Charles Delagrave (p. 8-17).
III. — Formes diverses des dents

III

FORMES DIVERSES DES DENTS

Paul. — Les dents de l’homme sont au nombre de trente-deux, seize pour chaque mâchoire.

Émile avait déjà le doigt dans la bouche, le portant d’une dent à l’autre pour les compter. L’oncle s’interrompit et le laissa faire.

Émile. — Mais je n’en ai que vingt bien comptées ; vingt, et non pas trente-deux.

Paul. — Les douze qui manquent vous viendront un jour, mon ami ; pour le moment, vous avez le nombre de dents des enfants de votre âge. Toutes, en effet, ne nous viennent pas à la fois, mais les unes après les autres. Nous commençons par en avoir vingt, pas plus. On les nomme dents de lait ou de première dentition. Vers l’âge de sept ans, elles commencent à tomber et sont remplacées par d’autres plus fortes et plus solidement implantées. Il pousse en outre douze dents nouvelles, ce qui porte à trente-deux le nombre total. Les plus reculées, tout au fond de la bouche, viennent assez tard, à dix-huit, vingt ans et plus ; aussi les nomme-t-on dents de sagesse, pour signifier qu’elles apparaissent à un âge où la raison est formée. Ces trente-deux dents finales constituent la seconde dentition. Je les qualifie de finales parce qu’elles ne sont jamais remplacées par d’autres ; si nous venons à les perdre, c’est fini, il n’en vient plus.

Émile. — J’en ai maintenant deux qui remuent.

Paul. — Il faudra bientôt les arracher pour laisser la place libre aux dents nouvelles qui doivent les remplacer. Les autres tomberont de même, et les vingt dents que vous avez aujourd’hui feront place à vingt autres, qui seront complétées tôt ou tard par douze dents ne venant qu’une fois ; ces dernières occupent la partie la plus reculée des mâchoires, troisDents de l’homme.
Dents de l’homme.
gm, grosses molaires ; pm, petites molaires ; c, canine ; i, incisives.
de chaque côté, en haut et en bas. Le nombre final sera ainsi de trente-deux.

Ces trente-deux dents se divisent en trois classes, d’après leur forme et leurs fonctions. Les mêmes choses se répétant en haut et en bas, à droite et à gauche, je mets seulement sous vos yeux les huit dents de la moitié d’une mâchoire. Dans toute dent, deux parties sont à distinguer : la couronne et la racine. La racine est la partie de la dent qui s’enfonce dans l’os de la mâchoire à la manière d’un clou implanté dans le bois ; la couronne est la partie qui fait saillie en dehors : on peut la comparer à la tête du clou. La racine maintient la dent en place, elle la fixe solidement ; la couronne coupe, déchire, broie la nourriture.

Les deux dents de devant de chaque demi-mâchoire ont la couronne obliquement amincie de la hase au sommet. Leur bord est droit et tranchant, propre à couper la nourriture, à la diviser par petites bouchées. Aussi nomme-t-on ces dents incisives, du latin incidere signifiant couper. Leur racine est un pivot simple. La dent suivante se nomme canine. Sa racine est un peu plus longue que celle des précédentes, et sa couronne est légèrement pointue. Le chien, le chat, le loup et en général les animaux carnivores ont cette dent façonnée en un croc puissant qui leur sert à retenir, happer la proie, mais remplit avant tout le rôle d’arme de combat pour l’attaque et pour la défense. Ce sont les canines que vous voyez se croiser, longues et pointues, deux de chaque côté, lorsquePremière dentition.
Première dentition.
vous soulevez les lèvres du chat ou du chien. En souvenir des crocs si remarquables des carnivores, spécialement du chien, en latin canis, on a donné le nom de canines aux dents qui leur sont analogues chez l’homme, sinon par leur forme et leurs fonctions, du moins par la place qu’elles occupent.

Les cinq dents suivantes sont les plus utiles de toutes. On les nomme molaires[1], parce qu’elles font office de meules pour broyer les aliments. À cet effet, leur couronne est large ; en outre, elle est légèrement irrégulière, et non aplatie comme celle des molaires du cheval, ou disposée en lames tranchantes comme celle des molaires du loup, parce que la nourriture de l’homme ne se compose exclusivement ni de végétaux, ni de chair, mais des deux à la fois. Pour un genre d’alimentation aussi varié que celui de l’homme, il faut des molaires aptes à tous les usages ; elles doivent broyer comme celles des herbivores, elles doivent découper comme celles des carnivores ; par leur structure enfin, elles doivent être un moyen terme. Et en effet, par leur couronne large, elles conviennent à la nourriture végétale ; par leurs inégalités un peu tranchantes, elles conviennent à la nourriture animale.

Les deux premières se nomment petites molaires. Elles sont les plus faibles des cinq et n’ont qu’une racine. Les deuxDents du loup.
Dents du loup.
i, incisives ; c, canine ; m, petites molaires ; r, carnassière ; s, conduit de la salive.
petites molaires, la canine et les deux incisives sont les seules qui se renouvellent. Répétez-les quatre fois, et vous aurez les vingt dents de la première dentition, dents qui commencent à tomber vers l’âge de sept ans et sont peu à peu remplacées par d’autres. Là se bornent pour le moment les dents d’Émile, qui n’en compte que vingt.

Les trois autres ne poussent qu’une fois. On les nomme grosses molaires. La dernière, à gauche de la figure, est la dent de sagesse. Comme les grosses molaires ont à supporter, lorsqu’on mange, une pression très forte, leur racine se compose de plusieurs pivots qui plongent chacun dans une cavité spéciale. Cette disposition a évidemment pour but de multiplier les points d’appui, pour consolider les molaires et les empêcher soit de s’ébranler, soit de s’enfoncer par leur mutuelle pression dans l’épaisseur de la mâchoire.

Je me résume. L’homme adulte possède en tout 32 dents, 16 pour chaque mâchoire, savoir : 4 incisives, 2 canines et 10 molaires. Ces dernières se subdivisent en petites molaires au nombre de 4, et en grosses molaires au nombre de 6 ; la première dentition ne comprend pas ces six dernières.

Jules. — L’ivoire et l’émail, ces deux substances de dureté différente, dont vous nous avez dit le remarquable arrangement dans les dents du cheval et du loup, se retrouvent-elles dans les dents de l’homme ?

Paul. — Elles s’y retrouvent. L’ivoire constitue en entier la racine, dont le rôle est de servir d’inébranlable appui ; ilEntre-croisement des carnassières.
Entre-croisement des carnassières.
forme enfin l’intérieur de la couronne, tandis que l’émail revêt l’extérieur d’une couche protectrice plus dure.

Émile. — Je vais chercher le chat pour regarder ses dents. En a-t-il vingt comme moi ? en a-t-il trente-deux ?

Paul. — Ni vingt ni trente-deux, mais bien trente, lorsque l’animal a pris tout son développement. Le chien et le loup en ont quarante-deux, le cheval et l’âne quarante-quatre ; enfin le nombre varie tout autant que la forme d’une espèce animale à l’autre. Quelques mots sur ce sujet ne seront peut-être pas de trop.

Voici d’abord la gueule d’un loup. Si l’on ne le savait déjà, à la seule inspection des dents on devinerait sans peine le régime de la bête. Il faut une proie de résistance aux robustes dentelures de ces molaires, aux crocs puissants de ces canines. Évidemment le râtelier trahit ici des appétits carnivores. En i sont les incisives, au nombre de six. Elles sont petites et de peu d’usage, car l’animal ne découpe pas sa proie en menues bouchées, mais l’avale gloutonnement par gros lambeaux. En c sont les canines, vrais poignards que le bandit enfonce dans le cou du mouton. Les petites molaires sont en m. Les grosses molaires viennent après. La première r est la plus forte et prend le nom significatif de carnassière. C’est avec leurs carnassières que le loup et le chien font craquer les os les plus durs. Enfin la figure montre les glandes salivaires, c’est-à-dire les organes qui préparent la salive et la laissent suinter dans la bouche par le canal s à mesure que l’animal mange. Sans m’arrêter sur ce point, qui m’écarterait trop de mon sujet, je peux vous dire toutefois que la salive sert à imbiber les aliments pour en faire une bouchée molle qui s’avaleDents du chat.
Dents du chat.
aisément ; elle concourt, de plus, dans l’estomac, à réduire la matière alimentaire en une bouillie fluide, c’est-à-dire à la digérer.

Passons au chat. Il est par excellence un autre mangeur de chair. Six petites incisives forment sur le devant de la mâchoire comme une rangée d’élégantes mais inutiles perles. C’est un ornement pour la bête plutôt qu’un outil. Au chasseur de souris il faut des canines bien pointues, bien longues, qui transpercent la proie saisie par les griffes. Sous ce rapport le chat est armé d’une façon redoutable. Louis, qu’en pensez-vous ?

Louis. — Je pense que le rat ne doit pas être à l’aise entre les crocs que nous montre l’image.

Émile. — Un jour que je lui tirais la moustache, le chat me donna un coup de dent qui produisit l’effet d’une forte piqûre d’aiguille. Ce fut si vite fait que je n’eus pas le temps de retirer la main.

Paul. — Le chat avait fait jouer ses canines ; il vous avait blessé avec l’une d’elles aussi prestement qu’avec une fine pointe d’acier.

Regardez maintenant les molaires. Il y en a quatre en haut, dont la dernière très petite, et trois en bas. Leurs dentelures sont encore plus acérées, plus tranchantes que celles des molaires du loup ; aussi les appétits du chat et de ses congénères, le tigre, la panthère, le jaguar et autres, sont-ils plus sanguinaires que ceux du loup et des animaux qui s’en rapprochent, comme le renard, le chacal, le chien surtout. Avez-vous remarqué comme le chat est dédaigneux quand vous lui jetez pour pitance un simple morceau de pain ? À peine il l’a flairé qu’il fait un demi-tour de superbe mépris, la queue haute, le dos voûté, et vous regarde comme pour dire : « Vous moquez-vous de moi ? il me faut autre chose. »Dents du cheval.
Dents du cheval.
Ou bien, si la faim le presse, il mord à regret sur le pain, le mâche gauchement et l’avale de travers. Le chien, au contraire, le brave Azor en particulier, happe le pain avec satisfaction sans le laisser tomber à terre, et s’il trouve un tort au morceau, c’est d’être trop petit. Vous dites du chat qu’il est gourmand. Je prends sa défense et je dis que ce n’est pas vice de gourmandise ; c’est nécessité fatale, amenée par la conformation des dents. Que voulez-vous que fassent d’un croûton ses canines pointues, ses molaires à dentelures tranchantes ? Il leur faut, avant tout, une proie qui saigne, une chair pantelante.

Quelle différence entre le râtelier du sanguinaire chasseur et celui du pacifique mâcheur d’herbes ! Examinons cette tête de cheval. Les incisives, au nombre de six, sont maintenant puissantes ; elles saisissent le fourrage et le taillent bouchée par bouchée. Les canines, inutiles, ne montrent au dehors qu’une faible excroissance. Par delà vient un large intervalle vide nommé barre ; c’est là que repose le mors du cheval harnaché. Après la barre se montre la véritable machine à triturer, composée de quatorze paires de robustes molaires, à couronne plate et carrée, armée en outre de sinuosités légèrement saillantes, dont je vous ai fait remarquer déjà la haute utilité. Ou je me trompe fort, ou voilà bien un moulin capable de broyer la paille coriace et le foin filandreux.

Pour terminer, voici la tête d’un lapin. Chaque mâchoire est armée de deux incisives énormes qui s’enfoncent profondément dans l’os, se recourbent en dehors et se terminent par une couronne tranchante. À quoi peuvent servir de pareilles incisives ?

Jules. — Je vais vous le dire. Le lapin grignote toujours.Demi-mâchoire de cheval vue par la couronne.
Demi-mâchoire de cheval vue par la couronne.
À défaut de choses meilleures, il s’attaque à l’écorce, au bois même. Il emploie ses incisives pour couper très menu sa maigre nourriture, pour la ronger.

Paul. — Pour la ronger, c’est bien le mot ; aussi donne-t-on le nom de rongeurs aux divers animaux qui possèdent de pareilles incisives. Tels sont l’écureuil, le lièvre, le lapin, le rat et la souris, espèces en général misérables, destinées à ronger continuellement les substances végétales les plus coriaces et à faire ventre du bois, du papier, des chiffons, quand il n’y a rien de meilleur à mettre sous le moulin qui doit toujours aller. Ce n’est pas d’ailleurs uniquement pour satisfaire la faim que ces animaux rongent presque sans repos : une autre nécessité les y porte. Leurs incisives croissent pendant toute la vie et tendent à s’allonger indéfiniment ; il faut donc que l’animal les use par une friction continuelle, sinon leurs couronnes s’éloigneraient l’une de l’autre et ne pourraient plus, tôt ou tard, se rejoindre. Incapable dès lors de saisir sa nourriture, la pauvre bête périrait. Pour pouvoir manger lorsqu’ils ont faim, le rat et le lapin doivent manger alors même qu’ils n’ont pas faim, dans le but de s’aiguiser les incisives et de les maintenir à la longueur voulue. Il est vrai qu’ils s’adressent alors à des matières peu substantielles. Un brin de bois, un fétu de paille, un rien suffit pour entretenir le jeu de leurs infatigables incisives. Rappelez-vous, mes amis, le terme expressif de rongeurs, par lequel on désigne toute une catégorie d’animaux analogues au lapin et au rat ; rappelez-vous leurs curieuses incisives ; nous aurons occasionDents d’un rongeur.
Dents d’un rongeur.
d’y revenir plus tard. Achevons, pour le moment, l’examen du râtelier du lapin.

Les canines manquent ; à leur place, les mâchoires présentent une barre, c’est-à-dire un large intervalle vide. Tout au fond de la bouche sont les molaires, peu nombreuses, mais fortes, à couronne plate, et armées de quelques replis d’émail. En somme, elles constituent une excellente machine à triturer.

En vous donnant ces quelques détails sur la forme des dents, si variable d’une espèce à l’autre, j’avais surtout en vue d’établir la vérité suivante. Chaque espèce est adonnée à un genre particulier de nourriture pour lequel les dents sont expressément conformées ; on pourrait dire de la bête : « Montre-moi ton râtelier, et je dirai ce que tu manges. » Bien des fois, l’observation nous faisant défaut, nous ignorons de quoi se nourrit tel ou tel autre animal, et, dans nos jugements précipités, nous confondons l’ennemi avec l’ami, le ravageur avec l’auxiliaire. Si la bête est disgracieuse, sans plus ample examen nous l’accablons de notre haine, nous l’accusons d’une foule de méfaits, nous lui déclarons une guerre implacable, ne nous doutant pas, dans notre sottise, que c’est une guerre à nos dépens. Un moyen bien simple cependant nous permettrait d’éviter ces regrettables confusions. N’accordons pas créance à des préjugés, si répandus qu’ils soient, et, avant de condamner un animal comme nuisible, consultons sa mâchoire. Elle nous apprendra le genre de vie de la bête. L’exemple suivant va vous en convaincre.

  1. Mola signifie meule de moulin.