quelquefois à la hauteur de cent coudées, et leur sourd bruissement répandait au loin l’épouvante. Le nombre des barques que le fleuve engloutissait était incalculable.

Un jour, sur le midi, Lieou-fang était occupé dans la boutique. Il entend un bruit confus, accompagné de pleurs et de gémissements. « C’est sans doute un incendie, » s’écrie-t-il ; et il court vers le lieu d’où partent les soupirs et les cris qui l’ont frappé.

Il voit un peuple immense qui se portait sur les bords du fleuve. Il fend la presse, et aperçoit au haut du courant un bateau marchand à moitié fracassé par le vent, faisant eau de toutes parts, et sur le point d’être englouti par les flots. Une partie des passagers avaient déjà péri dans le fleuve. Les uns embrassaient le mât, les autres s’attachaient au gouvernail, et imploraient du secours en poussant des cris déchirants.

En un instant, le rivage fut couvert d’une multitude de peuple. Quelques-uns disaient bien qu’il fallait secourir ces malheureux ; mais comme leur cœur n’était ouvert qu’au plus sordide intérêt, il ne s’en trouva pas un seul qui, par humanité, se décidât à braver la fureur des flots pour leur sauver la vie. D’un œil avide, ils les regardaient tomber l’un après l’autre dans le fleuve, se contentant de laisser échapper quelques expressions d’une stérile pitié.

Mais, soudain, un coup de vent vient frapper le bateau et le pousse vers le rivage. Toute la multitude jette un cri de joie. En un clin d’œil, vingt perches armées de crochets sont dirigées sur la barque, la saisissent toutes à la fois et l’amènent au rivage.

Les personnes sauvées du naufrage étaient au nombre de douze. Parmi elles, se trouvait un jeune homme d’environ vingt ans. Il avait été blessé en plusieurs endroits par les crochets de fer lancés sur le bateau, et restait étendu par terre sans mouvement ; on eût dit qu’il allait rendre le dernier soupir. Cependant il embrassait à deux mains un coffre de bambou, et personne ne pouvait l’en détacher.

Lieou-fang se trouvait auprès de lui ; ce spectacle l’émut profondément, et lui rappela ce qui lui était arrivé l’hiver de l’année précédente. Son cœur se serra de douleur, et des larmes abondantes inondèrent son visage. « Le malheur de ce jeune homme ressemble tout à fait au mien, se dit-il en lui-même. Si je n’avais pas trouvé le bon Lieou, qui sait ce que seraient devenus les restes chéris de mon père ? Ce jeune homme n’a personne qui s’intéresse à lui. Je veux m’en retourner et avertir mes parents. Quel bonheur si je pouvais contribuer à lui sauver la vie ! »

Il court précipitamment à la maison, et raconte à M. et à Mme Lieou le malheur dont il vient d’être témoin, ajoutant qu’il avait le désir de ramener le jeune homme blessé, afin de le soigner et de le nourrir jusqu’à ce qu’il fut entièrement rétabli.

« J’applaudis à votre résolution, répond Lieou ; de tels sentiments sont au-dessus de tout éloge. Voilà la conduite qu’un homme doit tenir envers ses semblables.

— Mon fils, dit Mme Lieou, pourquoi n’avez-vous pas amené le jeune homme avec vous ?

— Je ne vous avais pas encore prévenus, répond Lieou-fang ; comment aurais-je pu prendre cette liberté ?

— Eh bien ! mon fils, dit Lieou, je vais aller avec vous le chercher. »

Ils partent et arrivent bientôt sur le rivage. Une multitude de peuple entourait le jeune homme, et le regardait tranquillement sans songer à le secourir.

Lieou écarte la foule, et, s’approchant de lui : « Mon jeune monsieur, lui dit-il, tâchez de vous lever ; mon fils et moi nous vous conduirons, en vous soutenant, jusqu’à la maison, afin que vous puissiez prendre du repos. »

Le jeune homme, ouvrant les yeux, fait un mouvement de tête en signe d’assentiment. Lieou et Lieou-fang se baissent, et, lui tendant la main, s’efforcent de le soulever. Mais que peuvent un enfant faible et délicat, et un vieillard cassé par les années ?

Près d’eux passa un porteur de chaise.

« Mon vieil ami, dit-il à Lieou, ôtez-vous, je vais vous aider. »

Il se baisse, prend le jeune homme et le relève sans effort. Ils le mettent entre eux deux, le porteur à droite et Lieou à gauche, et marchent en le soutenant sous les bras.

Quoique le jeune homme ne pût proférer aucune parole, il avait entièrement l’usage de ses sens, et tenait avec ses dents la petite cassette de bambou.

« Monsieur, dit Lieou-fang, permettez-moi de prendre ce coffre, dont le poids doit vous fatiguer. »

En disant ces mots, il le met sur son épaule et marche devant eux.

La foule, qui était rangée autour d’eux, leur ouvre un passage, et, poussée par la curiosité, les suit et se presse sur leurs pas.

Ceux qui connaissaient Lieou se plaisaient à louer sa droiture et son humanité. « Il y avait déjà quelque temps que ce pauvre jeune homme était ici, disaient-ils entre eux, et il ne se trouvait personne qui prît pitié de lui, et daignât le recueillir dans sa maison.

« Mais aussitôt que Lieou a été informé de ce triste événement, il est venu en toute hâte et s’est empressé de le conduire chez lui. Vraiment, il y a bien peu d’hommes qui lui ressemblent. Quel malheur qu’il n’ait point de fils ! Mais le Ciel est juste, et ses décrets sont impénétrables.

— Quoiqu’il n’ait point de fils, disaient les autres, il vient d’adopter ce jeune Lieou-fang, qui a pour lui une déférence et un attachement qu’on trouverait à peine dans ses propres enfants. On peut regarder ce bonheur comme une récompense du Ciel. »

Ceux qui ne connaissaient pas Lieou, voyant un vieillard et sa femme qui soutenaient le blessé, et un jeune enfant qui marchait devant eux, les prenaient pour ses parents.

Mais les gens de l’endroit, qui répétaient à haute voix le nom de Lieou, les tirèrent bientôt d’erreur. L’émotion était générale ; et il n’y avait personne qui n’exaltât l’humanité du bon vieillard.

Il y avait bien dans la foule quelques personnes intéressées qui pesaient, dans leur pensée, le coffre de bambou, et faisaient l’estimation des objets précieux ou de l’argent qu’il pouvait contenir. Mais ce sont de ces êtres qui ont une figure d’homme, sans en avoir le cœur ni les sentiments. Ils ne méritent pas de nous occuper.

Lieou, aidé du porteur, conduisit le jeune homme dans sa maison et le fit asseoir dans une chambre réservée aux étrangers. Ensuite, il remercia le porteur, qui se retira et disparut.

Lieou-fang, tenant le coffre de bambou, le dépose à côté du jeune homme.

Mme Lieou va promptement chercher de nouveaux habits, pour remplacer les siens, qui étaient encore tout mouillés. Quelques instants après, elle va le trouver, lui donne le bras et le conduit dans la boutique.

Lieou pria sa femme de faire tiédir une tasse de son meilleur vin et la fit boire au jeune homme. Ensuite, il alla prendre une couverture sur le lit de Lieou-fang, l’en enveloppa soigneusement, et quand la nuit fut venue, il le fit coucher dans la chambre de son fils.

Le lendemain matin, Lieou vint de bonne heure savoir des nouvelles du malade. Le jeune homme avait déjà repris ses forces et se sentait parfaitement rétabli. Il se leva sur son séant, et se disposait à descendre du lit, pour se prosterner devant Lieou et lui témoigner sa reconnaissance, mais celui-ci, le retenant : « Restez tranquille, lui dit-il ; vous avez encore besoin de garder le lit et de soigner votre santé. »

Le jeune homme leva sa tête de dessus l’oreiller, et, saluant Lieou d’un air ému : « Monsieur, dit-il, votre serviteur était à deux doigts de sa perte ; vous lui avez sauvé la vie, et vous avez été pour lui un second père. Oui, c’est le Ciel qui vous a envoyé pour être son libérateur. Par malheur, il a perdu tous ses effets et son argent ; comment pourra-t-il vous prouver sa reconnaissance et payer dignement vos bienfaits ?

— Vous êtes dans l’erreur, répond Lieou. Le sentiment de l’humanité est inné dans tous les hommes. Il vaut mieux sauver la vie à quelqu’un que d’élever en l’honneur de Bouddha une pagode à sept étages. Parler de récompense, ce serait me supposer des vues intéressées. De tels sentiments sont bien loin de mon cœur. »

Lieou-ki, l’entendant parler de la sorte, sentit redoubler en son cœur la gratitude dont il était pénétré. Après quelques jours de repos, Il se leva, vint trouver M. et Mme Lieou, et, après les avoir salués jusqu’à terre, les remercia en versant des larmes d’attendrissement.

Lieou-ki était d’un caractère plein de douceur et d’amabilité ; il avait cette politesse exquise et ces manières distinguées qui annoncent un heureux naturel et une excellente éducation. Lieou et sa femme avaient pour lui la plus tendre affection. Du matin au soir, ils lui prodiguaient mille soins, et lui offraient toujours le meilleur vin et les mets les plus recherchés.

Lieou-ki, quelque sensible qu’il fut aux attentions délicates dont il était l’objet, ne pouvait se défendre d’un sentiment de tristesse en voyant toutes les peines que prenaient M. et Mme Lieou pour le rétablir. Son plus ardent désir était de pouvoir les remercier bientôt et de prendre congé d’eux. Mais ses blessures étaient dans un tel état d’inflammation qu’il lui était impossible d’aller à pied. D’un autre côté, il n’avait plus ni argent ni provisions de voyage : il se vit donc obligé de rester dans la maison de Lieou.

Lieou-fang et Lieou-ki étaient à peu près du même âge ; ils se ressemblaient de figure, et leurs sentiments offraient une heureuse sympathie. Ils se racontèrent mutuellement les malheurs qu’ils avaient éprouvés, et cette conformité, qui se trouvait encore dans leur position, établit entre eux une étroite amitié. Bientôt, ils se lièrent intimement et se saluèrent l’un et l’autre du nom de frère. Dès ce moment, ils commencèrent à s’aimer avec la même tendresse que s’ils l’eussent été en effet.

Un jour, Lieou-ki dit à Lieou-fang : « Jeune comme vous êtes, et doué de tant d’agréments, que ne vous occupez-vous de l’étude des auteurs classiques et des historiens ?

— Mon frère, répondit Lieou-fang, j’ai bien ce désir depuis longtemps, mais où trouver quelqu’un qui me donne des leçons ?

— Je ne vous cacherai point la vérité, lui dit Lieou-ki : depuis mon enfance, j’ai cultivé la littérature, et je me suis rendu familiers les meilleurs ouvrages des auteurs anciens et modernes. J’espérais me faire un nom, et m’élever, un jour, par le savoir aux plus hauts emplois. Mais, depuis que j’ai eu le malheur de perdre mes parents, les succès académiques et l’éclat des dignités n’ont plus aucun attrait pour moi. Si vous voulez, mon frère, vous livrer à l’étude, il vous suffit de vous procurer quelques volumes ; j’aurais un plaisir infini à vous guider dans vos lectures.

— Si vous avez cette bonté, répondit Lieou-fang, ce sera pour moi un véritable bonheur, et je vous en aurai mille obligations. »

Lieou, voyant que Lieou-ki était un jeune homme plein d’instruction, et apprenant qu’il voulait bien servir de maître à Lieou-fang, ne put s’empêcher de lui témoigner la joie que lui causait cette résolution ; et, sans perdre de temps, il alla acheter un grand nombre de livres.

Lieou-ki ne quittait point son élève, et l’instruisait avec un zèle infatigable.

Lieou-fang était doué d’une rare pénétration ; à la première lecture, il comprenait tous les livres qui étaient l’objet de ses études. Pendant le jour, il restait dans la boutique à étudier ; la nuit même, il lisait souvent jusqu’au matin, sans songer à prendre du repos. Au bout de quelques mois, il connaissait à fond les quatre livres moraux et les cinq livres canoniques, et pouvait composer avec facilité sur toute sorte de sujets littéraires.

Mais revenons à Lieou-ki. Il y avait déjà six mois qu’il demeurait dans la maison de Lieou. Le vieillard et le jeune homme avaient l’un pour l’autre les mêmes égards et la même affection que s’ils eussent été unis par les liens du sang. Ils se convenaient, et se plaisaient tellement ensemble qu’ils ne pouvaient plus vivre séparés.

Cependant Lieou-ki ne pouvait se défendre d’un sentiment de tristesse, en songeant depuis combien de temps il vivait à la table de Lieou sans pouvoir reconnaître ses soins.

Aussitôt que ses blessures se furent cicatrisées, il songea à retourner dans son pays natal. « Monsieur, dit-il, à Lieou, vous avez conservé le souffle mourant de ma vie, et depuis six mois que je suis chez vous, vous n’avez cessé de me combler de toute sorte de bontés. Maintenant, je désire prendre congé de vous pour quelque temps, afin de retourner dans ma patrie, et y ensevelir les restes de mes parents. Les obsèques terminées, je reviendrai vous servir pour vous prouver ma reconnaissance.

— Cette conduite fait l’éloge de votre cœur, répondit Lieou ; loin de vous retenir, j’applaudis avec joie à votre piété filiale. Oserais-je vous demander le jour de votre départ ?

— Puisque je vous ai prévenu, et que j’ai obtenu votre agrément, répondit Lieou-ki, demain matin je me mettrai en route.

— Eh bien ! reprit Lieou, permettez-moi de vous chercher un bateau commode.

— La route par eau est sujette à mille dangers. Peu s’en est fallu, vous le savez, que je ne périsse au milieu des flots. D’ailleurs, je n’ai pas l’argent nécessaire pour un tel voyage : je préfère retourner par terre.

— Vous dépenserez deux fois plus en chaise qu’en bateau, repartit Lieou, et peut-être que vos jours ne seront pas moins exposés que sur l’eau.

— Je ne prendrai point de chaise ; j’irai simplement à pied.

— Vous êtes d’une santé faible et délicate. Comment aurez-vous la force de faire un long voyage ?

— Monsieur, reprit Lieou-ki, vous connaissez le proverbe : Quand on a de l’argent, on s’en sert ; quand on n’en a point, il ne faut compter que sur soi-même. Dénué de tout, comme je le suis, qu’ai-je à redouter sur la route ?

— L’affaire n’est pas difficile à arranger, » s’écria Lieou, après avoir réfléchi quelques instants en lui-même.

Aussitôt, il pria sa femme de préparer du vin et quelques plats de viande, pour offrir à Lieou-ki le repas du départ. Après que les deux amis eurent bu ensemble jusqu’à la moitié de la nuit : « Monsieur, dit Lieou les yeux humectés de larmes, nous nous sommes rencontrés dans cette vie comme deux algues légères, qui sont poussées l’une vers l’autre par les eaux du fleuve. Depuis près d’un an que nous sommes ensemble, nous avons contracté mutuellement un attachement plus intime que celui qu’inspirent la naissance et les liens de famille. Mon cœur se serre de tristesse quand je songe que nous allons nous séparer ; cependant les obsèques d’un père et d’une mère sont pour un fils l’affaire la plus noble et la plus importante de la vie. Vous pouvez partir : il ne me convient pas de retarder davantage l’accomplissement de ce devoir sacré ; mais, une fois que vous serez parti, qui sait si, dans la suite, il me sera permis de vous revoir ? »

Il dit, et pousse de profonds soupirs. Mme Lieou et le jeune Lieou-fang ne purent s’empêcher de verser des larmes d’attendrissement.

« Hélas ! s’écria Lieou-ki en pleurant, vous savez combien il m’est pénible de me séparer de vous ; mais, après les jours prescrits pour le deuil, je marcherai la nuit même, s’il le faut, pour venir vous rendre mes devoirs. Je vous en prie, ne vous abandonnez pas ainsi aux larmes et à la douleur.

— Moi et ma femme, répondit Lieou, nous toucherons bientôt à soixante-dix ans.

Notre frêle existence ressemble maintenant à la flamme tremblante d’une lampe exposée au souffle du vent. Chaque matin, à peine espérons-nous la conserver jusqu’au soir. Lorsque votre deuil sera passé et que vous viendrez ici, qui sait si nous serons encore du monde ? Si vous ne nous quittez pas pour toujours, je vous en prie, aussitôt que vous aurez achevé les obsèques de vos parents, et déposé dans la tombe leurs restes inanimés, revenez promptement nous voir. Je demanderais cette faveur à un ami d’un jour, mais vous, vous m’avez montré longtemps la tendresse d’un fils, et vous m’avez juré un éternel attachement !

— Puisque tel est votre désir, répondit Lieou-ki, comment pourrais-je ne pas y répondre avec empressement ? »

Le reste de la nuit se passa ainsi en plaintes touchantes et en tendres protestations.

Le lendemain matin, Mme Lieou se leva de bonne heure, et prépara du vin et du riz qu’elle fit prendre à Lieou-ki.

Lieou apporta un paquet et le déposa sur la table ; ensuite, il dit à Lieou-fang d’aller derrière la maison, et d’amener le mulet, qui était dans l’écurie.

« Mon jeune ami, dit-il à Lieou-ki, j’ai cette bête depuis longtemps, je m’en sers rarement et jamais elle ne m’a servi à faire de longs voyages ; mais je vous la donne pour une excellente monture. Vous épargnerez ainsi les frais d’une chaise à porteurs. Dans ce paquet, vous trouverez une couverture de lit, et quelques vêtements d’étoffe épaisse, pour vous garantir sur la route du vent et du froid. »

Lieou tira ensuite de sa manche un rouleau d’argent et le lui offrit. « Avec ces dix onces d’argent, lui dit-il, vous pourrez subvenir aux dépenses de votre voyage ; mais, après avoir terminé les affaires qui vous occupent, soyez fidèle à la parole que vous m’avez donnée, et revenez en toute hâte. »

Lieou-ki, en voyant les bontés dont le comblait Lieou, se prosterna devant lui jusqu’à terre. « Monsieur, lui dit-il d’une voix émue, après avoir reçu de vous d’aussi grands bienfaits, il m’est impossible d’acquitter en cette vie la dette de ma reconnaissance ; mais, dans la vie future, je veux vous servir pour récompenser, au moins autant qu’il sera en moi, vos soins généreux et les services sans nombre que vous m’avez rendus.

— Que parlez-vous de reconnaissance ? repartit Lieou : je n’ai fait que remplir bien imparfaitement les devoirs que l’humanité m’imposait. »

Lieou-ki prit le paquet et le coffre de bambou, et les mit sur sa mouture ; ensuite il fit ses adieux et partit.

Lieou et sa femme le reconduisirent jusqu’au seuil de la porte, et reçurent ses adieux en pleurant. Lieou-fang, ne pouvant se séparer de son ami, l’accompagna l’espace de dix li (une lieue), et enfin ils s’éloignèrent l’un de l’autre en donnant les marques de la plus vive douleur.

« On se rencontre comme deux algues poussées par les eaux, et l’on forme une amitié plus forte que les liens du sang ; mais, un matin, il faut se séparer ; on gémit, on verse un torrent de larmes. À peine avons-nous cessé d’entendre le coursier qui emporte notre ami, notre âme inquiète est agitée de mille songes. Son image nous suit partout ; dans le pavillon de repos, dans la salle d’étude, nous le voyons et nous nous entretenons avec lui. »

Lieou-ki marcha jour et nuit. Au bout de quelque temps, il revit son pays natal, situé dans le Chan-tong. Pouvait-il se douter que les pluies, qui étaient tombées par torrents, avaient fait déborder le fleuve Jaune, et que le village de Tchang-tsieou avait été englouti sous les eaux ? Les hommes et les animaux, les chaumières et les maisons, tout avait disparu.

Lieou-ki, ne trouvant d’asile nulle part, se vit obligé de s’arrêter dans une hôtellerie d’un village voisin, espérant obtenir une place convenable pour inhumer ses parents. Il alla de tous côtés et prit des informations sur toutes les personnes de sa famille : mais il n’en découvrit pas une seule : elles avaient péri avec le reste des habitants.

Après qu’il eut fait un séjour de trois mois dans ce pays désolé, ses dix onces d’argent, destinées aux frais du voyage, touchaient à leur fin. « Si je dépense tout mon argent, se dit-il avec inquiétude, que deviendrai-je dans cette contrée déserte ? Ne vaut-il pas mieux retourner dans le village de Wou ? Je demanderai au bon Lieou quelques pieds de terre pour inhumer les restes de mes parents, et, s’il veut agréer mes services, je demeurerai auprès de lui. »

Cette résolution prise, il paye le maître de l’hôtellerie, s’élance sur sa monture et marche jour et nuit, jusqu’à ce qu’il soit arrivé à la maison de Lieou. Il voit quelqu’un dans la boutique. C’était Lieou-fang, qui tenait un livre et était occupé à étudier.

« Mon frère, s’écrie Lieou-ki, comment se portent votre père et votre mère depuis mon départ ? »

Lieou-fang lève les yeux et reconnaît Lieou-ki. Il laisse son livre, va recevoir son frère, et, prenant le mulet par la bride, le conduit jusqu’à la porte de la maison. Dès qu’il eut ôté les bagages et fait un salut à Lieou-ki : « Mon père et ma mère sont ici, lui dit-il ; depuis votre départ, ils n’ont cessé de penser à vous, il est impossible de venir plus à propos. »

En disant ces mots, il le prend par la main, et entre avec lui dans la salle où se trouvaient M. et Mme Lieou.

« Mon jeune ami, s’écria le vieillard, vous avez pensé nous faire mourir d’inquiétude. Quel bonheur que le ciel vous rende à nos vœux ! »

Lieou-ki, s’approchant de lui, se prosterne jusqu’à terre, et lui fait une profonde salutation.

Après les cérémonies d’usage :

« Je pense, dit Lieou, que l’affaire qui vous occupait est heureusement terminée, et que vous avez rendu à vos respectables parents les devoirs qu’impose la piété filiale. »

Lieou-ki lui raconta en pleurant tout ce qui lui était arrivé depuis leur séparation.

« Mon pays natal, ajouta-t-il, n’est plus maintenant qu’un lieu désolé ; un seul homme pourrait à peine y trouver un asile. Je rapporte avec moi les ossements de mes parents, et j’ose vous demander quelques pieds de terre pour les y ensevelir avec tous les honneurs prescrits par les rites. Mon unique désir est de vous saluer du nom de père, et demeurer auprès de vous, pour vous rendre, du matin au soir, les devoirs d’un fils, et vous servir jusqu’à la fin de vos jours. Mais j’ignore si vous daignerez mettre le comble à mes vœux.

— Pour de la terre vacante, répondit Lieou, ce n’est pas ce qui manque ici. Vous pouvez choisir l’endroit qui vous conviendra. Quant à vous tenir lieu de père, je crains d’en être trop indigne.

— Si vous vous excusez de la sorte, répondit Lieou-ki, c’est évidemment refuser de me prendre pour votre fils. Je vous en supplie, ne repoussez pas ma prière. »

Lieou et sa femme, cédant à ses instances, prennent chacun un siège et s’asseoient ; Lieou-ki se place entre eux, et, après avoir fait les révérences prescrites, les salue du nom de père et de mère. Ensuite, il va chercher les restes de ses parents, et les dépose dans un tombeau élevé derrière la maison.

Depuis cette époque, les deux frères rivalisèrent de soins pour faire prospérer le commerce de leurs parents adoptifs. Ils montraient pour leur père et leur mère les plus tendres attentions, et leur rendaient tous les devoirs qu’inspire la piété filiale. De leur côté, Lieou et sa femme, voyant leurs relations s’étendre de jour en jour, et leurs affaires prendre un aspect florissant, bénissaient le ciel de leur avoir donné des enfants aussi accomplis.

Dans tout le village, il n’y avait personne qui n’enviât le bonheur de Lieou. Tout le monde voyait, dans cette faveur inespérée, la récompense de ses vertus.

Mais le temps s’écoule avec la rapidité de l’éclair qui sillonne la nue. Il y avait déjà près d’un an que M. et Mme Lieou vivaient avec leurs enfants adoptifs, et jouissaient d’une heureuse aisance, fruit d’une active industrie, lorsque tout à coup ils tombent malades. Lieou-fang et Lieou-ki les veillaient jour et nuit, et oubliaient même de délier leur ceinture pour prendre quelques instants de repos. On offrit des sacrifices aux dieux, on appela les médecins les plus habiles ; tout fut inutile.

Les deux frères, ayant perdu tout espoir, étaient plongés dans la douleur. Mais, craignant encore d’alarmer leurs parents et de leur faire pressentir leur fin prochaine, ils s’efforçaient de paraître sans inquiétude, et leur adressaient des paroles consolantes. Souvent, le cœur gonflé de soupirs, ils se retiraient à l’écart et donnaient un libre cours à leurs larmes.

Lieou, sentant sa fin approcher, appela ses deux fils auprès de son lit pour leur donner ses dernières instructions.

« Mes enfants, leur dit-il, ma femme et moi nous étions sans postérité, et nous semblions condamnés à être privés, après notre mort, de sacrifices funèbres. Mais soudain le ciel a eu pitié de nous, et vous a envoyés pour nous tenir lieu de fils. Quoique vous ne fussiez qu’adoptifs, vous nous avez aimés avec autant de tendresse que si nous vous eussions donné le jour. Maintenant, nous pouvons mourir sans regret. Mais, quand nous aurons quitté la vie, redoublez de zèle et d’efforts pour faire prospérer votre commerce, et conserver le faible héritage que nous vous avons laissé. En songeant sans cesse, à votre bonne intelligence et à l’heureuse activité qui vous anime, nous pourrons reposer en paix auprès des neuf fontaines qui arrosent le sombre empire. »

Les deux fils, fondant en larmes, reçurent à genoux ces dernières instructions.

Lieou et sa femme languirent encore pendant deux jours, mais le troisième ils avaient fermé les yeux.

Nous essayerions en vain de peindre la douleur des deux frères. Ils pleurent, ils gémissent, ils accusent le ciel et la terre ; ils voudraient donner leur vie pour celle de leurs parents, ou du moins les suivre dans la tombe.

Aussitôt, ils préparèrent avec toute la magnificence possible, les cercueils et les linceuls funèbres, et firent appeler plusieurs bonzes pour réciter pendant neuf jours l’office des morts, et faire passer leur âme à un état plus heureux.

Après avoir enseveli leurs parents adoptifs, les deux frères font construire un tombeau pour y déposer leurs restes inanimés.

Lieou-fang partit aussitôt pour la capitale, et rapporta avec lui les ossements de sa mère.

Lorsque tout fut préparé, et qu’ils eurent choisi un jour heureux, ils placent, au milieu du tombeau, Lieou et sa femme, puis Lieou-ki dépose les ossements de son père à gauche et Lieou-fang ceux de sa mère du côté droit. Les trois cercueils étaient rangés sur une même ligne, comme trois perles d’une parfaite ressemblance.

Tous les habitants du village, qui avaient admiré la probité et l’humanité de Lieou, et qui étaient pénétrés de respect pour la piété filiale de ses deux fils, voulurent assister aux funérailles et donnèrent les marques de la plus vive douleur.

Depuis la mort de leurs parents, Lieou-ki et Lieou-fang mangeaient à la même table et partageaient le même lit. Leurs rapports mutuels et l’habitude de vivre comme des frères, n’avaient fait que fortifier leur amitié et resserrer les liens qui les unissaient. Bientôt, ils cédèrent leur commerce de vin et ouvrirent un magasin d’étoffes.

Les marchands des différentes provinces, qui voyaient briller dans ces jeunes gens tant de droiture et de probité, vantaient partout la qualité et le prix modéré de leurs étoffes, et étendaient au loin leur réputation. Du matin au soir, les acheteurs venaient en foule chez eux, et leur magasin ne désemplissait pas.

En moins de deux ans ils amassèrent une fortune qui surpassait de beaucoup celle qu’ils avaient reçue de Lieou.

Dans le village, il y avait plusieurs riches propriétaires, qui, voyant que ces deux jeunes gens étaient à la tête d’un commerce florissant, et n’avaient pas encore songé à s’établir, envoyèrent vers eux des entremetteurs de mariage pour leur faire des propositions.

Lieou-ki avait bien le désir de prendre une compagne, mais Lieou-fang refusait absolument de suivre son exemple.

« Mon frère, lui disait Lieou-ki, vous avez aujourd’hui dix-neuf ans ; moi j’en ai vingt-deux : voici le moment convenable pour choisir une épouse, afin d’avoir des enfants et de donner une postérité à nos parents légitimes et adoptifs. J’ignore pourquoi mon frère blâme cette résolution.

— Nous sommes dans la force de l’âge, répondait Lieou-fang ; à quelle époque de la vie peut-on mieux s’occuper des soins du commerce et déployer son industrie ? Avons-nous le temps de nous occuper de mariage ? D’ailleurs, nous vivons depuis longtemps comme des frères, et nous avons formé une association pleine de charmes : peut-on espérer un bonheur plus doux ? Si par hasard vous épousez une personne d’un mauvais naturel, sa présence entravera votre commerce, et sera pour vous une source de chagrins continuels. Ne vaut-il pas mieux rester unis et renoncer au mariage ?

— Vous connaissez le proverbe, disait Lieou-ki : « Sans femme point de bonne maison. » Pendant que nous sommes dans le magasin, occupés des détails du commerce, nous n’avons personne qui prenne soin de notre ménage. Maintenant que nos relations s’étendent de jour en jour, supposez qu’il nous vienne quelques étrangers, nous n’avons personne pour les recevoir d’une manière convenable, et faire les honneurs de notre maison. Dites-moi, je vous prie, quelle figure nous ferons dans le monde. Mais ceci n’est encore qu’une bagatelle. Lorsque, dans l’origine, le bon Lieou et sa femme nous adoptèrent pour leurs fils, c’était dans l’unique espoir d’avoir un jour des descendants, qui garderaient leur tombeau et offriraient des sacrifices à leur cendre.

« Mais, si vous refusez de vous marier, vous détruisez toutes leurs espérances, et vous répondez à leurs bienfaits par la plus noire ingratitude. De quel front soutiendrez-vous les reproches qu’ils vous adresseront dans le sombre empire ? »

Lieou-ki ramenait sans cesse la conversation sur le même sujet, mais Lieou-fang, répétant toujours les mêmes excuses, refusait absolument de céder à ses instances.

Lieou-ki, voyant l’obstination de son frère, n’osait se marier seul, et former sans lui rétablissement qu’il méditait. Un jour qu’il était allé faire visite à un de ses amis intimes, nommé Kin-ta-lang, la conversation tomba par hasard sur le chapitre du mariage. Lieou-ki raconta en détail le refus et les excuses de Lieou-fang. — « J’ignore, ajouta-t-il, quels peuvent être les motifs d’une telle conduite.

— Cela n’est pas difficile à deviner, s’écria en riant Kin-ta-lang : vous êtes, il est vrai, associés ensemble, et c’est par vos efforts réunis que vous avez élevé une maison aussi florissante ; mais comme votre jeune frère est venu ici avant vous, il compte peut-être avoir plus de droits à la fortune de Lieou, et ne serait pas fâché de vous voir marié le premier. Voilà, selon moi, l’énigme de toute sa conduite, et le motif de ses vaines excuses.

— Mon jeune frère est plein de droiture et de sincérité, reprit Lieou-ki : il est impossible qu’il se laisse guider par de telles considérations.

— Votre frère est dans la fleur de la jeunesse, ajouta Kin-ta-lang ; il est doué d’un esprit juste et d’une rare pénétration. Pensez-vous qu’il ignore les avantages du mariage et le bonheur d’une heureuse union ? Essayez un autre moyen : envoyez sous main une personne chargée de sonder ses intentions, et de lui faire des propositions de mariage. Je vous réponds de son consentement. »

Lieou-ki était ébranlé par ces raisons, mais il conservait encore quelques doutes sur le succès de la démarche que lui conseillait son ami. Il prend congé de lui et se retire. À peine a-t-il fait quelques pas qu’il rencontre deux entremetteuses de mariage.

C’était justement lui qu’elles venaient trouver, afin de lui faire des propositions pour son jeune frère. La jeune personne dont il s’agissait, était la fille d’un riche marchand de soieries, nommé Tsouï-san. La comparaison de l’heure de leur naissance, et des caractères dont se composait leur billet d’âge, offrait une correspondance parfaite, et annonçait l’union la mieux assortie.

« Ce parti convient à merveille à mon jeune frère, dit Lieou-ki, mais il a quelque chose de fort singulier. À la vue d’un homme, son front se couvre de rougeur, et il est impossible d’aborder en sa présence la question du mariage. Allez le trouver secrètement, et glissez-lui la proposition qui vous amène. Si vous réussissez à vaincre ses refus, comptez sur ma reconnaissance. Pour moi, je ne m’en retournerai point ; je vais m’asseoir dans cette boutique qui est à l’entrée de la rue, en attendant votre réponse. »

Les deux femmes le quittent et se rendent chez Lieou-fang. Elles furent de retour au bout de quelques instants.

« Monsieur, dirent-elles à Lieou-ki, votre jeune frère est vraiment un homme singulier. Nous avons employé mille moyens de persuasion : tout a été inutile. Il a refusé nettement d’écouter nos propositions, et, comme nous insistions, il s’est emporté, et nous a congédiées de la manière la plus désobligeante. »

Lieou-ki commença à se persuader que les refus de Lieou-fang étaient sincères, mais il ne pouvait en deviner la cause.

Un jour, il vit sur un toit une hirondelle occupée à construire son nid. Il prend un pinceau, et, pour sonder encore les intentions de Lieou-fang, il écrit sur le mur plusieurs vers, dont voici le sens :

« Les hirondelles construisent leur nid ; deux à deux, elles apportent matin et soir l’argile nécessaire pour leur frêle demeure. Elles s’aident mutuellement et partagent les mêmes soins et les mêmes fatigues. Si le mâle ne cherchait point une compagne pour avoir de jeunes nourrissons et se donner une postérité, à la fin de l’année le nid se trouverait vide. »

Lieou-fang, ayant vu ces vers, les lut plusieurs fois en souriant ; puis, prenant le pinceau, il écrivit les suivants sur les mêmes rimes :

« Les hirondelles construisent leur nid ; deux à deux, elles rasent la plaine ou s’élèvent dans les airs. Il y a bien longtemps que le Ciel a établi les rapports qui attachent le mâle à sa compagne. Quand celle-ci a trouvé un époux, tous ses vœux sont satisfaits. Existe-t-il au monde une hirondelle mâle qui ne reconnaisse pas sa compagne ? »

« D’après le sens renfermé dans ces vers, s’écria Lieou-ki, rempli d’étonnement, mon frère est une demoiselle. J’étais surpris en effet de la délicatesse de sa taille et de la douceur de sa voix. La nuit, lorsque nous partagions le même lit, il n’ôtait jamais son vêtement de dessous. Dans les plus grandes chaleurs de l’été, il restait couvert d’une double robe. Quoi qu’il en soit, tous mes doutes ne sont point encore entièrement dissipés. Je n’ose aller à la légère lui faire part de l’idée qui m’a frappé. »

De suite, il alla chez Kia-ta-lang, et lui récita ses vers sur le nid d’hirondelle ainsi que la réponse de Lieou-fang.

— Cela est clair comme le jour, s’écria Kin-ta-lang ; il n’y a plus à en douter, votre frère est une jeune fille. Mais, puisque vous avez partagé le même lit pendant plusieurs années, comment n’avez-vous pas découvert ce mystère ? »

Lieou-ki lui raconta l’extrême réserve de son frère, et le soin qu’il avait eu de ne jamais quitter ses vêtements en sa présence.

« C’est cela même, reprit Kin-ta-lang ; nous n’avons plus besoin de nouveaux éclaircissements. Mais maintenant vous devez lui parler franchement ; vous verrez ce qu’il vous répondra.

— Nous sommes liés ensemble depuis bien longtemps, et notre affection est celle de deux frères tendrement unis : comment oserais-je ouvrir la bouche sur un tel sujet ?

— Si c’est en effet une demoiselle, dit Kin-ta-lang, qui empêche que vous ne deveniez son époux ? Cette union ne fera que fortifier les sentiments qui vous animent l’un pour l’autre. »

Après avoir causé quelque temps, Kin-ta-lang fit servir à manger. Lieou-ki resta à table avec son ami, et il était déjà fort tard quand il songea à s’en retourner chez lui.

Lieou-fang vint le recevoir ; et, le voyant un peu étourdi par les fumées du vin, il lui donna le bras et le conduisit jusque dans sa chambre.

« Où êtes-vous resté à boire ? lui dit-il. Comment, mon frère, pouvez-vous revenir à une heure aussi avancée ? J’ai pensé mourir d’inquiétude.

— Je me trouvais, par hasard, chez M. Kin-ta-lang ; nous avons bu quelques tasses, et, tout en causant, nous sommes restés ensemble jusqu’à la nuit. »

Quoique Lieou-ki fut occupé à parler, il regardait attentivement Lieou-fang. Auparavant, lorsque son attention n’était point encore éveillée, il ne s’était nullement aperçu que son ami fût une demoiselle. Mais aujourd’hui qu’il avait l’esprit frappé de cette idée, plus il le regardait, plus ses doutes se changeaient en certitude. Néanmoins, il n’osait lui communiquer les pensées qui l’agitaient. Ne pouvant résister au désir d’éclaircir ce mystère, et d’acquérir une entière conviction, il eut encore recours à la poésie. « Mon frère, dit-il à Lieou-fang, j’admire les vers que vous avez composés sur le nid d’hirondelle, mais je suis trop dépourvu de talents pour écrire avec la même élégance. Oserais-je vous prier d’en faire encore quelques-uns sur le même sujet ? »

Lieou-fang prit en riant un pinceau et du papier, et écrivit les lignes suivantes :

« Les hirondelles bâtissent leur nid ; le mâle et sa compagne s’aident mutuellement et se répondent par de tendres cris. Ils craignent de laisser passer en vain les jours de leur printemps, et préparent d’avance le berceau qui doit recevoir leur jeune famille. »

« Qui n’aurait pitié de Ho-chi avec sa pierre sans défaut ? Comment se fait-il que le roi de Thsou n’ait pas voulu accepter la pierre précieuse qu’il lui offrait[3] ? »

Lieou-ki prend les vers, et, après les avoir lus :

« Mon frère, s’écrie-t-il, vous êtes donc réellement une demoiselle ? »

À ces mots, Lieou-fang baisse les yeux sans répondre, et tout son visage se colore d’une vive rougeur.

« Nous nous aimons l’un l’autre, reprend Lieou-ki, avec toute la tendresse que font naître les liens du sang. Pourquoi me cacher plus longtemps la vérité ? Mais j’oserai vous demander pourquoi vous avez toujours conservé ce costume.

— Après avoir perdu ma mère, répondit Lieou-fang, j’accompagnai mon père et je retournai avec lui dans mon pays natal. Votre servante a adopté les vêtements d’homme, parce qu’elle craignait qu’il n’y eût pour elle quelque inconvénient à voyager à pied sous les habits qui conviennent à son sexe. Ayant ensuite perdu mon père, et n’ayant pu l’ensevelir auprès de ma mère, je désirais trouver un endroit où je pusse me fixer, et y déposer les restes de mes parents. Le ciel a permis que je trouvasse un père adoptif qui, en me laissant une partie de sa fortune, m’a donné les moyens de les ensevelir d’une manière convenable. Je vais aujourd’hui vous parler sans détour. Voyant que notre fortune était encore peu avancée, et craignant que vous ne pussiez réussir seul, j’ai différé à dessein et j’ai tâché de retarder l’époque de notre établissement. Mais à présent que vous me pressez de prendre un époux, je ne puis m’empêcher de vous dire la vérité.

— Mon frère, reprend Lieou-ki, par cette conduite, vous avez accompli une œuvre difficile et digne des plus grands éloges ; elle montre une force d’âme au-dessus de votre âge et de votre sexe. Si j’en juge par le sens des vers que vous avez composés, vous semblez partager mes sentiments et répondre à mes vœux. Nous nous sommes rencontrés dans la vie comme deux algues légères poussées, l’une vers l’autre, par les eaux du fleuve, après avoir été, pendant plusieurs années, le jouet des vents et des flots. Auparavant, nous étions frères, maintenant nous sommes époux : c’est au ciel seul que nous devons ce bonheur inespéré. Si vous daignez consentir à mes vœux, nous formerons une union qui ne se dissoudra qu’à la mort.

— Votre désir est aussi le mien, répondit Lieou-fang, et cette félicité que vous vous promettez est également l’objet de mes espérances. Les trois tombes de nos parents se trouvent ensemble dans ce lieu. Si je prenais un autre époux, comment pourrais-je visiter, soir et matin, le sépulcre où repose ma mère ? D’ailleurs, mes parents adoptifs m’ont constamment traitée comme si j’eusse été leur propre enfant. Si j’abandonnais cette maison, qui renferme ce que j’ai de plus cher au monde, quelle joie pourrais-je goûter le reste de mes jours ? Ô mon frère, si vous ne me trouvez pas trop dépourvue d’agréments, permettez-moi de rester avec vous pour garder les tombes de nos parents et leur offrir des sacrifices funèbres : voilà le vœu le plus ardent que forme votre servante. Mais ce serait blesser les rites que de nous unir sans employer une entremetteuse de mariage. Nous devons aussi nous mettre à l’abri de tout soupçon, et éviter de donner prise à la malignité. »

Dès ce soir même, Lieou-ki et Lieou-fang eurent une chambre séparée. Le lendemain Lieou-ki alla informer Kin-ta-lang de tout ce qui s’était passé, et pria l’épouse de son ami de remplir auprès de Lieou-fang l’office d’entremetteuse de mariage.

Lieou-fang prit les vêtements qui convenaient à son sexe, et, après avoir choisi un jour heureux, alla avec Lieou-ki près des tombes de ses parents et leur offrit un sacrifice funèbre. Ensuite, ils firent allumer une multitude innombrable de lanternes, et préparèrent pour les noces un festin magnifique. Cet événement répandit la joie dans tout le village. Il n’y avait personne qui ne le racontât avec l’accent de l’admiration. On exaltait en même temps la probité, la piété filiale et la rare pureté de mœurs dont Lieou et ses deux enfants avaient offert le modèle.

Lieou-ki et Lieou-fang, devenus époux, s’aimèrent tendrement, et eurent toujours l’un pour l’autre les mêmes attentions et les mêmes égards que deux hôtes prévenants et respectueux. Ils acquirent une fortune immense, et eurent un grand nombre d’enfants, dont plusieurs vivent encore aujourd’hui. L’endroit qu’ils avaient habité fut surnommé le Village des trois justes, comme l’attestent plusieurs vers dont voici le sens :

« Des parents qui ne s’aiment point, deviennent aussi étrangers les uns pour les autres que les barbares de Wou et de Youei ; mais des étrangers qu’anime la justice, deviennent aussi intimes que s’ils étaient unis par les liens du sang. »

Le Village des trois justes retentit sans cesse des louanges de Lieou-fang ; pendant mille années, le pays situé à l’ouest du fleuve Jaune gardera le souvenir de Lieou-ki.

FIN.
  1. Sous le règne de Siouan-tsong, de la dynastie des Ming. Il régna en Chine depuis 1426 jusqu’en 1436.
  2. C’est-à-dire vingt lieues. Un li équivaut à la dixième partie d’une lieue.
  3. Un homme, nommé Pien-ho (ou Ho-chi), ayant trouvé une pierre brute dans laquelle il soupçonnait avec raison l’existence d’une pierre précieuse, la porta au roi de Thsou, qui, trompé par l’ignorance de son lapidaire, le regarda comme un imposteur, et lui fit couper le pied droit. (Voy. Gonçalvez, Arte China, p. 354.)