Les Ateliers nationaux

Les Ateliers nationaux
Revue des Deux Mondes, période initialetome 23 (p. 5-23).

LES


ATELIERS NATIONAUX.




L’Europe est aujourd’hui gouvernée par l’imprévu, et bien fou celui qui prétendrait lire dans l’avenir ; mais, si les événemens sont impénétrables, les tendances sont manifestes, et, quand l’arbre est en fleurs, il n’est pas nécessaire d’être un grand astrologue pour prédire quels fruits il portera. A observer ce qui se passe à Paris et dans nos principales villes manufacturières, nous emploierons les années 1848 et 1849 à mettre en lumière, à nos dépens, l’impuissance et la fausseté des systèmes économiques que voudraient naturaliser de force parmi nous des cerveaux frappés par le soleil de février. L’alchimie socialiste fît elle, en cherchant une autre pierre philosophale, les découvertes les plus inattendues, nous sortirons de ses creusets affaiblis, ruinés, ridiculement distancés par nos rivaux dans la carrière de l’industrie. Cependant, puisque le calice ne saurait être détourné de nos lèvres, avalons-le le plus vite possible, et tâchons au moins que le spectacle instructif que nous donnons aux étrangers ne soit pas perdu pour nous. Nous y payons les places assez cher pour nous permettre cette prétention.

Dans la série des épreuves que nous avons à subir, les ateliers nationaux ne sont pas celle dont le souvenir sera le moins utile à conserver. Ce n’est pas que l’invention soit nouvelle. A toutes les époques, lorsqu’une calamité subite a frappé des populations, l’administration s’est appliquée à mettre à leur portée des travaux accessibles aux bras les moins exercés, et si, dans de pareilles circonstances, elle cherchait plutôt à soulager des souffrances qu’à réaliser d’utiles entreprises, du moins le recours à ces remèdes ruineux était essentiellement temporaire. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Les ateliers nationaux tendent, en principe, à prendre rang parmi nos institutions, et en pratique à s’étendre comme une plaie dévorante sur toute la surface de notre pays. L’établissement de ces ateliers est une conséquence juste, logique ; forcée, de doctrines économiques qui, depuis quatre mois, envahissent l’administration. Il est, en effet, des misères engendrées par les vices des individus, il en est qui sont causées par des calamités naturelles, et, si graves qu’elles soient, la responsabilité des unes ni des autres ne pèse sur les gouvernemens ; mais lorsque ceux-ci, par la précipitation de leurs actes, la témérité de leurs engagemens ou les erreurs de leur politique, éloignent eux-mêmes la confiance, paralysent les capitaux, suspendent le travail privé, il leur serait difficile de refuser des ateliers nationaux aux ouvriers sortis des ateliers particuliers qui ont été mis dans l’impuissance de fonctionner. En nous résignant aux maux qu’a déjà faits cette institution, disons bien haut que la permanence des ateliers nationaux et l’extension qui en deviendrait la suite inévitable suffiraient à la ruine des finances et de l’industrie de la France, et travaillons à les empêcher de s’enraciner davantage.

Il serait injuste d’attribuer toutes les souffrances, toutes les difficultés qui pèsent sur l’universalité des travailleurs de notre pays, à l’inexpérience des mains où sont tombées les affaires de l’état. Ceux que la Providence a jetés sur les décombres d’une monarchie qui s’écroulait n’étaient point préparés au rôle de régénérateurs ; ils n’avaient mesuré ni leurs forces, ni le poids qu’ils auraient à soulever, et, malgré tout le mal qu’ils ont fait ou laissé faire, il est dû aux uns de l’estime pour la droiture de leurs intentions, aux autres plus de pitié que de colère pour la présomption avec laquelle ils ont embrassé une tâche qu’ils étaient incapables de remplir. Aujourd’hui que le bon sens public fait justice d’ambitions mal justifiées, que l’assemblée nationale marche si loyalement au rétablissement de l’ordre, le moment serait mal pris pour refuser de tenir compte aux personnes des difficultés des temps Les mêmes ménagemens ne sont point dus aux fausses doctrines ; celles-ci ont envenimés des plaies qu’il était possible de guérir, et c’est à les démasquer qu’il faut aujourd’hui aider le pouvoir. Il ne suffit pas de la répression des abus impudens dont les ateliers nationaux ont été le théâtre ; il faut remonter aux sources mêmes des vices de l’institution pour les tarir, et moins chercher à lui donner une organisation supportable qu’à la rendre inutile.

En faisant une large part aux besoins extraordinaires créés par l’ébranlement profond de tous les travaux du pays, en distinguant l’usage de l’abus, on peut attribuer la funeste extension qu’ont reçue les ateliers nationaux :

Aux idées fausses et subversives qui, dès le lendemain de la révolution, se répandaient parmi les ouvriers, sous le patronage du gouvernement ;

A l’intervention de l’autorité dans des transactions entre travailleurs qui ne sauraient être durables et fécondes qu’à la condition d être complètement libres ;

Aux atteintes portées à la liberté de travailler par le gouvernement lui-même ;

A la servitude honteuse, quoique volontaire, à laquelle la masse des ouvriers honnêtes se soumet vis-à-vis de meneurs qui le sont rarement, et à l’absence de la protection que l’autorité doit aux ouvriers opprimés contre leurs oppresseurs ;

Aux mesures financières prises par le gouvernement ;

Enfin, et plus qu’à tout le reste, à l’action funeste du voisinage des ateliers nationaux sur les ateliers particuliers et sur la cité tout entière.

Le gouvernement provisoire, qui, le 25 février, ne demandait que deux jours pour rendre au peuple le calme qui produit le travail el lui faire avoir son gouvernement[1], inaugurait le 2S, à la place, sa commission pour les travailleurs. Était-ce un expédient pour déporter au Luxembourg deux de ses membres les plus compromettans ? Les événemens qui ont suivi permettraient de le soupçonner ; mais le procédé faisait retomber sur le pays bien plus d’embarras qu’il n’en ôtait à l’Hôtel-de-Ville. Traiter d’iniques souffrances la condition des ouvriers, aviser à garantir au peuple les fruits légitimes de son travail[2], c’était déjà lui dire faussement qu’il était spolié, et exciter la colère, quand il fallait inspirer l’union. Fidèle à son origine, la commission, à peine installée, semait, au lieu du calme qui produit le travail, l’agitation qui l’arrête ; possédée d’un désir immodéré de popularité, elle se plaisait à enivrer ses auditeurs d’espérances chimériques. et, quand elle leur avait fait maudire l’ingratitude de leurs travaux, n’était-il pas naturel qu’ils les abandonnassent pour aller attendre dans les ateliers, nationaux la réalisation de l’avenir qu’on leur promettait ? Qui pourrait dire combien de pauvres familles, ulcérées contre de prétendus oppresseurs et alléchées par le mirage qu’on faisait miroiter à leurs yeux, ont, en sortant du Luxembourg, repoussé le pain quelles gagnaient honorablement, et pris le chemin du Champ-de-Mars pour se venger des injustices de la société ! Ces impressions funestes ne seront de longtemps effacées ; elles ont ôté au pauvre des biens précieux dans toutes les conditions, la patience et la résignation ; elles lui ont rendu son sort insupportable sans lui apprendre l’art de s’en faire un meilleur, et l’espoir d’exploiter son irritation console peut-être ses instituteurs du malheur d’avoir empoisonné sa vie.

Les ateliers sont aussi devenus le refuge des ouvriers dont les travaux étaient suspendus par suite de prétendues transactions imposées à des chefs d’industrie qu’elles plaçaient dans l’impossibilité mathématique de satisfaire à leurs engagemens. A Paris, la commission du Luxembourg décidait du prix de main-d’œuvre de la fabrication des machines ou des voitures, et remédiait, par l’augmentation des salaires des ouvriers, aux inconvéniens de la réduction des prix de vente et du défaut d’écoulement des marchandises. Les fabricans, n’osant pas user de leur liberté, ne sachant pas se résoudre à des sacrifices immédiats, souscrivaient à des conditions ruineuses, les membres de la commission remontaient dans leurs voitures aux acclamations des ouvriers ; mais, quelques jours plus tard, les ressources des établissemens étaient épuisées, les travaux s’arrêtaient, et les ouvriers errans venaient demander l’exécution des promesses du 25 février[3]. Dans les provinces, chaque ville manufacturière a eu quelque commissaire, excitant l’agitation parmi les ouvriers, et arrangeant ensuite les choses d’après les principes et les calculs de la commission, qui pourtant semblait ne devoir s’occuper que de Paris. Les résultats ont été partout les mêmes. Beaucoup de patrons ont été ruinés sans que les ouvriers en fussent pour cela plus riches, et beaucoup d’entreprises qui eussent été continuées par d’autres ont été abandonnées- à plus forte raison n’en a-t-on point commencé de nouvelles. Cette succession des individus, ce renouvellement des capitaux qui constituent une si grande partie du mouvement industriel, ont été interrompus ; on s’est pressé de sortir d’une carrière où l’on n’était plus maître de sa direction, où s’introduisait, parmi les chances inévitables, une cause permanente de perte, et personne ne s’est présenté pour y entrer. Parmi les mesures de la commission du Luxembourg qui, suivant M. Emile Thomas, ont concouru à augmenter si rapidement le personnel des ateliers nationaux, cette intervention a certainement été l’une des plus efficaces, et l’effet de ces mesures se manifestait immédiatement par l’arrivée de plusieurs milliers d’ouvriers dont l’industrie était brusquement arrêtée[4]. Les départemens répondaient, comme toujours, à l’appel qui leur était fait de Paris : le 6 mars, il y avait huit à dix mille ouvriers dans les hôtels garnis du département de la Seine ; il y en avait, le 19 mai, de trente à quarante mille ; ils n’étaient pas venus pour chercher du travail, et la majeure partie profitait pour vivre des facilités que procurait l’établissement des ateliers nationaux,

La commission du Luxembourg ne rendait pas de pareils services sans qu’il en coûtât rien, et, malgré les exemples de tant d’autres enquêtes faites gratuitement, il a fallu ouvrir, les 3 et 19 avril, pour son service pendant moins de deux mois, deux crédits extraordinaires, l’un de 30,000, l’antre de 38,000 francs[5].

Toutefois cette influence malfaisante était passagère, et elle a trouvé son terme dans la clôture des travaux d’apparat de la commission. La plus funeste et la plus ridicule mesure qu’elle ait conseillée lui survit, et le recrutement permanent des ateliers a été décrété, le 2 mars, sur sa proposition, dans la suppression d’une heure de travail par jour pour tous les ouvriers de France. Le droit à l’admission dans l’atelier national est devenu le corrélatif de l’interdiction de travailler au-delà d’une certaine limite. Tant que cette interdiction sera maintenue, l’état devra des dédommagement à ceux qu’elle frappe ; l’anéantissement de plusieurs branches d’industrie entraîne l’obligation d’élargir le refuge des ouvriers qu’il prive de moyens d’existence.

De toutes les flagorneries empoisonnées qu’on a depuis quelque temps prodiguées aux ouvriers, la plus détestable est celle qui a conduit à leur dénier la liberté de travailler. Cette liberté est celle de vivre, et, quand le gouvernement la refuse ou la limite, une impitoyable logique le condamne à combler le déficit fait par sa faute dans les ressources des familles laborieuses. Tant qu’un décret désorganisateur de l’industrie mettra nos manufactures hors d’état de soutenir la concurrence étrangère, tant qu’il sera interdit à l’ouvrier valide de mettre la durée de son travail au niveau de ses forces, de ses besoins, de ceux de sa famille, de quel droit refuserait-on des secours à sa femme, à ses enfans, à lui-même ? On l’exproprie d’une partie de l’usage de ses bras, on lui doit une indemnité. Le maintien du décret du 2 mars implique l’élargissement indéfini des ateliers nationaux, et, si l’assemblée prétend les faire fermer, qu’elle commence par abroger le décret. Elle discutera dans peu de jours le projet de constitution : il fait consister la liberté dans le droit d’aller et de venir, de s assembler, de s’associer, de pétitionner, d’exercer son culte, de manifester ses pensées et ses opinions ; la commission a omis, est-ce par courtoisie pour le gouvernement provisoire et la commission du Luxembourg ? le droit de travailler : espérons que, plus généreuse, l’assemblée le rétablira.

Depuis l’abolition des maîtrises et jurandes, en 1790, le décret du 2 mars dernier est la première atteinte légale portée en France à la liberté du travail, car on ne saurait appeler ainsi les restrictions convenues dans l’intérêt de l’impôt ou dans celui de la sûreté et de la salubrité publiques. Malheureusement, quand la loi consacre la liberté, les ouvriers moins avancés s’assujétissent eux-mêmes à des usages qui constituent pour quelques-uns une véritable servitude. Parfois ils prononcent entre eux l’interdiction de tel travail, de tel atelier, l’exclusion de telles personnes. Quelques meneurs se mettent en tête de la coalition ; le reste blâme, souffre, suit en gémissant, et n’ose pas braver cette tyrannie qui s’exerce au nom de l’égalité : la majorité la déteste ; aucun ne sait s’y soustraire individuellement. Il est rare que les ouvriers qui font une grève soient seuls à en souffrir : si les maçons suspendent leurs travaux, les charpentiers, les couvreurs, les menuisiers, sont obligés de renoncer aux leurs. Certaines grèves d’ouvriers étaient justifiées lorsque la coalition pour l’augmentation des salaires était punie par la loi sans que la coalition pour l’abaissement le fût ; mais il en eût d’autres qui n’ont pour but que l’oppression la plus révoltante, et Paris vient d’être témoin de la formation d’une de celles-ci.

Les mécaniciens attachés aux chemins de fer reçoivent chacun 325 fr. par mois et ne montent sur les locomotives que de deux jours l’un ; il leur est en outre alloué 5 francs quand ils marchent un jour de service sédentaire et 4 francs quand ils découchent. Ces avantages ne leur ont pas paru suffisans. Une association formée entre eux, sous le nom fort mal choisi de Fraternelle, a prétendu n’obéir qu’à des chefs de son choix, faire exclure du service tout ouvrier étranger, interdire aux administrations de chemins de fer la faculté d’admettre aucun Français qui ne serait pas présenté par elle et surtout de former des élèves mécaniciens : c’était doubler les abus des anciennes maîtrises, et faire des impérieuses nécessités d’un service public le moyen coërcitif de la cession d’un privilège. Si cette grève n’avait échoué, il serait venu des chemins de fer aux ateliers nationaux presque autant de monde que de la commission du Luxembourg. Une protection légale est due aux victimes que menacent de pareilles machinations ; l’oisiveté par contrainte est une servitude aussi bien que le travail forcé, et quiconque prétend l’imposer doit être atteint par une répression énergique. Si la supériorité d’intelligence et de moralité qui distingue en général les mécaniciens des chemins de fer ne les met pas à l’abri de pareilles aberrations, est-il permis d’attendre davantage de corps d’état dont la pratique n’implique ni la même prudence ni la même instruction ?

Cet abandon des droits des faibles s’est surtout manifesté dans les traitemens qu’ont subis, sous les yeux de l’autorité immobile, les ouvriers étrangers qui partageaient les travaux des nôtres. Les canuts de Lyon ont, les premiers, exigé, la menace à la bouche et les armes à la main, l’expulsion d’autres ouvriers, français par la naissance de ce côté des Alpes, par le langage, par les intérêts, par les sentimens, mais placés par les torts de la politique sous un drapeau différent du nôtre, en un mot des ouvriers savoyards. Ils ont cru remporter une victoire en leur arrachant, au nom de la fraternité, leur part de travail : ils n’ont pas fait autre chose qu’une émigration de manufactures françaises. Déjà les capitaux qui alimentaient le travail de ces ouvriers les suivent en Savoie ; des métiers se dressent, des ateliers s’organisent, des commandes étrangères dirigées sur Lyon se détournent sur Chambéry, et la Savoie va devoir à la brutalité des Voraces et des Ventres creux, comme la Suisse et la Prusse à la révocation de l’édit de Nantes, des manufactures de soie dont les nôtres rencontreront partout la concurrence. Ce ne sera pas la seule punition des ouvriers de Lyon. Leurs exemples ont été suivis à Paris et dans les environs : les ouvriers anglais ont été chassés des ateliers des chemins de fer, et l’Angleterre répond aujourd’hui à cette provocation insensée par l’engagement que prennent entre elles, la reine en tête, les plus hautes ladies et les plus humbles bourgeoises d’exclure de leur toilette et de leur intérieur tout objet de fabrication française. Nous ne sommes pas en mesure de rendre coup pour coup, car l’Angleterre reçoit pour plus de 70 millions de nos produits fabriqués et nous en vend à peine pour 14 des siens. La part de Lyon et de Paris sera considérable dans cette perte de travail. L’Angleterre a reçu de nous en 1846 pour 35,293,000 francs de tissus de soie, et ce chiffre comprend au-delà de 17 millions de main d’œuvre. Quant à Paris, qui pourrait compter la multitude d’articles de modes, d’objets de fantaisie dont la fabrication sera paralysée par ces représailles ? Ces familles d’ouvriers qui vont rester inoccupées n’auront-elles pas droit d’admission dans les ateliers nationaux, lorsque leur inaction viendra de ce que les hommes dont la mission était de prévoir et de protéger n’ont su faire ni l’un ni l’autre ? N’y a-t-il pas d’ailleurs à l’étranger autant d’ouvriers français que d’ouvriers étrangers en France ? Si les étrangers traitent nos compatriotes comme nous traitons les leurs, aurons-nous aucun droit de nous plaindre, et ce surcroît de bras oisifs ne retombera-t-il pas aussi par notre faute sur les ateliers nationaux ? L’honneur encore plus que l’intérêt de notre pays veut que cet état de choses cesse. La solidarité qui règne dans le sein de la nation entre toutes les professions ne permet pas de laisser le bien-être et l’existence de classes nombreuses d’ouvriers à la merci des goûts des mécaniciens des chemins de fer de Paris pour le privilège ou des jalousies grossières des Voraces de Lyon. C’est au gouvernement, dont les inspirations se puisent à d’autres sources, de contenir ces passions basses, et, puisque ceux à qui s’adressait particulièrement son éloquente proclamation du 8 avril[6] n’en ont pas tenu plus de compte que du décret du 24 mars sur l’achèvement du Louvre, l’assemblée nationale ne refusera point les mesures nécessaires pour assurer aux ouvriers étrangers une sécurité dont les nationaux seront les premiers à recueillir les fruits.

Il semble que les finances de la république soient devenues le jouet de quelques écoliers malfaisans ; ils nous ruinent avec leurs secrets d’enrichir tout le monde, et, grâce à leur habileté, les ateliers nationaux seront bientôt les seuls où l’on offre aux ouvriers des salaires.

L’inquiétude de l’avenir, le discrédit du papier de commerce, entraînaient au mois de mars dernier la rareté du numéraire et l’interruption du travail ; mais la solvabilité de l’état pouvait venir au secours de celle des particuliers compromise. Il existait dans la circulation pour 274,533.900 francs de bons du trésor ; cette valeur était admise dans toutes les transactions ; il ne s’agissait, pour lui faire faire temporairement l’office de la monnaie, que de la rendre plus acceptable et plus mobile. Bien loin de là, les décrets des 16 et 28 mars l’ont paralysée entre les mains de tous les détenteurs. Le premier les déclarait échangeables contre des rentes 5 pour 100 au pair, qui ce jour-là même étaient à 69, ou remboursables à six mois, ce qu’on savait bien ne pas pouvoir tenir ; le second leur ôtait, au détriment des accepteurs, jusqu’aux garanties conférées par le droit commun aux moindres effets de commerce. Ainsi, au moment où il importait le plus de faciliter la circulation, un capital de 274 millions, qui, dans des circonstances si graves, pouvait en devenir le principal aliment, était frappé d’immobilité par le gouvernement lui-même. Au lieu de ces mesures inintelligentes, pourquoi ne pas offrir aux titulaires de bons nominaux de les changer contre des bons au porteur, fractionnés comme les billets de banque et portant avec soi leur intérêt ? C’eût été la réalisation la plus simple et la plus acceptable d’un système accueilli du public avec une faveur marquée, et si le gouvernement, au moment où il augmentait toutes les dépenses, s’était abstenu de démolir, au profit d’une popularité passagère, le revenu public, aucune valeur n’aurait été plus recherchée que celle-ci. Aurait-on voulu ajouter au crédit qu’a toujours assuré aux bons du trésor la bonne administration des finances ? Les moyens s’offraient en foule : on pouvait les admettre en compensation des dettes de certaines compagnies de chemins de fer envers le trésor, qui n’aurait rien perdu à ce mode de remboursement, puisqu’en l’état il ne saurait être payé ; on pouvait les recevoir en paiement d’immeubles, tels que les fermes du domaine de la couronne, qu’il y aurait tant d’avantages à mettre dans le commerce ; on pouvait enfin prévenir la dépréciation du capital par l’élévation temporaire de l’intérêt. Par ces mesures, et d’autres encore, toute la valeur des bons du trésor se serait maintenue, et l’entrée de fonds nouveaux dans la dette flottante aurait balancé la sortie des remboursement demandés.

Il est permis de croire, malgré la personne en qui l’on devait le moins s’attendre à rencontrer un détracteur des bons du trésor, que le crédit de cette valeur importe encore plus à la masse des travailleurs que le remboursement même des fonds des caisses d’épargne. Les dépôts que fait, le pauvre dans ces caisses sont, en effet, pour lui un placement, une réserve, et non pas un moyen de travail. Ce fonds ne lui revient que par un long circuit, tandis que l’aliment de son activité, son instrument de travail, est le capital qui circule dans l’industrie. La disponibilité immédiate de l’un lui importe donc beaucoup moins que celle de l’autre. Il n’y aurait toutefois eu que de l’avantage à offrir aux créanciers des caisses d’épargne qui l’auraient souhaité les mêmes conditions qu’aux porteurs de bons du trésor, et à retenir leurs fonds par un accroissement du taux de l’intérêt. Cela était à la portée de tout le monde. Le gouvernement provisoire a préféré déclarer le 7 mars, AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS, que, de toutes les propriétés, la plus inviolable et la plus sacrée, c’est l’épargne du pauvre ;… que ce n’est point par des paroles, mais par des actes, que le gouvernement veut répondre à la confiance des créanciers de l’état ; que garantir la propriété que les travailleurs ont acquise à la sueur de hur front ne suffit pas, qu’il faut LUI DONNER UNE PLUS GRANDE VALEUR[7] et, le surlendemain de ces promesses, on a fait connaître que sur 355,087,717 francs déposés aux caisses d’épargne, il restait disponibles 65,703,620 francs, et que quant aux 286,348,097 francs restans, ils pourraient être remboursés partie en bons du trésor déjà frappés d’une énorme dépréciation, et partie en rentes 5 pour 100 au pair, quand le cours en était à 72[8]. Cette acception du mot rembourser n’est pas celle du Dictionnaire de l’Académie, et les travailleurs, charmés des paroles du 7 mars, ne comptaient probablement pas sur cette manière de donner une valeur plus grande à leur propriété. Cependant, à ne considérer la mesure que sous le point de vue financier, elle impose au trésor, par les ateliers nationaux, bien plus de charges que n en eut imposé le maintien du crédit des caisses d’épargne. Depuis que les sociétés sont constituées et que les hommes travaillent, l’année à ses temps de labeur et ses temps de repos, les ouvriers tiennent, aussi bien que les laboureurs, compte de la durée des jours et de la température des saisons.

Venturaeque hyemis memores, sestate laborem
Experiuntur…

Tel est l’ordre de la nature ; les travaux de l’été subviennent aux besoins de la morte saison ; les intermittences d’activité et de stagnation se compensent, et la caisse d’épargne est le réservoir qui reçoit ou qui donne suivant la prépondérance des ressources ou des besoins. Le discrédit que jette sur l’institution le décret du 9 mars est fait pour envoyer tel jour de l’année, sur la place publique, l’ouvrier qui, faute d’un gardien fidèle pour ses économies, les aura dévorées ou perdues. Dans une des courses que j’ai faites aux ateliers nationaux, j’ai entendu une pauvre femme tenant deux enfans par la main, s’écrier douloureusement, à la vue des distractions auxquelles on s’y livrait : « On ferait bien mieux de nous rendre l’argent que nous avons mis aux caisses d’épargne que de le donner à tous ces fainéans » Ce cri exprimait une vérité profonde, et contenait plus de vraie science économique que beaucoup de décrets anciens et nouveaux.

Il n’a pas manqué, depuis quatre mois, de journalistes et de parleurs excitant le peuple contre les riches qui cachent leur argent. Nous avons aujourd’hui infiniment moins de riches et de richesses qu’au commencement de l’année : les fortunes fondées sur le crédit, celles qui alimentent immédiatement le mouvement industriel, se sont évanouies, et nous faisons l’expérience qu’avec toute la bonne volonté du monde de se les partager, on ne peut que les anéantir ; mais, indépendamment de cette triste vérité, il est constant qu’une masse énorme de capitaux, s’est resserrée ou a émigré. Ce dernier parti est celui qu’ont notamment pris les capitaux étrangers qui affluaient sur la place de Paris. La loyauté dont fit preuve le gouvernement en 1814 et en 1815 les attira de tous les coins de l’Europe, et depuis lors ils ont repris le même chemin toutes les fois que nous avons ouvert des emprunts ou construit des chemins de fer. Ils s’engageaient avec une égale sécurité dans une multitude d’entreprises particulières. Si ce mouvement s’est arrêté, si les capitaux français se sont éclipsés, si la confiance s’est retirée du gouvernement et par suite des individus, à qui la faute ? Pour répondre, il n’est pas même nécessaire de recourir aux discours insérés au Moniteur, il suffit du Bulletin des Lois. En soixante-neuf jours de durée, indépendamment d’une quantité de mesures créant des dépenses indéterminées, dont quelques-unes, celles des colonies, par exemple, se compteront par centaines de millions, le gouvernement provisoire s’est ouvert, sur le seul exercice de 1848, pour 206,183,035 francs de crédits extraordinaires. Une pareille assertion a besoin d’être justifiée. Voici, par numéros d’ordre et par dates, le détail de ces crédits insérés au Bulletin des Lois.

10. février 24. Dégagemens des effets déposés aux monts-de-pïété pour prêts de 10 fr. et au-dessous Mémoire.
19. 26. Adoption des enfans des combattans morts en février. Id.
20. 25 Vivres. — Pain pour la garde nationale Id.
21. 25. Vivres. — Viande et vin pour la garde nationale et les citoyens dans le besoin Id.
62 Mars 5. Allocation de 25 fr. par jour à chaque représentant Id.
77. 7. Élévation de l’intérêt des caisses d’épargne de 4 à 5 pour 100. Id.
113. 7. Guerre. Fortifications de Paris et constructions diverses. 2,260,000

120. 16. Finances. Comptoirs nationaux. 60,000,000
146. 22. Travaux publics. Construction de la salle de l’assemblée nationale 250,000
147. 22. Travaux publics. Conservation des bâtimens de la couronne 500,000
155. 21. Intérieur. Suppression du travail dans les prisons. Mémoire.
206. 30. Intérieur. A-compte sur les dépenses de la garde mobile 4,500,000
207. Avril 3. Travaux publics. Ateliers nationaux 3,000,000
210. Mars 28. Intérieur. Création de dix-huit cents hommes de garde civique Mémoire.
216. Avril 4. Commerce. Commande de cent trente mille écharpes et de quarante-trois mille drapeaux à la fabrique de Lyon, Id.
223. 7. Instruction publique. Création de onze chaires au Collège de France Id.
229. 12. Intérieur. Dépenses de sûreté générale 500,000
242. 4. Guerre. Achat de 15,865 chevaux 9,659,000
258. 15 Affaires étrangères. Fonds secrets 150,000
259. 15. Commerce. Dépenses des manufactures des Gobelins, de Beauvais et de Sèvres 195,000
272. 23 Travaux publics. Ateliers nationaux 3,000,000
286. 24. Guerre. Dépenses urgentes et imprévues 19,887,000
287. 24. Guerre. Dépenses urgentes et imprévues 4,280,000
288. 26. Travaux publiques. Travaux à la colonne de juillet 29,000
292. Mars 24. Achèvement du Louvre Mémoire.
296. Avril 27. Marine. Abolition de l’esclavage dans les colonies, sauf indemnité Id.
297. 28. Intérieur. Cérémonie du 20 avril 75,000
298. 29. Intérieur. Dépenses des musées 798,000
302. 27 Marine. Vieillards et infirmes des colonies Mémoire.
303 27. Marine. Instruction publique aux colonies Id.
305. 27. Marine. Ateliers nationaux dans les colonies Id.
306. 27. Marine. Ateliers de discipline dans les colonies Id.
322. mai. 2. Finances. Pensions d’employés réformés Id.
328. 3. Finances. Nouveaux coins des monnaies Id.
329. 3. Finances. Démonétisation et refonte des monnaies de cuivre Id.
332. 3. Finances. Pensions militaires 1,850,000
333. 3. Guerre. Dépenses urgentes et imprévues 80,119,419
340. 3. Marine. Substitution des capitaines de frégate aux capitaines de corvette Mémoire.
346. 3. Finances. Liquidation de l’ancienne liste civile 500,000
347. 3. Finances. Dépenses du domaine privé 500,000
351. Mars 25. Finances. Dépenses du gouvernement provisoire 10,000
352. 28. Finances. Perception de l’impôt de 45 centimes et renboursemens 11,600,000
353. 29. Finances. Secours aux combattans de février 10,000
354. Avril 3. Finances. Commission du Luxembourg. Personnel 30,000
355. 4. Finances. Liquidation de l’ancienne liste civile 400,000
356. 6. Finances. Dépenses de l’ancienne chambre des députas. 18,743
357. 19. Finances. Idem. 56,257
358. 19. Finances. Dépenses de l’ancienne chambre des pairs. 30,000
359. Avril 19. Finances. Commission du Luxembourg. Matériel 38,000
365. Février 29. Finances. Emprunt grec 522,019
369. Avril 22. Marine. Création d’un tribunal musulman à Saint—Louis Mémoire.
370. 29. Finances. Dépenses des forêts de la couronne 118,616
116. Mai 2. Finances. Restitutions d’amendes 1,077,000

Si le gouvernement provisoire faisait, en compensation, quelques économies insignifiantes, il désorganisait, dans le seul intérêt de sa popularité, témoin sa suppression des exercices en date du 25 mars, sur laquelle il a déjà fallu revenir, et son abolition de l’impôt du sel prononcé le 2 mai pour l’année 1849, il désorganisait, disons-nous, le revenu public. Le chemin sur lequel il a marché conduit droit à la banqueroute, et la circonspection des capitalistes a dû se mettre au niveau de son imprudence. Il a détruit, par ses projets sur les chemins de fer, le peu de confiance qui pouvait rester. Ces grandes entreprises se sont exécutées par le large concours des capitaux étrangers, et lorsque, sur la foi promise, ces capitaux se sont immobilisés sur notre sol, nous sommes peut-être à la veille de voir toutes les conventions violées pour satisfaire l’avidité des demandeurs de places de la révolution de février. Quand le crédit public est si audacieusement attaqué par ceux qui devraient en être les gardiens, il ne suffit pas, pour rappeler le crédit particulier, de demander confiance dans des proclamations, et la seule chose qui pût étonner, ce serait que l’industrie reprît ses travaux et la consommation son cours ordinaire. A qui profite un pareil système d’administration ? Quelles folles pensées cache-t-il ? Nous ne saurions le dire et nous frémirions peut-être de le deviner ; mais, s’il tend à réduire les ouvriers à l’atelier national pour toute ressource et au désespoir pour dernière issue, il atteindra infailliblement son but.

Enfin, ce qui tend surtout à faire de l’atelier national une plaie permanente, ce sont les habitudes et les désordres qui naissent inévitablement de la constitution qu’il a reçue. Si l’on n’y prend garde, aucun ouvrier sorti de ces écoles de paresse et de révolte ne sera plus admis dans aucun autre atelier. A Paris, pas plus qu’à Rouen et Lyon, on ne s’est mépris sur le véritable caractère des ateliers : nulle part ils n’ont été acceptés comme des lieux de travail ; si ce n’est que l’aumône y était déguisée, chacun y est venu comme à la porte des anciens couvens de l’Espagne, et ils n’ont, par le fait, introduit parmi nous qu’une nouvelle espèce de mendicité. Mettre cette vérité en relief par des calculs irrécusables aurait dû être le premier acte de la nouvelle administration des ateliers de terrasse de Paris. En rapprochant pour chacun d’entre eux le volume des terres remué des dépenses faites, on aurait fait rougir les ouvriers honnêtes qui ont eu le malheur d’y entrer et soulevé l’indignation de ceux que leur travail, leur prévoyance ou leurs sentimens en ont tenus éloignés. Après les peines infructueuses qu’a prises le ministre des travaux publics pour obtenir à cet égard, de l’ancienne administration, les renseignemens les plus élémentaires, de simples citoyens seraient mal venus à se plaindre de n’avoir pas les secrets de cette dérisoire organisation du travail. Cependant, en la voyant en fonction, on a pu calculer que sur divers points, où le mètre cube de terrasse devait revenir à 40 centimes, il a coûté 8 francs, et qu’une journée de 2 francs rendait pour 40 centimes d’ouvrage. Un atelier qui, placé dans le service du génie militaire, a été complètement affranchi d’un certain ordre d’abus, celui du Champ-de-Mars, a déplacé environ 120,000 mètres cubes de terre ; ce travail aurait coûté, fait par des soldats, 45,000 francs, et, fait à l’entreprise par des ouvriers civils, 80,000 francs : à compter le temps qu’il a duré et les 3,000 hommes employés, la dépense effective ne peut pas être au-dessous de 400,000 francs. Il est juste de dire que cet atelier, indépendant de la direction de Monceaux, n’avait de jeux de loto ni de dominos en permanence, qu’on n’y prenait pas d’autres distractions que le chant, le tabac et les exercices gymnastiques, qu’il était difficile au même individu d’y figurer à la fois dans trois ou quatre chantiers, et que ce n’était pas celui où s’inscrivaient de préférence les amateurs de cumul occupés ailleurs. A Lyon, les abus ont été plus révoltans. Les ateliers n’ont rien fait, que servir de repaire à des associations qui ont porté la désolation dans toute la cité.

Des hommes réunis dans de pareilles conditions ne peuvent pas se croire appelés à travailler. Quelques-uns s’imaginent avoir à défendre la république, et leur pensée se manifeste dans des œuvres telles que la réponse que tout Paris a vu placarder, le 30 mai, à une opinion émise dans le sein de l’assemblée nationale sur les salaires qu’on obtient en ne travaillant pas ; d’autres, ennemis par système de tout ordre et de toute société, prêchent leur science funeste à des hommes simples dont ils pervertissent les instincts honnêtes, et la masse, se soumettant à des meneurs qui l’abusent pour l’exploiter, les suit partout où il leur convient de les conduire. C’est ainsi qu’on a vu, parmi les auteurs de l’attentat du 15 mai, des groupes sortis des ateliers nationaux marcher bannière déployée, sans que la plupart des hommes qui les composaient se doutassent du but vers lequel on les poussait ; c’est ainsi que les agitateurs de tous les ordres ont considéré les ateliers comme un instrument docile toujours disponible sous leur main, et l’ont témoigné par les réclamations qu’ont soulevées tous les projets de dissémination des travaux.

Si habitués que nous devions être aux manifestations turbulentes, elles suspendent le travail dans la cité, en éloignent les étrangers, et la part qu’y prennent les ateliers nationaux ôte de la main des véritables ouvriers le pain qu’ils gagnent à la sueur de leur front. Ceux qu’y conduisent leur mauvais sort et l’interruption de leurs occupations ordinaires y contractent bientôt des habitudes de paresse, et chaque addition que reçoit l’atelier stérile entraîne la désorganisation d’un travail productif. Un salaire médiocre obtenu dans l’oisiveté a pour la plupart des hommes plus d’attrait qu’un salaire élevé gagné par un labeur réel. Il ne faut donc pas s’étonner qu’on déserte l’industrie laborieuse, qui ne reçoit de la société qu’à la condition de lui rendre l’équivalent, pour l’industrie parasite, qui s’alimente de la substance d’autrui, et que, tandis que l’atelier national est surchargé, il ne soit pas une seule des branches de travail dont subsiste habituellement Paris qui ne demande des ouvriers : chacun peut faire à ce sujet une enquête auprès de son tailleur, de son bottier, de son chapelier, et, quant aux ateliers qui fabriquent pour le dehors, un grand nombre sont obligés, faute d’ouvriers bien plus que de capitaux ou de crédit, de refuser les commandes et de les renvoyer en Angleterre.

A Lyon, on se poste dans l’atelier national pour exiger des salaires inconciliables avec les prix de vente des étoffes ; entre les mains de l’association dévastatrice sous laquelle est courbée la ville, l’atelier est devenu une tranchée d’où l’on bat en brèche toutes les manufactures. Cette guerre a plein succès ; les fabriques tombent, les capitaux qui les alimentaient s’anéantissent bien plus qu’ils ne s’éloignent ; vendue à moitié prix[9], la récolte de soie de cette année passera presque tout entière à l’étranger, et avec elle les quatre-vingts millions de main-d’œuvre nécessaires pour la façonner. Ainsi l’atelier national d’aujourd’hui promet de grossir celui des saisons qui vont suivre.

Des résultats analogues se produisent déjà de tous côtés, et, à mesure que nous avancerons dans cette carrière funeste, on verra la désorganisation des travaux féconds correspondre à l’organisation des travaux stériles et s’étendre comme une lèpre, jusqu’à ce que le pays épuisé ne puisse plus soutenir aucun de ces derniers. Il ne saurait en être autrement. Un atelier d’où il ne sort aucune valeur échangeable, qui ne crée aucun capital reproductif pour la société, dans lequel le revenu public s’anéantit au lieu de s’immobiliser, a pour effet inévitable de tarir autour de lui toutes les sources de prospérité, et les ouvriers qui le peuplent ressemblent à ces moines qui ne faisaient d’autre travail que de creuser leur tombe. Toute la différence est que les moines savaient ce qu’ils faisaient, tandis que les ouvriers l’ignorent.

Les ateliers nationaux pouvaient apprendre aux ouvriers une chose bonne, une seule, c’était l’avantage de la vie en commun. La complication de misères amenée par la mauvaise récolte de 1846 et par la désastreuse inondation qui suivit fit établir, pendant l’hiver, des ateliers de secours sur diverses routes du département de la Loire : ces ateliers n’étaient pas dirigés par un socialiste, régénérant le monde avec sa plume, mais par un socialiste pratique, M. Boulangé, aujourd’hui ingénieur en chef du Bas-Rhin. Il résolut de nourrir les ouvriers comme les soldats, avec de bon pain, de la viande, et, grâce à l’économie du ménage commun, ils vécurent beaucoup mieux et à meilleur marché qu’isolés. Une meilleure exécution des travaux, un bien-être passager, ont été les moindres résultats de cette mesure : la véritable utilité de cette expérience a consisté dans les idées nouvelles qu’elle a semées parmi ceux qui l’ont faite. Il ne paraît pas que, dans le nombreux et savant état-major des ateliers de Paris, il se soit trouvé personne pour conseiller d’en faire autant.

Avant d’indiquer succinctement quelques-uns des moyens de dissoudre de si malfaisantes associations, il n’est pas inutile de dire encore un mot des ateliers nationaux de Paris. A la différence de ceux de Lyon, de Rouen et d’une multitude d’autres villes, qui ne ruinent qu’elles et les réduisent, par l’impossibilité de pourvoir aux dépenses municipales, à la misère, à l’insalubrité et au désordre des villes du moyen-âge, ils sont à la charge du trésor public et en tirent 180,000 fr. par jour. Le système suivi aura bientôt élargi cette plaie ; 50,000 autres ouvriers demandent la solde, on va voir pourquoi nous ne disons pas l’entrée des ateliers. En attendant mieux, ils coûtent, sur le pied actuel, un peu plus que tout le personnel administratif et militaire de la marine[10], absorbent presque le produit brut de la taxe des sels[11], et personne ne peut dire combien de temps les départemens se soumettront à payer des contributions pour l’entretien de pareils établissemens.

Il est résulté du recensement des ateliers nationaux de Paris, fait au milieu du mois de juin, que nous soldions à ce moment 103,500 individus : l’on n’a encore aucuns détails précis sur la division par âges, par origines, par professions, par état civil, de cette masse d’hommes. On paie, cela suffit. Sur ces 103,500 hommes, 8,000 seulement sont employés à des travaux de terrasse sur un espace qui n’en admettrait pas plus de 2,000 dans des ateliers bien dirigés, et ces 8,000 travaillent comme 200. Un atelier de cordonniers fait des souliers qui reviennent à 8 francs, qu’on a revendus 4, puis 6, et, par conséquent, prive de travail son équivalent d’ouvriers libres. Tout le reste reçoit une solde de 8 francs par semaine chez soi, sans autre dérangement que celui d’aller la chercher chaque jour. Le mot d’ateliers nationaux est donc à Paris un mensonge, et il couvre l’organisation d’une troupe soldée on ne saurait dire au profit de qui.

Cette troupe est organisée par escouades, brigades, compagnies, bataillons, services et arrondissemens.

« L’escouade est de 10 hommes commandés par un chef, total 11 hommes ;

« La brigade comprend cinq escouades et obéit à un chef, total 56 hommes ;

« Chaque compagnie, composée de quatre brigades, a un lieutenant, total 225 hommes ;

« Pour quatre compagnies, il y a un bataillon commandé par un chef, total 901 hommes ;

« Un service comprend trois bataillons ou douze compagnies, total 2,704 hommes en comptant le chef ;

« Chacun des arrondissemens, suivant les douze circonscriptions territoriales de Paris, a un chef et comprend un nombre de services variables.

« La banlieue ne forme qu’un seul arrondissement.

« La direction centrale nécessite à elle seule plus de 250 employés de bureaux, installés dans le domaine de Monceaux[12]. »

Voilà les faits dans toute leur nudité, et il serait superflu de chercher à devancer les réflexions qu’ils suggéreront à chacun. Toute personne un peu au fait, non pas des mystères, mais des misères de Paris, peut affirmer hardiment que sur ces 103,500 individus il s’en trouve au moins 18,000, gens de sac et de corde, repris de justice de tous les degrés, depuis le voleur de la maison de Poissy jusqu’à la plus hideuse écume des bagnes de Brest et de Toulon. Ceux-là sont les dominateurs des travaux, les moniteurs de leurs camarades : ils entraînent les ouvriers honnêtes, sont en tête de toutes les émeutes qu’on décore du nom de manifestations, et s’imaginent être les grenadiers d’une armée d’occupation jetée au milieu de la capitale. Il est triste de dire qu’ils ont osé plus d’une fois recevoir, comme s’ils étaient à leur adresse, des témoignages de satisfaction partis de très haut.

La conclusion de ce rapide aperçu, c’est que les plaies dont les ateliers nationaux commencent à couvrir notre territoire ne peuvent être fermées que par des mesures de gouvernement dont tout le régime économique du pays ressente les effets. Quand une lésion locale du corps humain vient des vices ou de l’appauvrissement du sang, la médecine la combat par des remèdes généraux ; mais, en attendant ces remèdes, il est une mesure énergique, immédiate à prendre : c’est la dissolution ou tout au moins la dissémination des ateliers de Paris. La chose est peut-être moins difficile qu’il ne semble.

J’ai peine à croire, je l’avoue, à la réalité de l’effectif de 103,500 travailleurs. Quand le général Bonaparte prit le commandement de l’armée d’Italie, il constata que les revues sur lesquelles s’effectuait la solde comprenaient 16,000 hommes de plus que les rangs. De semblables dilapidations ont eu lieu dans d’autres temps et d’autres pays, et, sans affirmer que l’administration des ateliers nationaux ait quelques membres aussi peu scrupuleux qu’en comptait l’administration militaire du directoire, il est permis de regarder après elle ; elle est entourée de trop de subalternes qu’elle n’a pas choisis pour se croire à l’abri de toute tromperie, et, quand on considère comment s’est fait le recrutement des ateliers et ce qu’il a produit, un peu de défiance est légitime. Une multitude d’infortunés, dont beaucoup sont très respectables, ont été admis à la solde ; mais on sait que des brigadiers, lieutenans ou autres agens, ont été chargés de former eux-mêmes leurs brigades ou leurs compagnies. Ils ont enrégimenté leurs hommes, et leurs erreurs sur la moralité du personnel qu’ils sont allés chercher pourraient s’être étendues à la distribution de la solde ; bien des gens seraient capables de saisir de pareilles occasions de faire des économies, sous la réserve d’en employer le produit au triomphe de ce qu’ils appellent la bonne cause. Des indices nombreux feraient soupçonner qu’il couve dans le sein des ateliers des mystères dont ceux qui les dirigent avec loyauté n’ont pas la clé.

Il ne s’agit pas d’ailleurs de disperser à l’instant une association de plus de cent mille hommes. Qu’on expulse sans pitié les quinze ou vingt mille misérables qui la déshonorent et l’infectent ; ceux-là ne sont pas difficiles à reconnaître ; la plupart ont eu affaire à la police, et quand il ne restera dans les ateliers que de véritables ouvriers, la conduite en sera sans danger, et la dissolution en sera prompte.

L’établissement sévère du travail à la tâche arrêtera, à lui seul, un gaspillage effréné. Le premier effet de cette mesure sera de chasser les oisifs et de rendre à leurs travaux habituels une multitude de brave » ouvriers que retiennent des engagemens de camaraderie ou de partis. Malheureusement, il y a loin, par le temps qui court, des paroles aux actes, du décret à l’exécution. On allègue la difficulté de trouver des travaux de terrasse à Paris : on aurait achevé ceux du chemin de fer de ceinture, que recommandaient vivement MM. Marie et Arago, et qui conduisaient à faire, d’une gare à l’autre pour 75 centimes, le transport de la tonne, qui coûte aujourd’hui 4 francs, si l’on n’avait craint de blesser par là les camionneurs de Paris. D’ailleurs, quand il ne se trouve pas d’entreprises rapprochées, l’état ne doit pas plus hésiter à employer au loin les bras qui réclament son secours, que les ouvriers les plus recherchés ne craignent eux-mêmes de franchir de longues distances pour aller, comme ils le disent, où l’ouvrage commande. Les chemins de fer fournissent de singulières facilités pour la pratique de ce mode salutaire de dissémination, et il suffit de promener les yeux sur le rayon d’approvisionnement de Paris pour reconnaître mille moyens de féconder notre territoire, réalisables par l’emploi de la pioche, de la bêche et de la brouette, et également profitables aux provinces et à la capitale. Si aucune arrière-pensée politique ne s’était mêlée à l’organisation des ateliers de Paris, si la double condition de la dissémination des travailleurs et de l’utilité des travaux avait prévalu dès le principe, les sommes actuellement dépensées auraient suffi pour vivifier ici la navigation maritime, là pour assainir et rendre à l’agriculture d’immenses étendues de terrain.

Indépendamment des précautions de détail à prendre pour sortir du pas difficile où nous nous sommes fourvoyés, il est indispensable, pour prévenir la ruine dont l’institution des ateliers nationaux menace l’industrie et les finances, d’y régler le prix du travail de manière à ne jamais attirer des hommes réclamés par d’autres occupations ; ces ateliers doivent être des refuges contre les calamités publiques, et non des asiles ouverts aux exigences mécontentes.

Résumons-nous :

La révocation du décret du 2 mars et la réparation de l’atteinte stupide qu’il porte à la liberté de travailler ;

Une protection énergique étendue sur les ouvriers opprimés par leurs camarades, sur les ateliers et les établissemens interdits, et particulièrement sur les ouvriers étrangers ;

La reconstitution des caisses d’épargne. si malencontreusement détruites par le décret du 9 mars, et des autres établissemens de prévoyance et de secours, tous plus ou moins gravement ébranlés par la marche de l’administration des finances ;

Le rétablissement dans le code pénal de l’ancien article 44, qui, au lieu d’interdire au forçat libéré la résidence d’un lieu déterminé et de le laisser libre de parcourir le reste de la France, permettait de l’obliger à une résidence fixe et prévenait l’affluence des condamnés à Paris ;

La colonisation de l’Algérie, qui, dès qu’on dotera ce beau pays d’un véritable gouvernement, s’effectuera presque d’elle-même ;

Telles sont les premières mesures générales à prendre pour désobstruer les ateliers nationaux.

Les améliorations à introduire dans l’éducation populaire, dans l’économie publique du pays et dans son régime financier, exigent de plus longues méditations. Faisons d’abord les réformes les plus simples ; elles nous donneront le temps d’examiner la portée de l’engagement de garantir le travail à tous les citoyens, pris le 25 février par le gouvernement provisoire, qui peut-être n’attachait pas à cette promesse si mal tenue et si malheureusement commentée par les faits, plus d’importance qu’à sa déclaration du 7 mars, de n’exiger des citoyens aucun sacrifice extraordinaire, si promptement suivie du décret de l’impôt des 45 centimes et de celui des créances hypothécaires. Nous reconnaîtrons peut-être alors qu’indépendamment de l’impossibilité de la tenir partout, et de l’injustice de l’appliquer partiellement, la garantie du travail ne serait autre chose qu’une prime à l’incurie, à l’imprévoyance et une dégradation de la dignité de l’ouvrier. Les gouvernemens ne doivent aux individus que la protection et la liberté du travail : tout le reste est chimère, ruine et déception.

Post-scriptum. — Ces pages étaient écrites lorsque les événemens du 23 juin ont éclaté. L’auteur, qui les a suivis pendant cent vingt longues heures dans les rangs de la garde nationale, était loin d’en prévoir toute l’horreur, et, tout en se croyant à peu près au fait des plaies cachées de ce Paris, la tête et l’amour du monde civilisé, il n’imaginait pas que ses flancs recelassent des bandes de bêtes féroces, professant comme une religion le pillage, le viol et l’incendie. Ah ! sans doute, un pareil état de choses appelle les méditations du philosophe, de l’homme d’état, du chrétien : malheur à qui sortirait d’un pareil spectacle sans autres sentimens que ceux de la vengeance ! mais honte et mépris à qui, cherchant une basse popularité, fléchirait devant la gravité de ses devoirs, et laisserait, après cette leçon, Home exposée à redevenir la proie des hordes d’Attila !


J.-J. BAUDE.

  1. Proclamation, du gouvernement provisoire. (Bulletin des Lois, no 1.)r
  2. Ibid., no 2,
  3. « Le gouvernement provisoire de la république française s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail.
    Il s’engage à garantir du travail à tous les citoyens. » {Bulletin des Lois, I, 18.)
  4. Rapport de la commission inst.luée par décision ministé ieLe du 17 mai 1848, pour l’examen des diverses quittions relatives aux ateliers nationaux.
  5. Numéros 354 et 359 du 34e Bulletin des Lois.
  6. Proclamation relative aux travailleurs étrangers. (Bulletin des Lois, n" 31.)
  7. Arrêté du gouvernement provisoire. — Bulletin des Lois, no 6,
  8. Décret du gouvernement provisoire du 9 mars, — Ibid., no 8.
  9. Le kilogramme de cocons, qui vaut ordinairement 4 francs 50 cent., s’est vendu cette année 2 francs 10 centimes.
  10. En voici le détail d’après le budget de 1848 :
    Chap. I. — Administration centrale, déduction faite des colonies 803,810 fr.
    III. — Officiers militaires et civils 7,614,857
    IV. — Maistrance et gardiennage 1,767,821
    V. — Solde dés équipages et des troupes (49,277 hommes) 29,864,020
    VI. — Hôpitaux 1,738,240
    VII. — Vivres 11,959,640
    VIII. — Justice maritime 91,710
    IX, — Salaires d’ouvriers 10,300,000,
    XIII. — École navale, 103,400
    XVII. — Dépenses diverses 641,900
    XVIII. — Dépenses temporaires 100,000
    XIX. — Sciences et arts maritimes 481,960
    Totaux 65,466,864 fr.
  11. La taxe sur les sels a rendu en 1847 :
    Perception des douanes 56,777 000 fr.
    Perception des contributions indirectes 13,657,000
    70,434,000 fr.

    (Développemens à l’appui du budget des recettes de 1849, page 100.)

  12. Rapport du 19 mai au ministre des travaux publics.