Les Armes anciennes à l’Exposition universelle

LES ARMES ANCIENNES
À L’EXPOSITION UNIVERSELLE

On peut dire de la partie archéologique de l’Exposition de 1900 qu’elle est assurément unique. Il faut se montrer reconnaissant aux étrangers qui nous ont si généreusement confié leurs richesses, et remercier, particulièrement la reine d’Espagne pour sa libéralité : grâce à la régente Marie-Christine d’Autriche, Paris aura vu l’incomparable suite des tapisseries, des boucliers et des casques, qui, depuis quatre siècles peut-être, n’avaient point quitté le palais de Madrid. La Hongrie n’est pas restée en arrière, elle nous a envoyé les reliques des guerres turques, les harnais, les estocs et les palaches de ses hussards, ses glaives de justice. Enfin nos Musées de province, nos principaux amateurs, nos gros financiers, emportés par un patriotique enthousiasme, se sont séparés, pour un temps, des trésors d’art dont regorge le Petit Palais.

De tout cela, je voudrais sommairement esquisser l’histoire, dans la mesure de ma compétence : c’est dire que je ne m’appliquerai qu’à parler des armes. Mais si traiter des choses du passé est affaire grave et délicate, tant on est toujours menacé de s’entendre accuser de légèreté ou de pédantisme, au sens de chacun, on marche, quand on s’occupe des armes, entre des abîmes, et là, plus que partout ailleurs, sur le terrain archéologique, l’arbitraire vous entoure. Tout est incertitude et erreur. Moins que toute autre, la science des armes est codifiée. Et, pour tout dire, elle est encore dans ses langes. Au reste, il convient d’avouer que nous ne savons presque rien sur les objets de la vie courante, aux temps passés. On s’est trop pressé de généraliser, avant même que de posséder les premiers principes. Et c’est en cela que Viollet-le-Duc et son école auront été particulièrement funestes. Leurs restitutions l’ont encore mieux prouvé que leurs écrits. A les en croire, tout, à travers le temps, aurait obéi à des règles fixes, qu’ils ont déduites a priori et énoncées comme axiomes. Leur souci continuel d’établir, d’une part, l’origine française des armes qu’ils rencontraient dans les collections et qu’ils dataient d’après une critique dont la direction maîtresse était essentiellement romantique, et de ranger, d’autre part, toutes ces armes dans des catégories réglementaires, les a menés aux pires erreurs.

S’affranchir de ces préjugés ne sera pas un mince labeur, et l’exposition du Petit Palais sera, ici, utile à plus d’un titre : elle prouvera que, si le génie français a tenu une place importante, ou prédominante à toutes les époques, dans les divers arts, celui de l’armurerie lui a été à peu près étranger. Ce n’est pas d’aujourd’hui, par exemple, qu’on fait venir les bonnes lames de Solingen ; on avait cette habitude depuis des siècles. Les foires de Champagne et de l’Ile-de-France, pour ne parler que des principales, étaient alors d’immenses marchés cosmopolites où chaque nation envoyait ses produits. Les matières premières arrivaient souvent de loin jusqu’aux pays de manufacture. C’était avec des aciers de Styrie que se forgeaient les belles épées de Tolède, et la contrefaçon allemande se donnait cours sur ces précieux articles. Quant aux armures, de tout temps, les belles pièces se fabriquaient en Italie et en Allemagne. Les rois des Plattners, des batteurs de plates, furent, au XVIe siècle, les Negroli de Milan et les Coleman d’Augsbourg. Aucun Français ne leur tint pied à cette époque. Au reste, le luxe des armes a dû toujours être assez médiocre, en France, comparé à ce qu’il était en Italie et en Espagne, voire dans l’Europe centrale. Je doute fort qu’un roi de France, Valois ou Bourbon, ait jamais possédé des armures comme celles de Charles-Quint ou de Philippe II. L’examen des quelques objets exposés convaincra, je pense, les plus incrédules sous ce rapport.


I

En bonne justice, la première place dans notre admiration doit être réservée à l’Espagne. Sans autre épithète, c’est un ensemble merveilleux que celui des collections de son pavillon. Il n’existe pas, au monde, de pièces d’armes comparables à celles que le comte de Valencia a disposées dans les six vitrines de rez-de-chaussée et de l’étage. Cette sélection, dans les objets d’un musée tel que l’Armeria de Madrid, suffit à prouver le goût de son directeur. Le comte de Valencia est trop connu parmi les archéologues et les artistes pour que j’aie à le présenter ici. Mais je dirai, je répéterai plutôt, pour l’avoir souvent énoncé ailleurs[1], que, sous sa direction, l’Armeria de Madrid a subi une métamorphose complète. Cette galerie peut et doit être prise désormais comme le modèle qu’il convient d’imiter ; et nous devons appeler à grands cris le jour où toutes nos armes, aujourd’hui dispersées en divers locaux, seront montées et présentées dignement, comme celles du Musée de Madrid. De celles-ci, le comte de Valencia nous a apporté les parties les plus remarquables, casques et boucliers. Et la marquise douairière de Viane, avec une libéralité en tout point admirable, a confié à la France quatre pièces capitales : la tunique, les épées et la dague du roi maure Boabdil. Tout, dans le pavillon de l’Espagne, vaut qu’on s : y arrête ; la vitrine de Boabdil mérite une très longue station. Pour employer une expression triviale, qu’une certaine école, soi-disant littéraire, a mise à la mode, on y voit une tranche de vie, on y lit surtout des pages et d’histoire politique, et d’histoire de l’art. C’est la notion élargie de l’archéologie. Les choses parlent. En nous permettant de philosopher devant les dépouilles du vaincu de Lucena, la dame d’honneur de la reine régente nous a donné le plaisir le plus rare comme le plus délicat.

A considérer cette robe de velours à manches larges et courtes dans sa coupe archaïque, on comprend, d’une fois, ce semble, l’économie de l’Espagne à la fin du moyen âge. Tout, dans ce vêtement vermeil, est étranger à la Péninsule. Le velours à fleurs vient d’Asie Mineure ou de Lucques, la passementerie est sans doute arabe, la coupe est peut-être asiatique, ce semble. Ma première impression, devant cette relique du XVe siècle, fut de reconnaître une de ces robes comme j’en ai tant vues dans le Sind ou à Mascate. Mais je crois que cette impression est un peu inexacte et que la tunique de Boabdil est tout bonnement une saye d’armes, comme on disait alors, et que les hommes d’armes de Castille et d’Aragon en portaient d’à peu près semblables, à la passementerie près. Les tapisseries de Naples qui représentent la bataille de Pavie[2], pour être bien postérieures, nous montrent des coureurs, des genétaires, cavaliers armés à la genète, qui sont encore vêtus de sayes de même coupe. Mais on peut dire aussi que dans l’Inde centrale et occidentale on use encore de pareils vêtemens. La remarque, pour l’épée, est identique : en Arabie, dans le Hadramaut notamment, on voit encore aujourd’hui des épées qui, pour être moins riches, n’affectent pas moins une architecture semblable. La dague, avec les expansions ailées de son pommeau, rappelle certains kandjiars turcs ; l’épée d’estoc qui l’accompagne paraît, au contraire, établie suivant la tradition marocaine, comme les deux petites gibecières de cuir brodé qui accompagnent la tunique. Voici donc des objets, au premier abord bien disparates, qui forment cependant un ensemble logiquement complet. Reprenons-en l’examen d’une façon plus sévère.

Et tout d’abord leur origine est d’une sincérité irréprochable. Ils portent, depuis plus quatre cents ans, leurs lettres de noblesse avec eux : « Toutes ces pièces merveilleuses, dit le comte de Valencia, faisaient partie des riches donations faites par les rois catholiques à don Pedro Fernandez de Cordoba, seigneur de Salares, et à son frère don Diego, alcade de los Donceles, à la suite de la déroute et de la capture de Boabdil el Chico, à la bataille de Lucena, en 1483. » Par héritage, elles passèrent dans la famille du marquis de Villaseca ; aujourd’hui, elles appartiennent à la marquise douairière de Viane. Leur conservation est parfaite. La dalmatique a gardé sa doublure de simple toile. Car, suivant une coutume encore aujourd’hui courante en Inde, la doublure est toujours d’un tissu de coton très ordinaire, au contraire de ce qu’on observe dans nos vêtemens occidentaux, où les dessous tendent de plus en plus à se faire d’une étoffe plus précieuse que l’habit lui-même. La dalmatique que portait à Lucena le dernier roi maure de Grenade, sans doute par-dessus ses armes de mailles, est ouverte devant, et accompagnée sur tout son pourtour d’une passementerie d’or assez fine, avec attaches, fixées au droit de la poitrine, et d’un pareil travail. La ceinture, encore munie de sa boucle, est brodée d’or et d’argent par un artifice encore en honneur chez les brodeurs du Guzerat ; la boucle semble sortir de l’officine de quelque orfèvre moderne de Mascate. Toute cette passementerie est franchement orientale. Il serait téméraire de rendre un pareil jugement sur le vêtement. J’ai déjà dit combien il avait peu de caractère ; ses manches larges et courtes à ne recouvrir qu’à moitié les avant-bras, de coupe carrée, n’augmentent point son originalité. Quant au tissu, qui est un velours historié, du genre des holosericea ou velours tout soie, velours à trois poils, ou tierçopelo, comme disent les Espagnols, il ne présente pas de caractéristique nette pour établir sa provenance. Son état de conservation est superbe, il a gardé toute sa fleur et aussi l’éclat de sa teinture. Seule, la cochenille, la graine d’écarlate, comme on disait jadis, pouvait fournir une couleur d’aussi bon teint et ayant droit à cette épithète de cramoisi qui ne servit longtemps qu’à indiquer la force d’un ton. Au XVIIIe siècle, encore, le terme de cramoisi était employé dans le sens augmentatif. « En cramoisi, pour dire tout à fait, entièrement, au suprême, degré, au-delà de ce qu’on peut imaginer. Ce mot est fort à la mode à Paris, et ne vieillira même jamais parce qu’il a une expression très forte. » Ainsi parlait, en 1752, Leroux, auteur du Dictionnaire comique. Quelque soixante-dix ans auparavant le Dictionnaire des rimes entendait par cramoisy, une teinture sans tache. Mais depuis le règne de François Ier, c’était, au moins à partir de 1523, la cochenille d’Amérique qui fournissait l’écarlate. Jusqu’à cette époque, l’industrie du teinturier s’était contentée de notre coccide indigène, le kermès (coccus baphica) que l’on a trop souvent confondu avec l’espèce du chêne vert (coccus ilicis). C’est avec ce coccus baphica, traité par le vinaigre fort, que toute la région circa-méditerranéenne obtenait la belle teinture rouge que les gens de l’Archipel grec s’obstinent encore aujourd’hui à consacrer à la teinture des fez, tout comme ils procédaient du temps de Belon, mais sur une plus grande échelle : « Le revenu de la graine d’écarlate, disait le grand naturaliste voyageur du XVIe siècle, nommée coccus baphica, est moult grand en Crète ; et parce que le cueillir est l’ouvrage des pasteurs et petites marmailles, les plus grands ne s’y veulent amuser… » Cette petite marmaille réalisait cependant des récoltes assez considérables pour que le kermès fût une importante source de revenus. Longtemps le kermès soutint la concurrence de la cochenille américaine, tant la matière première coûtait peu, tant son traitement était simple, tant elle donnait une teinture tenace. Ce n’est pas pour rien que Jehan de Meun, avait dit dans son testament (1340) :


Amour d’omme envers famé n’est mie tainte en graine,
Par trop pou se destaint, par trop pou se desgraine


ni que Rutebeuf, dès le XIIIe siècle s’écriait :


Ne plus que l’en puet faire écarlate sans graine.


Ainsi, à la fin du XVe siècle, la teinture d’écarlate devait-elle encore tenir le premier rang, à supposer que l’on eût commencé à introduire en Espagne la cochenille mexicaine, ce qui n’est nullement prouvé. Tout nous porte à croire que le velours de la dalmatique royale fut teint de fine écarlate, taint en graine, car la durée de la conservation est garante de la qualité. Je doute que les teintures modernes à l’aniline puissent affronter une pareille épreuve. L’origine du tissu lui-même est impossible à établir : il a pu être fabriqué à Gênes, aussi bien qu’à Venise, en Asie Mineure ou en Inde, peut-être même à Almeria, ville d’Espagne qui demeura célèbre, pendant tout le moyen âge, pour ses soieries et ses tentures. La tenue générale des ornemens indiquerait plutôt une source vénitienne ou lucquoise, car Venise et Lucques étaient réputées pour leurs répliques de soieries orientales. Le décor, très large, à ornemens fleuronnés réguliers, alternant avec des motifs du même genre, inclus, ceux-là, dans des compartimens lobés, ou avec des rosaces incluses dans des guirlandes à entrelacs de bâtons écotés, rappelle les velours italiens précités. Certains archéologues, amis des formules exactes et des classifications cadencées, appellent ces velours « figurés à meneaux sinusoïdes. » Je trouve l’expression en tout mauvaise. Car on devrait laisser le nom de tissus figurés aux étoffes où les ornemens représentent des figures d’hommes ou de bêtes, et ne donner le nom de meneaux qu’à des traverses reliant régulièrement, et sans disjonction, des motifs architecturaux, comme les montans d’une baie. Sans doute le vocable « historié » conviendrait-il mieux dans le sens général, comme celui de « polygones lobés » dans le sens particulier.

Mais je passe sur cette tunique, admirable à tous égards, comme sur les deux gibecières en cuir brodé, dont l’une, couverte d’inscriptions arabes, était destinée à renfermer le Koran, et j’en viens aux armes qui doivent arrêter notre attention, car jamais nous n’en reverrons de semblables. Remarquable autant par son architecture que par son exécution, l’épée de Boabdil est certainement le plus bel exemple de l’armurerie hispano-mauresque que l’on possède. Entre ses sœurs, — on en connaît une dizaine dispersées en divers musées et collections particulières, — elle brille d’un éclat sans pareil. Seule aussi, sans doute, a-t-elle droit à ce nom « d’épée de Boabdil » dont se parent ses congénères. Toute la monture, à l’exception de la fusée, en ivoire très délicatement sculptée, est en argent doré chargé de filigranes d’or et d’émaux polychromes disposés dans des modillons en polygones très anguleux et dans des plates-bandes en zigzag. Ce sont des émaux cloisonnés, translucides, exécutés avec la plus grande finesse. Des croix, répétées, parsèment le massif de la garde dont les retombées larges et longues sont, à leur face intérieure, évidées en rainures qui épousent le contour de la chape du fourreau. Le pommeau ovoïde s’effile en une longue tige verticale où se rive la queue de la soie. Son décor est le même que celui de la garde ; il en est de même pour les bagues de la fusée, pour les garnitures du fourreau. La façon dont cette gaine de bois est habillée de maroquin brun, brodé d’arabesques en fil d’or, nous rappelle d’une manière frappante les armes du golfe d’Oman. Il y a là une tradition qui ne s’est jamais interrompue. Aujourd’hui encore, les armuriers de Mascate arrêtent l’enveloppe de peau au niveau des frettes de métal, habillant le bois de place en place, sans jamais monter les anneaux par-dessus le cuir. Et, si l’on regarde le fragment de bélière muni de sa boucle en fer à cheval, on croira voir un pareil objet rapporté de l’Inde ou de l’Oman avec son ruban en brocart de Bagdad. La boucle paraît avoir été forgée hier, l’étoffe avoir été tissée de notre temps. J’ai dit qu’on faisait encore de pareilles épées, avec de semblables lames, avec des montures seulement beaucoup plus grossières, en certaines régions d’Arabie. Mais l’épée de Boabdil porte sa date autant par la richesse, quasi wisigothique, de sa monture, que par son extraordinaire pureté d’exécution. Je suis convaincu qu’en aucune région de l’Orient on ne saurait aujourd’hui en faire une qui soit telle, et c’est en quoi cette extraordinaire relique de la civilisation grenadine doit rester chère à nos yeux. La lame ne mérite pas une mention spéciale. C’est celle d’une épée quelconque du XVe siècle, assez courte, peu large, plate avec une gouttière médiane qui s’arrête à sa première moitié. Sa marque, un S inscrit dans un cercle, indique une forge de Séville ou de Saragosse. Les lames d’un pareil modèle, anciennes ou récentes, sont communes en Arabie, et beaucoup portent le loup de Passau, poinçon qui est peut-être identique au Perillo du fameux Julian del Rey, armurier préféré, suivant une légende, de Ferdinand le Catholique qui aurait servi de parrain à ce mozarabe repentant. On a attribué à Julian del Rey la lame de l’épée hispano-mauresque que le duc de Luynes donna à notre Cabinet des médailles et qui a été décrite et figurée en maints endroits.

L’épée de Boabdil et ses sœurs sont ces épées, dites à la genète, dont la mode arma Musulmans et chrétiens d’Espagne pendant une bonne partie de la Renaissance. Ces belles armes complétaient l’accoutrement léger, où la maille tenait la principale place, du cavalier genétaire. On disait alors un genêt pour un cheval barbe, des étriers, un mors à la genète, pour des étriers et un mors construits dans la tradition arabe ; monter à la genète, s’armer à la genète, étaient des locutions familières aux XVe et XVIe siècles. Le bouclier de bois à deux lobes appelé adargue, la sagaie ou javeline étaient les complémens de l’équipement à la genète. Tous ces objets ont aujourd’hui disparu ; à peine quelques rares pièces de l’Armeria de Madrid peuvent-elles nous en donner une idée. Ce qui vient ajouter à cette idée, encore, ce sont les dagues à oreilles, dites levantines, et aussi stradiotes, que l’on peut voir en diverses collections. Une des plus belles est encore celle de Boabdil, et elle est, sans contredit, la plus complète, car elle n’a perdu ni son fourreau, ni son petit couteau bâtardeau, ni son gland de passementerie.

On entend par dagues à oreilles des armes courtes que l’asymétrie de leur lame devrait, en bonne justice, faire rejeter, pour la plupart, parmi les couteaux à armer, si les objets créés par la fantaisie de l’homme se laissaient ramener à des classifications systématiques comme les produits de la création. La nature de leur monture, où des attelles d’ivoire ou de corne sont rivées, dans bien des cas, sur une soie aplatie, où le pommeau massif des dagues est remplacé par une capule à ailerons, vient s’ajouter à ces caractéristiques, pour les faire rentrer dans la catégorie des couteaux. La levantine de Boabdil a sa poignée en fer plaquée de cuivre jaune doré et d’ivoire profondément ciselé en arabesques ; une matière noire remplit les creux. La capule s’épanouit en deux disques élégamment ciselés. La lame forte, à plusieurs plans de retaille, gravée et dorée, se recommande par sa belle conservation. Des inscriptions arabes, incrustées en or, courent sur une partie de sa surface. L’une dit : « Il a été fait par Reduan ; » c’est là le seul renseignement que cet armurier, sans doute musulman, ait laissé pour qui sera tenté d’écrire son histoire ; c’est aussi le seul que les armes de Boabdil nous fournissent, car, de l’épée, les inscriptions en caractères semicoufiques se rapportent toutes à la glorification d’Allah, comme celles de la seconde épée dont le pommeau porte la devise des rois de Grenade « Allah seul est vainqueur. » La gaine de la dague est d’un cuir brun gaufré avec une large chape circulaire et une bouterolle, en argent doré, rehaussé d’un précieux travail en filigrane sertissant des appliques d’émaux. Par une disposition, encore en usage dans l’Arabie, le bâtardeau rentre dans le fourreau derrière la dague, près de la bielle d’attache par où passe la ceinture. Celle-ci se voit sur la dalmatique, qu’elle ceint de son cuir gaufré brun, avec les boucles, les fermoirs et les trépas d’acier gravé et doré. Le cuir est rehaussé de passemens d’argent en rosettes et en listels. Le fourreau n’est pas seulement remarquable par son travail exquis, il porte aussi un gland de soie rouge et de cannetille d’argent intéressant à plus d’un titre, car il donne un bel exemple de la passementerie espagnole dont les modèles et les procédés ne changèrent pas pendant un siècle. Je n’en veux d’autre preuve que les glands faits pour Philippe II par le passementier Francisco Alvarez, dans la seconde moitié du XVIe siècle, et qui garnissent encore aujourd’hui les ornemens de chapelle, à l’Escurial.

La deuxième épée est une véritable épée de guerre, car la première est plutôt une épée de ceinture, un insigne, qu’une épée d’armes. Celle-ci représente autant un estramaçon qu’un estoc, car elle possède un des assez épais, d’un côté, et qui va jusqu’à la première moitié de sa longueur. La pointe aiguë, retaillée, ne présente pas l’effilement caractéristique des vrais estocs : du talon à cette pointe, la largeur de l’allumelle reste la même. Pour prendre un terme moyen, appelons cette seconde arme : une épée d’arçon. Sans doute aussi le roi de Grenade la portait-il attachée au pommeau de sa selle. Des lignes longitudinales gravées au poinçon, ainsi que quelques arabesques, constituent tout le décor de cette lame dont le renforcement du talon — le ricasso, comme on dit — présente deux courts pans creux adoucis. La monture d’ivoire gravé, ou pour mieux dire ciselé, profondément entaillé et noirci dans les arabesques et les inscriptions, est appliquée, rivée, sur le massif de fer constituant la poignée, comme les attelles d’un couteau. Les deux gouttières ménagées, sur les côtés, par l’écartement des plaques d’ivoire, laissent voir ce fer, partie constituante sans doute de la soie et dilatée, en haut et en bas, en deux massifs constituant une amorce de garde, et un pommeau, également habillés d’ivoire sur deux faces. Au massif cylindrique de la garde s’oppose, par conséquent, un renflement semblable tenant lieu de pommeau. On remarquera combien cette disposition est orientale, surtout arabe. Aujourd’hui, encore, les épées droites de Mascate sont montées, dans une certaine mesure, d’après ce principe, et M. Chantre a découvert de pareils types dans les sépultures du Caucase. C’est le type antique, par excellence, où la poignée ne comporte pas de croisillons, mais un massif. C’est le type primitif, et des glaives caractérisant l’âge du bronze, et de ceux figurés sur les monumens les plus anciens que possède l’humanité. Il y a aussi, dans l’arme de Boabdil, une certaine allure marocaine, une tendance vers l’asymétrie des longues lames étroites ressemblant aux flissahs kabyles. En somme elle accuse un sentiment plus barbare que la première, et doit remonter jusqu’aux modèles des envahisseurs les plus anciens. Le fourreau, de cuir brun, travaillé au petit fer comme un délicat ouvrage de reliure, précieusement doré dans ses ornemens imprimés, écailles régulières enserrant chacune une fleurette, étonne par son extraordinaire conservation. Les garnitures sont d’argent doré avec émaux translucides et nielles formant arabesques. La chape est épanouie en godet pour loger le massif de la garde, disposition fréquente dans les armes orientales, surtout touraniennes, et aussi chez les Persans, tandis que la disposition contraire est plutôt la règle chez les Occidentaux, où une capsule dépendant de la garde forme un petit couvercle qui obture l’entrée de la chape. On comprend l’avantage de cet agencement dans les pays pluvieux et humides. Cette chape porte deux anneaux opposés destinés à suspendre l’arme, ainsi qu’on l’observe dans la plupart des épées d’arçon. Son bord inférieur, denticulé, est rehaussé d’émaux translucides rouges ; une pareille bordure ourle la bouterolle très vaste, magnifiquement niellée de méandres circulaires, d’écussons et d’inscriptions, tout comme l’entrée du fourreau.

Telles sont les reliques sincères et authentiques du dernier roi de Grenade, trophées de la journée de Lucena. J’ai dit sincères et authentiques, parce qu’il en existe beaucoup d’autres. Chaque jour, la critique en fait justice, et ce n’a pas été un des moindres mérites du comte de Valencia d’avoir supprimé, à l’Armeria de Madrid, toutes ces attributions romantiques qui ne tendaient à rien moins qu’à gratifier Boabdil de toutes les armes de Maximilien et de Philippe le Beau. Ce dernier, notamment, doit au savant conservateur de Madrid d’être rentré dans ses biens. Et nous pouvons admirer en ce moment, parmi tant d’autres richesses de cet Armeria, unique, on doit le dire, les merveilleux casques de parement que les inventaires du temps ont toujours donnés pour avoir appartenu au roi Philippe et non point au roi Boabdil, dont le nom ne figure même pas dans les inventaires des rois catholiques. Et c’est pourquoi nous commencerons l’examen des richesses d’art, exposées par la couronne d’Espagne, avec les casques de parement qui furent ceux de Philippe le Beau. Il est certain que le caractère général des entrelacs qui les rehaussent a pu être, à l’époque romantique, un bon motif d’erreur.

Quand on considère la superbe salade et la mirifique barbute touchées d’argent, incrustées d’or, qui brillent dans cette. vitrine du rez-de-chaussée, comme deux perles irisées, on est, malgré soi, porté vers des splendeurs orientales. Mais à Venise, et en d’autres villes d’Italie, on s’inspirait volontiers des motifs orientaux, aussi bien dans l’ornement des tissus que dans celui des armures. L’origine italienne de ces casques ne peut être discutée, tous deux portent le poinçon des fameux Negroli de Milan, des clefs croisées, en sautoir, sous une couronne fleuronnée. L’inventaire illustré de Charles-Quint signale la barbute et la salade comme venant des Flandres, comme ayant appartenu à Philippe le Beau. Il en donne même les figures, et aussi des baviôres ou masques mobiles, qui ont malheureusement disparu avec les cimiers : un anneau surmontant la crête de la barbute, un ornement en grenade ovoïde pour la salade. La seule hésitation possible porte aujourd’hui sur Maximilien et sur son fils Philippe. Peut-être les Negroli avaient-ils fabriqué ces pièces hors de pair pour l’empereur qui les laissa à son fils. On n’est pas fixé sur ce point, et encore est-il d’un petit intérêt.

On sait que l’on entendait, aux XIVe et XVe siècles, par barbute, un casque léger fait, tout d’abord, à l’exemple de celui que portaient les hoplites grecs. Forgé d’une seule pièce, le timbre légèrement crête se prolongeait en un couvre-nuque long, épousant la forme de l’occiput, se continuant sur les côtés en grandes jouées imitant les paragnathides béotiennes. Aucune visière, aucune avance n’ombrageaient le front ni les yeux ; souvent un nasal descendait suivant la ligne du nez ; entre celui-ci et chaque jouée une échancrure semi-circulaire dégageait la vue. Telle fut la barbute des gendarmes italiens au beau temps des condottières. Et, prenant la partie pour le tout, la coiffure pour l’homme, on disait une barbute pour un cavalier armé de toutes pièces. Ainsi, le 13 avril 1362, le Petit Meschin se trouvait à la bataille de Brignais avec cinq mille barbutes. Une modification de cette forme de casques en faisait une coiffure plus légère, pour les parades. Dans ces barbutes de parement, que l’on appelait, au XVe siècle, salades à la vénitienne, et qui demeurèrent en honneur au siècle suivant, la face se trouvait complètement découverte, par la suppression du nasal et des jouées. La barbute de Philippe le Beau appartient encore à un autre modèle. Des pièces accessoires, mobiles, peuvent faire du léger casque de parement une défense de tête que l’adjonction de la bavière rend absolument complète. Les bas-reliefs de Naples, qui représentent le triomphe d’Alphonse V d’Aragon, — et dont on peut voir les moulages à notre Musée d’Artillerie, — nous offrent des barbutes de ce dernier système. Ce sont des objets rares entre tous. Plus communs sont ceux où l’acier disparaît sous un revêtement de velours, ordinairement écarlate, et servant de fond à de vastes rinceaux de bronze doré y appliqués. Telles sont ces barbutes de parement que l’on appelle, dans le langage courant, casques de commandant de galères, et qui devaient servir dans les parades et les carrousels.

La salade est, au contraire, dans la tradition allemande. Avec son long couvre-nuque projeté en arrière, sa visière montée sur tourillons et à vue coupée, suivant l’expression admise, elle nous fournit un superbe exemple de ces salades à queue qui furent surtout en faveur sous le règne de Charles VII. Elles avaient succédé au bassinet monumental qu’avaient porté, en dernier lieu, les combattans d’Azincourt. En France, on les abandonna sous le règne de Louis XI ; mais, en Allemagne, elles étaient encore de mise après la mort de Maximilien. On les retrouve comme casques de joute, cent ans plus tard, car le Musée d’Artillerie en possède qui datent d’Henri III, voire d’Henri IV, et qui sont de travail allemand. Les Negroli de Milan, en construisant la superbe salade argentée, ont fait une œuvre purement allemande, en tant qu’architecture, s’entend, mais les décors dont ils l’ont chargée ne se rapportent en rien à la tradition allemande. On pourrait peut-être aussi leur attribuer, sans trop de présomption, cette autre magnifique salade, du même type fondamental, mais que leur puissante imagination s’est complu à façonner en mufle de bête, tandis que le couvre-nuque s’enfuit en une tête d’oiseau. Celle-là aussi date de la fin du XVe siècle, et l’on sait qu’elle a appartenu à Philippe le Beau. Les jouées mobiles sont deux ailes où des traits incrustés d’or indiquent les divisions des pennes. Ces ailes, comme la visière, peuvent s’enlever à volonté, et le casque est ramené à la plus grande simplicité qui convient aux armes de guerre. Cette merveilleuse salade, comme l’a fait judicieusement remarquer le comte de Valencia, rappelle les fameux projets de casques composés par Léonard de Vinci. Mais les artistes allemands et italiens se copiaient alors les uns les autres avec une telle persévérance qu’il est, la plupart du temps, impossible de faire le départ entre les œuvres. Dans les armes, notamment, ce départ est absolument incertain. Dès que l’on commença à mettre au-dessus de la joaillerie pure, dont s’était contenté le moyen âge, par défaut de technique, le travail du métal lui-même, des recueils de poncifs commencèrent de se répandre dans les ateliers d’armuriers. Le plagiat, la contrefaçon, devinrent la règle. Avec notre époque, le XVIe siècle fut assurément le temps où la vulgarisation encyclopédique se montra le plus prospère. Par l’essor immense que prit la gravure avec Albert Dürer et Marc Antoine, pour ne nommer que les plus illustres, se vulgarisèrent les œuvres de tous, les suites de modèles furent d’un débit courant en Italie, en Allemagne. De là elles passèrent en France et aussi dans les Flandres. Une sorte d’art cosmopolite s’établit, dont les productions, essentiellement industrielles, et comme telles dépourvues de tout caractère, inondèrent le marché. Et cela dura tant que les belles armes, ou pour mieux dire les armures ornées, demeurèrent marchandise demandée, c’est-à-dire jusqu’aux premières années du règne de Louis XIII, et même plus tard.

Et c’est pourquoi il est à peu près impossible de juger, par le seul examen du décor, de la provenance d’un harnois. Ce qui paraît italien a pu être exécuté à Munich d’après un poncif venu de Rome ou de Pesaro. Tel casque a été forgé en Flandre qui semble venir en ligne droite de Milan. Il y a plus : une pièce a pu passer par plusieurs mains. Battue par un Français, repoussée par un Lombard, incrustée par un Bavarois, elle a été finalement dorée par un Vénitien, alors que sa composition première a été tirée de dessins franchement allemands, mais anciens, et accommodés au goût du jour. Il y a plus encore : on a vu des pièces beaucoup plus anciennes que leur décor. Je n’en veux d’autre preuve que cette armure de Louis XIII, cependant sincère, dont le chanfrein est peut-être de cent ans antérieur au reste, encore qu’il soit rehaussé des mêmes gravures dorées. J’en finirai avec la salade de l’Armeria par une remarque dernière. Comme j’ai pu m’en convaincre, il y a quelques années, à Madrid, elle est représentée, dans l’inventaire illustré des Armes de Charles-Quint, source de toute lumière, comme noircie en partie et largement dorée. Aujourd’hui, elle a perdu son enduit noir et apparaît blanche et or. Il en est, à peu près, partout de même. On ne portait guère d’armures blanches. Les plus communes étaient, dans la règle, noircies au feu, ce qui en rendait l’entretien plus commode. Les pièces de luxe étaient dorées en tout ou partie ; et, d’ailleurs, on avait tant de moyens de dorer en faux et à bon marché, qu’il fallait être un bien petit compagnon pour aller à la guerre sous un harnois noir ou blanc, tout uni. Dès le règne de Henri II, tout bon arquebusier a son corps de cuirasse de Milan gravé à bandes, et sous Charles IX, est méprisé qui n’a point son corselet doré. L’Italie fabriquait alors à si bas prix, qu’elle fournissait toute l’Europe occidentale, quoi qu’en pût faire la concurrence flamande. L’Allemagne tenait les lames d’épée et imitait consciencieusement ces lames espagnoles dont les édits des rois catholiques interdisaient l’exportation. Tolède, Albacetc, Bilbao, ne travaillaient donc que pour la Péninsule ou pour les rares privilégiés qui pouvaient emporter, par autorisation spéciale, ces précieuses lames si souples qu’on les gardait, ployées en cercle, dans des boîtes rondes : « J’ai enduré, s’écrie Falstaff, les tourmens de trois morts différentes : ’premièrement, une intolérable frayeur d’être découvert par ce jaloux bélier ; secondement l’inconvénient de me voir ployé comme une lame de Bilbao, la poignée allant rejoindre la pointe !… » Les rois d’Espagne faisaient volontiers cadeau d’épées, les souverains italiens donnaient plus volontiers des armes repoussées, comme des casques et des boucliers : c’est qu’ils avaient dans leurs États les artistes capables d’enfanter des merveilles. Ainsi le duc de Mantoue offrait-il à Charles-Quint, en 1535, toute une collection de rondaches et de bourguignotes dont on peut voir un choix au pavillon de l’Espagne.

Mais, pour ses armes de guerre et de tournoi, l’Empereur n’attendait de cadeaux de personne. Il les commandait à ses fournisseurs ordinaires, les bons batteurs de plates augsbourgeois de la famille Coleman, et aussi, parfois, aux Negroli de Milan. C’étaient là de véritables habits d’acier, faits d’après les mesures envoyées, et dont la simplicité n’était rompue, en général, que par des bandes gravées et dorées, suffisantes pour relever la monotonie des surfaces, mais incapables d’arrêter les coups d’épée et de lance. A peine, sur le timbre de l’armet ou de la salade, enlèvera-t-on quelques saillies en relief comme le corps d’une bête fantastique dont le bec s’allongera en visière, dont les ailes descendront en jouées. Quelques défenses de tête, très bien choisies, sont là pour nous bien aider à comprendre l’économie des harnois de combat et de joute. Et deux targes ornées par le célèbre graveur allemand Daniel Hop fer d’Augsbourg ajoutent encore à l’intérêt. C’est qu’en effet la haute pièce et le manteau d’armes sont les renforts indispensables pour le cavalier qui joute, aussi indispensables quel le plastron doublé et la rondache à l’épreuve pour l’homme de guerre qui s’en va à la tranchée. Et si je ne craignais pas d’être accusé de n’être jamais content, je regretterais que le comte de Valencia n’ait pas exposé, à côté des casques et des targes, les photographies des superbes et exacts montages qu’il a exécutés, à Madrid, des armures pour la joute, homme et cheval dûment housses et bardés, qui sont la gloire de l’Armeria. A leur défaut, contentons-nous d’examiner les armets et les targes.

Le beau heaume de champ clos, actuellement exposé à Paris, a appartenu à Charles-Quint pour qui il fut forgé par Desiderius Coleman d’Augsbourg, fils du vieux Lorentz Coleman, qui, en son temps, ne fut surpassé par personne. Longtemps il demeura l’armurier préféré de l’Empereur. Son fils eut à soutenir avec les Negroli de Milan une lutte de concurrence très âpre. Une rondache, conservée à l’Armeria de Madrid, nous en donne une preuve entre toutes originale et singulière : « Longtemps Desiderius lutta de talent pour égaler ces Negroli, pour obtenir ces figures d’un relief aussi saisissant, d’une facture aussi large. Puis, un jour, il déclara qu’il les avait atteintes et même dépassées, et il voulut le faire savoir à toute l’Europe. Pour ce, fit-il un magnifique bouclier repoussé que l’on peut voir au Musée (Armeria Real) de Madrid, et où il s’est représenté sous forme d’un taureau furieux fondant sur un homme armé d’un bouclier où se lit l’inscription Negroli. Le Negroli para-t-il le coup ? Il est permis de le croire, car la grande maison de Milan garda jusqu’au bout la clientèle impériale, comme Desiderius Coleman, du reste. » Les œuvres des deux fabriques rivales composent le meilleur de l’Armeria de Madrid. Les pièces poinçonnées par les Negroli et les Coleman s’y comptent par centaines. Nous pouvons voir, au pavillon royal d’Espagne, les plus beaux échantillons de la forge et du repoussage, de la ciselure et de la damasquine, de la gravure ou de l’incrustation, et juger les productions des deux écoles. Mais il convient d’apporter dans ces jugemens une grande réserve et se rappeler ce que nous avons dit plus haut, à savoir que la qualité maîtresse de ces artistes n’a pas toujours été l’originalité. Quand on se livre à une étude patiente des armes ornées, on ne tarde pas à retrouver une série de types de guerriers, de captifs, de mascarons, qui se répètent, identiques, ou variés par des modifications légères, dans l’attitude ou le détail, sur quantité d’objets très différens. Cette banalité dans le décor ne peut être reprochée aux armuriers allemands archaïques, comme le vieux Coleman « qui ne tomba jamais dans la minutie où se laissa aller Desiderius, à cette époque de décadence où l’orfèvrerie étendit ses procédés aux choses de l’armurerie. » On ne saurait trop le répéter, l’histoire de l’art de l’armurier, à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, n’est plus que l’histoire d’une décadence. Il est même remarquable de voir l’Augsbourgeois Matheus Fraëenbrys exécutant, en 1543, une rondache avec de grands sujets repoussés dans le goût des productions chères au vieux Lorentz Coleman. Cette rondache, qui représente une femme nue, ramant contre le vent et le flot dans un esquif symbolique, est repoussée en demi-relief avec cette maestria rude et un peu âpre dont tant de harnois plus anciens nous donnent de bons exemples. La seule concession au goût précieux du jour est l’ornementation, gravée à l’eau-forte, de diverses parties du fond et de l’esquif, et la dorure de quelques autres. Pour avoir été destinée à Philippe II, cette rondache n’était cependant guère à la mode, et plus d’un courtisan dut blâmer, en soi, la simplicité de cette arme qui sentait son vieux temps, à côté des œuvres exécutées par les Negroli, juste à la même époque.

C’est, en effet, la date 1541 qui se lit, avec l’inscription Philippi. Jacobi. Et. F. Negroli Faciebant sous l’orle de la rondache à la Méduse, pièce capitale entre toutes, et que nous pouvons admirer en ce moment à Paris. Celle-là est le grand chef-d’œuvre sorti de la main des hommes et jamais la toreutique n’a rien produit de plus parfaitement beau. La conservation extraordinaire de l’objet ajoute encore à son inestimable valeur. De l’avis de tous ceux qui aiment et connaissent les armes, le bouclier à la Méduse : La rodela de la Gorgona Médusa, de l’Armeria de Madrid, est le plus magnifique qui soit au monde. La simplicité de la composition, la tenue sévère, le grand parti des larges repos noirs et des décors en caissons losangiques touchés d’or et d’argent, tout semble destiné à faire valoir le masque puissant et superbe qui s’enlève, au centre, en plein relief, symbole de l’épouvante portée sur les ailes de la mort. L’artiste inconnu, qui a modelé ce masque douloureux et tragique, n’est assurément pas l’auteur d’une autre rondache de Charles-Quint où l’umbo est façonné en mufle de lion. Pour riche que soit le travail, la forme demeure un peu molle. C’est à ce bouclier que se rapporte le curieux casque de parement dont le timbre est façonné en chevelure frisée, dont la mentonnière et les jouées imitent une barbe crêpelée ainsi que les moustaches repoussées en saillie, de telle sorte que la face de l’empereur apparaissait encadrée dans leurs frisons dorés. Dans ces pièces, sorties pareillement des ateliers des Negroli, en 1533, il convient d’admirer surtout la fermeté de l’exécution et la qualité de la forge. Ces vertus maîtresses se retrouvent, d’ailleurs, dans toutes les œuvres de ces artistes milanais, même dans le casque de parement, bourguignote à l’antique, où deux figures en ronde bosse, la Renommée et la Victoire, tirent par les moustaches un Turc renversé qui forme la crête du timbre. D’une exécution sage et froide, un peu guindé et banal dans son ensemble, ce casque a le mérite, énorme, d’avoir été forgé d’une seule pièce, et cela suffit à lui assurer la première place parmi tant d’autres objets faits, fréquemment, de pièces rapportées. Souvent même les fabricans ne se gênaient pas pour laisser les joints apparens. Une rondache de parement, exécutée par Lucio Picinino, de Milan, pour Philippe III, nous en fournit un exemple. Les médaillons oblongs qui en chargent le champ y sont ajustés au moyen de vis dont on n’a même pas dissimulé les têtes. Mais c’était là le parti général d’ornementation de tout le harnois, dont cette rondache est une des pièces, et dont le bel armet, chargé de trois masques, est pareillement exposé à Paris. Longtemps attribuée à Don Juan d’Autriche, cette magnifique armure, richement repoussée et dorée, a été rendue, grâce aux recherches patientes du comte de Valencia, au roi Philippe III, son véritable propriétaire. Elle avait été donnée à ce monarque, en 1603, par le duc de Savoie, avec d’autres armes de luxe, et comprenait un harnois complet de gendarme, avec plusieurs casques, une rondache, et tout un caparaçon de cheval où quantité de médaillons ciselés s’appliquaient sur la housse, la bride, et la selle en velours noir ; la bande de crinière et le chanfrein étaient du même travail que l’armure. Tous ces objets existent encore à l’Armeria de Madrid, à l’exception de quelques modillons volés, jadis, par des gardiens infidèles et qui se trouvent soit à notre Musée d’Artillerie, soit dans diverses collections particulières. Mais, pièces plus importantes, les brassards et les gantelets, une partie de la cuirasse manquent aussi. Tout récemment, le comte de Valencia en a retrouvé la mention, et l’histoire en est intéressante. Quand l’infant D. Carlos mourut, en 1632, à l’âge de vingt-cinq ans, on l’ensevelit avec des vêtemens d’apparat et des pièces d’armes qui appartenaient à son père. L’inventaire de l’Armeria Real de 1632 mentionne ces pièces : gola, coraza entera, con escarcelas, guarda brazos con brazales, y manoplas. On remarquera que l’habit de fer du vivant pouvait convenir au mort, car lorsque le duc de Savoie fit son cadeau à Philippe III, celui-ci n’avait que vingt-cinq ans, âge de l’infant défunt. Quand on installa à l’Escorial le tombeau des princes, on retrouva les pièces d’armes dans le cercueil de Don Carlos, mais ce n’étaient plus que des débris chargés de rouille, et on les y laissa.

Avec le casque et la rondache de Philippe III se termine la superbe série des trente objets qu’a exposés la couronne d’Espagne : douze boucliers et dix-huit casques, choisis entre les plus riches et les plus précieux qui existent. Je n’ai parlé que de quelques-uns, tous méritent une mention spéciale. Mais les amateurs trouveront ces mentions exposées d’une manière précise, substantielle et succincte, dans le petit catalogue, rédigé en excellent français, que le comte de Valencia a publié dès les premiers jours où il ouvrit l’exposition du Pavillon royal d’Espagne. On y trouvera maints renseignemens utiles tant sur ces armes que sur les tapisseries. Parmi celles-ci je n’en signalerai qu’une, parce qu’elle montre, en action, les belles armes et ceux qui les portaient. Elle fait partie de la fameuse suite des douze panneaux tissés de laine, de soie et d’or, et qui est dite de la Conquête de Tunis. On sait qu’elles furent exécutées, en 1546, sur l’ordre de Charles-Quint, et d’après les cartons du peintre Jean Vermayen, par Guillaume de Pannemaker, à Bruxelles. Celle-ci représente la grande revue, passée par l’Empereur, sous les murs de Barcelone, en l’an 1535, avant l’embarquement pour Tunis. Dans cette intéressante composition, je ne retiendrai que la conscience et la sincérité. Nulle place ne dut y être laissée à la fantaisie. Le Flamand Jean Vermayen avait accompagné l’expédition. Il ne demeura point sans multiplier les croquis, et toute son œuvre fut faite d’après nature. Cette seule tapisserie suffit à me persuader de son exactitude, et je crois qu’on en peut recommander l’étude à ceux qui, dans le domaine de l’art, se piquent de serrer l’histoire de près.


II

Au contraire de l’Espagne, qui n’a exposé qu’un très petit nombre d’objets d’une valeur artistique singulière, la Hongrie nous a envoyé une quantité considérable de pièces. Aussi son pavillon présente-t-il un aspect tout spécial, notamment pour les armes. On y voit surtout des choses d’usage, et où la valeur archéologique l’emporte, dans la règle, sur la qualité artistique. On ne saurait s’en plaindre. Ce n’est plus là quelques casques et rondaches de grand luxe, choisis entre- tous pour nous fournir les plus beaux et les plus purs exemples de l’art des armuriers à la grande époque, mais bien une série considérable d’objets qui se rapportent à la vie courante. Disparates, au premier abord, ils ne tardent pas à donner à l’observateur patient une impression de continuité qui lui permet de bien comprendre l’histoire essentiellement guerrière de la Hongrie pendant plus de quatre siècles. Il convient donc de féliciter hautement et la couronne d’Autriche et la commission hongroise de l’importance de leur effort. Jamais, peut-être, autant de trésors du passé, appartenant à une même nation, ne se sont trouvés aussi utilement rassemblés. L’empereur d’Autriche a laissé les organisateurs puiser dans son cabinet de Vienne, dans sa merveilleuse galerie d’Ambras où, depuis trois cents ans, s’accumulent les armures historiques les plus authentiques, pour ne parler que de celles-là. Des sociétés archéologiques, comme celle de Transylvanie, des villes, comme Nagy Szeben, des châteaux, comme celui de Kormend, ont dégarni, pour un temps, leurs musées ou leurs arsenaux. Mais ce n’est pas seulement, dans ce pays si attaché aux souvenirs de son glorieux passé, les villes et les châteaux qui ont des arsenaux : tel seigneur hongrois possède encore, comme au bon vieux temps, un magasin d’armes assez riche pour fournir à l’équipement de deux ou trois compagnies. Les Esterhazy pourraient, en cette fin du XIXe siècle, armer trois cents hussards, à l’ancienne mode, et celle-ci valait bien la nouvelle qui parle de retirer le sabre au cavalier. Et que d’autres richesses contiennent les magasins ou les salles des vieux manoirs féodaux ! Quelle profitable tournée archéologique ne ferait pas un savant entreprenant, comme le baron de Cosson, chez les Teleki, les Batthyany et les Festetics ! Ce qu’il y a de plus merveilleux, dans ce pavillon de Hongrie, c’est, si l’on peut dire, qu’on assiste à la vie intime des objets. Toutes ces armures, toutes ces épées, tous ces sabres sont là, qu’on nous passe l’expression, comme des vêtemens, des parapluies ou des cannes qu’une famille économe modifie, répare, adapte aux besoins de chacun de ses membres. Telle épée, véritable couteau de Jeannot, a servi à cinq ou six descendans d’un même aïeul. La lame, bien trempée, que l’ancêtre avait maniée avec sa poignée archaïque, a servi au petit-fils, qui l’a fait modifier au goût du jour, et meuler aussi, parce que l’acier s’était ébréché sur la maille turque. Mais ce n’est pas en Hongrie, seulement, que l’on trouve de pareils exemples. L’empereur Charles-Quint ne se gêna point pour faire retailler à son gré la fameuse épée du Cid par l’armurier Salvador, qui en changea aussi la garde pour lui en donner une conforme à la mode courante. Notre Musée d’Artillerie possède une épée du XVIe siècle qu’un Cossé-Brissac fit remanier profondément pour la porter sous le règne de Louis XIV. Au pavillon de Hongrie il ne manque pas de pareils exemples, même pour les armes de parement. L’épée du roi Mathias Corvin est aujourd’hui réduite à sa lame montée sur une garde en paraphe, allemande, datant du XVIIe siècle. L’estoc municipal exposé au premier étage montre sur ses garnitures de vermeil, comme date la plus ancienne, le chiffre 1549. Mais les réparations ne lui ont pas manqué. En outre, les noms des bourgmestres poinçonnés sur la croisée d’argent se succèdent pendant trois siècles, le dernier est de 1848 ! Une autre épée de justice, placée tout à côté, est de 1543, comme l’indiquent et les chiffres et les ornemens en trèfles, vigoureusement repoussés, de sa bouterolle, tandis que la chape, gravée à la pointe, d’un tout autre travail, a été certainement refaite au XVIIe siècle. Nous pourrions multiplier les preuves. Mais notre fameuse épée de Charlemagne, conservée à la galerie d’Apollon, ne se présente-t-elle pas comme le meilleur argument, avec ses garnitures du XIIIe siècle, sa lame du XIVe et son fourreau en partie moderne ?

À cette exposition de Hongrie on sent qu’il s’agit moins de cérémonies et de parades que d’une lutte âpre et journalière contre l’envahisseur oriental dont les lames courbes ont fini, à la longue, par passer aux mains des chrétiens, dont les chemises de mailles ont été adoptées par les hussards qui préférèrent longtemps cette défense lourde et souple aux harnois de plates occidentaux. Et c’est pourquoi les cuirasses hongroises datent presque toutes du XVIIe siècle, au plus tôt. Dans l’équipement archaïque du Magyar la tradition turque prévaut contre la mode germanique, comme chez les Polonais, ces autres défenseurs de nos marches. Car c’est aux uns comme aux autres que l’Autriche a dû de ne point voir la chair blonde de ses filles vendue à l’encan sous l’étendard surmonté du croissant. Ils ont été les Porte-Glaives de l’Europe orientale ; ils ont usé dans cette lutte séculaire ce qu’ils auraient pu garder d’énergie pour résister à ceux-là mêmes qu’ils ont tant de fois sauvés ! Passons ! Un grand homme d’Etat a codifié la justice des hommes en un seul aphorisme : « Malheur aux nations reconnaissantes ! » Tour à tour vainqueurs et vaincus, le Hongrois et le Polonais, ces ennemis éternels de l’Ottoman, semblent s’être ingéniés à chercher ce qu’on pouvait trouver de meilleur dans l’armement des mécréans. Le long estoc à lame triangulaire, effilée comme celle d’une rapière, l’estoc à la façon d’Allemagne, comme on disait au XVIe siècle, demeure chez eux, et cela pendant le XVIIIe siècle, encore, — tant le Hongrois est conservateur par fond de nature, — la seule arme de main conforme au type occidental. Mais la garde en étrier, ou à croisillon court, est dans le style oriental. Pour le reste, l’arme favorite du Hongrois est le sabre, la palache élargie en spatule à son extrémité, dont la figure, répétée sur les targes et les pavois à section oblique, devient l’emblème même de la Hongrie.

C’est qu’en effet, dans la guerre turque, il s’agit toujours plus du tranchant que de la pointe du glaive. C’est le tranchant du cimeterre qui, à Nicopoli, à Semendria, à Varna, à Mohacz, a fait sa moisson sanglante. Le Musulman est essentiellement coupeur de têtes. C’est avec les têtes tombées sous le sabre que Tamerlan et Gengis-Khan ont édifié les pyramides dont les voyageurs du moyen âge semblent avoir sensiblement exagéré la hauteur. Celle de Delhi en comptait 90 000. Le fanatisme intransigeant des deux races en présence aide à comprendre la rigueur de la mesure. Couper 90 000 têtes en quelques journées est une besogne qui demande des bras exercés, et surtout un acier d’un tranchant impeccable. Bien manier l’arme courbe demande une particulière adresse. C’est pour y atteindre que l’enfant de la Transcaspienne s’assied tout le jour, pendant des mois et des années, au bord du ruisseau pour couper le fil de l’eau avec le damas. Quand il saura dûment séparer la tranche liquide sans en faire sauter les gouttes, seulement alors, il sera jugé digne de sacrifier un mouton. Bientôt il arrivera, d’un seul coup de cimeterre, à couper la bête en deux, par le milieu du corps, et cela malgré la laine. A l’exposition de la Hongrie, entre autres avantages, nous trouvons celui d’étudier l’arme courbe occidentale, qui est encore si mal connue. Quand on pense que le mot sabre, lui-même, n’apparaît dans notre langue que sous le règne de Louis XIV, vers 1676, — on peut s’en convaincre en lisant le Traité des armes, de Gaya, — on est amené à croire que l’objet lui-même n’était pas d’usage en France, et qu’il fut apporté par les fameux houzards hongrois. Il n’en est rien cependant, quoi qu’on ait essayé de nous imposer sur ce sujet. Viollet-le-Duc, en effet, dont l’autorité n’est que trop souvent invoquée, encore qu’il ait traité des armes de main avec la négligence la plus complète, n’a même point fait figurer, dans son Dictionnaire du mobilier français, les mots Badelaire, Cimeterre, Coutelas, Fauchon, et Malchus. Ainsi s’est-il dispensé d’aborder la question si épineuse de toutes les armes à lames asymétriques ou courbes.

Mais, sans m’arrêter sur ce sujet qui mériterait une longue étude, je reviens aux armes de la Hongrie : elles sont extraordinairement intéressantes. Retenons, entre autres, une magnifique épée du cabinet impérial de Vienne. Sa fusée, d’ivoire, est travaillée en torsade, son pommeau, de ce modèle rarissime, dit à oreilles, est d’acier doré en plein, comme sa garde en simple croisée, mais d’une disposition singulièrement recherchée et bizarre. Le massif de cette garde est fourni par le corps et les quatre pieds d’une salamandre dont le cou, démesurément allongé, et la queue, contournée, forment les quillons. La lame, assez courte, très large, dont les deux tranchans s’enfuient régulièrement pour se rejoindre vers la pointe aiguë, est gravée et dorée. Elle montre, entre autres inscriptions latines, une mention qui la rapporte nettement à l’évêque Kalman (Colomanus), fils naturel du roi de Hongrie Charles-Robert d’Anjou, et qui vécut de 1317 à 1375. Je ne sais si la lame est de cette époque ; mais sa gravure est certainement moins ancienne que le XIVe siècle, et sa monture date, à coup sûr, du XVIe siècle. La disposition en oreilles du pommeau, que nous retrouvons dans la levantine de Boabdil, n’est pas, en effet, un caractère certain d’ancienneté. L’admirable épée de la collection du regretté Ressmann date du règne de Charles IX, environ. Elle possède le plus beau pommeau à oreilles que l’on connaisse, et ce motif architectural se retrouve dans le massif de la croisée. Il existe, à Londres, un portrait du petit roi Edouard VI, où l’on peut voir une dague levantine avec une pareille capule. La monture de l’épée hongroise, faite de trois pièces disparates, appartient au XVIe siècle. Quant à la lame, elle rappelle celle de certains braquemarts du XVe siècle, encore qu’en plein XVIe siècle, en Suisse, on en portât couramment de semblables. Le fourreau, en bois habillé de maroquin, parait avec ses garnitures, autant que j’ai pu le voir, être contemporain de la poignée.

Que faut-il donc penser de cette épée épiscopale ? Je n’ose le dire, car la notion historique me fait ici défaut. A-t-elle été, comme le sabre d’Etienne Bathory, fabriquée pour un besoin de la cause ? J’inclinerais à le croire, mais les morceaux en sont bons. Il s’agit là, sans doute, d’une épée d’investiture ou de cérémonie, d’un de ces glaives, insignes du pouvoir temporel, que les princes évêques gardaient devant eux sur l’autel, tandis qu’ils officiaient, pour indiquer qu’ils jugeaient au temporel comme au spirituel, ense et stola. Ainsi pouvait dire sa messe l’évêque de Würtzbourg, parce qu’il était duc de Franconie. Et, puisque je parle de glaives de justice, j’e dois dire n’en avoir jamais vu aussi riche collection qu’à ce pavillon de la Hongrie. La plupart des familles princières de ce pays gardèrent, en effet, le droit de haute et basse justice ; jusqu’au commencement de notre siècle, elles avaient pouvoir de faire exécuter par le glaive. Ainsi pour les Esterhazy. C’est pourquoi l’on portait devant ces seigneurs, dans les solennités, les épées de justice, avec ces petites bannières rouges qui se plantaient aux quatre coins de la place où se dressait le billot, aux jours d’exécution. Toutes ces épées de justice sont dans la tradition occidentale, et comme on peut en voir dans nos musées, au Louvre, par exemple. Leur lame plate, longue, large, à deux tranchans, ne va pas en s’effilant du talon à l’extrémité qui est arrondie ou tronquée carrément ; leur garde est une simple croisée à deux quillons sans pas d’âne, avec seulement, parfois, un anneau de côté, dans les types anciens. Seul le pommeau varie de formes suivant les époques, ordinairement de fer ou d’acier, globuleux ou en chapiteau évasé dans les objets archaïques, il est plus ovale, à pans coupés, en laiton ou en bronze, dans ceux du XVIIIe siècle. Je ne puis m’attarder sur les autres épées : aussi bien ne présentent-elles, en général, rien de particulièrement remarquable. Je dirai seulement quelques mots des espadons ou épées à deux mains, car on en voit là un certain nombre d’une très belle conservation. Certaines même possèdent encore leur fourreau, accessoire assez rare dans cette sorte d’armes pour qu’on soit allé jusqu’à en nier l’existence. On sait que l’on entendait par espadon une grande épée excédant toujours quatre pieds démesure et qui, vu ses dimensions, ne pouvait se manier qu’à deux mains. Aussi la fusée est-elle extraordinairement longue, terminée par un petit pommeau qui n’est point là chargé, comme dans les autres épées, de mettre l’arme en équilibre dans la main. La garde est une grande croisée à deux quillons accompagnés, aux basses époques, de vastes anneaux de côté. Certains espadons de la Hongrie possèdent même un simple ou double pas d’âne. Mais c’était là plutôt un ornement, encore que les Allemands aient toujours apporté le plus grand soin à protéger la main qui empoignait l’épée. Des arrêts falqués hérissent le long talon plat de la lame, ils sont destinés à servir de seconde garde quand on déplace la main pour porter le coup à plus courte distancé, car l’espadon se manie, comme le long bâton, par le déplacement continuel des mains, par un croisement continuel des avant-bras. Cette arme gigantesque et extraordinaire ne paraît pas remonter à une très haute antiquité. En honneur surtout au XVIe siècle, elle semble avoir été vulgarisée par les Suisses et les Allemands. Dans les corps de lansquenets, on comptait toujours quelques joueurs d’épée, comme on disait ; mais cette arme, répandue partout sous le nom de claymore, de montante, de spadone, de schwerdt, suivant les pays, était surtout germanique et suisse ; on s’en est servi encore au siècle dernier.

De nos jours existent des associations où l’on se livre à l’escrime difficile de cette épée que les Bohémiens errans de l’Inde portent toujours pendue en sautoir sur le dos, comme les Allemands au XVIe siècle. Au reste, quand on s’occupe d’armes, on est toujours ramené vers l’Inde, tant en cette région les us des vieilles civilisations sont lents à disparaître. En contemplant les harnais hongrois je croyais, à chaque instant, voir des équipemens du Penjab. Les lormiers de Srinagar travaillent aujourd’hui leurs cuirs, les selliers et les brodeurs du Guzerat assemblent et habillent leurs selles, exactement comme les chapuiseurs hongrois construisaient leurs bâtes et leurs arçons. À examiner la collection extraordinairement nombreuse et composée d’objets bien choisis que la Hongrie a exposée, dans cette catégorie des harnachemens, on ne peut s’empêcher de regretter les modèles anciens si pratiques que la mode anglaise a fait bannir à jamais de l’Europe, mais que l’on aime à retrouver dans les régions asiatiques où l’homme vit, combat et dort à cheval. Depuis la selle d’armes à vaste siège rembourré, aux palettes d’arçon et de troussequin bardées d’acier, chère aux hommes d’armes durant les XVe et XVIe siècles, jusqu’aux selles à piquer du XVIIIe siècle habillées de velours ou de brocart, on trouve là toutes les formes usuelles, sans compter les grandes selles et de joute et de tournoi. Mais toutes se rapportent aux modèles occidentaux. C’est dans les objets purement hongrois que nous retrouvons l’influence asiatique la plus caractéristique, car le Hongrois est, avant tout, un coureur oriental. Regardez ces housses couvertes de modillons dorés, ces têtières bosselées de turquoises, ces chabraques qui disparaissent sous les broderies, ces selles à courts quartiers, à arçons de « selle turcique, » et vous croirez voir autant de caparaçons du Penjab, du Guzerat ou du Sind. Tout cela laisse ruisseler la splendeur, l’éclat du « luxe asiatique, » comme peuvent le dire tous ceux qui ont assisté aux fêtes étonnantes du Millénaire hongrois, au mois de juin de l’année 1896, alors que la couronne de saint Etienne, symbole matériel de la patrie hongroise, fut menée par les rues de Bude, dans un carrosse attelé de six chevaux blancs et entouré par toute la noblesse des comitats. Ceux-là seuls, devant qui a passé ce tourbillon d’hommes et de chevaux dans l’étincellement des soies, des velours, des plumes, des orfrois et des gemmes, ont compris ce que fut cette nation fastueuse et chevaleresque qui lançait, dans une immense clameur de joie et d’orgueil, comme un défi à notre civilisation morne, méthodique et lassée. Il ne m’a pas été donné d’admirer cette évocation magique du passé. Mais à considérer les chevaux couverts de ces somptueux harnais, je m’associais à l’enthousiasme du commissaire hongrois qui me faisait les honneurs de ces richesses, et je songeais aux cavaliers de l’Inde que j’avais vus tourbillonner, comme un essaim de brillans insectes, dans la poussière des parades. Les Mahrattes et les Hongrois appartenaient bien à la même famille, comme ces bons guerriers du temps passé dont la seule joie était d’aller à la mort sous de belles armes et de marcher au canon en grande tenue.

Amateurs effrénés de fantasias et de carrousels, les Hongrois n’ont pas dû nourrir le même amour pour les tournois occidentaux. Les armures de joute exposées sont toutes franchement allemandes. Dans la superbe série, qui vient surtout de la galerie d’Ambras, on trouve les types principaux du XVe au XVIIe siècle, avec les hautes pièces de divers modèles. Encore qu’en général la haute pièce soit faine demi-bavière, dont le côté droit est absent, la plupart de ces casques allemands en possèdent qui habillent complètement la ventaille de l’armet et forment une muraille fixe derrière laquelle le jouteur se tient complètement à l’abri. Pour voir par les fentes de la vue, par-dessus cette haute pièce, il devait baisser extraordinairement le menton et porter les épaules eu avant. Dans les formes plus archaïques où le casque très vaste est un heaume à tête de crapaud, cette disposition est encore exagérée. Ces heaumes, qu’on porta jusque vers 1530 environ, furent le type le plus parfait des défenses de tête pour courir dans les joutes. La salade à queue de l’armure gothique, avec sa bavière fixée au plastron et indépendante du casque lui-même, et qui demeura en honneur chez les Allemands jusqu’au XVIIe siècle, est un système tant soit peu imparfait, mais qui valait bien l’armet du XVIe siècle avec sa haute pièce. Tous ces systèmes sont représentés ici. Représentés aussi ces grands faucres ou arrêts fermes prolongés, en arrière, en un long copeau qui soutenait le contrepoids de la lance et la plaçait bien en équilibre sous le bras. Les fûts, dans les lances de joute, et on peut en voir un très bel échantillon, étaient beaucoup plus gros, mais aussi plus courts que ceux des lances de guerre. De ces dernières, le fût ou le bois, comme on disait, toujours fait de frêne, mesurait de dix-huit à vingt pieds et était souvent élégi par des cannelures longitudinales. On peut voir encore à ce pavillon de Hongrie tout un choix de targes, de pavois, et même des boucliers votifs, précieux entre tous. Un de ces derniers, avec le cimier de heaume qui l’accompagne, peut compter comme la pièce capitale de l’exposition des armes, car on ne connaît guère ces objets que par les sculptures, les descriptions et les inventaires, ou par quelques pièces rarissimes. Tel est le cimier de carton et parchemin que conserve l’Armeria de Madrid et qui a appartenu au roi Martin d’Aragon, dans les premières années du XVe siècle. Celui de l’église de Soprony est à peu près de la même époque. Comme le bouclier ovale qu’il surmonte, il est fait de cuir peint et représente une tête de bouquetin, noire avec les cornes rouges, et une amorce de poitrine jaune qui constitue, suivant la vieille expression héraldique, la capeline en bonnet coiffant le heaume. L’animal se trouve répété, en figure complète, sur le champ de l’écu, pareillement noir et jaune, il est passant, d’or, tête de sable et accorné de gueules, en langue de blason. On avait l’habitude, pendant le moyen âge, de déposer ces pièces représentatives dans les églises où étaient enterrés les nobles et, généralement, on suspendait casque et écu au-dessus du tombeau, où l’écusson se retrouvait, taillé dans la pierre ou le marbre, avec le heaume monumental, ses lambrequins et son cimier. En Angleterre, notamment, et aussi en France, on battait des heaumes en fer mince destinés à reposer sur le tombeau. Peut-être le vaste chapel de fer rivé à boulons aplatis, de Nagy-Szeben, et qui date du XVe siècle, est-il de cette nature. En Allemagne, les écus et les cimiers sont souvent portés par des tenans, statues assises d’anges, d’hommes armés ou de courtisanes, suivant le goût de chacun. La publication classique de Hefner Alteneck a vulgarisé certains de ces monumens d’où la largeur de composition la plus haute n’exclut jamais le précieux intérêt du détail. Les effigies funéraires hongroises ne se recommandent point par de pareilles qualités, elles méritent cependant qu’on s’y arrête, comme aussi certaines statues d’église. Je crois devoir signaler le curieux Saint-Georges en bois sculpté, peint et doré de Loëse. Cette statue équestre d’une facture gracieuse et naïve, datée du XVe siècle, nous montre dans sa pleine sincérité le harnois gothique avec sa haute pansière à nervures, sa braconnière évasée à trois lames, et ses vastes tassettes prolongées sur les côtés pour former une faudière complète par sa jonction avec le battecul ou garde-reins à cinq lames. Le Saint-Georges de l’église de Loëse a dû être exécuté vers 1470, si l’on s’en rapporte à l’architecture de son harnois ; mais, dans les joutes, on en a porté encore de tels, au milieu même du XVIe siècle, comme le prouvent ces armes de Maximilien II, montées sur un mannequin assez convenablement agencé, que possède notre Musée d’artillerie. C’est, au reste, le seul exemple d’armures archaïques, — encore est-il théorique, — que nous trouvions au pavillon de Hongrie. A l’exception des quelques harnois de joute allemands précités, toutes les défenses de corps, du XIIIe au XVIIe siècle, sont des chemises de mailles, à la turque ; ou bien elles sont construites comme des brigandines sans recouvrement de tissu, en lamelles imbriquées, à l’instar des panoplies indiennes. Un de ces corps se recommande par son travail précieux. Les petites plaques argentées qui le composent, finement repoussées, à ornemens déliés, sont rivées à recouvrement par séries longitudinales, réunies elles-mêmes latéralement par de petits anneaux. Cette disposition assure à l’ensemble une certaine flexibilité, dans tous les sens. Les appliques dorées qui rehaussent la poitrine sont ses étoiles alternant avec des chatons massifs, où sont serties de grosses gemmes en cabochons à fond de cuve. Telle est la brigandine hongroise, sans doute de la fin du XVIe siècle, sinon plus basse d’époque, qui fait le passage entre la maille et les fortes cuirasses à l’épreuve qui deviennent la règle, au XVIIe siècle.

Celles-ci se rapportent à la guerre moderne. Leur épais acier, renforcé au plastron, peut défier la balle du mousquet ; aujourd’hui encore, à longue portée, elles protégeraient leur homme. Mais elles sont d’un poids effrayant. Leur caractère artistique est nul. Courtes et larges de taille, trop échancrées aux épaules, massives et sans grâce, elles sont celles que toute l’Europe guerrière a endossées sous Louis XIV, et même, un peu, sous Louis XV. Les premières ont apparu sous Louis XIII, elles caractérisent le mauvais goût utilitaire qui préside à l’établissement des modèles réglementaires. Laides entre toutes, elles le sont plus encore quand la bonne volonté du décorateur s’obstine aies vouloir orner. Leurs casques sont, ordinairement, la cervelière en coupole conique, du type byzantin, que viennent compléter un couvre-nuque détaché, des jouées en section de cercle, un nasal mobile qui traverse souvent une avance pointue. Ainsi la cervelière turque se transforme-t-elle en casque à la polonaise. Quelques modifications en tirent la capeline qui est également orientale. De ces capelines à armet, on voit ici plus d’un exemple ; avec leur grand couvre-nuque épanoui et lamé, leur timbre hémisphérique et surbaissé, elles rappellent les casques japonais qui ne sont guère plus anciens, peut-être. Le jour où l’on datera d’une manière rationnelle et scientifique les armes du Japon, amènera certainement plus d’une surprise, et l’on sera étonné d’apprendre combien sont modestes, au moins comme ancienneté, ces objets que l’on voudrait nous présenter comme médiévaux. N’a-t-on pas attribué, sous le premier Empire, à Godefroy de Bouillon, une belle armure ornée du Musée d’Artillerie qui a été exécutée sous Henri III, sinon sous son successeur, vers 1590, au bas mot ? C’est là un péché mignon d’amateur que de décerner des brevets d’antiquité aux objets, comme des attributions historiques. Des marchands de tableaux cette manie va s’étendant aux marchands d’armures. En France, la capeline orientale devient courante sous Louis XIII ; sous Louis XIV, avec le chapeau de fer, elle fut la dernière coiffure de la grosse cavalerie, jusqu’à ce que les hideux casques de cuivre eussent fait leur apparition, pour donner à l’industrie du chaudronnier, définitivement, le pas sur l’art du batteur de plates. La cuirasse de guerre du palatin Palfy, qui nous battit à Malplaquet, possède une capeline de ce type. Si c’était alors la mode de s’en couvrir le chef à la guerre, la mode voulait aussi qu’on ne la figurât point dans les portraits. Car, comme pour montrer combien les armures usuelles différaient de celles sous quoi l’on se faisait peindre, on a exposé le portrait en pied du Palatin, brossé dans la manière froide et somptueuse d’Hyacinthe Rigaud. Là, le vice-roi de Hongrie se dresse avec une cuirasse et un casque, — placé près de lui sur une table, — purement théoriques, ce semble, ainsi que tous ceux qui ornent les grands personnages du XVIIIe siècle. Et, détail qui a bien son prix, le peintre a, au contraire, reproduit très fidèlement les bottes du Palatin ; on en peut juger puisqu’une de ces chaussures — vraiment historiques — est exposée dans une vitrine du rez-de-chaussée. Mais je m’arrête. Aussi bien, dans cette exposition de la Hongrie, faudrait-il, en bonne justice, tout citer et raconter les faits héroïques dont témoignent tous ces harnois faussés de coups, tous ces sabres dont la lame a meurtri son tranchant sur le Turc, tous ces drapeaux dont la soie lacérée par le fer, trouée par le plomb, pend tristement le long des hampes peintes. Le temps a affaibli la vivacité des tons, calmé l’éclat des ors ; il n’a pas tari cette jeunesse éternelle du sang qui a poussé, dans le tourbillon de la charge, sur vingt champs de bataille, les chevaliers des marches du Danube, combattans obscurs et sublimes qui sont tombés, pendant des siècles, pour le salut de la chrétienté.


III

Au Petit Palais, nous nous trouvons assaillis par bien des pensées diverses. Mis en présence d’objets également disparates, mais peu nombreux et d’une sélection contestable, nous ne voyons pas jour à satisfaire notre curiosité archéologique, et aucune manifestation de grand art n’est là pour compenser cet ennui. Ce n’est plus le choix élégant et sévère de l’Espagne, ce n’est plus la profusion héroïque de la Hongrie ; c’est plutôt une petite exhibition de Musées provinciaux et de quelques collectionneurs privilégiés, qui ont été admis, par protection spéciale, à ne point se trouver confondus dans l’immense bazar qu’est l’Exposition des Armées de Terre et de Mer, à peine aujourd’hui organisée. Il ne faudrait pas croire, qu’au moins pour les armes, le Petit Palais soit organisé davantage. Depuis les armures exposées à l’entrée par le Musée d’Artillerie et prises, au petit bonheur, comme pour donner aux étrangers la plus petite idée de nos richesses archéologiques, jusqu’aux pièces semées dans des vitrines, au hasard des salles, parmi l’orfèvrerie d’église, c’est un amas confus : rudis indigestaque moles. L’étiquetage défectueux n’a même pas été fait avec une préoccupation chronologique : les attributions sont, pour la plupart, fausses. Sans parler du montage, aussi peu sincère que déplorable, de l’armure de François Ier, — montage qu’un abbé illustre eût appelé « un assemblage adultère, » — sans insister sur cette armure du Musée de Draguignan dont les brassards et les gantelets sont montés à l’envers, sans faire remarquer, plus qu’il ne sied, combien l’attribution à Philippe le Bel d’un bassinet de 1340 environ, est illusoire, disons, une fois pour toutes, que la préoccupation d’exposer des objets exclusivement français, a mené l’organisateur aux pires aberrations. A vrai dire, pour les amateurs d’armes, la visite au pavillon de l’Espagne est un pèlerinage d’enthousiasme, la visite au pavillon de la Hongrie une partie de plaisir, la visite au Petit Palais est la plus amère des désillusions. Qu’on ne se méprenne point sur l’apparente aigreur de ce jugement ! Il ne manque pas au Petit Palais de sujets intéressans pour l’étude, si peu nombreux qu’ils soient. Mais la foule ne se porte pas vers l’Exposition pour étudier, elle s’y rend pour se distraire et s’instruire. Plus d’un visiteur aimerait, un bon catalogue en main, se rendre compte de ce qu’il voit, tant il est vrai que l’ignorance ne tient, chez beaucoup, qu’au défaut même du moyen de s’instruire. Or, si les Allemands et les Anglais possèdent, en leur langue, des guides fort complets pour le Petit Palais, le catalogue français n’a paru, lui, qu’à la dernière heure, et les numéros de référence n’ont été mis que des mois après sur les objets exposés ! Les conservateurs de nos Musées, chargés par surcroît de l’Exposition, n’ont point le temps, pas plus aux Invalides qu’au Louvre, de s’abaisser jusqu’à renseigner le public. De minimis non curai prætor, on ne met guère d’étiquettes dans nos Musées. A l’entrée du Petit Palais, quelques douzaines d’armures sont là pour nous le prouver. Les Musées ont leurs catalogues, le public est là pour les acheter, de même que la mode est de dire aujourd’hui : les amateurs sont là pour doter nos Musées et de leur argent et de leurs collections. Cet acheminement vers le socialisme d’Etat ne laisse pas de me rendre rêveur.

J’ai dit et je répète que l’étiquetage est insuffisant. Seul jusqu’ici le Muséum du Jardin des Plantes s’est astreint à étiqueter les pièces exposées dans ses galeries. Aussi cet établissement est-il généralement accusé de manquer d’élégance. Le désordre est d’une allure plus artiste. Le Petit Palais se recommande par sa note artiste. Les objets y sont disséminés au hasard, et suivant leurs dimensions. Aussi n’en parlerai-je qu’avec une extrême réserve, car je n’en sais guère plus, sur ses trésors, que le bon public à qui je me suis trouvé mêlé. Comme lui, je me suis tenu, le nez collé aux vitrines, sous l’œil jaloux des gardiens, dans l’espoir de percer le voile de mystère qui recouvre la plupart des envois provinciaux. Je n’ai tenu aucun objet en main, j’ai pris mes notes furtivement, tant il a été recommandé aux garçons de salle d’empêcher de prendre des croquis, la phrase est textuelle. J’ajouterai enfin, qu’au contraire de ce que j’ai rencontré chez les commissaires de Hongrie et d’Espagne, c’est-à-dire la courtoisie, la bonne grâce et le désir de rendre service, je n’ai obtenu, de l’organisateur français, que silence et dédain, Sans doute le projet, dont je m’étais ouvert, de renseigner les lecteurs de la Revue lui avait-il paru téméraire. Mais cela est peu de chose. L’important c’est que le public puisse profiter des richesses nationales accumulées dans ce Petit Palais. Des conférences ont été annoncées où on l’instruira, à certaines heures, sur la nature des objets exposés. Je souhaite que la parole des démonstrateurs ait corrigé ce que les étiquettes présentent de contraire aux notions premières.

Quoi qu’il en soit, on pourra se rendre compte de la pauvreté générale de nos Musées de province, en fait d’armes. Cela tient, non pas tant à une mauvaise administration, qu’au vandalisme et à la cupidité révolutionnaires. Il y a plus, les destructions et les vols ne datent pas seulement de la Terreur, ils remontent beaucoup plus haut, ils tirent leur cause même de l’esprit foncier de notre race qui méprise les choses du passé et sacrifie tout à la mode du jour. Ce reproche n’est plus pour aujourd’hui, s’entend. Car maintenant on collectionne avec passion tous les débris du passé, et cela avec d’autant plus de zèle que la valeur marchande des curiosités va de jour en jour augmentant. Et c’est là le bon côté de cet excès même de l’esprit mercantile, en quête de bons placemens, puisqu’il préservera, entre mille choses inutiles, les raretés dont bénéficiera la postérité. Il est heureux que le Trésor de Pouan n’ait pas été découvert avant la Révolution, car je doute qu’il nous fût parvenu ; on l’aurait bien vite envoyé au creuset étant donné la qualité de son or, qui est au plus haut titre. On sait que l’épée et le scramasaxe de Pouan comptent, avec les débris de l’épée, dite de Childéric, parmi nos monumens nationaux les plus vénérables. Attribuées à Théodoric, roi des Wisigoths, par Peigné-Delacour, ces armes remarquables par leurs montures où des tables de verre rouge sont encadrées dans des massifs d’or, n’ont probablement de français que le gisement où on les trouva. Elles se rapportent à cet art venu sans doute de l’ancienne Scythie et que les Goths semblent avoir partout importé avec eux, jusque dans le centre de l’Espagne où fut déterré le fameux trésor de Guarazzar. En tout cas, les armes du Musée de Troyes, représentées à notre cabinet des médailles par de bons moulages, méritaient de figurer à l’Exposition de 1900, et leur valeur archéologique est hors de toute discussion, tout comme celle de la cervelière conique qui appartient au Musée de Grenoble où on la connaît sous le nom du casque de Véseronce, en souvenir du lieu de la découverte. C’est là qu’en 524 Clodomir fut battu et tué par les Burgondes. Mais ce casque, de forme byzantine, que l’on s’accorde à dater du XIe siècle, n’a pas dû appartenir aux combattans de Véseronce. Il convient plutôt de le rapprocher d’une cervelière assez semblable, que possède notre Musée d’Artillerie, et qui est attribuée à Henri le Lion, duc de Bavière, qui vivait au XIIe siècle. Rien n’indique, d’ailleurs, dans cette défense de tête un travail français. Les épées du Musée de Saint-Omer pourraient rentrer avec plus de vraisemblance dans la catégorie de nos produits nationaux. Ce sont, pour la plupart, d’anciens et curieux débris allant de l’époque carolingienne jusqu’à la fin du XVe siècle, sinon au commencement du XVIe siècle, comme l’indique une garde à pas d’âne unique qui est d’un modèle entre tous rare et précieux. On aurait pu éviter de confondre toutes ces épées, à première vue datant d’époques très diverses, sous une commune étiquette où est portée la mention : XIIIe et XIVe siècles. On y voit en effet un branc carolingien très pur, et bon nombre d’épées du XVe siècle, pour s’arrêter au principal. Beaucoup de lames montrent des inscriptions incrustées de cuivre ou d’argent. Les manufactures d’armes du nord de la France ont été trop florissantes durant notre moyen âge pour qu’il soit déraisonnable de leur faire honneur de ces produits. Chaque jour les tourbières de l’Oise et de la Somme nous rendent des épées et des dagues ; on les y trouve merveilleusement conservées. Les types les plus abondans sont ceux de 1250 à 1500, environ, la majorité même appartient au xiv" siècle. On peut voir encore au Petit Palais quelques curieux spécimens de dagues à rognons et de dagues à rouelles octogonales : ces dernières étaient souvent appelées dagues d’Ecosse.

On peut voir aussi un très beau lot de couteaux et d’office, et de table. Car les couteaux, exposés par les musées du Mans et de Dijon, sont des instrumens d’office, en général, et remarquables autant par leur bel état de conservation que par le précieux de leur travail. Ils datent du XVe siècle et ont, presque tous, appartenu aux ducs de Bourgogne, dont les armes s’étalent, en appliques d’émaux, sur les mitres et les capules. Les étuis ou gaines coutelières sont de magnifiques ouvrages de fourrellerie. Le vélin en est doré, peint, gaufré suivant les meilleurs principes de l’art français, ou bourguignon, pour mieux dire — ce qui n’est pas absolument la même chose, — à cette époque où la renaissance italienne n’avait pas encore contrarié l’originalité nationale. Ce sont, entre tous, des spécimens rares et précieux, d’une industrie depuis longtemps tombée en désuétude, et que les ordonnances des métiers avaient réglementée sévèrement jusqu’aux derniers jours de l’ancien régime.

Les épées et les dagues exposées sont loin de valoir ces trousses. La plupart n’offrent rien de particulièrement remarquable pour se présenter ainsi isolées. Il en est de même des armures. Celles-ci, en général mal assemblées, appartiennent, pour la majeure partie, à la seconde moitié du XVIe siècle. On a fait grand bruit autour d’une armure, repoussée à mascarons et à grands rinceaux, et qui aurait appartenu à Henri II, parce qu’elle se rapporte assez exactement à la figuration équestre de ce roi, reproduite dans les Antiquités de Willemin. Je n’en connais pas les origines. Tout ce que j’en puis dire est que le parti décoratif assez large en vaut mieux que l’exécution, assez grossière et médiocre. Rien ne prouve qu’elle soit d’un travail français ni qu’elle ait été travaillée au Petit-Nesle. On sait bien que dans les ateliers du Petit-Nesle, assez voisins du Louvre, avait été installée une colonie cosmopolite d’orfèvres et de ciseleurs, parmi lesquels les plus notoires furent André Mutuy, Pierre Baulduc, qui était un Allemand, Paul Romain et Ascanio Desmarriz, ceux-là Italiens. Mais on ignore à peu près tout de ces artistes, et de leurs œuvres. Pour l’armure du Musée de Draguignan, attribuée à François II, c’est un harnois bleui, à bandes gravées et dorées, d’un travail très ordinaire et d’une conservation assez bonne. On y voit un monogramme figurant deux M entrelacés, unis par un cercle extérieur, des F couchés et des S fermés. Ces derniers signes ont été pris, par certains, comme une preuve de l’amour ardent que porta le petit Valois à son épouse Marie Stuart. Une tradition s’est établie d’après laquelle la reine douairière d’Ecosse, après la mort de François II, aurait donné cette armure à Henri d’Angoulême, ce bâtard d’Henri II qui assassina, à Aix, Altoviti, général des galères de Marseille, et tomba frappé par la dague de sa victime. Le Grand Prieur ne survécut pas à sa blessure, et son cabinet fut mis au pillage. Le harnois royal tomba entre les mains de François de Vintimille. C’est dans le château de Luc, appartenant aux Vintimille, qu’il fut trouvé lors des saisies nationales de la Terreur. Une autre tradition veut qu’il ait appartenu à un Montmorency. Il est difficile d’en juger nettement, car on n’y trouve, à vrai dire, aucun caractère d’époque. A ne considérer que l’armet, on est frappé par le profil camard de la ventaille, la petite hauteur de la crête, l’ampleur du gorgerin, la mièvrerie des torsades très serrées qui ourlent les pièces. Ce dernier signe est un des plus précis que nous possédions pour juger de la date d’une armure. Plus le cordon est large et saillant, plus ses torsades sont espacées et obliques, plus l’objet est ancien. Ici c’est tout l’opposé. La première impression que donne le harnois de Draguignan, avec ses larges cuissots, en écrevisse, réunis directement à la gouttière du plastron sans l’intermédiaire habituel de la braconnière, avec ses gantelets à gardes évasées, avec son armet camard et à crête surbaissée, est celle de l’époque d’Henri III, sinon d’Henri IV. Peut-être cette armure de parement a-t-elle été remaniée. Quoi qu’il en soit, on peut dire, sans grande chance d’erreur, que c’est un travail français, mais un travail extrêmement médiocre, si l’on s’en tient à la qualité du destinataire. Le roi François II se contentait de peu. Les bandes longitudinales, gravées à la damasquine, avec fonds sablés, portent des casques héraldiques sans caractère, des masques à voiles retombant, sans originalité, car ces derniers ont été copiés sur les poncifs les plus vulgaires qui traînaient dans les ateliers du XVIe siècle et chez les armuriers, et chez les orfèvres, et chez les relieurs. Ces bandes sont dorées et en tout semblables à celles de ces corps d’armures courans que l’on nommait vulgairement « cuirasses de Pise, » parce qu’on les recevait, par quantités, d’Italie. La médiocrité, la confusion des sujets y appliqués les ont fait nommer aussi « armures à crapauds. » Dorés aussi sont les ornemens profondément gravés en creux qui courent sur les entre-deux. Rien de particulier n’est à noter dans ce harnois dont la provenance « historique » est même incertaine.

Des autres pièces d’armures exposées à côté, il y a peu à dire, ce sont des débris datant de François Ier jusqu’à Louis XIII. Une lourde salade de champ clos, à masque grillagé, d’acier noirci, est chargée, à profusion, de sujets repoussés, encadrés dans des cordons à rinceaux fins incrustés d’or. Ce casque rappelle, par ses détails d’exécution, la targe amygdaloïde conservée au Louvre et qu’on appelle le bouclier d’Henri II. Son exécution est encore plus pauvre, le dessin de certains cavaliers ne présente pas absolument la caractéristique de l’époque. En tous cas elle manque absolument du précieux par lequel se recommande notre targe de l’ancien Musée des Souverains. Cet objet, qui vient, je crois, d’une collection allemande, est plus que probablement de travail français. La médiocrité des ajustages, contrastant avec l’excès du décor, indiquerait la facture d’un orfèvre, plutôt que d’un armurier. Cette pièce mériterait d’être examinée de plus près. Je citerai, en dernier lieu, un chapel de fer du XVe siècle, forme archaïque que les Allemands employaient encore dans les joutes, bien après que ces modèles eussent cessé d’être en usage à la guerre. C’est un objet intéressant qui appartient au Musée d’Abbeville. Il compte parmi les bonnes pièces de l’Exposition, comme aussi cette bourguignote du Musée de Chartres, contemporaine d’Henri III, sans doute, et qui est dans la tradition allemande, avec les monstres largement repoussés sur son timbre. Mais à considérer les productions des Frauenbrys, des Hopfer et des Coleman, au pavillon de l’Espagne, on voit qu’il s’agit là d’une pauvre et médiocre réplique. L’art français n’a rien à gagner à la réclamer pour sienne. Disons, pour finir, qu’il est vraiment fâcheux que la section archéologique des armes n’ait pas été mieux organisée au Petit Palais. Il ne manque pourtant pas à Paris de collections privées — sinon publiques — où l’on aurait pu choisir de merveilleux objets, triés un à un, pour former un petit, mais parfait ensemble, qui eût été à la gloire de notre Exposition, tandis que tout cela est disséminé, noyé, dans la section des Armées de Terre et de Mer, parmi le matériel roulant et les modèles réglementaires. Dis aliter visum ! La seule consolation qui nous reste est de penser qu’à notre époque les Dieux passent vite.


MAURICE MAINDRON.

  1. Les Musées de Madrid, Paris, 1896 ; in-4o, p. 210.
  2. Luca Beltrami, La Battaglia di Pavia illustrata negli Arruzi ciel March, del Vasto, Milan, 1896 ; in-f°, pl. VI.