Les Associations ouvrières dans le passé (Pelletan)/Les Associations ouvrières sous l’Empire romain

Librairie de la Bibliothèque ouvrière (p. 29-38).


CHAPITRE II.

Les Associations ouvrières sous l’empire romain.


Les « collèges » romains n’étaient pas des sociétés formées entre des travailleurs isolés et indépendants pour un but spécial, c’étaient des associations groupant tous les ouvriers de même métier et de même pays en une sorte de petite république à part, et remplissant à elles seules l’objet que remplissent aujourd’hui des institutions différentes, depuis les sociétés de secours mutuels jusqu’aux juridictions corporatives ; tout cela se trouvait confusément indiqué dans le « collège » qui réunissait pour l’ouvrier, comme l’État pour le citoyen, les attributions les plus diverses.

I. — De qui était composé un collège ? En principe, de tous les ouvriers d’un même métier, dans une même ville. Quelquefois le même collège s’étendait plus loin ; parfois il réunissait des métiers voisins, par exemple tous les ouvriers de bâtiments, ou des villes voisines, par exemple les bateliers de tout un fleuve. Ainsi, les bateliers de la Seine formaient une puissante corporation dès le commencement de l’Empire. Cette corporation semble avoir duré jusqu’à la Révolution française : c’est d’elle que la ville de Paris a pris le vaisseau qui figure dans ses armes, et qu’on a pu voir sur nos monuments publics.

Ouvriers et patrons étaient mêlés dans le collège, sans distinction. Une même misère et la même oppression les réunissaient. Comme les premières associations du moyen âge, les collèges sont faits, non par les ouvriers vis-à-vis de leurs patrons, mais par les uns et les autres vis-à-vis du reste de la société.

II. — Qu’était le collège ? C’était pour les hommes qui exercent le même métier, à peu près ce qu’est la « commune » pour ceux qui habitent le même village. C’était un État dans l’État, ou mieux une ville dans la ville, ayant ses magistrats, ses règlements, ses propriétés, ses impôts.

Le collège pouvait posséder et acquérir. Il avait la faculté de recevoir les legs. De grands personnages lui laissaient souvent leurs biens. Il avait des cotisations sur les sociétaires. Le collège était souvent fort riche. Il avait des immeubles, le local de ses réunions, des bureaux ou des bâtiments affectés à divers usages, comme un cimetière particulier, ou, détail moins funèbre, une citerne dont les membres du collège profitaient.


Il possédait aussi ou son temple ou au moins un autel. Car le collège avait son côté religieux. Mais ceci exige une explication. L’antique religion romaine n’était pas gênante. L’antiquité possédait à peu près autant de dieux que nous avons de saints. Ces divinités étaient bonnes personnes, tenant peu de place, souffrant qu’on se moquât d’elles ; méprisées ouvertement de quiconque avait quelque éducation, et dénuées de tout rôle politique. Les sacrifices qu’on leur offrait et les cérémonies qu’on célébrait en leur nom n’étaient que de bonnes vieilles coutumes, n’engageant à rien ; les crédules croyaient aux dieux comme on croit aujourd’hui à la mauvaise influence du vendredi ; les autres en riaient tout haut ; les sacrifices particuliers du collège étaient des occasions de réunions et de fêtes, et rien de plus.

III. — Comment se gouvernait le collège ? Comme une petite république industrielle. Tout s’y faisait par le vote. À sa tête, le collège avait des magistrats, élus, les uns pour cinq ans, les autres à vie ; pour fournir à ses dépenses, il levait des cotisations ; pour régler le travail et trancher les difficultés qui pouvaient survenir, il prenait des résolutions et rendait des sortes de lois, ou plutôt de règlements.

Les avantages que les ouvriers en retiraient se devinent.

Ils s’administraient, se réglementaient eux-mêmes et jouissaient d’une véritable juridiction corporative.

Ils profitaient des propriétés du collège pour leurs besoins de chaque jour.

Ils profitaient de son influence et de sa puissance pour leurs intérêts généraux.

Ils trouvaient dans sa fortune des secours pour les cas de misère et de maladie.

IV. Quelle était la situation des collèges vis-à-vis de l’État ?

Il semblerait que des associations aussi nombreuses, aussi riches, et aussi puissamment organisées dussent avoir une singulière influence politique et constituer une force considérable pour la conquête des libertés. Rien de plus faux.

Les collèges n’avaient rien de politique. Ils ne pouvaient se former que par l’aide de l’empereur ; ils n’arrivèrent à vivre que par sa protection ; et ils cherchèrent des appuis dans les hommes puissants. Chaque collège eut ses « défenseurs » des deux sexes.

Imaginez que, sous l’homme de Sédan, les corporations naissantes, pour obtenir la faveur de l’État, aient choisi pour soutiens les gros bonnets de l’Empire, comme M. Rouher, M. de Persigny, ou même Mme de Persigny. C’est ce que faisaient les « collèges. » Ils avaient des listes de dix, quinze protecteurs ou protectrices, qu’ils payaient en honneurs des services que ceux-ci leurs rendaient. Voilà qui n’indique pas de leur part un grand esprit d’indépendance.


On voit ce qu’était un « collège. » En somme, on y trouvait en germe tout ce que les ouvriers cherchent aujourd’hui. Le collège était une société de secours mutuels, ayant des fonds assez considérables pour donner aux pauvres et aux malades de la corporation un appui efficace ; le collège établissait une juridiction de métier et rendait la loi d’après laquelle cette juridiction pouvait trancher les difficultés ; le collège établissait une étroite solidarité entre les travailleurs d’une même profession ; mais entre les associations ouvrières de l’antiquité et les associations modernes, les différences frappent de suite. Elles tiennent à la différence des civilisations.

Imaginez un Empire long d’un millier de lieues, comprenant cent races diverses d’origine, de langue, de religion, de culture ; les nivelant patiemment et les mêlant en un mélange confus, où la corruption servile des nations pourries de l’Orient se joignait à la barbarie des nations de l’Europe. Avec le temps, l’idée de patrie s’efface et avec elle l’idée de droits. Nulle révolte n’est possible contre un maître qui peut écraser chaque insurrection locale des forces du reste du monde. Peu à peu, on se soumet, on se résigne, on oublie, on ne comprend même plus le mot de liberté. Avec toute idée de résistance, [disparaît] toute raison de vivre. L’Empire devient un immense cimetière, où se décomposent les cadavres des peuples étouffés.

Où la vie, la liberté se réfugieront-elles ? Dans de petits groupes locaux, trop faibles pour porter ombrage. Si les peuples n’existent plus, on voit renaître 1o Les villes sous formes de municipalités ; 2o Les classes ouvrières sous forme de corporations.

Libertés municipales, libertés corporatives, voilà les seules libertés que le despotisme impérial tolérait : avec une singulière analogie des deux côtés. Même indépendance locale, — même administration élective, — même souci de chercher des patrons, des défenseurs parmi les personnages influents.

Le but de ces libertés, octroyées, encouragées par l’État, c’est d’empêcher le monde de mourir tout à fait. Ces institutions tolérées ne sont pas dangereuses. Elles ne correspondent ni à des aspirations politiques contre le despotisme, ni à des aspirations sociales contre la monstrueuse inégalité des fortunes. Les peuples alors étaient trop énervés, trop usés, trop éteints, pour songer à rien de semblable.

Il semble qu’un pareil état de choses est fait pour réaliser les rêves des conservateurs ; un peuple qui n’agite aucune question sociale ou politique ; des corporations et des municipalités qui ne sortent pas de leur sphère, une monarchie dans laquelle l’armée est toute puissante ; l’ordre régnant partout, à moins que les troupes ne s’insurgeassent. Et c’est ici qu’on peut juger l’idéal de ceux qui nous souhaitent un pareil état. Ce n’était pas l’ordre, c’était la mort. Et on le vit bientôt.