Les Arts du dessin en France à l’époque du renne

LES ARTS DU DESSIN EN FRANCE
À L’ÉPOQUE DU RENNE.

Il fut un temps, prodigieusement éloigné de nous, antérieur à toutes les traditions, où l’homme européen ignorait l’usage des métaux, vivait dans les cavernes, y ensevelissait les morts, y célébrait des repas funèbres et préludait peut-être ainsi à la naissance d’un culte religieux. Vêtu de la dépouille des animaux dont il faisait sa proie, et qu’il abattait à l’aide de l’arc et des pointes de flèches en silex et en os, il se nourrissait de la chair du cheval, de l’éléphant, du rhinocéros, du bœuf musqué, du renne, du castor, etc., qu’il prenait à peine le temps de faire cuire, que souvent même il mangeait encore toute saignante.

Toutes ces armes, tous ces instruments étaient fabriqués avec la pierre, l’os ou l’ivoire, et parmi eux cependant il en était d’extrêmement délicats[1], surtout à l’époque du Renne, le beau temps de cette industrie, pendant la période que les antiquaires et les paléontologistes ont nommée l’âge de la pierre taillée ou archéolithique, par opposition à l’âge plus récent de la pierre polie ou âge néolithique.

Or, dès la seconde moitié de l’époque archéolithique, l’homme des cavernes de l’âge du renne savait déjà graver, ciseler, sculpter la pierre et l’os, et il nous a laissé de son talent originel des preuves aussi curieuses qu’incontestables.

Lors de l’Exposition universelle de 1867, tout Paris a pu voir et admirer dans les vitrines du Palais de l’industrie consacrées à l’histoire du travail, ces premiers essais qui déjà dénotent une certaine habileté de main, et surtout un vif sentiment de la nature. Choisissons donc quelques-uns de ces bijoux, d’une valeur très-contestable aux yeux du vulgaire ignorant, d’un prix infini pour l’homme de science, pour l’homme de goût, et surtout pour le véritable artiste, Plus humbles ont été les commencements, plus les noms des ouvriers sont demeurés obscurs, et plus nous devons nous applaudir des progrès accomplis.

Voici d’abord une plaque d’ivoire fossile trouvée dans la grotte de la Madelaine (Dordogne) par MM. Ed. Lartet et Christy, dont la mort est venue depuis si malheureusement interrompre les remarquables travaux. Sur cette plaque, un artiste antédiluvien a gravé le portrait d’un mammouth, ou éléphant de la Léna, parfaitement reconnaissable à son front large et bombé, à ses oreilles petites et velues, à ses longues défenses recourbées en dessus, aux longs poils qui couvraient sa tête et son corps, enfin à la crinière épaisse et brune qui bordait son cou et son dos, et qui, paraît-il, offrait beaucoup de ressemblance avec celle du Bison américain (fig. 1).

Nul doute, par conséquent, que le graveur qui a tracé ces traits, n’ait vu l’animal dont il reproduisait l’image, et, chose bien digne de remarque, son dessin est bien plus correct que celui de l’artiste moderne[2] qui a représenté, d’après nature, le mammouth trouvé en 1806, avec sa peau, sa chair et ses os, près de l’endroit où la Léna se jette dans la mer Glaciale. En comparant les deux dessins, reproduits l’un et l’autre dans les Mémoires de l’Académie impériale de Saint-Pétersbourg pour l’année 1866, on pourra facilement se convaincre de la supériorité de l’artiste inconnu de la Dordogne sur l’artiste russe, notre contemporain, du moins en ce qui concerne l’exactitude des détails relatifs aux formes extérieures et au pelage de l’animal. Du reste, cette supériorité a été si bien reconnue par le professeur Brandt, juge très-compétent, s’il en fut, qu’il s’est inspiré lui-même du dessin primitif pour corriger les imperfections de la figure un peu trop idéale du mammouth, qui accompagne son mémoire sur l’anatomie de ce gigantesque proboscidien.

Fig. 1. Mammouth ou éléphant de la Léna. — Fig. 2. Bâton de commandement. — Fig. 3. Autre bâton de commandement. — Fig. 4. Grand ours des cavernes. — Fig. 5. Tête de morse et tête de crocodile.

C’est encore à la Madelaine que MM. Ed. Lartet et Christy ont trouvé un sceptre ou bâton de commandement sur lequel sont gravés, d’un côté, deux têtes d’aurochs, de l’autre, un homme nu entre deux têtes de chevaux, et un poisson, paraissant très-voisin des anguilles (fig. 2). Mais, dans cette gravure, la première peut-être où la forme humaine ait été représentée, la face est sans expression aucune, et les membres, bien que assez nettement dessinés, ne sont pas complètement finis, l’artiste n’ayant modelé ni les pieds ni les mains. Un bras, tatoué peut-être, ou du moins marqué d’entailles obliques en zigzags, et terminé par une main à quatre doigts seulement (le pouce n’est point dessiné), se voit sur les deux faces d’une pointe de dard de la même provenance que l’objet précédent. Enfin, sur une roche schisteuse très-dure, recueillie par M. Brun dans l’abri de Lafaye, près Bruniquel, on voit, finement gravées à l’aide de la pointe en silex, deux têtes humaines, avec le buste seulement.

Voici maintenant une autre roche schisteuse sur laquelle le graveur a représenté une scène d’amour, dont les rennes sont les acteurs. L’un d’eux, qui relève fièrement la tête, après avoir terrassé son rival, sollicite les faveurs de la femelle pour prix de la victoire qu’il vient de remporter. « Cette composition assez compliquée, dit M. G. de Mortillet, rendue avec un vrai sentiment des situations, est pourtant, exécutée avec une extrême naïveté. Chaque animal est tracé comme si les autres n’existaient pas. Ainsi, les pattes du renne terrassé, qui devraient être masquées par le corps de la femelle, sont bel et bien représentées quand même[3]. »

Le renne est l’animal le plus souvent figuré par les artistes du Périgord et du Languedoc. L’aurochs, le bouquetin, le chamois, le cerf commun, etc., se voient aussi sur quelques instruments. Le cheval, au repos ou au galop, s’y reconnaît également, mais son image n’est pas toujours bien réussie.

Cependant elle est parfaitement reconnaissable sur un bâton de commandement en bois de renne, dont nous donnons ici la figure (fig. 3).

Mais un dessin des plus curieux et des plus importants, sans contredit, non-seulement au point de vue de l’histoire de l’art glyptique, mais encore au point de vue de la paléontologie pure, c’est celui que M. le docteur F. Garrigou a vu gravé au trait sur un galet provenant de la grotte de Massat (Ariége). Ce dessin, comme celui du mammouth, représente un animal d’espèce depuis longtemps éteinte, mais qui avait encore de rares représentants à l’époque du renne, je veux parler de l’ours à front bombé ou grand ours des cavernes (Ursus spelæus[4]) (fig. 4). L’artiste ariégeois qui nous en a donné la figure si parfaitement reconnaissable a donc vu cet animal encore vivant ; il était son contemporain, comme l’artiste du Périgord était celui du mammouth dessiné par lui : preuve nouvelle et, certes, bien inattendue de la haute antiquité de l’homme dans nos contrées.

Dans son intéressant mémoire sur la Grotte de la Vache (Ariége), M. le docteur Garrigou a aussi donné deux figures dont l’une représente, à ce qu’il croit, la silhouette d’un morse, gravée sur un fragment d’os ; l’autre, la tête d’un crocodile, également tracée à la pointe sur un bois de renne (fig. 5).

Enfin, sur l’extrémité d’un andouiller de bois de cerf, cassé à l’endroit où se trouvait un trou de suspension et provenant aussi de la grotte de Massat, M, Ed. Lartet a vu la tête de l’ours actuel des Pyrénées très-exactement représentée. Des hachures, nettement tracées, sont destinées à indiquer les ombres ; progrès réel relativement aux figures précédentes, simplement dessinées au trait. Je pourrais facilement citer d’autres dessins gravés sur pierre ou sur ivoire et provenant des cavernes. Les exemples, que j’ai mentionnés pourront nous convaincre que rien n’est nouveau sous le soleil, pas même la merveilleuse invention d’Aloys Senefelder, à qui revient pourtant l’honneur d’avoir créé, dans les temps modernes, la gravure et le dessin lithographiques.

La sculpture elle-même a des origines très-reculées : elle remonte, comme l’art glyptique, à l’époque du silex taillé ; car c’est sculpter, c’est modeler la matière que de la transformer en un instrument usuel et vulgaire[5], aussi bien qu’en un objet d’art du plus grand prix.

Dans leurs Reliquiæ aquitanicæ, reliques profanes, il est vrai, mais du moins parfaitement authentiques, MM. Ed. Lartet et Christy ont figuré un poignard dont le manche sculpté représente un renne, ayant le mufle relevé de manière que les bois retombent sur ses épaules, contre lesquelles ils s’appliquent ; tandis que les pattes de devant, repliées sans effort sous le ventre, contribuent avec eux à former la poignée. Les jambes postérieures, au contraire, sont allongées dans la direction de la lame, qu’elles rattachent ainsi au manche du poignard. Bien que cette sculpture soit restée à l’état d’ébauche, elle n’en indique pas moins un artiste vraiment digne de ce nom, par l’intelligence avec laquelle il a su adapter la posture de l’animal, sans la violenter, aux nécessités du programme qu’il s’était tracé pour atteindre son but, savoir, le maniement facile d’une arme enrichie de sculptures (fig. 9). Laugerie-Basse (Dordogne) a aussi fourni, entre autres richesses inappréciables, deux manches de poignard sur l’un desquels sont sculptés deux bœufs, tandis que l’autre porte la figure d’un mammouth.

Fig. 9. — Manche de poignard sculpté. (Laugerie-Basse.)

Deux autres poignards trouvés à Bruniquel représentent deux rennes en relief, d’un travail beaucoup plus fini et beaucoup plus parfait que celui de toutes les stations jusqu’à présent explorées (fig. 10).

Fig. 10. — Manche de poignard sculpté. (Bruniquel.)

Nous ne saurions passer sous silence une statuette en ivoire, dont la tête et les pieds n’existent plus, dont les bras n’ont jamais existé, sorte de Vénus impudique aux formes étrangement prononcées. Cette statuette a été trouvée à Langerie-Basse, et fait maintenant partie de la belle collection de M. le marquis de Vibraye.

Une autre découverte des plus importantes pour l’histoire du travail, c’est celle d’une figurine, en bois de renne, très-grossièrement sculptée, sorte d’ébauche informe qui dénote l’enfance de l’art, et qui remonte en effet à ses premiers commencements, car le terrain où elle a été trouvée[6] appartient aux couches supérieures de l’âge du mammouth. C’est pour la Belgique un des plus anciens monuments de l’art sculptural.

Nous ne dirons rien de la peinture, dont le temps ne nous a conservé aucun spécimen authentique.

Cependant M. Brun, conservateur du musée de Montauban, a trouvé à Bruniquel de l’hématite ou sanguine, réduite en poudre, et parfaitement conservée dans une coquille de cardium[7]. À côté de cette coquille, se trouvait un instrument en os, espèce de fourchette à pointes très-courtes mais très-aiguës, qui pourrait bien avoir servi au tatouage, genre de parure très-répandu, personne ne l’ignore, chez les sauvages contemporains.

De l’hématite également pulvérisée a été trouvée aussi à Montastruc, par M. Peccadeau de Lisle ; dans la Dordogne, par MM. Ed. Lartet et Christy, et en Belgique par M. Ed. Dupont.

Pendant la période néolithique, les arts du dessin semblent avoir été oubliés ou, du moins, tellement négligés, qu’aucun spécimen n’est venu jusqu’à présent nous en révéler l’existence. Nous aimons mieux croire à une lacune regrettable qu’à un pas rétrograde ou à une décadence complète : car en définitive, la loi du progrès est infaillible dans les œuvres de l’art, comme dans celles de la nature.

Du reste, on l’a dit avant nous, cette loi s’observe d’une manière évidente en ce qui concerne l’industrie du silex. Elle n’est pas moins manifeste quand on compare la gravure sur os de la grotte inférieure de Massat (âge de l’aurochs) avec celle de Savigné (âge du renne). Là, c’est-à-dire à Massat, le progrès est marqué, non-seulement par une plus grande fermeté de trait, par une plus grande régularité dans les contours, mais encore par des hachures destinées à indiquer les ombres et à donner ainsi du relief au dessin.

Si l’on compare les produits artistiques que nous venons de décrire avec ceux de la plupart des sauvages actuels, on trouvera chez les premiers une supériorité bien évidente ; mais ils offrent en même temps une grande ressemblance avec les produits de l’art chez les races hyperboréennes (Lapons, Eskimaux, Tchoutchis) de nos jours.

Faut-il en conclure que les ouvriers qui nous ont transmis ces antiques spécimens de leur savoir-faire appartenaient à l’une de ces races que M. Pruner Bey a désignées sous le nom de Mongoloïdes, les Finnois et les Ethoniens, par exemple ?

Cette thèse, ou plutôt cette hypothèse, nous ne l’ignorons pas, est aujourd’hui fort à la mode, et elle a été soutenue, nous le savons encore, par des hommes d’une grande et incontestable autorité. Mais la Revue des cours scientifiques (N° du 20 avril 1873) nous apprend que cette théorie vient d’être attaquée par des arguments qui n’auraient rien perdu de leur valeur, tout au contraire, s’ils ne s’étaient point produits avec une violence, une acrimonie, disons le mot, avec une grossièreté de langage dont l’opinion publique en France a déjà fait justice, et que la science qui se respecte réprouve et condamne à tous les points de vue et dans tous les pays du monde civilisé.

Du reste, Finnois ou Esthoniens, peu importe en ce moment. Les dessinateurs et les sculpteurs de l’âge du renne n’en sont pas moins les précurseurs, on peut même dire sans exagération aucune, les créateurs de l’art moderne, glyptique ou sculptural. Et quand avec leurs grossiers instruments de silex, ils dessinaient ou sculptaient la figure de l’homme ou celle des animaux qu’ils avaient sous les yeux, évidemment, quoiqu’à leur insu, ils préludaient à ces chefs-d’œuvre qu’un lointain avenir devait enfanter sous le burin de Callot, sous le pinceau de Raphaël, ou sous le ciseau de Phidias, de Michel-Ange, de Thorwaldsen et de Canova. Enfin, ils nous prouvaient, par leurs œuvres mêmes, qu’ils étaient les contemporains de ces espèces éteintes (ours et hyène des cavernes, mammouth, rhinocéros à narines clairsemées), dont nous retrouvons aujourd’hui les débris mêlés avec ceux de nos troglodytes du Languedoc et du Périgord.

Dr N. Joly (de Toulouse).


  1. Par exemple, les scies en silex pour découper le bois de renne, et les aiguilles en os munies d’un chas.
  2. Cet artiste, il est vrai, était un simple commerçant russe : il se nommait Boltanow.
  3. G. de Mortillet, Promenades préhistoriques à l’Exposition universelle, p. 28 ; Paris, 1867.
  4. On sait que M. Ed. Lartet a, le premier, fondé une sorte de Chronologie paléontologique, en se basant sur l’ordre successif de disparition des espères éteintes ou aujourd’hui émigrées vers le Nord, qui jadis habitaient nos contrées. Le premier des quatre âges établis par ce savant maître, que nous tenons à honneur d’avoir compté parmi nos auditeurs, est l’âge de l’ours des cavernes (ursus spelæus), le second est l’âge du mammouth (elaphus primigenius), le troisième est l’âge du renne (cervus tarandus), le quatrième enfin, le plus récent de tous, est l’âge de l’aurochs (bison europœus).
  5. Voy. les figures 6, 7 et 8 qui représentent : la dernière, une pointe de lance en silex ; la deuxième, une flèche barbelée en bois de renne, dont les ailerons portent des entailles ou rainures, destinées, à ce que l’on croit, à recevoir une substance vénéneuse ; la première, un poinçon en os.
  6. Dans le Trou Magrite, près Dinant.
  7. Le cardium edule ou bucarde, mollusque marin comestible, qui se vend sur nos marchés.