Les Antliaclastes : Drame en trois actes
Saint-Brieuc (p. np).

LES
ANTLIACLASTES



par


ALFRED
JARRY


(2e version)


COLLÈGE DE PATAPHYSIQUE
XCII

LES ANTLIACLASTES

Drame en trois actes.


Premier acte.
TOGA.


Deuxième acte.
ROUGET.


Troisième acte.
SICCA.


1er acte fait le 9 janvier 1888, le second le 10, le 3e le 11.

A. Jarry


Les Antliaclastes, drame en trois actes d’Alfred Jarry, est la deuxième version, considérablement remaniée et développée, d’une comédie en un acte portant le même titre et datée du 12 juillet 1886. Cette première version figure, d’une part dans l’Album de l’Antlium (dossier 26 des Cahiers du Collège de Pataphysique, nouvelle série), qui reproduit la totalité des dessins de Jarry illustrant les manuscrits originaux, et sera publiée, d’autre part, dans le recueil Saint-Brieuc des Choux[1], en compagnie de quatorze autres pièces qui constituent une sorte de florilège des poésies et des comédies composées par Jarry, entre sa douzième et sa quinzième année, alors qu’il était élève au lycée de Saint-Brieuc. Le lecteur voudra bien se reporter à ces deux ouvrages, qui se complètent l’un l’autre et sont proprement indispensables à l’intelligence du présent écrit. Celui-ci provient, comme les précédents, du ramas intitulé Ontogénie. Il est de l’écriture de Jarry écolier et ne comporte pas de dessin. Il remplit 11 feuillets, recto et verso, de 200 x 155 mm, plus une page de titre — disposé comme ci-dessus — dont le verso est blanc.

Les Antliaclastes


PREMIERE PARTIE : TOGA


ACTE 1er



Scène I


Une cave avec des tombeaux. Il fait nuit. Dans l’ombre, on distingue confusément des hommes enveloppés de grands manteaux. Ils parlent à voix basse.


VOIX DANS L’OMBRE ?

Qui vive ?

Qui vive ? — Ad antlias ! Le mot ?

Qui vive ? — Ad antlias ! Le mot ? — Per insidias !

— C’est bien.

C’est bien. — Venez, amis.

C’est bien. — Venez, amis. — Qui vive ?

C’est bien. — Venez, amis. — Qui vive ? — Ad antlias.

— Per insidias.

Per insidias. — C’est bien.

Per insidias. — C’est bien. — Tous sont présents.

Per insidias. — C’est bien. — Tous sont présents. — Les torches !

(Les conjurés allument tous des torches. L’un d’eux met le feu à une lampe de fer suspendue à la voûte. La cave s’illumine. On distingue Sicca, Pasfort, Roupias, Bidasse, Toga et un grand nombre d’autres Antliaclastes)

SICCA

Vous voyez, mes amis, que, sous ces sombres porches,
Notre complot se forme en un profond secret.
Pasfort, rappelle-nous notre dernier décret.

PASFORT

(Les conjurés se placent au fond du théâtre en demi-cercle.)

Nous avons décidé qu’avant que de permettre
Que l’ennemi Rouget, acharné, puisse mettre
En ces lieux l’Antlium, nous tous, jusqu’au dernier,
Nous devons le combattre, et l’on ne peut nier
Que ce fameux objet, cet Antlium horrible,
Rouget ne l’inventa que pour servir de cible.


SICCA

Apportez l’Antlium. Roupias va pomper.
Nous tous, et tour à tour, nous viendrons le frapper.

(On place sur un tombeau l’effigie de la pompe Rouget. Roupias commence à pomper.)

TOUS

Le voilà, l’Antlium, cette horrible machine.
Si c’était là Rouget, combien sur son échine,
Nous donnerions de coups. C’est ce que j’imagine.
Dis, Rouget, as-tu jamais
Vu de plus excellents mets
Que tout… tout ce que tu mets
Dans ta pompe ? La matière
Aurait parfumé cette cave entière
Si la réunion n’avait été trop fière
Pour y mettre son nez.

(On apporte deux statues de pompiers)

SICCA

J’abandonne à vos coups les pompiers condamnés,
Et la pompe, je vous la livre.
Allez.

TOUS

Pompe, Roupias !
Oui, notre devise est : Ad antlias !
Exécutons notre programme !

TOGA

Arrêtez-vous, messieurs ! ah ! cet horrible drame,
Cette exécution barbare d’un objet…
D’un objet innocent, d’une pompe Rouget…
— Pourquoi tant de furie ? Est-ce un monstre, une pompe ?

SICCA

Je crois que Toga nous trompe,
Et que, s’il défend la pompe,
Il se peut que je lui rompe
Un fragment de l’os dorsal !
— Fermez portes et fenêtres,
Écartez bien tous les traîtres,
Et chez vos amis, vos maîtres,
On trouve un fourbe infernal !

TOUS

Toga ! Toga ! tu nous trompes !
Pourquoi défends-tu les pompes ?
Je veux, Sicca, que tu rompes
À ce coquin l’os dorsal !
Ce mot lui sera fatal !

TOGA

Grâce, messieurs, grâce !

SICCA

À mort !

TOUS

À mort, à mort, Toga !
On ne fait pas de grâce !
Il faut sur cette place
Exécuter Toga !

PASFORT

Nous avons justement une potence neuve,
Qu’un de nos amis nous envoya de Riga.
Depuis bientôt deux ans, hélas ! elle était veuve
De condamné ; pourtant elle va servir !

(Il apporte une pompe qu’il fixe entre deux dalles. En lui montrant l’endroit où il faut la placer, Sicca lui dit :)

SICCA

Pasfort. — Voilà ! Voilà ! Là !

TOGA

la corde au cou, debout sur un escabeau, sous la potence.

Messieurs, j’aime mieux vous le dire,
Puisque vous allez m’étrangler.
À cette heure il ne faut plus rire,
Et je ne veux rien vous celer.

Je suis un chantre de marine ;
J’ai servi Rouget autrefois.
Vous pouvez voir sur ma narine
Le signe, deux lances en croix

J’avais toujours aimé la pompe,
Qui cause ma mort aujourd’hui…
Il ne faut pas qu’on m’interrompe :
Je sens mon courage qui fuit…

Rouget m’avait nommé pour être
Espion au milieu de vous…

TOUS

C’est l’espion Toga ! meure ! meure le traître !
C’était pour nous trahir qu’il était parmi nous !
Ah ! Toga ! Misérable, à genoux, à genoux !

(Toga, sans descendre de l’escabeau, s’agenouille, et embrasse l’effigie de la pompe Rouget.)

TOGA

Moi, messieurs, et ma pompe
Sommes deux vrais amis ;
En cet instant je pompe.
En pompant je péris.

De ma pompe je lègue
Les tuyaux à Sicca ;
Aux chantres de Nimègue
Le tube, et cætera.

Au grand Pasfort je lègue
Un orgue à cinq claviers ;
À Roupias le bègue,
La chanson des pompiers.

(Il se lève debout sur son escabeau. Sicca se place derrière lui prêt à jeter l’escabeau. Pasfort se prépare à tirer Toga par les pieds)

Ah ! messieurs, je ne vous demande
Que d’épargner un innocent,
Si vous ordonnez qu’on me pende,
Toga sera mort en pompant !

(Sicca jette l’escabeau. Pasfort tire Toga par les pieds. Roupias coupe la corde. Toga roule à terre.)

SICCA

L’exécrable Toga n’est plus ; notre séance
Pourra donc maintenant s’achever en silence.
— Roupias, les cuves d’eau. —

(Roupias apporte deux cuves pleines d’eau)

— Roupias, les cuves d’eau. —Si quelqu’un, parmi nous,
Osait par malheur suivre un si funeste exemple ;
Si, comme ce Toga, l’un, l’autre de nous tous
N’était qu’un espion glissé dans notre temple ;
Il faut qu’il soit muré tout vif dans ce tombeau,

(Il montre une tombe).

Que, maudit, il s’éteigne ainsi que ce flambeau !

(Il plonge sa torche dans l’eau).

TOUS

Qu’il s’éteigne !

(Ils jettent leurs torches dans les cuves. Le caveau n’est plus éclairé que par la lampe de fer)

Que sous ces porches
Qu’en ce jour seulement la lueur de nos torches
Rend à la lumière du jour,
Ce cercueil soit son seul séjour

SICCA

Maintenant, qu’un festin un instant nous délasse.

(Roupias apporte des cruches et des gobelets qu’il pose sur une pierre tombale. Sicca s’assied sur un cercueil, les pieds posés sur Toga.)

SICCA

Ce Toga tout gonflé n’a pas fort bonne grâce.
Il étouffe. Le sang veut sortir par ses yeux.

(Il soulève Toga et le maintient debout, tout en buvant dans un des gobelets.)

C’est qu’il a soif. — Allons ! un verre de vin vieux !

(Il jette le contenu de son verre au visage de Toga. Tout à coup Toga ouvre les yeux, et d’une voix entrecoupée, prononce quelques mots inarticulés, Sicca laisse tomber le gobelet qui se brise.)

TOGA

Sicca ! Sicca ! Sicca !

SICCA, épouvanté.

Sicca ! Sicca ! Sicca !Fantôme !

TOGA

Sicca ! Sicca ! Tu viens de faire pendre un homme.
Quand tu le vois à terre, inerte, et froid, et mort,
Tu l’insultes, et ris encor !
Bientôt… bientôt peut-être… ah !… tel sera ton sort !

(Il retombe et meurt.)

ROUPIAS, à Sicca qui recule.

Qu’avez-vous ?

SICCA

Qu’avez-vous ?Rien. (A part.)

Qu’avez-vous ? Rien.— Toga revient ! Toga bien mort !


Fin du 1er Acte.


DEUXIÈME PARTIE : ROUGET


ACTE II

(Une grande salle. Au fond, à gauche, des pompes ; à droite, un orgue et un taurobole ; une grande-clef au centre sur une pompe. Grande porte vitrée au fond d’où l’on aperçoit une cour et une avenue !)



Scène I

ROUGET, NEZ-DE-TABAC, PET-SEC, PIGEAUX, POMPIERS.
CHŒUR

Gloire à Rouget !
Cet inventeur illustre !
Gloire à Rouget,
À qui le monde doit un merveilleux objet,
Qui donne à Lorient tout son lustre !
Gloire à Rouget !
Gloire au grand inventeur de la pompe Rouget !

ROUGET

Pompons, mes frères,
Pompons en chœur !
De tous ceux qui lui sont contraires,
Le grand Rouget sera vainqueur
Jaloux de notre gloire, hélas ! et de nos fastes,
Les barbares Antliaclastes
Ont osé détracter nos immenses succès.
Mais bientôt, mes amis, nous serons exaucés ;
Tous nos vœux les plus chers seront réalisés,
Quand nous aurons construit un Antlium immense.

(On entend sonner neuf heures.)

Il est l’heure ; que l’on commence.
Orgue, préludez.

(Nez-de-tabac se met à l’orgue. Les pompiers pompent le taurobole.)

CHŒUR

Orgue, préludez. Orgue merveilleux
Le plus beau que jamais l’on ait vu sous les cieux,
Oh ! que tes accents sont mélodieux !
Grand Taurobole, ô roi de tous les Tauroboles,
Tes majestueuses paroles
Semblent glorifier ton illustre inventeur.
Ô Rouget ! Jamais rien n’atteindra ta hauteur !

ROUGET

Veillez, Pigeaux, veillez pour que notre assemblée
Par aucun importun ne puisse être troublée.
Prosternez-vous, pompiers, voici la grande-clef !

(Tous se prosternent. Rouget prend la grande-clef et l’élève. Orgue et Taurobole.)

ROUGET

De ce disque cerclé
Voyez la tige magnifique
Et ses ramifications.
Votre maître est, pompiers, cet objet mirifique.
Adressez-lui vos supplications.

CHŒUR

Grande-clef, sœur fameuse
De la Pompe Rouget,
Tu ne peux être heureuse
Qu’auprès de cet objet.
S’il arrive qu’en nous quelque chose se rompe,
Ou bien que nous prenions un purgatif trop fort,
Oui, si nous te perdons par un funeste sort,
Au bout de quelque temps l’on verra dans la pompe
Tout ce qui de nous sort !

ROUGET

(L’orgue et le taurobole se taisent)

Mes amis, comme
Vous pourriez ignorer ce qu’il sied de savoir,
Passez un examen : Comment est-ce qu’on nomme
Ce qu’en l’intérieur de la Pompe on peut voir ?
Répondez sans détour.

(On sonne à la porte du fond)

PET-SEC
On sonne.
ROUGET

Allez voir
— Vous, répondez, pompiers, car je veux que personne
N’ignore — ou sache peu — cet important sujet. —

NEZ-DE-TABAC

Monsieur, dans la Pompe Rouget,
On met…



Scène II

LES MÊMES, ROUPIAS, vêtu d’une longue robe et masqué.
ROUGET
Silence ! Un profane !
Tous
Abomination !
ROUGET, (à part)

Hélas ! Hélas ! J’ai peur que son souffle ne fane
Ces lambris parfumés de l’Antliation.

(Haut)

Étranger, avancez.

ROUPIAS

Étranger, avancez. Grand Rouget, mes hommages.

ROUGET

Qui vous amène ici ?

ROUPIAS

Qui vous amène ici ? Mais — des desseins très sages.

(Bas.)

— Peut-on parler devant eux ?

(Il montre les pompiers.)

ROUGET, (bas)

(Il montre les pompiers.) Ils sont dévoués.

ROUPIAS

Sans moi, sans moi, Rouget, sans ma haute prudence
Ces pauvres malheureux auraient été roués
Ce soir, et brûlés vifs.

ROUGET

Ce soir, et brûlés vifs. Que dites-vous ?

ROUPIAS

Ce soir, et brûlés vifs. Que dites-vous ? Silence !
Un complot est formé. J’en ai trouvé l’auteur.

NEZ-DE-TABAC
Pompiers, reprenez le chœur.
ROUPIAS

— Mais, quoique ces pompiers soient sûrs, il serait sage
D’aller un peu plus loin, pour…

ROUGET

D’aller un peu plus loin, pour… Soit.

(Sortant avec Roupias par une porte latérale)

D’aller un peu plus loin, pour… Soit.Par ce passage.

Scène III

LES POMPIERS


CHŒUR

Gloire à Rouget !
Cet inventeur illustre !
Gloire à Rouget,
À qui le monde doit un merveilleux objet,
Qui donne à Lorient tout son lustre ;
Gloire à Rouget !
Gloire au grand inventeur de la Pompe Rouget !
Pompons mes frères,
Pompons en chœur.
De tous ceux qui lui sont contraires,
Le grand Rouget sera vainqueur !



Scène IV

LES MÊMES, ROUGET, ROUPIAS,

(Rouget et Roupias continuent une conversation commencée.)

ROUPIAS

Sicca l’Antliaclaste et moi, — par cette porte —
Nous viendrons. — Lui devant. — Poignardez-le, Rouget.
Il est devant. Masqué. — Je vous crierai : « Main-forte ! »
Vous pourrez le tuer.

(Saluant)

Vous pourrez le tuer. Je vous ai dérangé.

Scène V

LES MÊMES, moins ROUPIAS
ROUGET
Pompiers, aux armes !

(Il tire son épée. Les pompiers prennent des haches.)

Notre ennemi — masqué — s’avancera par là.
Il aura beau verser des larmes,
Sans hésiter, frappez, quand je dirai : « Voilà ! »

(Les pompiers armés et Rouget ouvrent la porte du fond et se placent derrière, de sorte qu’on ne peut les apercevoir de l’avenue, que le spectateur voit dans toute sa longueur.)



Scène VI

LES MÊMES, dans la salle ; ROUPIAS, puis SICCA, dans l’avenue.
ROUPIAS, (à part)

Toga prévoyait ce crime
Quand il a maudit Sicca.
De tous les conjurés j’aurai perdu l’estime,
Mais j’aurai vengé Toga !

(Sicca paraît. Il est vêtu et masqué comme Roupias.)

ROUPIAS

Ah ! vous voilà, Sicca. C’est ici, venez vite.

(Ils s’avancent dans l’avenue.)

SICCA

Mais je crains, Roupias, que tu prennes la fuite
Va devant.

ROUPIAS

Va devant.Non. Allez devant. Je vous suivrai.

(À part)

Sicca, Sicca, je te perdrai.
LES POMPIERS, dans la salle

Gloire à Rouget, pompeur illustre !
Pompier de qui Lorient s’illustre !
Gloire à Rouget !
Gloire au grand inventeur de la Pompe Rouget !

SICCA

Ces voix… Ces chants… Qu’est-ce ? Quel rêve ?

(À part)

C’était un piège… Eh bien ! le rocher que soulève
L’infâme Roupias
Sur lui retombera.

(On entend des cloches)

Sur lui retombera.Ces cloches sont son glas !

(Il s’arrête et se cache dans l’ombre. Roupias passe devant sans s’en apercevoir. On voit les pompiers lever leurs armes des deux côtés de la porte)

LES POMPIERS

Meure, meure Sicca ! Nous n’épargnons personne !

SICCA, (à part)

Toga ! Toga ! pardonne
Et perds mon ennemi !

LES POMPIERS

(Roupias approche de la porte)

Que l’œuvre ne soit pas accomplie à demi !
Mort à Sicca ! Vive la Pompe !

SICCA

Ah ! Si Roupias me trompe,
Il subira mon sort !

(Roupias met le pied dans la salle)

LES POMPIERS
À mort ! à mort ! à mort !

(Au moment où la toile tombe, on les voit lever leurs armes)


Fin du second acte.

ACTE III


SICCA

(Une plate-forme immense dont on ne voit qu’une partie. Un parapet très bas au fond. Derrière, on ne voit que le ciel. Cet acte se passe dix ans après le précédent ?)


Scène I

ROUGET, PET-SEC, PIGEAUX, NEZ-DE-TABAC, POMPIERS.
CHŒUR DES POMPIERS

Rouget, ton Antlium géant
Se dresse en cette place
Où l’Antlium n’est pas, là n’est que le néant.
Non, rien ne le surpasse !
Gloire à Rouget !
À Rouget qui créa ce gigantesque objet !
Gloire à Rouget !

ROUGET

Allons ! Qu’on s’apprête !
Pompiers, en ces lieux
Faisons une fête
Pour célébrer cet Antle merveilleux !

CHŒUR

Non, nous n’en croyons pas nos yeux !
Pompiers, sous cette plate-forme
Élevée au-dessus du terrain de cent pieds
Est une pompe énorme !
Gloire à Rouget, pompiers !

ROUGET

Amis, depuis dix ans, depuis la mort du traître,
La Pompe a prospéré.

Voilà cet Antlium ! Antlium que j’aurai
Créé, moi, votre maître !
Pompiers, le sort aura couronné nos efforts :
Les Antliaclastes sont morts !
Sicca l’Antliaclaste est là, dans la poussière !
Sicca l’Antliaclaste est là, dans une bière
Depuis dix ans cloué.
Sous cette pompe qui s’élève,
Sous l’Antle qui pompe sans trêve,
Gît Sicca, par les vers troué !

NEZ-DE-TABAC

Pardonnez, Grand Rouget, peut-être je me trompe ;
Mais quand Sicca fut massacré
À coups de haches et de pompe,
Qu’est devenu celui qui nous l’avait livré ?

ROUGET

Je l’ignore.

PET-SEC

Je l’ignore. J’ai cru voir se glisser dans l’ombre
Un homme masqué. Mais je n’en suis pas bien sûr,
Parce qu’il faisait déjà sombre,
Et qu’auprès de la porte est un recoin obscur.

ROUGET

Au fait, que nous importe ? En dix ans…

PIGEAUX

Au fait, que nous importe ? En dix ans…Et la fête ?…

ROUGET

Continuons. C’est vrai. J’ai dit que l’on s’apprête,
Et pas un de vous tous ne s’en est dérangé.

CHŒUR

Gloire à Rouget !
Il ajoute à sa gloire
Un Antle merveilleux
Dont éternellement durera la mémoire !
Un Antle de cent pieds, qui se perd dans les cieux !
Le grand Rouget sera célèbre dans l’histoire !

ROUGET

Amis, un grand festin par moi vous est promis.
Sur cette plate-forme,
Sur cette pompe énorme,
On va servir un plat digne de mes amis.
Je l’ai fait faire exprès. — Mais avant, qu’on commence
Par dresser une table et par faire silence.
— Non, pourtant : ce jour veut un peu de licence.
Chœur, allez.

CHŒUR

Gloire à l’Antle immense
Et gloire à Rouget !
Allons ! qu’on commence !
Chantons, la bombance
En donne sujet.
Mais pour pomper l’on a bien plus d’intelligence
Quand on a mangé.


ROUGET

C’est juste. Servez.

CHŒUR

C’est juste. Servez.nGloire au grand Rouget !

(Deux pompiers mettent le couvert.)

CHŒUR

Gloire à l’Antle immense
Et gloire à Rouget !
Allons ! qu’on commence !
Chantons ! la bombance
En donne sujet !

(Un homme, la figure voilée, montre la tête et les bras au-dessus du parapet et pose un paquet long à terre.)

ROUGET, (apercevant le paquet)

Qu’est-ce ?

PIGEAUX

Qu’est-ce ? Je n’ai rien vu.

NEZ-DE-TABAC

Qu’est-ce ? Je n’ai rien vu. Messieurs, cela doit-être
Le plat par Rouget commandé ;
Mais, pour qui l’apporta, je ne puis le connaître,
Car je n’ai pas regardé.

ROUGET
On le verra tout à l’heure.
PET-SEC

Moi, je ne l’ai pas vu ; mais ce doit être bon,
Rien que d’y penser, j’en pleure.

PIGEAUX

A-t-on, vu ce Pet-Sec ! Pleurer pour du bonbon !

PET-SEC

Dis donc, sais-tu quand se mouche Roupie ?
Eh bien ! C’est quand à son nez pend son effigie.

NEZ-DE-TABAC

Quels discours indé…cis chez ces jeunes pompiers !
Au lieu de troubler par vos propos cette fête,
Vous devriez baisser la tête
Et regarder vos pieds.

(Rouget se met en devoir d’ouvrir le paquet. Tous se mettent à table.)

CHŒUR

Gloire à Rouget, pompeur illustre !
Pompier de qui Lorient s’illustre !
Auteur d’un magnifique objet !
Gloire à Rouget ! Gloire à Rouget !
Gloire à Rouget !


Scène II

LES MÊMES, UN HOMME
L’HOMME MASQUÉ

Qu’on s’arrête !
Jour — et nuit !
Toute fête
Veut son bruit !

(Tous les convives s’arrêtent épouvantés. L’homme jette son manteau et paraît)

L’HOMME

Je suis Sicca ! Je suis Sicca ! Sicca !

ROUGET

Je suis Sicca ! Je suis Sicca ! Sicca ! Mensonge !
Vous, Sicca ! Vision !

(A part.)

Vous, Sicca ! Vision ! C’est un fou !

(Haut)

Vous, Sicca ! Vision ! C’est un fou !Quelque songe
Vous a troublé le cerveau.

SICCA

Je suis Sicca ! Je suis Sicca !

ROUGET

Je suis Sicca ! Je suis Sicca ! C’est peu nouveau :
Vous venez de le dire ; et, si je ne me trompe,
Voilà dix ans qu’au pied de cette immense pompe
Gît Sicca…

SICCA

Gît Sicca… Gît Roupias ! — Je suis Sicca, messieurs !
Sicca l’Antliaclaste est vivant, et ces lieux
En recevront bientôt une preuve, j’espère !

ROUGET, (à part.)

Après tout, à quoi bon lui prouver le contraire ?
C’est un fou.

(Haut.)

C’est un fou. — Mon ami, nous donnons aujourd’hui
Un festin splendide ; et, si vous voulez en être…

SICCA
Oui, je partagerai votre festin, oui.
(Il s’assied avec les pompiers)

(A part.)

Votre plaisir sera bientôt évanoui.

(Pigeaux ouvre le paquet. Sicca y plonge la main, et en tire un squelette humain qu’il jette sur la table au milieu des plats)

TOUS

Un squelette !

SICCA

Un squelette !Celui de Roupias le traître.
Il a voulu me perdre et lui s’est perdu.

(On entend un craquement et la table se renverse. La plate-forme s’incline)

Il a voulu me perdre et lui s’est perdu.— Mais
C’est en creusant la terre au pied de cette pompe
Que j’ai trouvé son corps.

(Nouveau craquement.)

Que j’ai trouvé son corps. — Êtes-vous satisfaits ?

(Craquements répétés plus forts que les autres.)

SICCA, c

La terre est minée, et tout s’écroule !

TOUS

La terre est minée, et tout s’écroule ! Il nous trompe !

(Craquements de plus en plus forts.)

SICCA
Je me perds et je perds la pompe !

(Craquement encore plus fort.)

Écoutez ce bruit !
Au jour radieux succède la nuit !
Toute fête
Veut son bruit !

(Tout s’écroule. Les pompiers poussent un grand cri)


FIN DES ANTLIACLASTES


ALFRED JARRY
Cet ouvrage a été tiré pour le Collège de’Pataphysique sur les presses de l’imprimerie Firmin-Didot et Cie (Mesnil, Eure) à 666 exemplaires dont 222 sous couverture couleur de rose et 25 marqués de la chouette briochine le Ier Haha XCII.
  1. À paraître prochainement aux éditions du Mercure de France, collection « La Grappe ».