Les Associations ouvrières dans le passé (Pelletan)/Le Chef-d’œuvre

Librairie de la Bibliothèque ouvrière (p. 107-111).

CHAPITRE IX

Le Chef-d’œuvre


Il y avait dans les corporations un grand côté, l’autonomie industrielle, et une mauvaise tendance, le privilège. Avec le progrès de la liberté, la mauvaise tendance eût péri : avec le progrès de la royauté, elle devait grossir, et tuer le reste.

Vis-à-vis de l’association ouvrière, que fait le roi ? Il la reconnaît d’abord ; il la fait officielle ; puis, peu à peu, elle se modifie, et il la modifie. Il la modifie, en en faisant disparaître les franchises, qui l’inquiètent. Elle se modifie dans le même sens ; parce qu’elle ne peut pas se modifier dans le sens de la liberté ; parce que les privilèges, dans une monarchie absolue, naissent naturellement.

De là, deux transformations qui altèrent, qui transforment le corps de métier.

1o Le pouvoir royal s’introduit dans le corps de métier. Il le crée ou le détruit. Il prend sa part des cotisations et des amendes. Il veut nommer les magistrats. Il veut nommer jusqu’aux patrons. Il surveille les ouvriers.

C’est le progrès lent et continuel de cette ingérance de l’État dans les corporations que nous suivrons dans la suite.

2o Un abîme se creuse entre le patron et l’ouvrier. Le mouvement naturel des choses amène la division. Avec la marche de la civilisation, sont nées les premières fortunes commerciales ou financières. La richesse a séparé les classes ; les patrons songent de suite à s’assurer contre leurs ouvriers et à leur interdire d’ouvrir boutique à volonté. Pour cela que font-ils ? Ils changent les conditions de la maîtrise.

Que fallait-il au début pour fonder un établissement à soi ? — Savoir le métier et avoir une mise de fonds sérieuse.

Que faut-il deux siècles plus tard ? — Prouver qu’on sait le métier en faisant un « chef-d’œuvre. » Le « chef-d’œuvre » est dans chaque métier, un travail difficile, long et puéril, qui peut coûter de trois mois à un an de peine. Il faudra donc que l’ouvrier qui veut devenir patron soit assez riche, non-seulement pour s’établir, mais encore pour pouvoir perdre trois mois ou un an, sans rien gagner. Mais ceci n’est encore rien. Le grave, c’est que le « chef-d’œuvre » une fois achevé sera soumis à un jury composé précisément des « patrons, » qui ont intérêt à limiter la concurrence, en refusant l’ouvrier. Si le chef-d’œuvre n’est pas jugé bon il faudra le recommencer ; il peut être indéfiniment rejeté ; et ce n’est pas là une supposition : le nombre des procès faits par des ouvriers qui se prétendaient refusés à tort et qui ont gagné leur cause prouve suffisamment que le principal but du chef-d’œuvre était de fermer la maîtrise aux travailleurs.

À qui reste-t-elle ouverte ? Aux fils des patrons, qui, eux, n’étaient pas refusés. Voilà les classes bien marquées. — On dirait presque les castes.

L’institution du chef-d’œuvre ne se fit pas d’un coup. Elle existait en germe dans certains corps de métiers, dès le début, mais à l’état de simple et légitime épreuve. Plus on va, plus le chef-d’œuvre devient difficile et long à faire ; plus l’institution se répand ; plus les corporations l’adoptent.

Voyons maintenant ce que fait le pouvoir royal.