Les Antiquités égyptiennes et les Fouilles de M. Mariette, souvenirs de mon voyage en Égypte

Les Antiquités égyptiennes et les Fouilles de M. Mariette, souvenirs de mon voyage en Égypte
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 56 (p. 660-689).
LES ANTIQUITES
ET
LES FOUILLES D’ÉGYPTE


Sur le Nil, d’Assouan au Caire, décembre 1864.

J’ai vu l’Égypte, et je peux vous dire mon impression d’ensemble sur cet étrange pays. Mon voyage dans la Haute-Égypte, en compagnie de M. Mariette, n’a fait que confirmer les vues que je m’étais formées tout d’abord lors de ma première course à Sakkara et aux pyramides. La solidité parfaite de l’histoire d’Égypte est pour moi une chose démontrée. J’avais quelques hésitations : je craignais que l’on ne donnât la valeur de dates absolues à des séries toutes relatives, qu’on n’étendît démesurément les origines et qu’on ne prit pour historiques des données fabuleuses. La vue des monumens, Hérodote et Manêthon lus sur place, par-dessus tout les entretiens de M. Mariette[1], ont dissipé mes doutes. Je crois voir maintenant la suite de cette histoire avec une grande clarté.

Les synchronismes certains entre l’histoire égyptienne d’un côté, les histoires grecque, perse, assyrienne, hébraïque de l’autre, se continuent jusqu’au Xe siècle avant Jésus-Christ. Au VIe siècle avant Jésus-Christ, la chronologie égyptienne se suit à un ou deux ans près. La conquête de Cambyse, qu’on plaçait autrefois en 525, est déterminée maintenant à l’an 527 par une stèle du Sérapéum découverte par M. Mariette. Les épitaphes des Apis, trouvées dans le même Sérapéum, ont permis de calculer l’avènement de Psammétique Ier (commencement de la vingt-sixième dynastie) à quelques jours près (665 ans avant Jésus-Christ). Sésac, qui prend Jérusalem sous Roboam (vers 970 avant Jésus-Christ), est le premier souverain de la vingt-deuxième dynastie ; la chronologie biblique, vers ce temps, flotte dans des limites d’erreur assez resserrées. Par conséquent, avant l’an 970 ou à peu près, il faut de toute nécessité caser vingt et une dynasties, et trouver de l’espace pour presque tout le développement de la grandeur égyptienne. En effet, loin que l’Égypte, au temps de Salomon, traverse sa période la plus florissante, il faut dire qu’à ce moment elle est en pleine décadence. Les pressions du dehors l’enserrent de toutes parts ; elle est à moitié vaincue déjà par l’Asie. Tous les ouvrages insignes des cinq ou six « Louis XIV » qui ont couvert la plaine de Thèbes des monumens de leurs victoires et de leur orgueil sont notoirement antérieurs à l’an 1000 avant Jésus-Christ. Cette grande ère des dix-huitième, dix-neuvième, vingtième dynasties, des Amosis, des Aménophis, des Touthmès, des Séthi, des Ramsès, nous a laissé une masse énorme d’inscriptions, et on peut dire que nous la connaîtrions avec autant de certitude que l’état de l’empire romain au IIIe siècle de notre ère, si le nombre des savans qui copient et traduisent les textes égyptiens était plus considérable. Thèbes aux cent pylônes[2] est le livre toujours ouvert de cette triomphante histoire. Je suis resté quatre jours en cette bibliothèque sans égale, guidé par M. Mariette, mon admirable « exégète[3], » d’obélisque en obélisque, de chapelle en chapelle. Sans doute une foule de réserves sont ici à faire. Plus d’une fois, à la vue de ces files de vaincus humiliés ou exterminés par le pharaon, j’ai pu regretter que les vaincus aussi n’aient pas su peindre. Le style officiel des scribes royaux me faisait involontairement songer à cette relation chinoise de l’une des dernières expéditions anglaises, où l’on voit la défaite des barbares, ceux-ci se jetant aux pieds de l’empereur pour lui demander grâce, et l’empereur, par pitié pure, leur accordant un territoire. Dans le Pentaour lui-même[4], que j’ai vu gravé en deux endroits, quelle basse flatterie ! quelle éloquence de Moniteur ! quel style de journaliste officiel ! mais aussi quelle pleine sécurité sur l’authenticité du texte ! quelle certitude directe, et, si j’ose le dire, documentaire ! Or cette grande époque des Aménophis, des Touthmès, des Ramsès commence dix-sept cents ans avant Jésus-Christ. Ce n’est pas ici de la conjecture. Les listes de rois, soit grecques, soit égyptiennes, sont pour l’époque dont il s’agit en parfait accord les unes avec les autres. Qu’on veuille bien consulter le Kœnigsbuch de M. Lepsius, on n’aura nul doute sur ce point. Ainsi à une date où la conscience nationale de la Grèce et celle de la Judée n’existent qu’en germe, où Ninive et Babylone ne sont pas encore entre les mains des races qui feront leur puissance, l’Égypte est en pleine possession d’elle-même, que dis-je ? en un état de maturité voisin de la décadence. L’histoire positive nous permet du reste de remonter bien au-delà.

Avant la dix-huitième dynastie en effet s’étend une période dont le caractère est parfaitement connu. C’est l’époque des Hyksos ou « pasteurs, » époque d’invasion violente et de conquête. L’Égypte, comme la Chine, reçoit des hordes d’étrangers, les absorbe, se les assimile, leur impose avec le temps ses institutions et ses lois. On pouvait soupçonner tout cela avec les seuls textes grecs ; les fouilles de M. Mariette à Sân (Tanis) ont répandu sur ces siècles obscurs un jour inattendu. Nous avons sans doute des monumens des pasteurs dans ces colosses étranges, dans ces sphinx aux formes toutes particulières, dont une partie est déjà au musée de Boulaq. L’origine sémitique des Hyksos a été mise dans une évidence de plus en plus frappante. Il n’est pas permis de parler de synchronismes rigoureux pour une époque si reculée. Peut-on oublier cependant que le grand mouvement des peuples sémitiques du nord de la Mésopotamie vers la Syrie et l’Arabie paraît s’être opéré vers ce temps, que c’est vers ce temps qu’il commence à être question d’Hébreux, de Phéniciens, enfin que le passage des Israélites en Égypte répond au règne des Hyksos ? Peut-on oublier surtout ce curieux synchronisme établi au chapitre XIII des Nombres, v. 22, entre la fondation d’Hébron et celle de Sân ou Tanis ? La conquête des Hyksos semble n’avoir été que le contre-coup du mouvement qui jeta sur la Syrie et l’Arabie ces peuples nouveaux. Pleins de force et d’élan, ils auront momentanément conquis à leur profit la vieille civilisation égyptienne ; mais celle-ci les aura conquis à leur tour, et, retrouvant elle-même toute sa force, elle aura repris sa revanche durant la brillante période dont nous parlions tout à l’heure, et dont les vestiges se sont conservés dans la plaine de Thèbes avec un éclat sans égal.

Manéthon évalue la durée du règne des pasteurs à cinq cent onze ans, ce qui porte leur entrée en Égypte à l’an 2200 environ avant-Jésus-Christ. Il n’y a pas une ombre de raison de douter de ce chiffre ; mais qu’on le réduise si l’on veut, il faudra toujours placer avant l’an 2000 tout un vieil empire ayant duré des siècles. Manéthon en effet compte avant l’arrivée des pasteurs quatôrze dynasties formant un total de deux mille huit cents ans. Quand on a soigneusement réfléchi sur les listes des rois trouvés à Abydos, à Thèbes, à Sakkara[5], cette assertion n’a rien qui surprenne. Manéthon n’étant en défaut sur aucun des points où l’on peut le contrôler, pourquoi rejeter son témoignage sur cette partie ? Je ne nie pas cependant que des réductions plausibles en apparence ne puissent ici être proposées. Plusieurs savans croient qu’il est possible que Manéthon ait présenté comme successives des dynasties partielles simultanées : possible, assurément ; mais des faits presque démonstratifs établissent que cela n’est pas.

Et d’abord, dans la partie de la liste de Manéthon qui se rapporte aux temps postérieurs à l’invasion des pasteurs, nulle trace des dynasties simultanées présentées comme successives. Pour cette partie, nous avons le contrôle perpétuel des historiens grecs, hébreux, et des textes hiéroglyphiques. Loin que Manéthon, dans cette partie, cède au penchant d’allonger sa liste en mettant bout à bout des dynasties simultanées, on le voit au contraire suivre dans la formation de son canon royal un principe strictement « légitimiste, » c’est-à-dire qu’il n’admet à un moment donné qu’une seule dynastie légitime, même quand il y en a eu d’autres tout aussi réellement existantes. Manéthon, en d’autres termes, a déjà fait sa réduction, et ce qu’il nous présente n’est qu’une liste réduite, à peu près comme la liste classique des rois de France à l’époque mérovingienne omet des rois tels que Gontran, qui ont aussi bien régné que Clotaire ou tout autre, mais qui ne sont pas nécessaires pour dresser une série ne laissant aucun vide, ou bien encore de même que la liste des papes, selon le système ultramontain, exclut les papes de l’obédience française. Ce qui prouve que Manéthon procéda bien de la sorte, ou, pour mieux dire, que la série officielle des anciens rois, acceptée du temps des Ptolémées, avait subi toute sorte d’éliminations, c’est que les différentes listes de rois que nous possédons en caractères hiéroglyphiques, et en particulier la plus importante de toutes, la nouvelle liste que M. Mariette a récemment découverte à Abydos, contiennent un grand nombre de rois dont il n’y a pas de trace dans Manéthon. Nous en avons une autre preuve pour l’époque des pasteurs. Durant la domination de ces étrangers, il se conserva dans diverses parties de l’Égypte, surtout dans la Thébaïde, de petites dynasties indigènes. Les pasteurs cependant, à cause de leur puissance, ayant fini par passer pour légitimes (à peu près comme la dynastie carlovingienne, bien que purement allemande, est adoptée par les historiens légitimistes dans la série des « rois de France »), Manéthon, suivant son principe, qu’à un moment donné il n’y a eu qu’une seule dynastie légitime, omet toutes les autres et ne parle que des pasteurs. M. Mariette a réuni d’autres exemples de ces éliminations[6] ; mais voici un fait bien plus grave, et qui, j’ose le dire, est à lui seul presque décisif.

Il est clair que le système des dynasties locales et simultanées est renversé par la base, si l’on trouve dans toutes les parties de l’Égypte des monumens des dynasties qu’on prétend avoir été locales. Or c’est ce qui a lieu. Dans la plupart des systèmes, la cinquième dynastie règne à l’Eléphantine pendant que la sixième règne à Memphis. Si cela était vrai, chaque dynastie aurait eu son territoire propre ; aucun monument de la cinquième dynastie ne devrait se trouver sur le territoire de la sixième, ni réciproquement. Or les fouilles de M. Mariette ont révélé des monumens de la cinquième dynastie à la fois à Éléphantine et à Sakkara, et des monumens de la sixième à la fois à Sakkara et à Éléphantine. Si l’on en croyait les partisans des dynasties simultanées, la quatorzième dynastie, originaire de Xoïs, aurait été contemporaine de la treizième, originaire de Thèbes. Or M. Mariette a trouvé des colosses de la treizième dynastie à Sân, à quelques kilomètres seulement de Xoïs, ce qui suppose notoirement que la dynastie thébaine qui les fit élever possédait la Basse-Égypte. M. Mariette pense que de nombreux faits, de ce genre démontreront un jour avec évidence que les quatorze premières dynasties de Manéthon représentent une suite chronologique aussi rigoureuse que les règnes de l’époque postérieure aux pasteurs.

Est-ce à dire que le tissu de l’histoire égyptienne soit pour cette antique période aussi solide que pour les temps qui suivent ? Non certes. Il y a quatre dynasties dont il n’y a pas de monumens, la septième, la huitième, la neuvième et la dixième. Les deux premières ont été de courte durée ; quant à la neuvième et à la dixième, elles ont régné à Héracléopolis (Ahnas), où l’on n’a jamais fait de fouilles. M. Mariette espère que des recherches en cet endroit lui rendront de précieux débris. Qu’obtient-on d’ailleurs par ces éliminations qui ont au moins l’inconvénient d’être arbitraires ? Des réductions relativement insignifiantes. M. Brugsch réduit le chiffre de Manéthon de cinq cents ans, M. Lepsius de quatorze cents. Pour le premier, le commencement de la royauté égyptienne est porté à l’an 4500 ; pour le second, à l’an 3600 avant Jésus-Christ. Prenons ce minimum ; n’est-il pas déjà fort extraordinaire ? Or ce minimum, on a toute sorte de raisons de le trouver insuffisant ; mais bien certainement il n’y a pas un homme attentif et instruit qui puisse songer à y faire de nouvelles réductions.

En effet, la onzième, la douzième et la treizième dynastie (ces deux dernières indubitablement universelles) forment un ensemble d’histoire parfaitement suivi. On voit, au moins sous les deux dernières, l’Égypte, forte, unie, florissante, ayant déjà son centre à Thèbes et en possession de toute sa civilisation. L’origine de quelques-unes des formes classiques de l’architecture égyptienne paraît de ce temps. Le plus ancien obélisque, celui de Matarieh (Héliopolis) est de 2800 ans avant Jésus-Christ. L’ordre architectonique des tombeaux de Beni-Assan, qui semble avoir servi de modèle au dorique, est de la même époque. Les Osortasen et les Aménemha, les Nofréhotep et les Sébekhotep (douzième et treizième dynastie) ressemblent pour la puissance aux Touthmès et aux Ramsès ; plusieurs élémens du Sésostris des Grecs (personnage artificiel composé de pièces et de morceaux) sont empruntés à ces rois. Or ces rois, il faut de toute nécessité les placer de l’an 3000 à l’an 2,200 avant Jésus-Christ. Les monumens de ce temps ne manquent pas. J’ai vu à Thinis les colosses d’Osortasen Ier et d’Osortasen III. À Sân, il y en a de bien plus grands, des Osortasen, des Aménemha et des Sébekhotep. Quoi de plus frappant que ces hypogées de Beni-Hassan, où l’Égypte de la douzième dynastie est en quelque sorte prise sur le fait ? L’agriculture, la navigation, le bien-être domestique ne furent jamais portés plus loin. Dans un de ces tombeaux, le mort lui-même prend la parole et raconte sa vie. Comme général, il a fait une campagne dans le Soudan ; il fut en outre chef d’une caravane escortée de quatre cents hommes qui ramena à Keft l’or provenant des mines du Gebel-Atohy[7]. Comme préfet, il mérita les louanges du souverain par sa bonne administration. « Toutes les terres, dit-il, étaient labourées et ensemencées du nord au sud. Rien ne fut volé dans mes ateliers. Jamais petit enfant ne fut affligé, jamais veuve ne fut maltraitée par moi. J’ai donné également à la veuve et à la femme mariée, et je n’ai pas préféré le grand au petit dans les jugemens que j’ai rendus. » Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est de voir dès cette époque reculée des peuples au type fortement accusé, au nez aquilin, aux gros yeux, à la mine patriarcale, venir avec leurs femmes, leurs enfans, leurs pauvres ustensiles de nomades, leurs instrumens de musique, demander au gouverneur égyptien des terres pour les mettre à l’abri de la famine. Voici sans doute les premiers venus pacifiques de la terrible invasion de races nouvelles qui changera, quelques siècles plus tard, la face de l’Asie occidentale et mettra l’Égypte elle-même en désarroi pour cinq cents ans. Ainsi, dès le troisième millénaire avant Jésus-Christ, on entend déjà dans l’histoire égyptienne l’écho des pas des autres grandes races ; mais désormais il faut dire adieu à tout synchronisme. C’est seule, et comme en une planète isolée, que l’Égypte va poursuivre l’énorme tronçon d’histoire qu’elle a encore derrière elle, et pour laquelle il faut de toute nécessité trouver du temps.

Nous avons presque atteint, en notre examen rétrograde, l’an 3000 avant Jésus-Christ avec les dynasties parfaitement historiques de la première époque thébaine. Je sais ce que ces chiffres énormes ont d’effrayant et les appréhensions naturelles qu’ils soulèvent. J’ai partagé ces appréhensions ; mais que faire contre des séries concordantes données à la fois par Manéthon, par Ératosthène, par les tables égyptiennes d’Abydos, de Thèbes, de Sakkara, par le papyrus de Turin ? Je voudrais que les incrédules vissent ce couloir du grand temple d’Abydos récemment découvert par M. Mariette. Il présente une nouvelle liste de rois analogue à celles que l’on connaissait déjà, mais cette fois admirablement conservée. Le monument est du temps de Séthi Ier (1200 ans avant Jésus-Christ). Le nombre des rois prédécesseurs qu’on a jugé à propos de rappeler est de soixante-seize ; la liste débute comme celle de Manéthon, comme celle du papyrus de Turin, par Ménès et Atothis. C’est donc un minimum de soixante-seize règnes qu’il faut placer avant Séthi, et certes ce minimum est bien inférieur à la réalité. Cette liste en effet, comme celle des soixante et un rois ancêtres auxquels Touthmès III (vers 1500) fait des offrandes dans le précieux monument que possède la Bibliothèque impériale, cette liste, dis-je, est un choix, non une suite complète. Cela est indubitable, puisque les monumens des diverses provinces de l’Égypte présentent, en dehors de ces listes, beaucoup de souverains qui n’y sont pas mentionnés.

Mais je vais beaucoup plus loin. Supposons que Manéthon et toutes les listes de rois nous manquent au-delà de l’an 8000, que nous soyons réduits aux monumens encore existans sur le sol : je dis que nous serions presque forcés d’admettre pour l’Égypte, avant ce terme reculé, environ 2000 ans d’histoire. Nous avons bien rendu compte de tous les monumens de Thèbes ; mais, sans parler de quelques-uns de ceux de Thinis, un colossal ensemble nous reste encore à expliquer et à caser : c’est l’ensemble des pyramides et de Sakkara, l’ensemble de Memphis en un mot. Ces restes prodigieux qui s’étendent sur la rive gauche du Nil, à partir de Gizeh, seraient-ils de la période classique des Touthmès et des Ramsès, de la période des pasteurs, de la période des Osortasen et des Aménemha ? Une telle hypothèse serait absurde, puisque les monumens dont il s’agit portent des noms royaux étrangers à ces dynasties, que lesdites dynasties ont été universelles, et que les dynasties memphites à leur tour, comme en général les premières de Manéthon, ont régné sur toute l’Égypte. Une des dynasties memphites, par exemple la quatrième de Manéthon, fut une splendide époque analogue à celle des Osortasen, des Ramsès ; c’est le temps de Chéops, de Chéphren, des grandes pyramides. La sixième dynastie, celle d’Apapus, qui a son siège à Éléphantine, a laissé des monumens à Éléphantine, à Abydos, à Tanis. Force est donc de créer encore un « ancien empire, » renfermant les dix premières dynasties de Manéthon, s’étendant approximativement de l’an 5000 à l’an 3000 avant Jésus-Christ, ayant ses centres à Thinis, à Memphis, à Éléphantine, comprenant toute l’Égypte et développant une civilisation complète au milieu d’une sorte de vide de tout le reste de l’humanité. C’est l’Égypte des pyramides, cette Égypte que nous voyons respirer et vivre avec une vérité sans pareille dans ces tombeaux dits « tombeaux de l’ancien empire. » Les fouilles de M. Mariette ont prodigieusement élargi ce qu’on savait de cette époque. Grâce à lui, nous possédons un nombre énorme de sculptures, d’inscriptions, de statues, remontant à 4000 ou 4500 avant Jésus-Christ. Il faut, pour se bien figurer ceci, avoir vu Sakkara, le pied des pyramides et le musée de Boulaq. Je n’ai jamais éprouvé d’impression aussi forte, pas même dans la Haute-Égypte. Il s’agit d’un monde antérieur de 4000 ans à tout ce que nous connaissons, et se décelant lui-même à des signes d’une évidence absolue. Ailleurs hautement utiles et fructueuses, les fouilles de M. Mariette ont amené ici des résultats hors ligne. Suivez-moi pas à pas. Je veux vous faire comprendre combien ce point capital du monde renferme de trésors et de révélations.

Nous abordons au village de Bedreschin, sur la rive gauche du Nil, à 46 kilomètres environ au sud du Caire. Nous sommes ici probablement sur l’emplacement d’un des quais de Memphis ; mais tout a disparu. Des murs en briques crues encore assez bien conservées se voient çà et là ; seulement toute la pierre de taille a été enlevée pour bâtir le Caire. On se croirait à peine sur le site d’une ville antique sans ce gigantesque colosse d’Aménophis III, maintenant renversé et couvert d’eau, que nous laissons sur notre gauche. Nous arrivons au village de Sakkara, au pied de la chaîne libyque, vers le milieu de cette file de pyramides qui s’étend sans interruption d’Abou-Roasch au Fayyoun, sur une longueur de vingt-cinq à trente lieues ; il y en a en tout de soixante à soixante-dix. La plus voisine de nous est à gradins et bâtie de la façon la plus étrange, composée qu’elle est d’épaulemens successifs se recouvrant comme les enveloppes d’un noyau. M. Brugsch conjecture avec toute vraisemblance que c’est la pyramide de Cochomé, laquelle fut bâtie par le quatrième roi de la première dynastie. Ce serait donc ici le monument le plus ancien de l’Égypte et du monde ; mais c’est là un témoin bien muet auprès de ceux que nous allons consulter. Négligeons même, à deux pas de nous, le Sérapéum, cette première et surprenante découverte de M. Mariette, malgré sa haute importance scientifique. N’ayons d’attention que pour les tombeaux dont le sable est parsemé, et dont la plupart ont été trouvés également par notre infatigable ami.

Ces tombeaux offrent la physionomie la plus caractérisée[8]. Ce sont de petits pylônes ou des pyramides tronquées, formant par leur rapprochement des rues étroites, des impasses, une vraie ville des morts. La façade est décorée de longues rainures prismatiques terminées par des feuilles de lotus liées en bouquet par le pédoncule[9]. La porte est très étroite et n’est jamais au milieu de la façade. Elle est surmontée d’un tambour cylindrique présentant le nom du mort. Le nom de ces monumens, en égyptien, signifie « maison éternelle. » L’intérieur est fort divers sous le rapport du nombre et de la distribution des pièces ; mais l’idée qui a présidé à la construction de cette « maison éternelle » est toujours la même. C’est bien la demeure du mort pour l’éternité. On vient l’y voir à certains jours. Il est là au milieu des siens, de sa femme, de ses enfans, de ses domestiques, de ses scribes, de ses chiens, de ses singes verts, représentés en petite imagerie sur les parois de chaque chambre. Le portrait du défunt, en bas-relief, se trouve à la place d’honneur ; d’ordinaire il est répété plusieurs fois. Une grande stèle donne ses titres et quelquefois sa biographie. S’il y avait dans la maison un personnage ayant un trait caractéristique, une infirmité par exemple, on le représente, pour que les souvenirs du mort ne soient pas dérangés. Tous les détails de la vie du temps se voient à l’entour : cette vie est presque uniquement agricole ; elle se passe dans des fermes ou édifices légers portés sur des colonnettes élégantes. Le nombre des animaux domestiques que possédait le défunt (bœufs, ânes, chiens, singes, antilopes, gazelles, oies, demoiselles de Numidie, canards, cigognes domestiques, tourterelles) est soigneusement écrit sur le mur[10]. À ces détails domestiques se mêlent tous les souvenirs de la carrière du défunt, de ses voyages, de son commerce. Jeux, danses, luttes, joutes sur des barques, chanteurs, danseuses aux cheveux tressés et ornés de plaques d’or, rien n’y manque. Tout cela est d’un réalisme absolu, d’une jolie petite sculpture peinte très fine, visant surtout à être expressive ; des légendes hiéroglyphiques expliquent surabondamment ce que les images auraient d’obscur. Jamais une trace de vie militaire avant la douzième dynastie, assez peu de religion, aucune trace de ces chapitres du rituel qui plus tard seront la décoration obligée de toutes les sépultures. La divinité n’est représentée par aucune image, ni désignée par aucun nom. Anubis est déjà le gardien de la « maison éternelle. » Quant à Osiris, le dieu funèbre par excellence, on ne le voit jamais représenté à cette époque. Ces tombeaux ne sont nullement des chapelles funéraires consacrées à un dieu. C’est le mort qui est le maître et en quelque sorte le dieu de céans ; tout est pour lui, tout converge vers lui. D’un autre côté, rien ne ressemble moins au tombeau de famille, à ces sortes de grandes salles communes, où venaient se coucher tour à tour les générations, comme on en trouve chez les Hébreux et les Phéniciens. Le tombeau ici est tout individuel ; la femme même, sauf quelques exceptions, n’y est pas admise avec son mari ! Ce sont, en un mot, des maisons imaginaires que l’âme du mort habite, qu’il hante, où il trouve ses aises, ses habitudes. Aucune lumière n’y pénétrait quand la porte était fermée. On n’y entrait qu’à certains anniversaires et pour renouveler les objets d’offrande. On partait de cette idée en effet, que le mort conservait des goûts et des besoins analogues à ceux qu’il avait eus de son vivant. On lui servait des mets, on mettait à sa disposition des ustensiles. Noble et touchante obstination ! ces alimens, ces objets eurent beau chaque fois rester intacts ; durant des milliers d’années, on n’eut pas d’yeux pour voir. Aujourd’hui encore, malgré l’islamisme, ces pieuses croyances n’ont pas disparu. Quelque temps après la mort d’une personne regrettée, le fellah va manger près de son tombeau, y dépose des oignons. D’autres, à l’article de la mort, consentent à révéler leur trésor à la condition qu’on en laissera une partie pour subvenir à leurs nécessités dans l’autre vie.

Au premier coup d’œil, rien absolument, dans les singulières constructions que nous venons de décrire, ne rappelle un tombeau. Ce sont des maisons, et c’est ici que l’on comprend la parfaite justesse de ce passage de Diodore de Sicile : « les Égyptiens appellent les demeures des vivans des gîtes, parce qu’on y demeure peu de temps ; les tombeaux au contraire, ils les appellent « maisons éternelles, » parce qu’on y est pour toujours. Voilà pourquoi ils ont peu de souci d’orner leurs maisons, tandis qu’ils ne négligent rien pour la splendeur de leurs tombeaux[11]. » Le cadavre, en ces maisons mortuaires, est soigneusement dissimulé. Au plus épais de la maçonnerie, à l’endroit qu’on pouvait le moins soupçonner, se trouve un puits vertical, toujours carré ou rectangulaire, d’environ 25 mètres de profondeur ; au fond de ce puits s’ouvre un couloir horizontal menant à une chambre : là est le sarcophage monolithe, immense cuve en granit ou en calcaire blanc, dont les pans sont quelquefois décorés de rainures prismatiques et d’autres ornemens analogues à ceux de la façade extérieure du tombeau. La préoccupation qui domine est de mettre le corps à l’abri de toute profanation. On sent que, dans la croyance générale, une telle profanation est un immense malheur, que le salut éternel du mort est compromis, si le cadavre est dérangé de son repos, que l’âme, au jour de la résurrection, aura besoin de trouver le corps intact, principe qui se trahit du reste si naïvement dans l’usage de la momification. Une autre particularité non moins importante a été découverte par M. Mariette. Dans l’épaisseur de la maçonnerie, également dissimulés avec soin, ont été ménagés des réduits complètement obscurs, où se trouvent des statues en ronde bosse du mort, statues semblables, au mode de travail près, à celles qui se voient en bas-reliefs dans les chambres ouvertes du tombeau. Ces précieux spécimens de la sculpture égyptienne 4000 ans avant Jésus-Christ, tantôt en bois, tantôt en granit, tantôt en calcaire, sont maintenant fort nombreux ; ils forment la principale richesse du musée de Boulaq ; à l’époque où M. Mariette travaillait pour la France, il en envoya plusieurs au Louvre. Vous connaissez cet admirable petit scribe du musée Charles X, et vous savez par conséquent quelle finesse d’exécution, quel réalisme minutieux, quelle précision ethnographique, si j’ose le dire, les artistes égyptiens y ont portés. Tout cela est laid, commun, vulgaire, assurément ; mais jamais on n’a mieux fait ce qu’on voulait faire. C’est un prodige sans égal que cette statue de bois du musée de Boulaq, à laquelle les fellahs donnèrent, tout d’une voix, quand ils la trouvèrent, le nom de scheickh-el-beled, « le scheickh du village. » C’est la statue d’un certain Phtah,sé, gendre du roi. La statue de sa femme a été trouvée près de lui. L’expression de contentement naïf répandue sur la figure souriante de ces deux bonnes gens est chose indicible. On dirait deux Hollandais du temps de Louis XIV. On ne peut douter, à la vue de ces statues, qu’avant sa période de royauté despotique et somptueuse l’Égypte n’ait eu une époque de patriarcale liberté. L’art officiel et pompeux des Touthmès et des Ramsès ne se fût pas abaissé à des représentations d’une telle bonhomie, pas plus que les artistes de Versailles ne se fussent plies à peindre des « magots. » Ces deux étonnans morceaux sont en effet de la quatrième ou de la cinquième dynastie.

Est-ce là un art primitif, direz-vous, et est-il croyable qu’on ait débuté par de telles minuties dans la carrière des représentations figurées ? Considérez d’abord, je vous prie, que l’art égyptien, au temps dont nous parlons, n’en est pas à ses débuts ; il est à sa perfection. Ce qu’il y a de plus extraordinaire dans cette civilisation mystérieuse, c’est qu’elle n’a pas d’enfance. On cherche en vain pour l’art égyptien une période archaïque. Cela s’explique sans peine pour l’architecture, laquelle arrive d’ordinaire bien plus vite que les arts plastiques à trouver des moyens suffisans pour rendre son idée ; mais pour que la sculpture réussisse à se débarrasser de toute raideur et de toute gaucherie, il faut des siècles : la Grèce, l’Italie du moyen âge en font foi. Or une statue comme celle de Chéphren, dont je vous parlerai tout à l’heure, et en général toutes les statues sépulcrales de l’ancien empire ne sont nullement en style moyen âge. Elles sont en style définitif. Vu la mesure du génie de la nation, on ne pouvait faire mieux. L’Égypte, à cet égard comme à tant d’autres, contredit les lois auxquelles nous ont habitués les races indo-européennes et sémitiques. Elle ne débute pas, par le mythe, l’héroïsme, la barbarie. L’Égypte est une Chine, née mûre et presque décrépite, ayant toujours eu cet air à la fois enfantin et vieillot que révèlent ses monumens et son histoire. La divine jeunesse des Yavanas[12] lui fut toujours inconnue. Qu’elle ait débuté par le réalisme, par la platitude, cela ne m’étonne pas plus que de la voir débuter par le bon sens, la bonne économie domestique, le droit sens de dignes fermiers sachant exactement le nombre de leurs oies et de leurs ânes. Nous ne sommes point ici en la terre d’Homère et de Phidias ; nous sommes en la terre de la conscience claire et rapide, mais bornée et stationnaire. Ce prêtre de Saïs que vit Solon crut sans doute faire une amère critique de la Grèce : « Vous êtes des enfans ! il n’y a pas de vieillards parmi vous, vous êtes tous jeunes d’esprit. » Erreur profonde d’un conservateur étroit, fier de ce qui fait son infériorité. Il est permis de n’être plus jeune ; mais il faut l’avoir été. Ces gardiens inintelligens de lettres mortes ne voyaient pas ce qui faisait la force et la beauté de la Grèce, comme beaucoup d’esprits pesans de nos jours croient avoir tout dit contre la France, lorsqu’ils lui ont appliqué l’épithète de révolutionnaire.

Les tombeaux que nous venons de décrire, si nombreux dans le sable de Sakkara et au pied des pyramides, sont tous datés des six premières dynasties, et ne le seraient-ils pas, ils porteraient l’indication de leur âge relatif dans leur style et dans l’ordre d’idées qu’ils expriment. Qu’on les compare à ceux des grottes de Beni-Hassan (2500 ans avant Jésus-Christ). L’idée qui a présidé à la construction de ces derniers tombeaux est encore en un sens la même. Le mort est le dieu de sa maison éternelle ; cette maison est une grande chambre, gaie, peuplée, vivante, sans représentations superstitieuses, sans terreurs. Aux tombeaux de Biban-el-Molouk, près de Thèbes, lesquels sont en moyenne de 1500 avant Jésus-Christ, tout est changé. Ces deux classes de tombeaux ne se ressemblent pas plus qu’un tombeau païen ne ressemble à un tombeau chrétien. Le défunt n’est plus chez lui. Un panthéon nombreux a envahi la demeure des morts. Les images d’Osiris et les chapitres du rituel couvrent les murs. On prête des vertus surnaturelles à ces images et à ces grandes pages d’interminable catéchisme, puisqu’elles étaient destinées à une nuit éternelle et néanmoins gravées avec autant de soin que si le public avait dû les lire. D’horribles fictions, les plus folles qu’un cerveau humain en délire ait jamais conçues, se déroulent sur les parois. Le prêtre l’a emporté ; ces effroyables épreuves que l’âme traverse sont pour lui autant de bonnes aubaines ; il a le pouvoir d’abréger les épreuves de la pauvre âme. Quel cauchemar que ce tombeau de Séthi Ier ! Qu’on est loin de cette première religion de la mort, résultat d’une croyance simple et invincible en une survivance, sans rien de sacerdotal, sans aucune de ces longues séries de noms divins qui devaient aboutir à la plus sordide superstition. Je le répète, un tombeau de nos cathédrales gothiques diffère moins de l’un des tombeaux de la voie Appienne que les tombeaux de Sakkara ne diffèrent de ceux qui remplissent cette étrange vallée de Biban-el-Molouk.

Et voyez comme tout cela est en parfait accord avec l’esprit qui a présidé à la construction des pyramides, comme les tombeaux que nous venons de décrire d’une part, les pyramides de l’autre, procèdent bien de la préoccupation de se bâtir à soi-même une demeure inaccessible pour l’éternité. La pyramide n’est autre chose que la « maison éternelle » des rois ou des personnes de la famille royale. Toutes les particularités en apparence bizarres et parfois encore inexpliquées de ces dernières constructions n’ont qu’un but, dissimuler soigneusement la place du cadavre, créer une chambre introuvable où le corps attende en repos le jour de la résurrection. De là ces entrées habilement bouchées et qu’on a soin de ne jamais placer au milieu des faces du monument, de là ces couloirs intérieurs remplis de blocs, ces ruses, ces efforts pour dépister le profanateur et l’éloigner de la cellule royale, ces échappées en forme de puits, ménagées afin de faire sortir les ouvriers qui avaient travaillé au dedans à combler les couloirs. Les précautions étaient si bien prises, que, pour la grande pyramide, la chambre de Chéops n’a été trouvée que sous le kalife Mamoun. Chéops y a donc reposé en paix, selon son désir, plus de cinq mille ans. Tout ici respire en effet la haute antiquité, tout est simple, fort, naïf, exagéré quant au choix des moyens, scrupuleux dans l’exécution. Quel chef-d’œuvre que cette chambre intérieure de la grande pyramide ! Le poli et le jointoiement des blocs de granit rose qui lui servent de revêtement ne le cèdent en rien aux ouvrages les plus parfaits de l’antiquité. Malgré l’épouvantable poids que porte cette chambre, elle n’a pas fléchi d’un millimètre ; le fil à plomb n’y accuse pas la moindre déviation. Pas un ornement ; la beauté n’est demandée qu’à la seule perfection de l’exécution. Sincérité absolue ; nul ne devait entrer dans cette chambre ; tout le soin qu’on a pris de la construction est uniquement par respect pour le mort. Au milieu de la chambre est le sarcophage en granit, colossal, sans aucun ornement. La partie conservée du revêtement de la seconde pyramide porte également le cachet d’un art primitif, ne donnant rien à l’ostentation ni à l’apparence, supposant un sérieux parfait, ne trichant ni avec Dieu ni avec les morts. Comparez cela aux grandes constructions de Thèbes, plus modernes de trois mille ans. La différence se voit au premier coup d’œil. Je ne puis vous dire la déception que causent ces temples, d’ailleurs si étonnans, de Thèbes et d’Abydos, quand on en étudie la construction en détail. L’ensemble est des plus grandioses, mais l’exécution est souvent fort médiocre ; il semble qu’on a surtout en vue de fournir un soutien à la peinture décorative : matériaux peu choisis, pierres posées en délit, irrégularité choquante des assises, joints verticaux disposés sans nulle précaution, tous les signes de la négligence et de la précipitation s’y font remarquer. On sent une hâte extrême ; la personnalité du souverain, qui a voulu que l’édifice élevé a sa gloire fût vite fini, perce à chaque instant. Pressé, bâtonné peut-être, l’architecte a assemblé les pierres comme elles lui venaient de la carrière, au jour le jour, sans s’occuper de celles qui lui arriveraient le lendemain, faisant les lits comme il le pouvait, calculant si peu d’avance qu’à chaque instant il aboutit à des impasses, d’où il sort par des moyens désespérés. Ces édifices, dont l’importance scientifique est de premier ordre, trahissent une époque où l’architecture est déjà un art gâté, c’est-à-dire où la perfection de l’exécution passe pour une chose secondaire, une époque, dis-je, qui bâtit pour l’effet, bâtit à tout prix, sans trêve ni repos, et qui par cela même se résigne à bâtir mal. L’architecte croit son but atteint, si l’édifice tient debout ; le scrupule, cette condition de la perfection dans tous les arts, lui est inconnu ; le choix, l’assemblage irréprochable des matériaux lui paraissent des choses insignifiantes : c’est de la décadence ; mais aux pyramides il en est tout autrement. Grâce à M. Mariette, cet ensemble, depuis si longtemps connu et admiré, s’est augmenté d’un inappréciable monument, que je mets pour ma part en tête des résultats dont l’archéologie égyptienne s’est enrichie depuis un demi-siècle.

Vous connaissez par de nombreuses photographies, en particulier par celles de M. Maxime Du Camp, ce sphinx gigantesque, ou, pour mieux dire, ce rocher taillé en sphinx dont la tête se dresse si bizarrement dans la petite vallée qui est au pied de la grande pyramide. Qu’était-ce que ce « père de la terreur, » comme l’appellent les Arabes ? Il était évident, avant toute recherche, que ce n’était pas ici un accessoire, un simple décor d’un autre édifice. Ce sphinx en effet est isolé ; il existe par lui-même et pour lui-même. Une assertion de Pline, qui s’est trouvée n’être qu’une grosse bévue, tendait à faire croire que dans l’épaisseur du monstre était enseveli un prétendu roi Armaïs. Cela était étrange et peu croyable. Quelques relations modernes néanmoins parlant de chambres trouvées dans le sphinx, un homme dont le nom est mêlé à presque toutes les grandes découvertes archéologiques de notre siècle, M. le duc de Luynes, invita M. Mariette, alors au début de ses travaux en Égypte, à fouiller à ses frais en cet endroit. Le résultat fut la découverte, à 20 ou 30 mètres sud-est du sphinx, d’un vaste temple, absolument différent de ceux que l’on connaît ailleurs. L’édifice n’est encore déblayé qu’à l’intérieur. Cet intérieur, qui rappelle beaucoup la chambre de la grande pyramide, est en forme de T. L’aile principale est divisée en trois travées, l’aile transversale en deux. Les murs sont revêtus de granit rouge ; les architraves, en albâtre, posent sur des piliers carrés, monolithes en granit rose. Pas un ornement, pas une sculpture, pas une lettre. Quelle confirmation frappante de ce passage du précieux traité « de la déesse de Syrie, » attribué faussement à Lucien : « autrefois, chez les Égyptiens, il y avait aussi des temples sans images sculptées ! » Et n’étaient-ce pas des édifices comme celui dont nous parlons que Strabon avait en vue quand il dit « qu’à Héliopolis et à Memphis, il y a des édifices d’un ordre barbare, à plusieurs rangées de colonnes, sans ornemens ni dessin ? » Voici un de ces temples primitifs, monument absolument unique et séparé par un intervalle énorme des temples de l’époque classique des Aménophis et des Touthmès. L’extérieur est encore caché par le sable, il est en énormes blocs de calcaire et rappelle beaucoup par le mode de construction la chapelle qui est en face de la seconde pyramide. Il ne faut pas s’attendre, quand on le dégagera, à le trouver d’une belle conservation ; mais une conjecture ingénieuse de M. Mariette, conjecture vérifiée par les fouilles déjà faites, permettra de le compléter. L’entrée des tombeaux de l’ancien empire, en effet, offre, comme nous l’avons déjà dit, la figure d’édicules qui ne sont sans doute que des réductions de façades de temples. Un sarcophage surtout du musée de Boulaq présente cette décoration d’une façon si juste et si précise, qu’A est permis provisoirement de le regarder comme fournissant une image de la façade du grand temple dont nous parlons. Des fouilles ultérieures trancheront la question ; mais il est bien probable qu’elles révéleront sur les blocs de calcaire de grandes lignes verticales terminées en feuilles de lotus et relevées par la polychromie.

Je ne crains pas d’exagérer en disant que ce temple ne ressemble pas plus à ceux de Thèbes et d’Abydos qu’une église catholique d’Espagne ou de Naples ne ressemble au temple de Jérusalem. Qui l’a bâti ? A qui était-il dédié ? Il est permis de répondre à ces questions : C’est Chéphren, le troisième roi de la quatrième dynastie, le successeur de Chéops, qui l’a fait élever. Cela résulte, en premier lieu, de divers rapprochemens singuliers existant entre ledit temple et la pyramide de Chéphren, en second lieu d’une circonstance tout à fait décisive. Dans un puits faisant partie du temple ont été trouvées, entassées et à demi brisées, plusieurs statues en diorite, toutes semblables entre elles, ou à peu près, toutes portant le cartouche de Chéphren. Nul doute que ce ne soient là les statues du fondateur, lesquelles, dans un moment de révolution, auront été renversées et précipitées. Ces statues, dont M. Mariette a fait transporter au musée de Boulaq les spécimens les mieux conservés, sont sûrement les plus anciennes statues datées que l’on connaisse, car le grand sphinx, qui est encore antérieur, mérite à peine le nom de statue. Elles sont exécutées avec une rare habileté ; ce sont des portraits pleins de vie et d’accent.

À qui le temple était-il dédié ? Sans nul doute au sphinx, ou mieux à la divinité représentée par le sphinx, Horem-hou ou Armachis. Le temple, il est vrai, ne fait pas face directement au sphinx ; mais le couloir d’entrée s’incline à dessein vers le monstre colossal. Il est probable qu’une construction déjà existante aura empêché de mettre le temple en rapport plus direct avec l’image du dieu auquel il était dédié. Toute cette première naissance de la chaîne libyque était couverte de temples. Une inscription trouvée là même par M. Mariette, et maintenant au musée de Boulaq[13], mentionne les constructions qu’y fit Chéops, les temples qu’il restaura, les réparations qu’il fit au grand sphinx. Ce grand Hou ou sphinx apparaît ainsi comme la plus ancienne idole du monde[14]. Chéops, 4500 ans avant Jésus-Christ, le répare. Cet être étrange a cent soixante-dix-sept pieds de long ; il était autrefois complété par de la maçonnerie ; la stèle du musée de Boulaq dont je parlais tout à l’heure présente son image telle qu’elle était du temps de Chéops.

Vraiment je m’étonne moi-même quand je me surprends à parler avec assurance d’une antiquité aussi reculée. Pendant la moitié au moins de mon voyage, je me sentais retenu par toute sorte de considérations sceptiques. Le principe de Heyne : « toute histoire d’ancien peuple commence par des mythes, » me revenait sans cesse à l’esprit. Chaque fois que M. Mariette me parlait avec fermeté du premier roi Ménès, je l’arrêtais. « Toutes les vieilles listes royales, lui disais-je, débutent par des dieux transformés en rois, selon le procédé évhémériste de toute l’antiquité. N’est-il pas probable qu’en votre Égypte, comme partout ailleurs, les premiers rois sont des dieux, que plus tard on aura pris pour des hommes ? Et voyez en effet votre roi Ménès et son successeur Atothis : ils jouent le rôle de législateurs primitifs, d’anciens sages, d’anciens révélateurs, comme Manou, Minos, Romulus, Numa, Thésée et autres personnages sans réalité ou d’une réalité fort douteuse. » Impossible de s’arrêter à de tels doutes. Ménès n’a rien de mythique. C’est bien réellement, non certes le plus ancien roi d’Égypte, mais le premier dont les annalistes égyptiens retrouvèrent le cartouche. Ce cartouche en effet se lit encore sur divers monumens ; mais aucun de ces monumens n’est contemporain de Ménès lui-même. Quand on dressa le canon historique des rois (et cela se fit à une époque fort ancienne), on le mit en tête, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y eût pas eu de rois avant lui. Il ne faut pas poser de principe absolu en critique historique. Telle loi qui est vraie dans le sein de la famille indo-européenne n’est pas vraie dans le sein de la famille sémitique. Ce qui est vrai de la famille indo-européenne et de la famille sémitique peut se trouver totalement faux, si on l’applique à l’Égypte et à la Chine. Une distinction capitale en tout cas doit être faite entre les peuples qui ont écrit de très bonne heure, Chinois, Égyptiens, Babyloniens, et les peuples qui ont écrit tard, tels que les peuples sémitiques et surtout les peuples indo-européens. Chez ces derniers, le mythe, la légende occupent toutes les avenues de l’histoire. Chez les premiers, on entre tout de suite dans le monde positif. Est-ce à dire que l’histoire égyptienne et l’histoire chinoise n’aient pas besoin d’être rectifiées par la critique ? Elles en ont, en un sens, plus besoin qu’aucune autre ; Ce sont des histoires officielles, fausses par conséquent : comme tous les Moniteurs du monde, elles n’offrent qu’une vérité relative ; mais de là aux fables, qui composent les origines grecques, romaines, hindoues, iraniennes, hébraïques, arabes, il y a l’infini. Certes je ne veux pas dire que les traditions des peuples indo-européens et celles des peuples sémitiques soient moins intéressantes que les textes fournis par l’égyptologie. L’importance du rôle joué par ces deux grandes, races est telle que leurs fables ont en somme plus de prix que l’histoire la plus authentique des Égyptiens et des Chinois ; mais, s’il s’agit d’histoire documentaire, l’Égypte et la Chine ont une immense supériorité. Ces peuples, chez lesquels l’écriture est presque contemporaine de la parole, qui depuis une incalculable antiquité eurent l’hiéroglyphe comme partie intégrante du langage, nous ont légué leurs annales avec une suite que n’ont pu égaler les peuples chez lesquels l’écriture a été une invention tardivement connue.

Notre grand principe a mythis omnis priscorum hominum historia procedit est-il d’ailleurs complètement démenti en Égypte ? Expliquons-nous. Le règne de Ménès n’est pas pour les annalistes égyptiens le début de l’histoire d’Égypte. Avant Ménès, il y a, selon eux, le règne des dieux, des demi-dieux, des mânes (Necyes, Refaïm, géans). Osiris, Anubis, Typhon, règnent des milliers d’années. L’évhémérisme, inhérent à toutes les traditions sur les origines de peuples, trouva sa place en ces supputations imaginaires. À partir de Ménès au contraire, l’on est en pleine histoire : plus de surnaturel, plus d’impossibilités. Il n’est nullement invraisemblable du reste que quelque monument contemporain de ces âges reculés vienne un jour trancher tous les doutes en nous offrant les noms des, rois de la première dynastie comme ceux de souverains existans et doués de la plus incontestable réalité.

L’identité étonnante de la religion, de l’écriture, de l’esprit national, des mœurs, pendant l’énorme durée que nous prêtons à l’empire égyptien, n’est pas davantage une objection. Cette identité n’est, sur bien des points, qu’apparente. Sur d’autres, elle tient à ce que l’Égypte se copia indéfiniment elle-même. Il n’est pas plus singulier de voir les temples ptolémaïques ou romains d’Edfou, d’Esneh, d’Ombos, de Denderah, de Philae, rappeler les vieilles formes architectoniques des temples de Thèbes, qu’il ne l’est de voir telle église bâtie de nos jours, Saint-Vincent-de-Paul par exemple, ressembler aux basiliques constantiniennes. Les sculptures de Denderah rappellent beaucoup celles d’Abydos ; or il est indubitable qu’il y a quinze cents ans de distance de l’un de ces deux temples à l’autre. Pourquoi de Séthi Ier aux premières dynasties le même esprit de conservation n’aurait-il pas produit le même résultat d’apparente similitude. Les formes extérieures du catholicisme oriental ont peu varié depuis seize cents ans. La royauté française a eu pendant mille ans des usages, des traditions identiques. La ressemblance qu’il y a entre les hiéroglyphes de l’ancien empire et ceux des époques modernes est, au premier coup d’œil, très surprenante. Elle s’explique cependant. Une écriture consistant en images d’objets réels varie moins qu’une écriture linéaire. Je comprends que l’aleph phénicien et notre a ne se ressemblent guère, bien que le second vienne sûrement du premier, car, depuis l’invention de l’alphabétisme, chaque lettre n’est plus qu’un signe absolument sans relation avec ce qu’il signifie ; mais l’image d’un ibis, d’un épervier, sera la même à des siècles de distance. Le style de la gravure changera seul ; il y aura des révolutions de glyptique, non de paléographie. Encore faut-il à cet égard ne rien exagérer. Il existe des monumens égyptiens d’écriture archaïque renfermant des caractères qui sont tombés plus tard en désuétude : par exemple le tombeau d’Amten, au musée de Berlin ; celui de Tothotep, découvert par M. Mariette. Il y a d’un autre côté, dans les inscriptions tracées sous les Ptolémées et sous les Romains, des caractères nouveaux qu’on chercherait en vain dans les inscriptions du temps des pharaons.

Ne prenons donc pas pour mesure du mouvement chez ces races étranges l’échelle de progression à laquelle nous ont habitués les histoires qui nous sont le plus familières. L’Égypte fut de tous les pays le plus conservateur. Pas un révolutionnaire, pas un réformateur, pas un grand poète, pas un grand artiste, pas un savant, pas un philosophe, pas même un grand ministre ne s’est rencontré en son histoire. Si des hommes capables de jouer de tels rôles s’élevèrent en son sein, ils furent étouffés par la routine et la médiocrité générale. Le roi seul existe, a un nom. Ne dites pas que cela est arrivé par la faute des annalistes et des biographes, que l’Égypte eut peut-être aussi des grands hommes, mais qu’il ne s’est pas trouvé d’historien pour nous raconter leurs actions et nous retracer leur caractère. C’est là précisément la plus sévère condamnation de ce pauvre pays. L’oubli le plus souvent est juste à sa manière. Une grande civilisation a toujours de grands historiens. « Il y a eu des braves avant Agamemnon, et pourtant tous, à jamais écrasés par la nuit, dormiront sans qu’on les pleure, « car ils n’ont pas eu de poète sacré[15]. » C’est ce poète sacré qui a manqué aux grands hommes de l’Égypte, et s’il leur a manqué, ce fut leur faute. Il leur a manqué, car eux-mêmes n’eurent pas cette haute originalité qui transporte un siècle, s’imprime en la mémoire des hommes, commande le génie à l’artiste, à l’écrivain, s’impose à l’avenir, triomphe de la mort. Les grands hommes de la Grèce ont eu des poètes et des historiens immortels, car ils appartenaient à un monde noble, fier, léger, distingué, aristocratique dans le vrai sens du mot. Là tout était du même ordre. Miltiade, Thémistocle, Cimon, Périclès, procédaient du même souffle divin qu’Eschyle, Hérodote, Thucydide, Phidias. Socrate trouvait Xénophon pour l’écouter, Platon pour l’idéaliser, Aristophane pour le railler. En Grèce, le poète et l’historien font le grand homme ; mais le grand homme, de son côté, fait le poète et l’historien. Il n’en est pas de même en Égypte. Dans cette triste vallée d’éternel esclavage, on dura des milliers d’années, on cultiva son champ, on fut bon fonctionnaire, on porta sa pierre sur son dos, on vécut fort bien sans gloire. Un même niveau de médiocrité intellectuelle et morale pesa sur tous. Voilà la cause qui a produit ce phénomène de persistance extraordinaire dont les histoires grecques, romaines, germaniques, modernes, nous laissent à peine concevoir la possibilité.

Et c’est ici que s’offre à nous un rapprochement qui, depuis que je suis, en ce pays, m’obsède et m’apparaît chaque jour plus frappant : je veux parler des rapports entre la civilisation égyptienne et la civilisation chinoise. L’Égypte et la Chine sont vraiment deux sœurs en histoire, non en ce sens qu’il faille chercher entre elles aucune analogie de langue ni de race, mais en ce sens qu’elles ont suivi des lignes de développement parallèles. De part et d’autre, l’usage de l’écriture, d’abord idéographique, puis hiéroglyphique, se perd dans la nuit des temps et se rattache presque aux origines de la parole. Une conséquence de ce fait capital fut, des deux côtés, une historiographie très riche, remontant, non par des fables, mais par des récits positifs, à une haute antiquité, — des annales en un mot infiniment mieux tenues que celles d’aucune autre race. De part et d’autre encore, nous trouvons une royauté de sages, sans aucun caractère féodal ou militaire, une société gouvernée par une sorte d’académie des sciences morales et politiques, une nuée de fonctionnaires, une administration très développée, une notion fort limitée des droits de l’individu, une idée énormément exagérée des droits de l’état, un grand bon sens, une certaine douceur de mœurs, moins de sang répandu que dans toutes les vieilles histoires ; avec cela, nulle science, nulle philosophie, nulle critique, nul progrès, — règne absolu de la médiocrité. Le principe de telles sociétés en effet n’était pas l’individu énergique, libre, violent, mais l’état personnifié dans le roi. Le roi n’est point ici, comme au moyen âge, le représentant d’une conquête ; il est censé l’homme le plus sage de son royaume. À ce titre, il s’occupe de tout, règle tout. L’absence d’esprit militaire enlevait à ce pouvoir tout contre-poids. La vitrine qui surprend le plus au musée de Boulaq est celle des armes. Elles sont de la onzième dynastie, trouvées à Thèbes, et toutes en bois ! Grâce à de telles institutions, l’Égypte était florissante, riche, savamment organisée, quand les ancêtres des peuples indo-européens. et ceux des peuples sémitiques ne formaient qu’un petit nombre de familles pastorales errant dans les steppes de la Tartarie et vivant à peu près comme les Kirghiz d’aujourd’hui, c’est-à-dire sans rien de ce que nous appelons civilisation, dans une indépendance absolue, n’ayant d’autre gouvernement que celui de la famille et de la tribu, pleins d’une fierté indomptable, animés d’un profond sentiment de l’infini. Deux mille cinq cents ans avant Jésus-Christ, quand les pasteurs représentés dans les grottes de Beni-Hassan vinrent demander l’hospitalité aux gouverneurs de l’Égypte, ceux-ci sourirent probablement de la simplicité de ces bonnes gens. Les Beni-Israël (18 ou 1900 ans avant Jésus-Christ), les Hyksos, phéniciens et arabes, vers le même temps, sont traités de barbares. Quelques siècles après, pendant que les Touthmès, les Aménophis, les Séthi, les Ramsès, couvrent leurs pylônes d’images orgueilleuses, certes, s’ils avaient pu connaître les pauvres tribus d’origine hyperboréenne qui chantaient les Védas sur les bords du Haut-Indus, la tribu énergique et passionnée qui, bien plus près d’eux, courait les aventures héroïques à la suite de Barak et de Débora, ils auraient eu peine à croire qu’à ces misérables poignées de nomades appartenait l’avenir. Cela était vrai cependant. Au VIIe siècle, l’Égypte, désorganisée, ne reprend un peu d’ordre que grâce à une bande de mercenaires grecs jetés par hasard sur ses côtes et enrôlés par Psammétique. En 528, il suffit de l’apparition d’une armée achéménide pour l’abattre ; Alexandre et ses successeurs inaugurent définitivement pour elle ce long régime de servitude qui ne finira plus.

Voilà la signification de l’Égypte dans le développement de l’humanité. Elle forme à elle seule le premier livre de toute philosophie de l’histoire. Sans doute elle ne fut pas, à ces époques reculées, un phénomène aussi unique qu’elle le paraît. La Chine, Babylone, eurent de très bonne heure de grandes monarchies administratives ; mais on n’osera parler avec assurance de la chronologie chinoise que quand les principes de la critique moderne y auront été appliqués : il y faudrait un sinologue qui fût à la fois une Wolf et un Mommsen. Ce que nous savons de Babylone et de l’Assyrie ne remonte pas à beaucoup près aussi haut que ce qu’il nous est donné de connaître de l’Égypte ; l’archéologie et la philologie assyrienne sont d’ailleurs bien moins avancées que l’égyptologie. L’Égypte reste donc, dans l’antiquité, comme un grand tronçon historique isolé, comme une sorte de Nil sans affluens, sans bassin, sans vallées adjacentes, coulant seul au milieu du désert. Essentiellement original, surtout par ce qui lui manqua, ce premier essai de société constitue une expérience d’un prix sans égal. Ah ! quand aurons-nous aussi une Chine étudiée philosophiquement ? Comment l’Allemagne, qui semble prendre pour elle presque tout le fardeau du travail de la critique, ne donne-t-elle point à cette branche capitale de la philologie une escouade de vaillans travailleurs, comme elle en fournit à toutes les autres branches du savoir humain ?

Ce que nous avons dit de l’état d’isolement où vécut l’Égypte, depuis Ménès jusqu’au triomphe du christianisme signifie-t-il que, durant cet immense espace de temps, elle n’ait rien donné au reste du monde, ni rien reçu de lui ? Nullement. Dans sa longue carrière de nation, l’Égypte reçut peu, il est vrai, mais donna beaucoup. C’est le sort de tous les pays profondément pénétrés de l’idée de leur supériorité. La base de la civilisation égyptienne, comme celle de la civilisation chinoise, était l’opinion enracinée que le reste du monde était barbare, ou, en d’autres termes, qu’on était barbare quand on n’avait pas les manières et les idées regardées dans le pays comme celles d’un homme bien élevé. Ces sortes de civilisations exclusives ne supportent pas d’être touchées. Elles résistent longtemps ; elles croulent dès qu’on veut les réformer. L’Égypte en particulier se défendit avec une opiniâtreté sans égale. Les Grecs et les Romains, si forts à s’imposer, les premiers par la séduction de leur génie, les autres par la puissance de leur gouvernement, ne l’entamèrent pas. Sous les Ptolémées, sous les Romains, l’Égypte garda son style en architecture et en sculpture. Hors d’Alexandrie, il n’y eut guère de monumens grecs ou gréco-romains. L’écriture hiéroglyphique se conserva jusqu’au IIIe siècle de notre ère ; du moins le dernier cartouche d’empereur que l’on connaisse est celui de Dèce.

Mais si l’Égypte fit peu d’emprunts aux civilisations étrangères, on ne peut nier que ces civilisations, à l’inverse, ne lui doivent des élémens considérables. La Phénicie, je l’ai établi par mes recherches, fut, dès la haute antiquité, sous la dépendance de la civilisation égyptienne. Les Hébreux, qui ont donné au monde leur religion, ont beaucoup pris à l’Égypte en fait de matériel religieux. L’arche est sûrement une chose égyptienne. Presque tous les temples égyptiens de l’époque classique en présentent l’image gravée sur leurs pylônes ; le temple de Chous, à Thèbes, en possédait une des plus célèbres, qui fit des voyages lointains. Ces arches portatives sont ombragées, comme celle des Hébreux, par des sphinx (cherubs) aux ailes repliées en avant. — Le temple de Salomon était, quant à ses traits essentiels, un temple égyptien. — Et la grande idée monothéiste, que le peuple juif a la gloire d’avoir prêchée et répandue dans le monde entier ? Autrefois je la regardais comme l’apanage propre du Sémite nomade. Je n’abandonne pas cette idée, que je crois fondamentale dans l’étude comparée des religions, car, en supposant que d’autres peuples aient eu la même doctrine, ce ne sont pas eux qui l’ont fait triompher ; ce n’est pas leur monothéisme que le monde a adopté, c’est le monothéisme sémitique, prêché par des Juifs, des chrétiens ou des musulmans. Une idée du même genre cependant ne se cachait-elle pas au fond de ces temples sans images, sans idoles, comme celui que M. Mariette a découvert près des pyramides ? Je ne sais. — Certes, l’Égypte n’est pas le pays du rationalisme, il n’y faut chercher rien d’analogue à la philosophie des Grecs ; mais elle eut un puissant génie religieux. Après la religion juive et le christianisme, la religion égyptienne, avec son Osiris rédempteur, fut celle qui fit dans le monde antique, à l’époque romaine, le plus de prosélytes. Elle n’était plus à cette date qu’un amas de superstitions, un polythéisme intéressé, bassement populaire, presque grotesque, une religion de vœux, de pèlerinages, de guérisons miraculeuses. Que fut-elle cependant à l’origine ? Je comprends très bien le principe de la religion aryenne, religion toute de poésie, naturalisme profond, touchant, plein d’une haute moralité ; je crois bien comprendre le principe de la religion des Sémites nomades, telle que le livre de Job nous la présente, telle que le musulman de race arabe la pratique encore de nos jours ; je comprends même jusqu’à un certain point ces cultes bizarres de Babylone et de la Syrie, cultes non sémitiques, encore moins aryens, répondant à des sensations d’un ordre à part : l’idée première de la religion égyptienne m’échappe. Peut-être ici encore l’analogie avec la Chine se retrouverait-elle. Une hypothèse qui satisferait, après tout, à la plupart des données qu’on a pu réunir sur le culte primitif de l’Égypte serait d’y voir une sorte de religion naturelle, s’exprimant en symboles qui très vite auraient été pris pour des réalités. Cette marche, je le sais, ne s’aperçoit pas chez les peuples sémitiques, lesquels ont toujours eu en horreur les symboles sculptés. Chez les Aryens, ce n’est nullement le déisme qu’il faut placer à l’origine ; mais l’esprit humain a des variétés infinies : il n’y a pas deux points de l’espace et de la durée où il ait agi de la même manière. La Chine a bien débuté par où les autres peuples finissent, par des aphorismes de moralistes et une pleine indifférence pour toute croyance surnaturelle. Il ne faut jamais dire à priori qu’une combinaison est impossible en histoire. C’est vraiment dans le sein de l’humanité que tous les possibles ont existé ou existeront. Les races plates, comme l’Égypte, la Chine, bien que fort inférieures aux races idéalistes, les ont devancées en bien des choses et sont parfois arrivées du premier bond aux résultats qui chez ces dernières ont été le fruit lent de la maturité ou de la décrépitude.

Et la Grèce, cette mère glorieuse de toute vraie civilisation, de toute science, de tout art, de toute philosophie, de toute éloquence, de toute vie noble, ne dut-elle pas quelque chose à l’Égypte ? Elle lui devrait beaucoup, s’il fallait en croire les assertions des Grecs eux-mêmes ; mais, chose étrange, les Grecs sont en pareille matière ceux qui doivent être le moins écoutés. Les Grecs, comme toutes les races fines, spirituelles, dégagées de préjugés, admiraient beaucoup les civilisations étrangères et volontiers les préféraient à la leur. Pendant que l’Égyptien borné s’imaginait, comme le mandarin chinois, que le cercle étroit où régnaient ses habitudes d’éducation était la limite du monde, les Grecs, guidés en ceci par une vue juste de l’antiquité de la monarchie des bords du Nil, aimaient à s’attribuer une origine égyptienne, et trouvaient en cette origine prétendue un titre de noblesse. Ne voyons-nous pas de même l’Anglais, à l’esprit lourd, étroit et absolu, n’admirer que l’Angleterre, ne parler que de l’Angleterre, tandis que le Français, libre de préjugés, ouvert à toutes les idées, passe sa vie à critiquer son pays, à simuler l’anglomanie ? Le fait est que, ni dans les découvertes de la philologie comparée, ni dans les renseignemens positifs fournis par l’égyptologie, rien n’est venu donner une ombre de vraisemblance à ces colonies égyptiennes rattachées aux noms fabuleux d’Inachus, de Cécrops, de Danaüs. C’est à une époque relativement moderne, à l’époque de la dynastie saïte (665-527 avant Jésus-Christ)[16], que la Grèce commence à faire des emprunts à l’Égypte. Ces emprunts, à ce qu’il semble, portèrent principalement sur l’art de bâtir. Bien certainement les ancêtres des Grecs, quand ils arrivèrent sur les bords de la mer Egée, ne construisaient pas de temples. L’idée d’élever une maison aux dieux n’est nullement aryenne. Le temple aryen, c’est le lemenos, l’enclos en plein air, le bois sacré[17]. Les Sémites nomades pratiquaient aussi leur culte au milieu de la libre nature, à la face du ciel. L’idée de loger la Divinité suppose ou une imagerie religieuse déjà fort développée, ou un culte fixé et devenu traditionnel depuis des siècles. Cette idée, nous la voyons naître avec une naïveté charmante chez les Hébreux, quand ils commencent à s’asseoir d’une manière durable, 1000 ans environ avant Jésus-Christ. « Quoi, dit David, je suis logé dans un palais de cèdre, et Jéhovah n’a qu’une tente ! » De là le temple de Jérusalem. L’idée analogue naquit-elle chez les Grecs spontanément ou par une influence étrangère ? Je l’ignore ; mais ce qui me paraît probable, c’est que dans le choix des modèles ils s’adressèrent à l’Égypte. Plusieurs des données matérielles du temple grec me semblent avoir été empruntées au temple égyptien. Le naos, de part et d’autre, est la partie génératrice de l’ensemble. Le pronaos, parfois même le péristyle, sont conçus des deux côtés de la même manière. La colonne égyptienne et la colonne grecque, avec leur fût diversement calibré, leur chapiteau aux formes végétales, leur polychromie, partent du même type organique, en opposition avec la raideur du pilier. Les cariatides et les Atlas ou Télamons de la Grèce, de la Sicile, de l’Italie, rappellent les colosses osiriens de l’Égypte ; mais ce qui est bien plus frappant, c’est l’ordre d’architecture égyptienne que Champollion nomma « protodorique, » et dont le modèle le plus parfait se voit aux grottes sépulcrales de Beni-Hassan (2500 ans avant Jésus-Christ.) Le galbe général, la cannelure, le chapiteau, l’architrave, les mutules, rappellent tout à fait le dorique grec. Certes les Grecs ne firent pas un emprunt si important à des monumens aussi secondaires que ceux de Beni-Hassan ; mais l’ordre dont nous parlons eut en Égypte une grande extension. Memphis et Saïs étaient probablement bâties en ce style. Là peut-être les Grecs en virent des spécimens et en comprirent la solide beauté. Sous le rapport du goût, du sentiment de la proportion et de l’harmonie, de la perfection exquise de l’exécution, les Grecs gardent une immense supériorité ; emprunter de la sorte, c’est vraiment créer. Cependant il est certain qu’en ce qui concerne les règles essentielles de l’architecture ils furent devancés ; à vrai dire, cet art est de telle nature que, les principes en étant une fois trouvés, on ne les réinvente plus.

Il en fut de même pour l’industrie. J’ai sous les yeux des objets d’albâtre datés de la sixième dynastie. Ce sont de petits chefs-d’œuvre, égalant les meilleurs produits de l’art chinois. Les Grecs atteindront à peine une telle perfection. Ces grands maîtres de l’idéalisme seront des industriels de second ordre. Le génie et l’habileté de main sont choses si diverses !

Et quand on songe que cette civilisation, vieille au moins de six mille cinq cents ans, n’a pas d’enfance connue, que cet art, dont il reste d’innombrables monumens, n’a pas d’époque archaïque, que l’Égypte de Chéops et de Chéphren est supérieure en un sens à tout ce qui a suivi, on est pris de vertige. On se demande si la race qui a peuplé l’Égypte n’était pas déjà complètement civilisée quand elle entra dans la vallée du Nil, ou si toutes les lois qui président d’ordinaire aux origines ne sont pas ici renversées. À vrai dire, j’incline à croire que tout cela naquit sans beaucoup de tâtonnemens. Ce qui est médiocre est ce qu’on trouve tout d’abord. Les statues de « l’ancien empire » sont infiniment supérieures pour le savoir-faire à celles de l’art grec primitif, et cependant l’essai le moins réussi des vieilles écoles grecques a bien plus de valeur aux yeux de l’artiste que ces chefs-d’œuvre d’habileté pratique. Les peintures des tombeaux de Sakkara indiquent moins d’inexpérience que celles de Giotto ; auprès d’aussi fins ouvriers, ce grand homme n’était qu’un maladroit. Et pourtant quelle différence d’avenir ! D’un côté, le réalisme infécond ; de l’autre, l’aspiration invincible vers l’idéal. La Grèce n’a pas reculé parfois devant la représentation des scènes ordinaires de la vie, témoin cette frise occidentale du Parthénon, où l’on voit les scènes les plus naïves, un homme passant sa tunique, un cheval chassant les mouches qui le piquent. Cela ne porte nulle atteinte à la noblesse du style. Ces Athéniens qui se préparent à la fête, en quelque sorte derrière la coulisse, ont plus de vraie majesté que le mieux drapé des empereurs romains. L’ensemble de la représentation est conçu d’une façon si peu réelle qu’à quelques pas de là les dieux et Les êtres allégoriques s’y mêlent. Pour l’artiste grec, le trait réaliste est destiné à mieux faire ressortir, l’idéal. L’artiste égyptien au contraire se complaît dans les scènes communes représentées d’une façon commune. Content de son ouvrage, il ne rêve rien de plus ; il est satisfait à la façon des hommes vulgaires que ne tourmente pas la soif du divin. On ne sent pas en lui ce désespoir de ne pouvoir mieux faire, cette espèce d’effort pénible qui ne laisse point de repos à l’artiste grec archaïque, à l’artiste italien du XIIIe et du XIVe siècle. Ces étonnantes statues de Sakkara sont impossibles à améliorer, car le problème de l’art y est mal abordé. Fourvoyé dans l’impasse du médiocre, cet art, durant des siècles, se répétera indéfiniment, sculptera des kilomètres de surfaces lisses, couvrira d’images des fûts de colonnes innombrables, et cela sans progrès, sans luttes d’écoles, sans arriver au parfait. Et pourquoi y arriver ? Le roi, le prêtre, de qui vient la commande, ne font pas la distinction de ce qui est passable ou exquis. Une grande partie de ces ouvrages ne sera jamais sérieusement regardée[18]. Rien ici d’analogue à ce merveilleux public grec, à cette agora d’Athènes où l’artiste trouvait ce qu’il lui faut pour l’encourager et le guider, l’admiration des uns, la raillerie des autres, l’émulation de ses rivaux, la rage de bien faire, un peuple possédé tout entier de la sainte fièvre du beau. Oui, la Grèce a inventé l’art comme elle a inventé la science. On sculptait, on bâtissait, on faisait de la géométrie pratique quatre mille ans avant elle. Seule néanmoins, elle a eu un Phidias, un Archimède ; seule, elle mérite d’être appelée la terre des nobles origines. Une exception doit être faite pour la religion. Notre religion vient de Jérusalem, non d’Athènes. Pour tout le reste, la Grèce a tracé le contour vrai de l’esprit humain, contour susceptible d’être indéfiniment élargi, mais parfait en ses proportions. — Notre médecine, notre physique, notre astronomie sont supérieures à la médecine, à la physique, à l’astronomie des Grecs ; mais elles n’en sont que la continuation. — Notre art n’est qu’une tentative, d’avance condamnée à l’infériorité, pour renouveler en un monde laid et bourgeois ce que la Grèce fit un jour, sous l’influence d’un rayon de grâce divine, en un monde jeune, noble et beau. — Quant à la philosophie, elle est à la fois science et art. En tant que science, nous l’avons fort développée ; mais l’art exquis de jouer de la lyre sur les fibres les plus intimes de l’âme, de poser sans les résoudre les problèmes de l’ordre transcendant, — la philosophie, dis-je, entendue comme la musique sacrée des âmes pensantes, quel chef-d’œuvre produira-t-elle jamais comparable aux dialogues qu’ont entendus les jardins de l’Académie et les bords de l’Ilissus ?

Revenons à l’antiquité égyptienne. Elle est en d’excellentes mains. M. Mariette vraiment a fondé et dirigé la plus grande entreprise scientifique de notre siècle. Il la dirige avec un jugement sûr et une fermeté inflexible. Pas une concession faite à la frivolité des gens du monde, à la sottise du public, à cette vaine recherche des objets de musée qui fait dégénérer la science en un chétif amusement. Jamais on ne fut plus loin de l’archéologie de bric-à-brac, des petites manies du curieux. M. Mariette emploie des mois, occupe des centaines d’ouvriers pour trouver une stèle dont les savans seuls peuvent comprendre l’importance. À peine se détourne-t-il pour recueillir ces objets d’apparat dont le badaud s’émerveille. Il s’est imposé surtout pour loi absolue de ne jamais enrichir son musée aux dépens des monumens. Tandis que la collection égyptienne de Berlin par exemple a été formée en portant la scie et la hache dans de précieux monumens qui n’offrent plus, depuis le passage de M. Lepsius, que l’aspect de la destruction, l’inappréciable musée du Caire n’a pas amené la démolition d’un seul édicule. On s’est borné à prendre les objets détachés, et qu’on ne pouvait songer à laisser sur place. Il faut louer hautement le gouvernement égyptien de la droiture d’esprit dont il a fait preuve en tout cela. Non-seulement Saïd-Pacha et son successeur Ismaïl-Pacha ont compris qu’en un pays comme l’Égypte le service des antiquités doit compter au nombre des premiers services publics, mais, avec une intelligence dont peu de ; gouvernemens européens se seraient montrés capables, ils n’ont pas cherché une seule fois à faire dévier M. Mariette de sa grande ligne sérieuse pour lui demander de ces choses voyantes ou puériles qui captivent l’admiration des gens peu éclairés. Les gouvernemens qui veulent bien patroner la science ne font rien, si en même temps ils ne la laissent libre de suivre ses directions, ne lui demandant autre chose que la grande et solide gloire qu’elle sait conférer.

Les difficultés contre lesquelles M. Mariette a dû lutter pour arriver à ces résultats sont inouïes. Depuis plus d’un demi-siècle, les antiquités égyptiennes étaient au pillage. Ce qui a été détruit en ce laps de temps est incalculable. Les pourvoyeurs de musées ont couru le pays en vrais vandales ; pour obtenir un lambeau de tête, un fragment d’inscription, on a réduit en morceaux de précieux monumens. Presque tous revêtus d’un titre consulaire, ces avides destructeurs ont traité l’Égypte comme leur propriété. Plus d’une fois M. Mariette s’est vu arrêté dans ses fouilles par des gens qui sont venus alléguer des privilèges ou des droits prétendus sur les objets à découvrir en tel ou tel endroit. Cependant le pire ennemi des antiquités égyptiennes, ç’a encore été le voyageur anglais ou américain, systématiquement protégé dans tous ses méfaits par son consul. Les noms de ces idiots iront à la postérité, car ils ont pris soin de les écrire eux-mêmes, sur les monumens célèbres, en travers des dessins les plus délicats. C’est ainsi que les peintures inappréciables des grottes de Beni-Hassan ont presque disparu. Les plus beaux tombeaux de Biban-el-Molouk sont odieusement lacérés. Un endroit inappréciable des sculptures de Deir-el-Bahari (à Thèbes) fut volé quelques jours après que M. Mariette venait de le rendre au jour. On a proclamé le sage principe que les antiquités sont la propriété du gouvernement, des surveillances consciencieuses sont établies ; mais que faire contre un brutal étranger qui arrive se moquant de toute loi, ne tient aucun compte du gardien, brûle la porte du monument, s’il y en a une, casse tout à son aise, et, si le gardien ose le toucher, se plaint à son consul, qui fait bâtonner le pauvre homme ? Les capitulations sont ainsi faites que de tels abus ne peuvent guère être réprimés.

Les destructions cependant se sont bien ralenties depuis quelques années. Ce qui le prouve, c’est que les gens du pays qui vivaient en servant la sotte curiosité des voyageurs se sont rabattus sur la fabrication des fausses antiquités. Nous avons, vu un de ces établissemens, et nous étions tentés de l’encourager. Ces objets apocryphes en effet, suffisans pour satisfaire le touriste, ne sont pas de nature à induire en erreur la science sérieuse. La vente des morceaux authentiques s’est presque arrêtée ; mais, hélas ! je vois poindre pour cette antiquité, venue jusqu’à nous par miracle, des dangers mille fois plus terribles. Les prodigieux monumens de la Haute-Égypte disparaîtront à leur tour, et peut-être le jour de leur destruction n’est pas bien éloigné.

Ce qui en effet a valu à la Haute-Égypte une situation privilégiée pour la conservation des monumens de l’antiquité, c’est l’état de mort et d’isolement où elle fut placée depuis son adjonction aux grands empires romain, byzantin, musulman, turc. Cette longue bande verte, parfois de quelques mètres de largeur, s’étendant au bord du Nil, jouit, grâce à la protection des grands empires, d’une paix absolue. Toute la vie se concentra dans la Basse-Égypte. Alexandrie dévora Saïs, les immenses constructions du Caire furent fatales à Memphis, à Héliopolis ; au-delà, tout mouvement disparut. Les croisades, qui firent en Syrie une si grande destruction des monumens anciens, ne pénétrèrent pas en Égypte ; on n’y bâtit pas de ces forteresses colossales qui ont été le tombeau de l’antiquité, il ne s’y éleva pas de grandes villes. Or on ne déplace et on ne débite de grands matériaux antiques que pour s’en servir. Les révolutions, les guerres, les sièges, l’action du climat, auxquels on a coutume d’attribuer la démolition des monumens, y contribuent assez peu. Le climat compte à peine. Combiné avec la mauvaise qualité de la pierre, il peut bien émousser les inscriptions, détruire la délicatesse des ornemens ; mais il faut des circonstances bien particulières pour qu’il mine une grande construction. La guerre n’atteint non plus que la surface. Désunir les blocs d’un édifice, jeter à bas les pierres du sommet, n’est pas le détruire au point de vue de l’antiquaire. Un architecte, par une étude de quelques heures, a bientôt réparé le tort causé par le plus farouche conquérant. Détruire un édifice pour l’archéologie, c’est en faire disparaître les matériaux. Or des pierres de plusieurs mètres de long se font respecter. Jamais il ne s’est trouvé d’armée conquérante qui, au lendemain de la victoire, se soit donné de gaîté de cœur le plaisir de charrier ou de dépecer de tels blocs. Il en faut dire autant des révolutions. Les révolutions ont rarement le temps de détruire les édifices ; on a durant ces mois de fièvre bien autre chose à faire. Les destructions qu’on met sur le compte de la révolution française en particulier ont eu lieu sous l’empire, ou même sous la restauration, quand l’industrie et la prospérité publique commencèrent à renaître.

Une seule cause, à vrai dire, détruit les monumens anciens : c’est le mouvement qui, après la ruine d’une civilisation, développe sur le même sol une autre civilisation exigeant de nouvelles constructions. Les pays où l’antiquité s’est le mieux conservée, par exemple le Hauran, la Pérée, Palmyre, la région de Lambèse en Algérie, sont les pays occupés par des tribus qui vivent sous la tente, en d’autres termes ceux où, depuis la ruine de la civilisation antique, on n’a point bâti. Ce qui a fait disparaître tant de belles églises romanes ou gothiques, c’est l’usine qui, dans les premières années de ce siècle, s’est établie dans le voisinage. Ce qui, à l’heure présente, fait abattre dans les villes de province tant de beaux remparts antiques, c’est le conseil municipal, qui veut ce qu’on appelle dans le jargon moderne « un boulevard. » En ce qui concerne l’Égypte, l’activité extraordinaire qui s’y est développée depuis Méhémet-Ali a plus détruit de monumens en un quart de siècle que les Perses, les Grecs, les Romains, les chrétiens, les musulmans réunis. Les sucreries, les usines à vapeur, les palais ont dévoré plus de dix temples. Un ingénieur conseilla la destruction de la grande pyramide à Méhémet-Ali ! Cela est triste à dire ; mais cette gigantesque construction, le miracle de la force humaine en ce monde, est plus sérieusement menacée qu’elle ne l’a jamais été. Qu’un moment l’Europe savante cesse de peser de son autorité morale pour la garde de tels trésors, et cette masse de belles pierres taillées sera exploitée comme une carrière pour la construction de digues, de ponts, de barrages ! L’œuvre de Chéops court aujourd’hui. les plus grands dangers qu’elle ait traversés depuis six mille ans.

Pour moi, j’estime au nombre de mes grandes jouissances d’avoir contemplé ce monde étrange, peu attrayant, si l’on veut, mais saisissant au plus haut degré, et d’avoir eu pour guide, en ce voyage chez les plus vieux d’entre les morts, celui qui a ouvert l’accès de leurs tombeaux.


ERNEST RENAN.

  1. On sait que M. Mariette, après avoir commencé ses fouilles en 1850 avec une mission du gouvernement français, les continue depuis 1858 pour le gouvernement égyptien. Le précieux musée de Boulaq, près du Caire, est un des. résultats de ces fouilles.
  2. Et non « aux cent portes, » car la ville n’était pas fermée.
  3. On appelait « exégète, » dans les temples anciens, la personne qui montrait aux étrangers les curiosités du temple, leur en racontait la légende, leur en lisait les inscriptions.
  4. Poème sur une campagne de Ramsès II traduit par M. de Rougé.
  5. Ces listes sont au nombre de cinq : le papyrus de Turin, la salle des Ancêtres de Touthmès III à la Bibliothèque impériale à Paris, la première table d’Abydos au Musée britannique, la table de Sakkara au musée de Boulaq, enfin une nouvelle table tout récemment découverte dans le grand temple d’Abydos par M. Mariette, et qui est encore à sa place primitive.
  6. Aperçu de l’histoire d’Égypte, Alexandrie 1864, p. 73.
  7. Montagnes près de Suez.
  8. M. Mariette les a parfaitement décrits dans son catalogue du musée de Boulaq," dont l’impression s’achève en ce moment (p. 20 et suiv.).
  9. Voyez des spécimens de ces curieux monumens dans Lepsius, Denkmœler aus Ægypten und Æthiopien, première partie, p. 25 et 26.
  10. On ne voit figurer ni chevaux, ni chameaux, ni girafes, ni éléphans, ni moutons, ni chats, ni poules.
  11. Diodore de Sicile, I, 51.
  12. Nom primitif des Grecs au sein de la famille arienne. Yavanas-Iones, les jeunes (juvenes).
  13. Cette inscription est toutefois si bizarre qu’on peut garder quelques doutes.
  14. Ce nom de Hou fait naître bien des conjectures. Je n’ose m’arrêter à l’hypothèse qui y rattacherait le nom propre du dieu, des Israélites, Ihoua, nom si bizarre chez un peuple où le trait essentiel de la Divinité est de n’avoir pas de nom propre. Il est remarquable que l’ancienne Diospolis s’appelle encore aujourd’hui Hou. On sait que les noms arabes des villes ou villages de l’Égypte sont presque toujours les anciens noms égyptiens ; mais je me garde d’insister.
  15. Carent quia vate sacro. — Horace.
  16. Saïs est en effet donnée comme le point de départ de la colonie de Cécrops, et mise en rapport direct avec Athènes. — Voyez le Timée et ce qu’Hérodote dit des propylées de Saïs.
  17. Templum est le même mot que temenos. Selon moi, le nemet celtique a la même origine.
  18. On a découvert à Denderah et ailleurs des hypogées dont l’entrée était complètement dissimulée, où personne par conséquent ne devait ni ne pouvait entrer. Ces hypogées sont sculptées avec le même soin que les parties exposées aux regards.