Les Anglais dans le Caboul



LES ANGLAIS
DANS LE CABOUL.

I. — Cabool, being a personal narrative of a journey to, and
residence in that city, in the years 1836, 7, and 8
 ;
by the late lieut.-col. sir Alexander Burnes. (London, 1842.)
II. — Correspondence relating to Afghanistan.
— Parliamentary papers
.

La politique anglaise dans l’Inde et dans l’Asie est entrée, depuis quelques années, dans une phase nouvelle. Jusqu’alors, elle avait été exclusivement asiatique, aujourd’hui elle devient européenne, et la grande question de prépondérance, que l’Angleterre avait pendant long-temps voulu concentrer dans la mer Noire, est désormais transportée sur les rives du haut Indus. Cet empire extraordinaire, qu’une compagnie de marchands a fondé dans l’ancien monde, touche peut-être au moment de la plus grande crise qu’il ait jamais eu à traverser. Ce n’est pas que nous attachions une gravité exagérée aux revers que les Anglais viennent de subir dans le Caboul ; quelque désastreuse qu’ait été cette grande calamité, elle n’est pour ainsi dire qu’un accident dans l’histoire de la domination britannique. Mais elle appelle de solennelles représailles, elle impose à l’Angleterre la nécessité de la conquête, elle la force à sortir des frontières qu’elle voulait enfin se fixer, et à se jeter dans une série nouvelle d’aventures dont elle ne saurait prévoir le terme. Les succès qui attendent sans doute les armées vengeresses des Anglais leur seront plus fatals que cette cruelle défaite, et ils pourront dire ce que disait Pyrrhus après ses triomphes sur les armées romaines : « Encore une victoire, et nous sommes perdus. »

Le plus grand danger de la puissance britannique dans l’Inde a toujours été dans son extension. L’instinct profondément pratique des Anglais ne s’y était pas trompé, et dans tous les temps nous voyons la métropole protester énergiquement contre des conquêtes dont elle pressent le poids funeste. Quand le fougueux Clive s’écriait prophétiquement : « Vous ne pouvez pas vous arrêter là, il faut marcher ! » le parlement répondait par un acte solennel de la législature[1], où il était déclaré « que la poursuite de projets de conquête et d’extension de territoire était contraire aux désirs, à la politique et à l’honneur de la nation. » Vains efforts ! les évènemens vainqueurs balayaient comme des feuilles mortes les actes du parlement, et c’était au moment même où la métropole lui posait une barrière que la compagnie des Indes donnait à son empire les plus grands développemens. C’était une marche fatale. Du moment où les marchands anglais eurent établi un comptoir à Calcutta, ils se trouvèrent en contact, et par conséquent en lutte, avec des voisins auxquels ils ne pouvaient permettre l’égalité. Il fallait commander ou obéir, les Anglais n’avaient pas le choix. De colons ils devinrent conquérans, de marchands ils devinrent souverains. L’issue du conflit ne pouvait être long-temps douteuse ; c’était le génie chrétien et occidental, génie d’expansion et d’assimilation, aux prises avec les restes vermoulus de l’immobile et fataliste Orient. Dès-lors, les Anglais se trouvèrent lancés dans une voie de conquêtes où ils ne pouvaient plus s’arrêter. Les entreprenans marchands ajoutaient chaque année une nouvelle pierre au vaste édifice de leur empire, ils entassaient territoire sur territoire, pendant que la métropole, entendant les échos lointains et confus de leurs canons, effrayée et irritée de voir, pour ainsi dire, retomber sur ses bras le fardeau de ce mystérieux Orient, se révoltait contre les progrès de cette ambition mortelle. La compagnie des Indes, chose remarquable ! était obligée de faire ses conquêtes en silence ; elle les commettait presque comme des crimes, et les déguisait pour se les faire pardonner. C’est ainsi qu’elle fonda le système des états protégés. Le meilleur historien de l’Inde[2] disait devant la chambre des communes : « Le gouvernement conquérant, sachant bien que la conquête avouée, c’est-à-dire l’adjonction pure et simple du territoire et l’installation du pouvoir militaire, soulèverait en Angleterre une tempête d’indignation, tandis que, si on se bornait à faire la conquête en prenant soin de l’appeler par un faux nom, tout serait bien reçu, inventa l’expédient des alliances de subvention et de protection. Le malheur est que, pour ménager ce genre de préjugés en Angleterre, nous fûmes obligés de maintenir dans ces états tous les vices de la plus détestable administration. »

Ce fut ainsi que la compagnie établit peu à peu son joug sur cent millions d’hommes. L’empire de l’Inde, comprenant 20 degrés de latitude depuis le cap Comorin jusqu’à l’Indus, a été conquis de mémoire d’homme. Une fois lancés sur cette pente rapide, la difficulté pour les Anglais était de s’arrêter et de trouver une frontière. Cette ligne, ce point d’arrêt, se rencontrèrent enfin quand la compagnie eut réuni sous son autorité ou sous sa protection toute l’Inde proprement dite. Cette assimilation était naturelle ; plus encore, elle était inévitable. Les états hindous formaient une unité par la religion, l’origine, le langage ; ils se tenaient par la main, et, à mesure que l’un d’eux tombait dans le gouffre absorbant de la domination anglaise, il entraînait celui qui le touchait. Mais, quand les Anglais furent arrivés jusqu’à l’Indus, l’élan cessa, la continuité fut brisée. Il a été très bien dit[3] : « Les populations au nord de ce fleuve n’ont aucun lien avec celles qui sont au sud. Elles sortent d’une source différente, elles professent des religions différentes, et conversent dans des langues différentes. Les Hindous du sud ont tous les mêmes vues spirituelles et temporelles ; ils ont la face tournée vers le Gange. Les Afghans du nord sont mahométans, et sont tournés vers la Mecque. Ils sont dos à dos, sans aucun élément d’union. »

Eh bien ! c’était à cette limite posée par la nature que l’Angleterre pouvait s’arrêter. Arrivée haletante jusqu’à l’Indus, elle pouvait s’asseoir sur les rives du fleuve et se désaltérer à ses eaux abondantes. Elle avait devant elle des rivières, des montagnes, des déserts et des peuples à demi barbares qui lui servaient de barrière. On croit qu’elle va respirer, planter sa tente sous les roseaux gigantesques de l’Indus ; mais voici qu’un jour elle se lève, renverse elle-même cette barrière tant cherchée, et se précipite à travers les neiges jusqu’au centre de l’Asie. Qui donc l’a forcée de se relever et de reprendre sa course ? Qui l’a arrachée à son repos ? Qui ? sinon son éternelle et implacable ennemie, sinon la puissance rivale qui s’avance lentement et silencieusement de l’autre côté du continent !

Il serait puéril de croire et de dire que l’Angleterre et la Russie se rencontreront bientôt sur le plateau de l’Asie. Il est vraisemblable qu’il ne sera pas donné à notre génération d’assister à ce spectacle. L’Angleterre ne craint rien pour l’Inde ; c’est son bien, c’est sa part au soleil, à laquelle nul ne touchera de long-temps. Mais l’Inde elle-même, malgré son étendue et sa population, n’offre pas un débouché assez considérable aux productions de la métropole ; ce n’est qu’une entaille ouverte par l’Occident dans les flancs du vieux monde pour y verser le sang de l’industrie moderne.

La Grande-Bretagne porte ses regards plus haut et plus loin, jusqu’au plateau central de l’Asie. C’est là qu’elle voit, non pas du territoire, mais des marchés à conquérir ; non pas des sujets, mais des consommateurs à soumettre. Ce sont ces contrées, non encore nées à l’industrie, qu’elle veut inonder, par la grande artère de l’Indus, des flots de son éternel et intarissable calicot. Mais c’est là aussi qu’elle se trouve face à face avec la Russie, qu’elle la rencontre sur tous les marchés, la découvre sous toutes les intrigues. Sur ce terrain, la Russie est la plus forte, car elle a pour elle la géographie. Elle se sent chez elle, elle agit avec le silence et l’opiniâtreté des gouvernemens absolus, elle travaille ce monde assoupi, le retourne contre l’Angleterre, et lance sur l’empire de l’Inde ces populations intermédiaires qui semblent chercher et attendre encore un maître.

Il y a en Angleterre beaucoup d’hommes politiques qui voudraient que cette grande querelle de leur nation avec la Russie fût vidée immédiatement sur la Baltique ou sur la mer Noire. Qu’ils lisent ce remarquable jugement que l’historien russe Karamsin portait sur la politique de son pays : « L’objet et le caractère de la politique étrangère de la Russie, dit-il, a universellement été de chercher à être en paix avec tout le monde, et de faire des conquêtes sans guerre, se tenant toujours sur la défensive, ne plaçant aucune confiance dans l’amitié de ceux dont les intérêts ne s’accordent point avec les siens, et ne perdant aucune occasion de leur faire du mal sans rompre ostensiblement ses traités avec eux. »

Il est impossible de mieux caractériser la politique russe, et ce qui doit irriter et exaspérer les Anglais, c’est qu’ils ne peuvent prouver ces affronts qu’ils ressentent et qu’ils sont obligés de dévorer, c’est qu’ils ne peuvent rendre ces coups déloyaux qui leur sont portés par des mains étrangères. La Russie ameute contre l’Inde des souverains et des peuples de paille, et quand l’Angleterre, perdant enfin patience, passe sur le corps de ces misérables ennemis, et fait une trouée désespérée jusqu’au cœur de l’Asie, elle trouve son imperturbable rivale tranquillement assise sur sa frontière, faisant, pour nous servir d’une expression populaire, faisant l’innocente, levant les bras au ciel, et jurant son grand dieu, ou ses grands dieux, y compris son empereur, qu’elle ne pense pas à mal et l’Angleterre est obligée de se contenter de ces protestations, de se taire et d’attendre !

C’est pourquoi il est permis de sourire avec une certaine incrédulité quand on voit un ministre anglais déclarer en plein parlement que jamais la Russie et l’Angleterre n’ont été dans des relations plus étroites et plus amicales. La Russie peut se croiser les bras et regarder l’Angleterre se débattre sous cette flèche traîtresse qu’elle lui a lancée à la façon des Parthes, en tournant le dos ; mais elle ne s’endort pas sur la foi de cette prétendue crédulité : elle a entendu, comme nous tous, la voix populaire l’accuser et la maudire ; elle a vu, à la nouvelle de l’affreux massacre de Caboul, un seul nom, un nom exécré, sortir spontanément de toutes les bouches anglaises, et ce nom, c’est celui que l’Angleterre rencontre éternellement devant elle, en Turquie, en Perse, dans l’Inde, dans la Chine, partout et toujours.

Parmi les hommes qui avaient l’instinct de cette rivalité profonde, il n’en est pas un qui l’ait exprimé avec plus de passion, d’énergie et de persévérance que l’héroïque et malheureux Burnes, la première victime des vêpres siciliennes de Caboul.

Alexandre Burnes était né à Montrose, en Écosse, le 16 mai 1805 et son père est encore un des magistrats du comté de Forfar. Il était petit-neveu et portait le nom d’une des illustrations littéraires de l’Écosse ; c’était son aïeul qui avait porté les derniers secours au poète Burnes mourant dans la pauvreté. Après de très brillantes études au collége de Montrose, Alexandre Burnes fut nommé cadet dans l’armée de Bombay, et il arriva dans cette présidence le 31  octobre 1821. L’année suivante, il fut nommé interprète d’un des régimens de l’Inde, et en 1825 accompagna comme interprète persan une force de huit mille hommes destinée à l’invasion du Sindy. Pendant cette année et les années suivantes, il rédigea plusieurs mémoires pour lesquels il reçut des récompenses du gouvernement de l’Inde, et qui attirèrent l’attention et les éloges d’un des hommes de ce temps-ci les mieux versés dans la connaissance de l’Asie, M. Mountstuart Elphinstone. En 1828, il s’offrit au gouvernement pour aller explorer la frontière du nord-ouest, qui était alors presque entièrement inconnue. Son plan de campagne se trouve, rédigé de sa main, dans les mémoires de la société géographique de Londres : « Au commencement de 1828, dit-il, je fus envoyé du Coutch à la station de Deesa ; j’eus l’occasion d’étendre mon voyage jusqu’à la montagne d’Abor, et d’examiner toute la frontière nord-ouest de la présidence de Bombay. Je trouvai que la connaissance que nous avions de ce pays était très limitée, bien qu’elle fût de la plus grande importance pour notre empire de l’Inde. Au mois de juillet de la même année, je fis donc au commandant en chef la proposition d’aller l’explorer ; et comme ce voyage devait me mener jusqu’au bord de l’Indus, je mis en avant le projet de descendre ce fleuve depuis l’endroit où les eaux du Pundjab viennent le joindre (à Ouch) jusqu’à la mer. » Le gouverneur de l’Inde demanda l’avis du résident du Coutch, qui était alors le lieutenant-colonel Pottinger, aujourd’hui commandant en chef de l’expédition contre la Chine, et qui adopta complètement les vues de Burnes. Le voyage fut commencé, mais non achevé ; le gouvernement de l’Inde craignit d’alarmer les émirs du Sindy, et Burnes fut rappelé.

En 1830, le roi d’Angleterre envoya au roi de Lahore un présent de chevaux, et ce fut Burnes que lord Ellenborough, alors gouverneur-général, choisit pour cette mission. L’expédition partit de Mandivie, dans le Coutch, le 1er  janvier 1831, et après de nombreuses traverses, arriva par le Sindy et par l’Indus à Lahore le 18 juillet. Cependant ce ne fut que l’année suivante que Burnes commença son grand et célèbre voyage à travers l’Asie centrale, qui dura deux ans, et dont la relation est trop connue pour que nous ayons besoin de la rappeler. Nous nous bornerons à reproduire la conclusion de ce livre, qui a fait la gloire de Burnes et l’a mis au premier rang des voyageurs modernes. Il terminait ainsi ses Travels into Bockara :

« Je n’entreprendrai point de décrire les sentimens que j’éprouvai quand je remis le pied dans l’Inde après un voyage si long et si fatigant. À mon départ, je voyais devant moi tout ce qui, dans l’antiquité et dans les temps modernes, peut exciter l’intérêt et enflammer l’imagination, la Bactriane, la Transoxane, le pays des Scythes et des Parthes, le Kharasm, le Koraçan et l’Iran. Nous avions vu tout cela ; nous avions refait la plus grande partie de la route des Macédoniens, traversé les royaumes de Porus et de Taxiles, navigué sur l’Hydaspe, passé le Caucase indien et résidé dans la célèbre ville de Balkh, d’où les monarques grecs, venus des académies lointaines de Corinthe et d’Athènes, avaient répandu parmi la race humaine la connaissance des arts et des sciences, de leur propre histoire et de celle du monde. Nous avions vu le théâtre des guerres d’Alexandre, des marches sauvages de Gengis et de Timour, et des campagnes de Baber, telles qu’elles sont racontées dans le style charmant et brillant de ses commentaires. Nous avions suivi la route par laquelle Alexandre avait poursuivi Darius, et suivi les traces de son amiral Néarque. »

Les observations recueillies dans cette vaste entreprise furent jugées de telle importance, que le gouverneur de l’Inde se hâta d’envoyer Burnes à Londres. Il arriva dans son pays précédé par le bruit de ses aventures, et reçut du roi et du gouvernement l’accueil le plus flatteur. Le libraire Murray lui donna 20,000 francs pour le manuscrit de son voyage, qui eut un succès extraordinaire. On en vendit dès le premier jour près de neuf cents exemplaires. Il fut immédiatement traduit en français et en allemand, et quand Burnes retourna à Caboul en 1837, il trouva que les émissaires russes avaient pris pour guide un exemplaire de la traduction française de son livre, qu’ils avaient avec eux.

Burnes reçut à Londres des honneurs publics. Il fut nommé membre de la Société asiatique, dont le président était alors le comte de Munster, fils naturel du roi Guillaume, et qui s’est fait sauter la cervelle à Londres il y a quelques mois. M. Alexandre de Humboldt écrivait à M. Murray (en français) : « Plus occupé de l’Asie que jamais, l’immense et courageux voyage de M. Burnes a dû fixer toute mon attention. Aucun autre ne répand par autopsie un plus grand jour sur des parties de l’Asie devenues inaccessibles depuis des siècles. Je me plairai à proclamer cet excellent jeune officier le premier des voyageurs qui ont parcouru l’intérieur d’un continent. Vous êtes heureux d’avoir donné à l’Asie, au-deçà de l’Indus, Elphinstone et Burnes. »

À cette époque, Burnes vint à Paris, et il écrivait à ses amis, le 23 décembre 1834 : « Ma réception à Paris a été pleine d’enthousiasme. Je suis allé à l’Institut, où j’ai vu Arago, Biot, Dassault le politique. J’ai vu le baron Larrey lire un mémoire, Magendie aussi. »

Burnes n’avait alors que vingt-neuf ans ; il n’était qu’un simple lieutenant de la compagnie des Indes, et cependant il était courtisé par toute l’aristocratie, étant devenu véritablement ce qu’on appelle dans son pays le lion de la saison. Le gouvernement de la métropole voulut se l’attacher, et lui offrit le secrétariat de la légation de Perse, mais il refusa d’abandonner son cher Indus, le théâtre de sa gloire. Il écrivait alors : « Je me moque de la Perse et de sa politique ; ce n’est qu’une misère. Qu’est-ce qu’un grade de colonel pour moi ? Je vise à plus haut, et je mourrai ou j’y arriverai… Je ne veux pas être le second quand je puis être le premier… Ma plus grande gloire est d’avoir fait, si jeune, ce que j’ai déjà fait. »

Il resta dix-huit mois en Angleterre, et repartit pour l’Inde en avril 1835, en prenant par la France, l’Égypte et la mer Rouge. Il fit un nouveau voyage dans le Sindy, et vers la fin de 1836, son gouvernement, comprenant de plus en plus la nécessité de s’assurer du cours de l’Indus, qui devait devenir la grande route du commerce de l’Asie, le chargea d’une mission géographique, commerciale, et plus tard politique, auprès des émirs du Sindy et des émirs de l’Afghanistan. C’est de cette mission qu’Alexandre Burnes a donné l’histoire dans l’ouvrage intitulé Cabool en 1836, 7 et 8.

Il est impossible de lire sans tristesse la dédicace de ce livre. C’est la dette du cœur et de la nature que Burnes paie à son vieux père avant de mourir ; mais ces novissima verba ont cela de particulièrement touchant, que celui qui les écrit n’a pas le moindre pressentiment de sa fin prochaine, et semble au contraire en pleine possession de cette vie qui va lui échapper. Le livre est dédié à son père, avec ces mots :

Comme un témoignage de mon affection pour un père auquel je dois tout ce que j’ai au monde, qui, après m’avoir entouré de sa tendresse pendant mon enfance, m’a associé de bonne heure à ses travaux, et m’a appris à penser et à agir comme un homme, quand presque tous mes compagnons n’avaient pas même acquis les premiers élémens de leur éducation.Alexander Burnes. »

Ces lignes, où respirent un si confiant orgueil, une si fière satisfaction de soi-même, sont datées de Caboul, le 16 mai 1841. Dans cette même ville, sept mois plus tard, Burnes tombait sous le pistolet d’un barbare, et sa mort donnait le signal de cette extermination de treize mille hommes dont l’Angleterre frémit encore.

L’ouvrage de Burnes comprend principalement la partie géographique et la partie anecdotique de son voyage ; les dépêches politiques qu’il adressait au gouvernement de l’Inde ont été communiquées au parlement et publiées en 1839. Burnes partit de Bombay le 26 novembre 1836. Il avait pour compagnons de son expédition le lieutenant Leech, qu’il chargea d’observer l’état militaire du pays ; le lieutenant Wood, auquel il confia la mission d’explorer le cours de l’Indus, et le docteur Lord, qui fut chargé des observations d’histoire naturelle et de géologie, et qui fut depuis tué le 2 novembre 1840 à la bataille de Purwan-Durrah. Burnes aborda dans le Sindy le 13 décembre. Les temps étaient bien changés depuis son premier voyage en 1831. Il n’était plus l’aventurier obscur, perdu, sans secours et sans défense, au milieu de populations ennemies, cherchant et remontant péniblement les bouches inconnues de l’Indus. Il rentrait dans des terres où il avait laissé des souvenirs, il rencontrait sur sa route des traditions anglaises et des noms anglais ; dans un lieu de pèlerinage mahométan, il trouvait sur un mur le nom de Henry Ellis, qui avait été depuis ambassadeur à Téhéran, il revoyait des enfans qui étaient devenus de jeunes hommes, et qui lui souhaitaient la bien-venue en déposant à ses pieds des gerbes de blé ; à Tatta, les habitans venaient au-devant de lui, en criant : « Venez peupler ce désert ! il fleurira sous les Anglais. — Ils semblaient tout disposés, dit Burnes, à nous prendre pour maîtres ; du reste, leurs désirs ont été promptement exaucés, car le Sindy est devenu (en 1839) un des états tributaires de notre puissant empire de l’Inde. »

La mission anglaise arriva à Hyderabad, la capitale du Sindy, le 18 janvier 1837. Burnes fut présenté le lendemain aux émirs, et leur remit les lettres de créance de lord Auckland, le gouverneur de l’Inde. Noor-Mohammed, le principal émir, le reçut fort bien. « Mon père, dit-il, a planté l’arbre d’amitié entre nos états. — Oui, seigneur, dit l’Anglais, et votre altesse l’a arrosé. — Il est devenu un grand arbre, reprit l’émir. — C’est vrai, seigneur, dit Burnes, et le fruit est maintenant visible. » Burnes avait appris le langage figuré de l’Orient, et il s’en servait avec aisance. « Quand je vous ai connu autrefois, lui disait un jour l’émir, vous n’aviez pas même de barbe. — C’est vrai, dit Burnes ; mais maintenant j’en ai une qui couvre mon menton de noir, en signe de deuil de ma jeunesse perdue. » Chose remarquable, et qui montre comme ces Anglais, une fois possédés par une idée, la portent à tous les bouts du monde ! Burnes faisait de la propagande contre le commerce des esclaves chez les émirs du Sindy : nous retrouvons à Hyderabad cette controverse sur la traite qui nous occupe tant aujourd’hui. « L’émir me demanda, dit Burnes, pourquoi nous nous opposions au commerce des esclaves ; sur quoi je lui expliquai toutes les énormités d’un navire à traite, et les traités que les puissances européennes avaient conclus pour la suppression de ce trafic. » Il paraît que Dost-Mohammed, le khan de Caboul, était déjà converti à l’émancipation ; car il voulait à son tour faire de la propagande contre les Usbecks. Le chef de cette peuplade lui fit répondre : « Négociez avec votre allié de Bokhara, et obtenez de lui qu’il n’achète plus des hommes ; alors on n’en vendra plus. »

À chaque pas, on surprend chez tous ces malheureux princes de l’Asie un pressentiment involontaire de la conquête anglaise. L’émir demande avec inquiétude quelle est la pension que le Grand-Mogol reçoit du gouverneur de l’Inde. Les populations regardent arriver ces Européens solitaires avec une sorte de terreur superstitieuse ; les habitans se rassemblent autour d’eux, ils s’inclinent avec une résignation toute fataliste devant la race prédestinée ; ils demandent si les Anglais leur permettront encore de tuer des bœufs et de dire leurs prières à haute voix. Une autre fois, Burnes remontait rapidement le fleuve sur une barque ; il voit sur le rivage un homme qui lui fait des signes de détresse et le conjure de l’entendre. « Sa requête était, dit-il, que, comme nous étions maintenant les maîtres du pays, il nous priait de lui faire rendre des terres dont sa famille avait été dépouillée du temps de Nadir-Shah, et dont il avait encore les titres. Nous ne pûmes lui persuader, ni à beaucoup d’autres, que nous n’avions aucune intention d’intervenir dans les affaires domestiques du pays. Ce fut en vain que j’expliquai plusieurs fois le but de ma mission ; beaucoup exprimaient hautement leur surprise ; d’autres, surtout des chefs, m’écoutaient sans rien dire, mais presque tous ne me croyaient évidemment pas. »

Ainsi le passage de deux ou trois officiers est regardé comme le signe d’une conquête irrésistible, et les Anglais prennent possession du territoire par leur seule présence. Ici, l’instinct de la race conquise est plus sûr que celui de la race conquérante ; Burnes traverse tout le Sindy sans pressentir qu’il y rentrera bientôt en maître ; il arrive à Khyrpour et à la célèbre forteresse de Bukkur, dont, moins de deux ans plus tard, il ouvrira lui-même les portes à une armée anglaise. « Qui m’aurait dit alors, s’écrie-t-il, qu’à la Noël de l’année suivante, je serais occupé à négocier un traité pour placer Khyrpour sous la protection britannique. Cela eut lieu pourtant, et le 29 janvier 1839, je vis les couleurs anglaises arborées pacifiquement sur cette importante forteresse, et flottant sur les eaux de l’Indus. »

Au mois d’avril 1838, Burnes et ses compagnons arrivèrent à Chikarpore, une des villes les plus importantes de cette partie de l’Asie, et qui mérite une mention particulière. La frontière du Sindy s’étend vers le nord jusqu’à Rozan, sur la route de Kélat et de Candahar, par les célèbres passes de Bolan, où l’armée anglaise perdit tant de monde dans son expédition de 1839. Les marchands appellent toujours Chikarpore et Dera-Ghazi-Khan, située plus haut sur l’Indus, les portes du Koraçan (gates of Korasan), désignant par ce dernier nom le royaume de Caboul. Le commerce de Chikarpore s’étend à toute l’Asie, la Turquie et la Chine exceptées, et la grande importance de cette ville a sa source non point dans la supériorité de ses manufactures, mais dans l’étendue de ses transactions monétaires. C’est comme la maison de banque de l’Asie. Elle a des agens dans les places les plus riches comme les plus éloignées, à Mascat, à Astrakan, à Bokhara, à Samarcand, à Koundouz, à Candahar, à Ghizni, à Caboul, à Pechawir, à Dera-Ghazi-Khan, à Dera-Ismaël-Khan, à Bukkur, à Bawhulpore, à Mandivie, à Hyderabad, à Kurachi, à Kélat, à Mirzapore, à Bombay, à Calcutta, etc. Sur toutes ces places, on peut négocier le papier de Chikarpore.

La ville n’est pas ancienne ; elle ne date que du commencement du XVIIe siècle. Elle a environ trente mille habitans hindous et afghans, sans compter ceux qui sont dispersés dans tous les marchés de l’Asie, et qui reviennent finir leur vie dans leur ville natale.

De même que Chikarpore est la maison de banque indigène de l’Asie, Dera-Ghazi-Khan en est l’entrepôt commercial, et les Afghans Louhanis sont les colporteurs de ce vaste continent, comme les Chikarporiens en sont les changeurs. Le pays où se trouvent les deux villes de Dera-Ghazi-Khan et de Dera-Ismaël-Khan, s’appelle le Derajat, mot qui sert de pluriel arabe à Dera ; et comme ce lieu sert de passage aux grandes caravanes de l’Inde, il a une très grande importance commerciale. Il y a trois grandes routes conduisant de l’Inde à Caboul : celle du Derajat que prennent les caravanes ; celle de Chikarpore, du col de Bolan et de Candahar, que prit en 1839 la triomphante armée de l’Inde ; et celle qui passe par Lahore, Pechawir, le col de Khyber, Djellalabad, et les gorges meurtrières où les derniers restes de cette armée ont été engloutis.

Le Derajat est sous la souveraineté du royaume de Lahore depuis un quart de siècle. Quand Burnes y passa, le pays était sous l’autorité du général Ventura, dont la sage administration avait relevé une prospérité qui commençait à décroître. Dera-Ghazi est, de plus que Chikarpore, ville manufacturière, mais le cède encore, sous ce rapport, à Moultan et Bawhulpore, qui sont dans son voisinage. Les principaux articles de manufacture sont des draps soyeux qui s’exportent à Lahore et dans le Sindy, et du drap blanc qui est très recherché dans le Koraçan, et y soutient la concurrence contre le drap anglais. Les soieries s’exportent principalement vers l’est ; la matière première est tirée de Bokhara. Il se fabrique aussi à Dera-Ghazi de la coutellerie commune qui s’exporte. La ville a un bazar d’environ 1,600 boutiques, dont 530 vendent du drap. La population est de 25,000 ames.

La campagne de Dera-Ghazi est magnifique ; il y a, dit-on, autour de la ville 80,000 dattiers. Le coton est d’une qualité supérieure, les grains sont excellens, mais l’indigo surtout fait la richesse du pays. Les villages autour de la ville sont extrêmement nombreux et presque tous habités par des mahométans. À Dera-Ghazi, les deux croyances sont dans une proportion à peu près égale : il y a 125 temples hindous et 110 mosquées mahométanes.

En remontant l’Indus et passant par Leïa, on arrive à Dera-Ismaël-Khan, la seconde ville du Derajat. Il y a quinze ans, Dera-Ismaël fut submergé par l’Indus ; les habitans recommencèrent une ville à trois milles du fleuve, mais elle est encore inachevée. Cependant elle est très animée au moment du passage des caravanes ; elle a un bazar qui contient 518 boutiques, et fait un très grand commerce de drap blanc avec le Pundjab (environ 1,800,000 aunes). Les manufactures du Derajat sont encore prospères ; toutefois l’inondation des produits anglais leur a déjà été funeste, et il est probable qu’elles finiront par disparaître et s’absorber dans ce gouffre sans fond.

Les Afghans Louhanis sont, comme nous l’avons dit, les colporteurs de l’Asie centrale. C’est un peuple pasteur, très brave et très entreprenant. Les marchands afghans, répandus dans les places commerciales, ont des courriers dont l’activité et la célérité défient celles de la poste anglaise, et on peut se souvenir que la nouvelle du massacre de Caboul, à laquelle on refusait d’abord de croire à Londres, parce que le gouvernement n’en avait point la confirmation officielle, avait été apportée à Bombay à des marchands afghans par leurs courriers. Rien n’est plus pittoresque que le tableau des mœurs nomades des Afghans Louhanis, tel que Burnes l’a retracé ; aussi le laissons-nous parler :

« Les Afghans-Louhanis, dit-il, sont un peuple pasteur et nomade. Beaucoup d’entre eux se rendent tous les ans dans l’Inde pour acheter des marchandises, et, se rassemblant ici (à Dera-Ghazi-Khan) vers la fin d’avril, avec leurs familles qui ont hiverné sur les rives de l’Indus, ils passent dans le Koraçan, où ils restent pendant l’été. Ils opèrent ce changement de résidence par ordre et en trois divisions ou kirees, ce qui veut dire, je crois, migrations ; ces kirees portent les noms respectifs de Nusseer, Kharoutee et Meeankyl, qui sont aussi les noms des tribus principales. La première est la plus nombreuse, et mène avec elle de 50 à 60,000 têtes de troupeaux ; cependant c’est avec la dernière que les marchands hindous et étrangers voyagent le plus habituellement. L’étendue et l’importance du commerce peuvent se juger d’après les livres de douane qui marquent que cette année (1837) il est passé 5140 chameaux chargés de marchandises, sans compter ceux qui portaient les tentes et le bagage et qui étaient au nombre énorme de 24,000, 17,000 pour les Nusseers, 4000 pour les Meeankyls, et 3000 pour les Kharoutees. Ils arrivent tous à Caboul et à Candahar vers le milieu de juin, assez à temps pour expédier leurs marchandises à Bokhara et à Hérat ; puis à la fin d’octobre, aux approches de l’hiver, ils redescendent dans le même ordre vers la plaine de l’Indus, emportant des chevaux, des fruits et des produits du Caboul, pour échanger avec les produits de l’Inde et de l’Angleterre. »

La route n’est pas nouvelle. L’empereur Baber, en 1505, rencontra et pilla des caravanes louhanies. Mais les traditions contemporaines racontent un fait qui peut donner la mesure de l’incomparable génie mercantile de l’Angleterre. Pendant le blocus continental de l’empire, les marchandises anglaises, expulsées du continent, s’en allaient par les Indes, par Caboul et par Bokhara, remplir les marchés de la Russie. Ainsi, tandis que Napoléon, maître absolu de l’Europe, l’étreint dans un cercle de fer, et que, pour asphyxier l’Angleterre dans la fumée de son charbon et l’étouffer dans l’atmosphère de ses manufactures, il lui ferme toutes les issues du continent, les victorieux ballots de coton s’échappent silencieusement par les mers ; débarquant aux extrémités de l’Asie, ils remontent des fleuves inconnus, et, après avoir fait le tour du monde, ils arrivent triomphans jusque dans ces ports qui leur étaient fermés, et presque en face de la rive d’où ils étaient partis. Que ne ferait pas une nation douée d’un aussi indomptable esprit d’entreprise, et que la nécessité, autant que l’ambition, pousse à s’ouvrir toujours de nouvelles voies ! Plus on étudie l’histoire de l’Asie dans ces dernières années, plus on arrive à la conviction que l’Angleterre ne pouvait reculer devant cette guerre désastreuse de l’Afghanistan, et que, loin de s’être laissé entraîner par une ambition inconsidérée, le gouvernement de l’Inde n’a fait qu’obéir aux nécessités fatales de sa position. Les documens communiqués au parlement prouvent que le conseil suprême de l’Inde, avant de se jeter dans cette ruineuse expédition, avait calculé les compensations que pourraient lui apporter l’ouverture de nouvelles voies de communication et l’extension des débouchés commerciaux. L’Angleterre ne fait jamais la guerre par sentiment ; elle n’aime point « l’art pour l’art ; » pour elle, la conquête est un moyen, jamais un but. Son but, cette fois, était d’arriver avant la Russie sur les marchés de l’Asie occidentale, et de remplacer la mer Noire par l’Indus. C’est ce que pressentait avec une rare intelligence le lieutenant Wood, que Burnes avait chargé d’explorer l’Indus, et qui terminait son rapport en disant : « Ainsi, s’il arrivait qu’une guerre générale exclût l’Angleterre de la mer Noire, l’Indus offrirait encore un égal débouché aux produits de ses manufactures. » Pour juger de l’importance prédominante qu’a prise l’Indus dans l’avenir de l’Inde anglaise et de l’industrie de la métropole, il faut lire le long et remarquable rapport que Burnes adressa au gouvernement suprême sur l’établissement projeté d’un entrepôt commercial. Dans ce rapport, qui a été universellement regardé comme un admirable travail, et qui jette un grand jour sur la situation et les mœurs commerciales de cette partie de l’Asie, Burnes proposait la création d’une foire annuelle sur les rives de l’Indus, destinée à servir de centre à toutes les caravanes qui remontent et descendent le fleuve. « Je ferai d’abord observer, disait-il, que l’établissement d’une foire périodique dans ces pays ne serait pas une innovation ; ce système est connu de toutes les nations asiatiques ; il a été suivi avec le plus grand succès en Russie, il existe dans toute sa force dans le Turkestan, il n’est pas inconnu dans le Caboul, et est familier depuis long-temps aux indigènes de l’Inde. La célébration d’une cérémonie religieuse, ou la réunion éventuelle d’une masse d’hommes pour quelque objet que ce soit, suggère naturellement au marchand l’idée d’une occasion favorable de vendre ou d’acheter, et c’est à cela sans doute que l’on doit la première institution de ce mode de trafic, qui était autrefois universellement connu dans notre propre pays et tous les royaumes de l’Occident. Dans l’état actuel de la société en Europe qui a amené les populations à se concentrer dans des villes où elles peuvent se procurer chaque jour et sans peine toutes les nécessités et toutes les superfluités de la vie, les foires sont devenues beaucoup moins communes qu’elles ne l’étaient autrefois ; mais en Asie tout contribue à les rendre importantes, et elles sont très florissantes, parce qu’en réalité elles sont les seuls moyens qu’aient des nations éloignées les unes des autres, et dont la population est très dispersée, de se procurer des articles de manufacture indigène ou étrangère. Bien qu’il n’y ait pas encore eu un établissement de ce genre sur l’Indus, tous les matériaux en existent ; l’état politique de ces pays a seul empêché, depuis long-temps, l’existence d’une foire florissante sur les rives du fleuve… Les Louhanis vont se fournir jusqu’à Calcutta et à Bombay, mais ils ne vont sur ces marchés éloignés que parce qu’ils ne peuvent se fournir plus près. »

C’était Dera-Ghazi-Khan, dont nous avons parlé plus haut, que Burnes proposait pour l’emplacement de cet entrepôt commercial. Le point le plus élevé où l’Indus soit navigable toute l’année est à Kala-Bagh, à environ quatre-vingts milles d’Attock, et à la même distance de Dera-Ismael. Le fleuve est bien praticable jusqu’à Attock, et même jusqu’à Pechawir, mais seulement pendant la moitié de l’année. De Dera-Ghazi à Bombay, la navigation est libre. Préoccupé de l’idée de ramener vers l’Inde le commerce de l’Asie, qui se dirigeait vers les foires de la Russie, Burnes insistait fortement sur la nécessité de lever et de réduire les prohibitions et les droits de douane : « Nous faciliterons bien mieux les progrès du commerce, disait-il, en levant les obstacles qui l’arrêtent et en lui laissant un libre cours. Si l’exemple d’autrui peut nous encourager, profitons de celui de la Russie. Il y a été fondé, de mémoire d’homme, des foires où il se fait maintenant des affaires pour deux cents millions de roubles. Le transport de la grande foire de Maccaire à Nijni n’a fait que donner un nouvel élan au commerce. Si Dera-Ghazi ne convenait pas plus tard, on changera de place. Mais avec des tarifs légers pendant les premières années, cette foire ne peut manquer de prospérer, et les marchandises déserteront même leur voie naturelle, si les marchands voient qu’ils peuvent vendre plus sûrement et plus vite, quoique moins cher. Comme les foires de la Russie subsistent principalement par le commerce avec l’Asie centrale, une partie de ce commerce sera certainement attiré sur le marché plus proche de l’Indus. On peut dire qu’on aura sous la main un établissement de banque, car Chikarpore est le foyer de toutes les transactions monétaires de l’Asie occidentale, et n’est qu’à trois cents milles de Dera-Ghazi, entre cette ville et Bombay, qui est le grand marché de l’Inde occidentale. »

Deux ans plus tard, le gouvernement de l’Inde adopte l’idée principale de Burnes, celle de fonder un entrepôt commercial sur l’Indus ; mais il semble que, malgré la conquête du Sindy, devenu pays tributaire, il n’osa pas s’aventurer trop loin de son centre d’action, car il n’alla pas jusqu’à Dera-Ghazi, et s’arrêta plus bas sur le fleuve. Une foire a été établie, en 1840, à Sukkur, près de Chikarpore, et sous la protection du fort de Bukkur, et devait se tenir tous les ans pendant le mois de janvier. Les derniers évènemens ont troublé tous ces plans. Quand les Anglais auront repris, peut-être pour la garder, cette terre funeste de l’Afghanistan, il est probable qu’ils poursuivront leurs desseins avec une vigueur nouvelle. Ils ne trouveront pas, comme on pouvait le croire d’abord, beaucoup de consommateurs sur les rives même de l’Indus ; mais ce fleuve, désormais tributaire, leur donnera la clé du commerce de l’Asie centrale jusqu’à Bokhara. La navigation à la vapeur était déjà employée par les entreprenans Parsis de Bombay jusqu’à Kala-Bagh quand Burnes et ses compagnons remontaient l’Indus, et nous devons noter une découverte importante que fit la mission anglaise dans ses explorations, celle de mines de charbon de terre répandues sur les deux rives à vingt-cinq ou cinquante milles de distance du fleuve. Ainsi, les steamers anglais trouveront dans le haut Indus du combustible en abondance ; la découverte d’un semblable trésor est peut-être le fruit le plus précieux du voyage de Burnes.

Burnes était à Dera-Ghazi le 1er  juin 1837, quand il reçut de Pechawir des nouvelles importantes qui le forcèrent d’accélérer son voyage. La guerre s’était rallumée entre Dost-Mohammed et le roi de Lahore, et le chef de Caboul, s’étant jeté à l’improviste sur l’armée des Sikhs, l’avait complètement battue. Nous avons raconté ailleurs[4] les vicissitudes de cette guerre qui nécessita l’intervention du gouvernement de l’Inde. On put encore voir, en cette occasion, les progrès forcés que la domination anglaise avait faits hors de ses frontières. Les temps étaient changés depuis que le gouvernement de l’Inde se refusait systématiquement à toute intervention dans les affaires des princes indigènes. Quand, en 1832, le Shah-Soudja voulut reconquérir son royaume sur les Barukzis, l’Angleterre lui refusa même de l’argent. Le triste monarque s’en allait partout quêtant un banquier, et cherchant un mont-de-piété pour ses diamans. Il écrivait à son agent auprès du résident anglais : « Malgré tous mes efforts pour réaliser deux ou trois sacs de roupies en engageant mes diamans, je n’ai pu réussir à rien. J’ai envoyé chez des banquiers à Umritsir, à Delhi, pour négocier l’affaire ; quelques-uns ont paru d’abord consentir, puis ils ont retiré leur parole, ce qui m’a mis dans le plus grand embarras… Tâchez de me trouver un banquier[5]. »

Ne pouvant trouver de banquier, le prince errant demandait l’aumône au gouverneur de l’Inde et le suppliait en grace de lui avancer six mois de sa pension. Le résident anglais hésitait : « Une si grande avance, écrivait-il au secrétaire-général, qui ne manquerait pas de devenir publique, pourrait faire croire que le gouvernement encourage son entreprise. » Cependant lord William Bentinck, prenant en pitié cette grandeur déchue, finissait par accorder au shah, non pas six mois, mais seulement quatre mois de sa pension ; en même temps il lui écrivait paternellement : « My friend, je dois vous prévenir très catégoriquement que le gouvernement britannique s’abstient religieusement de toute intervention dans les affaires de ses voisins, quand il peut l’éviter. Votre majesté est, comme de juste, maîtresse de ses actions, mais lui donner de l’assistance ne serait pas compatible avec la neutralité qui est la règle de conduite du gouvernement britannique. » Lord William Bentinck écrivait aussi au roi de Lahore : « Mon honoré et estimable ami, votre altesse dit que le Shah-Soudja se propose de faire une tentative pour recouvrer son trône. C’est une affaire qui ne regarde en rien le gouvernement britannique, et, en conséquence, il ne s’est pas donné la peine de s’en informer. La fortune du shah dépend de la volonté de la Providence. » Et en effet, les Anglais abandonnèrent le shah à la Providence, qui l’abandonna aussi.

Cinq ans après tout est changé, et au principe de neutralité a succédé la politique nécessaire de l’intervention. Pour mieux faire comprendre la question, nous pourrons aisément choisir un exemple qui nous touche de plus près. La position du royaume de Caboul et du royaume de Lahore, à cette époque, est exactement celle de la Turquie et de l’Égypte en 1840. Le roi de Lahore a pris Pechawir aux Afghans comme le pacha d’Égypte a pris la Syrie au sultan. Cependant le chef de Caboul n’attend que le moment et l’occasion de ressaisir ce membre détaché de son empire, tandis que l’Angleterre, qui voit l’équilibre asiatique compromis, le retient de toutes ses forces. Mais un jour Dost-Mohammed, comme le sultan Mahmoud, jette le fourreau de son épée et engage les hostilités. Aussitôt lord Auckland se hâte d’envoyer Burnes entre les deux armées, tout-à-fait comme M. le maréchal Soult, après la bataille de Nezib, envoyait un de ses aides-de-camp en guise de Sabine avec une branche d’olivier pour séparer la prétendue armée turque et la prétendue armée égyptienne. Burnes reçut l’ordre de se rendre immédiatement auprès de Dost-Mohammed et de lui offrir les bons offices du gouvernement anglais pour amener un arrangement à l’amiable. N’est-ce pas là l’histoire fidèle de la fameuse « note collective, » cet enfant mort-né du ministère du 12 mai ?

Burnes fut donc forcé d’abréger son voyage. Il remonta rapidement l’Indus et arriva à Attock, le 7 août, après avoir couru quelque péril sur le fleuve, ce qui fit dire à un de ses bateliers : « Les Feringees (les Européens) ne changent point de couleur dans le danger. » À Pechawir, il trouva le général Avitabile, qui lui fit le meilleur accueil, et, le 3 septembre, il traversa le col de Khyber, ce défilé célèbre que les troupes anglaises viennent de forcer pour pénétrer dans le Caboul. Burnes n’avait pour toute escorte que quelques indigènes ; quand il approcha de Caboul, Ackbar-Khan, le fils du Dost et le chef futur de l’insurrection, vint au-devant de lui, et ils entrèrent dans la capitale assis sur le même éléphant. Le représentant de l’Angleterre, entra triomphalement dans cette ville qui devait lui servir de tombeau ; le peuple s’assemblait autour de lui dans les rues, et criait : Ayez soin de Caboul ! ne détruisez pas Caboul !

Les négociations politiques que Burnes entama immédiatement avec Dost-Mohammed, et sur lesquelles nous reviendrons, ne l’empêchèrent point d’observer encore les mœurs de ce pays, qu’il avait déjà traversé. Pendant qu’il restait lui-même à Caboul comme au centre de l’action, ses entreprenans compagnons se répandaient dans le pays. On suit avec un intérêt profond les traces de ces braves et intelligens pionniers qui s’en vont plantant les jalons de la conquête pour les armées qui les suivront un jour, et on répéterait volontiers cette pittoresque exclamation échappée à un prince barbare : « Quels hommes étonnans sont ces Feringees ! Il y a trois mois, ils arrivent dans le pays ; maintenant en voilà un à Caboul, un autre à Candahar, un autre ici, et un autre aux sources de l’Oxus. Wullah ! wullah ! ils ne mangent, ni ne boivent, ni ne dorment ; tout le jour ils s’amusent, et toute la nuit ils écrivent des livres ! »

C’était le chef du Koundouz, pays situé au-delà de Caboul vers le nord, qui parlait ainsi au docteur Lord et au lieutenant Wood. Le pays n’était pas facile, son souverain l’était encore moins ; le docteur Lord avait été appelé pour guérir le frère du chef qui perdait la vue. « Le cas est désespéré, écrivait-il à Burnes ; je l’aurais déjà déclaré, si je ne craignais de compromettre Wood ; j’attends qu’il soit de retour pour pouvoir partir avec lui à l’improviste, si cela devient nécessaire. » Le lieutenant Wood était déjà parti pour aller explorer les sources de l’Oxus. Malgré les craintes du docteur, le frère du chef des Koundouz se résigna assez philosophiquement à perdre la vue, et les deux Anglais continuèrent leurs recherches. Le docteur Lord avait espéré retrouver dans le Koundouz les manuscrits de Moorcroft ; mais, sauf quelques volumes imprimés et quelques notes d’un journal de voyages, il ne retrouva rien que la date exacte de la mort de son compatriote, écrite par un de ses compagnons de voyage, et qui était le 27 août 1825.

Burnes avait reçu de son ancienne connaissance Dost-Mohammed l’accueil le plus gracieux ; il lui avait apporté en présent quelques raretés de l’Europe, et l’émir lui avait répondu : « Vous êtes vous-même les raretés dont la vue réjouit mon cœur. » Nous avons donné précédemment[6] une rapide esquisse de la vie de cet homme remarquable, qui, bien que dépossédé aujourd’hui par les Anglais, est peut-être appelé à reparaître bientôt sur la scène. Nous nous bornerons donc à rappeler ici, pour faciliter l’intelligence des négociations que nous allons suivre, quelle était à cette époque la position des principaux personnages de cette partie de l’Asie.

Des souverains légitimes des Afghans, les Suddozis, il ne restait que Kamram, chef de Hérat, sur la frontière de la Perse, et le shah Soudja-Ool-Mook, alors pensionnaire des Anglais à Loudiana, et depuis rétabli par eux sur le trône de Caboul. Dost-Mohammed, émir de Caboul, était le chef de la famille des Barukzis, qui avait expulsé celle des Suddozis. Deux de ses frères tenaient Candahar comme état indépendant, un autre était à Pechawir, sous la dépendance du roi de Lahore, qui avait soumis à un tribut cette ancienne province des Afghans. Pechawir était donc la pomme de discorde entre le chef de Caboul et le chef de Lahore ; mais à l’inimitié politique qui régnait entre eux, se joignait encore une inimitié bien plus irréconciliable, celle des religions. Les Afghans sont mahométans ; les Sikhs forment une secte issue du brahmanisme, et sont, aux yeux des Afghans, des infidèles. Ce qui a soutenu Dost-Mohammed dans la guerre qu’il faisait à Runjeet-Singh, c’est qu’il soulevait les tribus de l’Afghanistan au nom du Coran, et que ces tribus se ralliaient autour de lui comme autour du champion de l’islamisme.

La haine que les mahométans portaient au chef des Sikhs est exprimée de la manière la plus plaisante et la plus curieuse par une anecdote que raconte Burnes. Un envoyé de Kélat était venu pour lui faire visite, et Burnes lui montrait des portraits avec des costumes asiatiques : « Il était si enchanté, dit-il, qu’il en faisait littéralement des sauts de joie. En voyant le portrait de Runjeet-Singh, il s’écria « Comment ! tu es si petit et si aveugle que cela, et tu jettes un pareil trouble dans le monde ? » Et, se tournant vers le portrait d’un homme de Pechawir, il lui dit : « Et toi, misérable, pourquoi n’arraches-tu pas le cœur à ce Sikh ? » Et alors, plaçant les deux portraits en face l’un de l’autre, il reprit : « Regarde ce diminutif d’infidèle, regarde-le bien, tue-le. Ne voudrais-tu pas être aussi près de lui que tu l’es maintenant ? » — Et tout ceci était dit avec une rage qui rendait la scène très amusante et très burlesque. »

Ayant un ennemi plus puissant que lui sur une de ses frontières, Dost-Mohammed devait naturellement avoir pour politique de se chercher des alliés sur son autre frontière, et se tourner vers la Perse ; mais, de ce côté encore, la nationalité et la religion s’opposaient à une alliance sincère et durable entre les deux états. La Perse avait été autrefois maîtresse de l’Afghanistan, et n’avait jamais renoncé à l’espoir de le reconquérir. Cependant comme il y avait, entre le chef de Caboul et le chef de Hérat, inimitié de dynastie, Dost-Mohammed eût pu devenir l’allié du roi de Perse et l’aider à soumettre cette ville célèbre de Hérat, si la diversité des religions n’eût pas mis entre eux un obstacle presque insurmontable. Les Afghans et les Persans sont mahométans, mais de deux sectes différentes ; les premiers sont shiites, les seconds sunnites ; et de même que les Sikhs sont, aux yeux de ces deux peuples, des infidèles, les Persans et les Afghans sont, les uns pour les autres, des hérétiques. Ici encore cependant, le Dost avait quelques liens personnels avec la Perse. Sa mère était persane, et lui-même, en politique habile, avait laissé répandre le bruit qu’il partageait secrètement les croyances des shiites. Sans doute il risquait de s’aliéner par là les Afghans, mais il ralliait autour de sa personne la colonie puissante des Kuzilbachis, descendans des Persans établis à Caboul, et à laquelle il était, dit-on, redevable de son élévation à l’autorité suprême. C’est ce qui explique comment le Dost, après avoir vainement recherché l’appui des Anglais contre Lahore, finit par se tourner vers le Nord, et se jeter dans les bras de la Russie.

Toutefois, comme cet homme habile comprenait où était véritablement la force, il fit pendant long-temps tous ses efforts pour se concilier les Anglais. Quand lord Auckland vint prendre le gouvernement de l’Inde, le Dost lui écrivit : « Comme je suis depuis longtemps attaché au gouvernement britannique par les liens de l’amitié et de l’affection, la nouvelle de l’arrivée de votre seigneurie, illuminant de sa présence le siége du gouvernement, et répandant sur l’Indoustan la splendeur de sa face, m’a donné la plus vive satisfaction ; et le champ de nos espérances, qui avait été glacé par le souffle rigoureux des circonstances, est devenu, depuis la nouvelle heureuse de l’arrivée de votre seigneurie, l’envie du jardin du paradis… J’espère que votre seigneurie me regardera, moi et mon pays, comme à elle, et qu’elle me favorisera d’une lettre amicale[7]. »

Lord Auckland lui répondit à cette époque en protestant encore de la répugnance du gouvernement de l’Inde à intervenir dans les affaires de ses voisins. « J’ai appris, disait-il, avec un profond regret, qu’il existe des dissensions entre vous et le maharajah Runjeet-Singh (de Lahore). Mon ami, vous savez qu’il n’est pas dans la coutume du gouvernement anglais d’intervenir dans les affaires des autres états indépendans, et je ne vois pas bien clairement comment mon gouvernement pourrait intervenir utilement pour vous. »

Dans la même lettre, lord Auckland disait : « Il est probable qu’avant peu j’enverrai à votre cour quelqu’un chargé de discuter avec vous des sujets commerciaux dans notre avantage commun. » Ce fut un an après que Burnes arriva à Caboul. Il commença en effet par parler au Dost des affaires commerciales, mais la question politique, alors dans tout son feu, effaça bientôt tout autre sujet. « Je suis engagé, disait Dost-Mohammed, dans une guerre qui nuit beaucoup au commerce ; mes hostilités avec les Sikhs épuisent mes ressources, me forcent à prendre de l’argent aux marchands, et à élever les tarifs. Voilà les misérables expédiens auxquels je suis réduit pour conserver mon honneur… Je sais bien que cet ennemi est trop fort pour moi. Mes fils et mon peuple peuvent s’exagérer mes succès, mais nous sommes dix fois moins forts que le Pundjab. Si le gouvernement britannique voulait me conseiller, je m’engagerais en retour à seconder toutes ses vues commerciales et politiques[8]. »

L’émir se mit alors à parler de l’ancienne monarchie douranie, et de sa splendeur passée, puis, montrant la citadelle du Bala-Hissar où il était assis avec Burnes, il lui dit : « Voilà tout ce que j’ai recueilli de ce vaste empire ! »

Cependant Dost-Mohammed et ses frères du Candahar avaient déjà entamé des négociations avec la Perse et la Russie. L’Angleterre refusant son intervention, la Russie offrait naturellement la sienne. L’agent du Dost à Téhéran lui écrivait : « Le shah m’a chargé de vous dire qu’il enverrait bientôt un elchee (ambassadeur) auprès de vous d’abord, puis à Runjeet-Singh, pour lui expliquer que, s’il ne veut pas vous restituer les provinces afghanes, il doit s’attendre à recevoir la visite des armées persanes. L’ambassadeur russe, qui est continuellement avec le shah, vous envoie une lettre. La substance de son message verbal est que, si le shah exécute tout ce qu’il promet, tant mieux ; que sinon, le gouvernement russe vous fournira tout ce que vous voudrez. Le but de l’elchee russe est d’ouvrir un chemin chez les Anglais, ce qui les tourmente beaucoup[9]. »

Burnes, en envoyant ces papiers à lord Auckland, ajoutait : « S’il fallait une preuve des encouragemens que la Russie donne à la Perse pour étendre son influence à l’est, ces papiers en serviront, car l’ambassadeur russe commence lui-même la correspondance avec le chef de Caboul, et lui promet l’appui de sa cour, à défaut de celui du shah. »

C’est ici que l’envoyé anglais emploie toute sa diplomatie pour déterminer le chef de Caboul à rompre avec la Russie. Un des chefs du Candahar se décide à envoyer son fils à la cour de Perse ; le Dost lui écrit pour le détourner de ce projet, et lui dit : « Il est bien connu que la puissance des Sikhs n’est rien auprès de celle des Anglais ; si nous pouvons avoir ceux-ci pour nous, cela n’en vaudra que mieux. Que peux-tu gagner à envoyer ton fils en Perse ? Si les Anglais ne veulent pas nous servir, alors tu chercheras d’autres amis ; mais ceux-là sont plus près de nous, et ont la renommée de garder leur parole. La Perse n’est rien en comparaison… Si tu ne suis pas mon avis, tu pourras t’en mordre les pouces (bite your finger)… Je ne sais que répondre à Burnes. Ô mon frère ! si tu agis sans mon avis, que dira le monde ? Nous avons un ennemi ! »

Burnes cherchait aussi à retenir les chefs du Candahar : « Il n’est pas possible, leur écrivait-il, de tenir deux melons dans une seule main ; l’unanimité dans les familles est la source de la force, comme la désunion celle de la faiblesse. »

Mais ce qui tourmentait les frères du Dost, c’est qu’ils craignaient que le chef de Caboul ne s’arrangeât avec les Anglais à leurs dépens, et qu’il ne cherchât à réunir sous sa seule autorité tout ce qui restait de l’ancien royaume des Afghans. Ils continuèrent donc leurs négociations avec la Perse, et bientôt la Russie apparut d’une manière plus directe sur la scène, en envoyant de Saint-Pétersbourg à Caboul le mystérieux capitaine Vicovich. Nous laisserons Burnes raconter l’arrivée de l’agent russe. On aime à voir l’intelligent Anglais rendre loyalement justice aux qualités de son antagoniste :

« L’arrivée de l’envoyé russe, dit-il, produisit une sensation considérable à Caboul. Presque en entrant dans la ville, le lieutenant Vicovich me fit une visite, et le lendemain, qui était jour de Noël, je le priai à dîner. C’était un homme agréable et gentlemanly, d’une trentaine d’années, parlant français, turc et persan, avec beaucoup d’aisance ; il était en uniforme d’officier de cosaques, ce qui était nouveau à Caboul. Il avait été trois fois à Bokhara ; nous avions donc de quoi causer, sans toucher à la politique. Je le trouvai intelligent et très bien informé sur l’Asie septentrionale. Il me dit très franchement que ce n’était pas la coutume de la Russie de publier les résultats de ses recherches dans les pays étrangers comme faisaient la France et l’Angleterre. Je ne revis jamais depuis M. Vicovich, quoiqu’il nous arrivât souvent d’échanger des assurances de « haute considération. » Je regrettai beaucoup de ne pouvoir obéir à mes penchans d’amitié personnelle envers lui ; mais le service public exigeait la plus grande circonspection, de crainte que les positions relatives de nos deux pays ne fussent mal comprises dans cette partie de l’Asie. »

Cette esquisse si honnête et si exempte d’envie que Burnes traçait de son rival, inspire un intérêt plus vif encore quand on se rappelle que ce lieutenant Vicovich, agent dévoué d’une politique impitoyable, se fit quelque temps après sauter la cervelle, après avoir brûlé tous ses papiers. La Russie, comme on le voit, avait aussi à son service des hommes de première trempe.

L’arrivée de l’elchee russe donna une nouvelle activité aux négociations. On peut voir ici quelle immense supériorité les gouvernemens absolus ont sur les gouvernemens constitutionnels dans le maniement des affaires extérieures. Tandis que le malheureux Burnes écrivait jour par jour à son gouvernement pour demander des instructions, et voyait ses dépêches contrôlées par les résidens intermédiaires qui les faisaient passer dans l’Inde, l’agent russe n’écrivait rien, parlait peu, et agissait. Cette unité et cette rapidité de décision étaient de nature à produire une grande impression sur les princes de l’Asie, que fatiguaient les tergiversations du gouvernement de l’Inde. Il faut voir avec quel dédain l’envoyé russe parlait de la politique parlementaire : « L’empereur de Russie, disait-il à l’émir, est maître chez lui ; il peut agir de lui-même, promptement, et sans perdre du temps à consulter les autres. Le gouvernement anglais fait ses affaires par un conseil, qui ne fait qu’engendrer des délais. Alliez-vous avec la Russie, où on ne voit pas de pareils inconvéniens[10].

L’elchee russe avait de pleins pouvoirs, il promettait tout. Il disait aux émirs : « La Russie est toute-puissante en Perse ; si vous voulez aider le shah (contre Hérat), tirez de l’argent sur lui, et s’il ne paie pas vos billets, le gouvernement russe les paiera, mais ne vous alliez pas avec la nation anglaise[11].

« Les Anglais ont précédé les Russes dans la civilisation pendant plusieurs générations ; mais maintenant les Russes sont réveillés de leur sommeil, et ils cherchent des possessions et des alliances étrangères. Les Anglais ne sont point une nation militaire, ils ne sont que les marchands de l’Europe (the marchants of Europe)[12]. »

Burnes, à son tour, ne restait pas inactif. C’est un spectacle plein d’attrait que celui de la lutte sourde de ces deux hommes. Voici deux Européens accomplis qui se rencontrent dans un pays presque inconnu, à quelques centaines de lieues de leur patrie ; tous deux sont lettrés et instruits, tous deux ont fait de lointains et romanesques voyages, dont ils pourraient causer le soir dans leur langue au milieu des barbares ; ils s’estiment, ils se respectent, et ils seraient amis, si la politique sans pitié ne leur commandait d’être et de paraître ennemis. Ils ne se voyaient pas, mais ils se suivaient et se surveillaient ; Burnes savait tout par les agens qu’il gagnait, et voyait avec anxiété l’influence russe grandir de plus en plus ; son inquiétude éclatait sans restriction, quand il écrivait au gouverneur de l’Inde, et qu’il lui disait :

« J’espère n’être pas présomptueux en exprimant ma conviction très arrêtée que le gouvernement sera obligé d’adopter des mesures beaucoup plus vigoureuses qu’il ne voudrait pour combattre les intrigues de la Russie ou de la Perse. Il y a une classe de politiques qui traitent avec incrédulité tout ce qui touche aux projets de la Russie de ce côté. D’autres en font l’objet d’alarmes immédiates, et par conséquent sans fondement. Depuis cinq ou six ans, toute mon attention a été tournée vers ces pays, et je me donne sans hésiter pour un de ceux qui sont convaincus que la Russie a le dessein d’étendre son influence vers l’Orient et dans les pays entre ses possessions et les vôtres… Comme il y a des faits devant nous, il est impossible de garder plus long-temps le silence sans danger pour notre sûreté. On nous jette le gant. Prévenir vaut mieux que guérir ; c’est une bonne maxime ; nous avons l’une et l’autre tâche sur les bras[13]. »

Le gouvernement de l’Inde fit à cet énergique appel une réponse dont on a peine à comprendre l’indifférence et la froideur. M. Mac-Nachten, le secrétaire-général, écrivit au capitaine Burnes : « Sa seigneurie attache peu d’importance immédiate à cette mission de l’agent russe… S’il n’a pas déjà quitté Caboul, vous conseillerez à l’émir de le congédier avec courtoisie et avec une lettre de remerciemens à l’empereur de Russie, pour la bienveillance qu’il témoigne au commerce de Caboul. Il faut accepter sa mission pour telle qu’on la donne, c’est-à-dire comme purement commerciale, et ne faire aucune attention aux messages dont il a pu prétendre être le porteur… Si l’émir cherche à le retenir et à avoir avec lui quelque relation politique, vous lui ferez comprendre très clairement que vous vous retirerez, et que le fait sera considéré comme un acte de rupture avec le gouvernement britannique. On vous a déjà dit différentes fois que la continuation de nos bons offices envers l’émir dépend entièrement de sa renonciation à toute alliance avec toute puissance à l’ouest. »

Cette insouciance dédaigneuse exposait l’Angleterre, selon le langage du Dost, « à se mordre les pouces ; » mais il est probable qu’au moment où le gouvernement de l’Inde parlait ainsi, sa détermination était déjà prise, et que l’expédition contre Dost-Mohammed était décidée. D’autres influences que celles de Burnes, d’autres considérations que celles qu’il présentait, prévalaient dans les conseils de l’Inde. Lord Auckland avait résolu d’abandonner les Barukzis, et il avait écrit à Dost-Mohammed :

« Quand à ce qui regarde Pechawir, la vérité me force à vous engager fortement à renoncer à toute idée de reprendre ce territoire… J’ai, par mon intervention, fait suspendre une guerre qui eût été ruineuse pour vous ; si vous en venez à des termes équitables avec le maharajah, vous jouirez d’une sécurité que vous n’avez pas encore connue, et du territoire que vous tenez actuellement. Vous donner d’autres espérances, ce serait vous tromper… Je n’ai pas besoin de vous dire que la nation anglaise est fidèle à ses engagemens et à sa parole. C’est pour cela que je vous écris clairement, afin que vous sachiez au juste ce que vous devez attendre de moi. Vous n’aurez pas mon appui si vous avez aucune relation avec d’autres puissances sans la sanction de notre gouvernement. Si vous voulez son amitié, il faut ne compter que sur lui et lui seul. Si vous n’étiez pas content de ce que je vous dis, et je ne puis, en justice, vous promettre davantage, ou bien si vous cherchez à vous lier avec d’autres puissances sans mon approbation, le capitaine Burnes et ceux qui l’accompagnent quitteront Caboul. »

Pourquoi le gouvernement de l’Inde se montrait-il si dur pour l’émir Barukzi, qui demandait instamment sa protection ? C’est qu’il ne croyait plus à sa stabilité, c’est que les rapports qui lui étaient adressés par d’autres agens que Burnes, lui représentaient la puissance des Barukzis comme sans fondement et sans avenir. Les frères dispersés à Caboul, à Candahar et à Pechawir, étaient en rivalité perpétuelle, quelquefois en hostilité. La question de dynastie dominait la question extérieure. Le Dost avait encore plus peur de ses frères, mahométans comme lui, que du roi de Lahore, chef des infidèles, et il exprimait à Burnes cette position avec beaucoup de bon sens et de clairvoyance. Il lui disait :

« Si Runjeet-Singh réinstallait Mohamed-Khan (son frère) à Pechawir, j’aurais la plus grande inquiétude, car en lui je vois un chef mahométan, et non plus un Sikh. Si le maharajah avait été plus familier avec la politique de l’Afghanistan, il m’aurait renversé depuis long-temps en donnant à Mahomed-Khan de l’argent pour corrompre ceux qui m’entourent, au lieu de lui ôter Pechawir. »

La position du Dost devenait, en effet, de plus en plus critique. Obligé de lever des taxes de guerre pour entretenir ses troupes, il indisposait contre lui les marchands afghans. Il était dans la situation où se trouva le roi des Pays-Bas après 1830, quand les marchands de la Hollande, fatigués de payer l’entretien de l’armée sur le pied de guerre, l’obligèrent, après neuf ans de délais, à accepter les faits accomplis. Un agent anglais, M. Masson, écrivait à son gouvernement : « Les Barukzis sont à eux-mêmes leurs propres ennemis ; leurs éternelles dissensions ont fait d’eux la peste du pays. Le gouvernement britannique pourrait intervenir, sans blesser une demi-douzaine d’individus, et le Shah-Soudja, sous ses auspices, ne rencontrerait pas même d’opposition. » Le lieutenant Leech était encore plus explicite, et il disait : « N’ayant d’autre droit que celui de la fortune et de l’épée, les Barukzis n’ont aucune affection ni pour leur pays, ni pour leurs sujets. Leur ambition est celle des voleurs, leur loi, la loi du caprice. Ceci pourrait s’appliquer à tout petit état despotique, mais l’existence de cet état de choses, sous un triumvirat de frères jaloux les uns des autres, a quelque chose de particulier, et c’est un prodige qu’ils aient jusqu’à présent échappé au poignard des assassins. »

On voit que bien des influences en sens contraire agissaient sur le gouvernement de l’Inde. On disait que la famille dépossédée, celle des Suddozis, que représentaient Soudja et Kamram, avait encore de nombreux partisans dans l’Afghanistan ; que, réunie sous une seule autorité et sous un prince légitime par l’intervention des Anglais, l’ancienne monarchie des Afghans deviendrait une solide barrière entre l’Inde et les pays du nord et du nord-ouest. La suite des évènemens devait montrer le degré de vérité de ces conjectures ; elle prouva, en effet, que les Barukzis n’avaient pas une racine bien profonde dans les affections de ces peuples remuans, mais elle prouva aussi que les Suddozis n’avaient pas plus que leurs rivaux l’autorité nécessaire pour rattacher à un seul corps tous ces membres épars.

Dost-Mohammed, qui donna dans tout le cours de ces négociations les preuves d’un esprit véritablement supérieur, et d’une finesse de jugement qui aurait fait honneur à la diplomatie européenne, sentait et avouait la faiblesse à laquelle la désunion de ses chefs avait réduit l’Afghanistan. Il disait à Burnes : « Je vois clairement que les desseins de la Perse sont malveillans ; que, par elle, la Russie se prépare à tenter sa fortune dans nos contrées comme l’Angleterre a fait dans l’Inde ; c’est notre faute, car la cour de Perse a découvert, par les révélations de Kamram, et malheureusement par les miennes et celles de mes frères, que ce pays est sans maîtres. » Puis, reprochant au gouvernement anglais de chercher à désunir les chefs au lieu de le prendre lui-même pour instrument de la restauration de la monarchie, il ajoutait avec un rare bon sens : « En nous séparant les uns des autres, vous neutraliserez la force de la nation afghane, et vous semez des germes de futures dissensions. Votre objet est d’empêcher le mal, vous empêcherez également le bien. »

Il y a dans l’attitude de l’émir et dans son langage une noblesse et une véritable dignité qui contrastent avec la dureté et la sécheresse de la conduite du gouvernement de l’Inde. Lorsqu’il reçut la lettre de lord Auckland, que nous venons de citer, et dans laquelle on semblait le considérer comme le vaincu du roi de Lahore quand il venait au contraire de lui faire subir une sanglante défaite, il dit à l’envoyé anglais : « Je crains bien que les Afghans, comme presque tous les malheureux, n’aient pas d’amis. J’ai mis mon tout entre les mains du gouvernement anglais ; si j’ai écrit à d’autres, j’atteste que je ne l’aurais pas fait si j’avais su qu’un agent dût venir à Caboul. Mais on me dit que je dois à Runjeet-Singh jusqu’à l’habit que je porte ; c’est ce que je ne puis admettre. On veut que je lui envoie des présens, à lui qui ne m’a jamais dompté ; c’est ce que je ne comprends pas. »

Le refus catégorique de lord Auckland avait tout-à-fait découragé l’émir. Se voyant serré de plus en plus entre les Sikhs, c’est-à-dire les Anglais, et entre la Perse, c’est-à-dire les Russes, il ne pouvait que choisir le péril le moins pressant. Il avait toujours craint qu’en appelant chez lui les Persans, il ne fût absorbé par eux, mais l’actif Vicovich s’attachait à calmer ses inquiétudes, et lui disait : « La Russie n’a point l’intention de permettre au shah d’aller au-delà de Hérat, car elle veut tenir la Perse en échec et l’empêcher de devenir trop puissante. L’émir et ses frères peuvent être assurés que l’expédition persane contre Hérat s’arrêtera là, et ne poussera pas plus loin. »

Le moment de se décider approchait. L’émir tenait conseil toutes les nuits au Bala-Hissar ; le parti puissant des Kouzilbachis le poussait vers la Perse, et l’engageait à prendre au mot l’agent anglais en le laissant partir. Nous laisserons encore Burnes raconter ces curieuses discussions :

« Le soir, dit-il, l’émir rassembla tous ses conseillers, et il s’éleva une discussion orageuse qui dura jusqu’après minuit. Il fut, m’a-t-on dit, très éloquent en parlant du déshonneur qui s’attacherait à son nom dans le monde mahométan. Il fut enfin convenu que je serais appelé le lendemain ; mais la discussion fut reprise le matin, et dura jusqu’à midi. Alors le mirza vint me trouver… Il m’engagea à venir au Bala-Hissar dans l’après-midi ; en lui promettant de m’y rendre, je le prévins que l’émir ne pourrait changer mes résolutions, et que, si elles ne pouvaient lui convenir, je demanderais mon congé pour demain matin… J’allai seul au Bala-Hissar ; j’y trouvai l’émir, qui me reçut mieux encore qu’à l’ordinaire… Je lui dis que j’étais fâché d’apprendre qu’il eût mal pris la lettre du gouverneur-général… Il me répondit qu’il n’avait jamais songé à se faire un ennemi du gouverneur anglais… mais qu’il était un sauvage Afghan (a rude Afghan), peu habitué au langage poli des cours. »

Burnes termina la conférence en posant à l’émir les conditions suivantes : Ne point recevoir d’agens des autres puissances sans la sanction du gouvernement anglais, congédier le capitaine Vicovich avec politesse, renoncer à toute réclamation sur Pechawir, respecter l’indépendance des chefs de Candahar et de Pechawir. En retour, le gouverneur anglais garantirait la paix entre l’émir et les Sikhs. Dost-Mohammed fit un dernier appel à lord Auckland, mais en vain. Alors il perdit patience, et, quand Burnes le revit, il lui dit avec un ton qu’il n’avait pas encore pris : « Votre gouvernement me compte pour rien ; vous me dites que je dois m’estimer heureux que vous arrêtiez les Sikhs, que je ne crains pas… Je ne me fie pas aux Perses, et je les combattrai jusqu’à la mort ; mais après tout, si nous devons être vaincus, j’aime encore mieux être renversé par Mahomed-Shah, qui est une espèce de mahométan (a kind of mahometan), que par les Sikhs… En vérité, je ne comprends rien à ce que vous voulez. Ou je suis dans les ténèbres, ou je suis trompé. Jamais il n’y a eu pareille agitation dans ce pays ; les Persans sont devant Hérat, ouvertement aidés par la Russie. La Russie envoie ici un agent, votre gouvernement vous y envoie aussi. Je ne demande d’autre appui que celui de l’Angleterre, et vous me refusez tout. »

Nous aimons à citer souvent les paroles de cet homme remarquable. C’est une langue politique à laquelle nous sommes peu habitués, et dont la simplicité et le caractère de résignation sans humilité ont quelque chose de touchant. Mais l’implacable Angleterre restait sourde à ces appels, et déjà elle préparait sur la frontière son armée d’invasion. L’émir ne garda plus de mesure, et, cessant de refuser à l’agent anglais le congé qu’il demandait, il envoya chercher le capitaine Vicovich, le fit escorter publiquement dans les rues de Caboul, et ouvrit immédiatement des négociations avec la Russie. Il écrivit alors à Burnes ces nobles et simples paroles :

« Je n’ai plus d’espoir en vous ; il faut que j’aie recours à d’autres. Ce sera pour sauver l’Afghanistan et notre honneur, et non, Dieu le sait, par mauvais vouloir contre les Anglais. Vous me dites que je me repentirai de ce que je fais… Si telle est la loi d’en-haut, alors tout notre peuple doit se confier à Dieu, qui a dans ses mains le bien et le mal de ce monde. Les Afghans n’ont rien fait de mal… Je vous remercie de la peine que vous avez prise de venir si loin. J’espérais beaucoup de votre gouvernement : je suis désappointé ; je l’attribuerai, non aux mauvais desseins des Anglais, mais à ma mauvaise fortune.

« Les créatures doivent se reposer sur le Créateur. »

Tout était désormais rompu, et l’émir ne songea plus qu’à se préparer à la guerre. Mais c’était lutter contre le flot vainqueur de l’histoire : la fortune était aux Européens. Les mahométans allaient d’eux-mêmes au-devant du joug, et ils semblaient dire dans le langage de leur religion : C’était écrit. Le gardien de la tombe de l’empereur Baber vint un jour trouver Burnes, et lui dit « qu’il avait vu dans un songe, la nuit précédente, les Feringees assis sur la tombe de Baber, et recevant les salutations des Afghans. » Un autre lui disait encore : « Vous vous écartez de nous, mais vous ne pourrez pas le faire long-temps. Notre contrée est bonne, mais elle est sans maître ; et, comme une belle veuve, elle s’offre volontairement à vous, et vous ne pouvez refuser de la prendre pour femme. »

Burnes prit enfin congé de l’émir le 26 avril, et arriva le 20 juillet à Simla, où il trouva lord Auckland. Le cabinet anglais, ayant en main les preuves de l’intervention de la Russie, avait adressé à Saint-Pétersbourg des notes énergiques. Le cabinet russe désavoua tout ; il rappela de Téhéran le comte Simonich, il sacrifia Vicovich, cet homme singulier qui passe comme un fantôme dans toute cette histoire, et qui finit par s’évanouir d’une manière inconnue ; il refusa de ratifier les traités conclus par son agent avec les chefs afghans ; enfin il céda tout, rétracta tout, et lord Palmerston fut obligé de déclarer que les explications de M. de Nesselrode étaient « parfaitement satisfaisantes. » Qu’importait à la Russie ? N’avait-elle pas accompli son œuvre ? n’avait-elle pas creusé une mine sous ce terrain qu’elle semblait abandonner, et semé une traînée de poudre sur la route des Anglais ?

Nous avons donné ailleurs[14] l’histoire de l’expédition de 1839, de la conquête de l’Afghanistan et du massacre qui la suivit deux ans après. Alexandre Burnes fut frappé le premier. Le dernier courrier de l’Inde a apporté quelques détails sur sa mort. La veille du jour où éclata l’insurrection, on vint le prévenir qu’il y avait de l’agitation dans la ville, on l’engagea à quitter sa résidence et à se retirer dans le camp. Il répondit qu’il avait toujours fait du bien aux Afghans, et qu’il était sûr qu’ils ne lui feraient point de mal. Le lendemain, un Indien qui le servait le réveilla à trois heures du matin, et lui dit qu’il y avait du tumulte. Burnes se leva et s’habilla, mais il refusa de se réfugier dans le camp, qui était hors la ville, en disant : « Si j’y vais, les Afghans diront que j’ai peur, et que je prends la fuite. » Cependant il fit fermer les portes de sa maison, mais le peuple, qui s’amassait rapidement, apporta du bois et mit le feu aux portes. Alors Burnes chercha une issue par le jardin, et sortit déguisé. À peine fut-il dans la rue, qu’un de ses gens le trahit et cria : Voilà le colonel Burnes ! Des centaines d’hommes se ruèrent sur lui, et le coupèrent en morceaux. Son frère fut tué avant lui, et tomba sous ses yeux

L’Angleterre le vengera : elle demandera sang pour sang, larmes pour larmes. Treize mille morts, et des femmes prisonnières avec leurs enfans, appellent les uns la vengeance, les autres la liberté. Mais qu’enfanteront ces stériles représailles ? Quand l’Angleterre aura écrasé ces tribus sauvages, quand elle aura repris ces villes échappées de sa main, que fera-t-elle du fruit deux fois ensanglanté de sa conquête ? Si elle fait de cette partie de l’Asie un nouveau pays tributaire, si elle l’ajoute à cet énorme empire que déjà ses bras peuvent à peine contenir, elle n’y pourra régner que par la force, et épuisera son trésor et ses armées sur ce sol ingrat. Si au contraire, après être allée donner la sépulture aux ossemens abandonnés de ses enfans, elle se retire de cette terre de triste mémoire et rentre dans ses frontières naturelles, alors elle laissera derrière elle toute une race ennemie, ennemie par le sang, par la religion, par le souvenir de mutuelles et ineffaçables injures. Placés entre les deux peuples conquérans qui les pressaient aux deux frontières opposées et resserraient peu à peu l’espace autour d’eux, les Afghans devaient choisir pour ennemi le premier des deux qui les attaquerait. Les Anglais ont pris cette initiative, et désormais, quand les Russes voudront descendre sur ces pays qu’ils convoitent en silence, ils y seront reçus comme des libérateurs. Les Anglais avaient devant eux un rempart infranchissable, ils l’ont démantelé de leurs propres mains ; ils ont détaché une à une les pièces de cette armure de fleuves, de montagnes et de déserts dont la nature avait enceint leur empire. Ainsi s’est accomplie la mémorable prédiction du duc de Wellington, que leurs revers commenceraient le jour même de leur triomphe. Jacta est alea. L’Angleterre a passé le Rubicon : Dieu seul et l’avenir savent ce qui l’attend sur l’autre rive.


John Lemoinne.
  1. En 1784.
  2. James Mill.
  3. Voir des lettres fort remarquables publiées récemment dans le Times et signées Civis.
  4. Voir la Revue du 1er  avril.
  5. Correspondence relating to Afghanistan.
  6. Voir la Revue du 1er  avril.
  7. Correspondence relating to Afghanistan, 31 may 1836.
  8. C. Burnes to W. Mac-Nachten, esq., Cabool, 5 october 1837.
  9. Correspondence, P. 6, no 2.
  10. Correspondence, P. 5, no 19. C. Burnes to W. Mac-Nachten, esq., Cabool, 13 february 1838.
  11. Ibid., P. 6, no 5. C. Burnes to W. Mac-Nachten, esq., Cabool, 23 december 1837.
  12. Ibid., no 10. L. Leech to C. Burnes, Candahar, 18 january 1838.
  13. Correspondence, P. 6, no 6.
  14. Voir la Revue du 15 mars.