Les Anglais et l’Afghanistan - Le dernier traité anglo-afghan

Les Anglais et l’Afghanistan – Le dernier traité anglo-afghan
Rouire

Revue des Deux Mondes tome 32, 1906


LES ANGLAIS
ET
L’AFGHANISTAN

LE DERNIER TRAITÉ ANGLO-AFGHAN


Un traité a été conclu au mois de mars 1905, entre l’Angleterre et l’Afghanistan, traité qui continue l’œuvre que la politique britannique poursuit en ce pays depuis près d’un siècle, œuvre de « défense de l’Inde » dont la formule a été amplifiée, mais non point inventée en ces dernières années.

Cette œuvre traditionnelle du gouvernement anglo-indien peut être envisagée d’un double point de vue. Politiquement, il s’agit de créer la confiance entre l’Afghanistan et l’Angleterre et de profiter de cette confiance pour rendre l’Angleterre maîtresse de ce pays. Militairement, il s’agit, suivant le mot de M. Balfour, de « protéger l’Afghanistan contre un risque de conflit avec une puissance étrangère, étant entendu que le problème de la défense de l’Inde se confond avec celui de la défense de l’Afghanistan. » En d’autres termes, installer solidement l’influence anglaise dans l’Afghanistan, pour faire de ce pays le boulevard de l’Inde contre la pénétration russe si activement poussée depuis trente ans dans l’Asie centrale ; profiter de la « frontière scientifique » qui a mis les régimens anglo-indiens à deux jours de marche de Candahar, pour continuer la politique enveloppante qui a abouti à l’occupation du Tchitral et fermé la frontière indienne à une armée russe venant de l’Oxus ; faire coopérer enfin les forces afghanes à côté des troupes anglaises à la défense de l’Inde : voilà la tactique au développement de laquelle vient de contribuer la mission envoyée à Caboul sous la conduite de M. William Dane.

La politique suivie par l’Angleterre en Afghanistan s’est heurtée à deux obstacles, dont le premier est la répugnance des Afghans à entrer dans le sillage anglo-indien. Depuis le jour où, en 1809, la mission Elphinstone a signé avec Shah Choudja, émir d’Afghanistan, le traité de Calcutta, chaque mouvement en avant de l’Angleterre a été suivi jusqu’en ces dernières années d’une résistance et d’un recul. En 1838, c’est la mission Burnes à Caboul, provoquant par contre-coup l’alliance russo-afghane, obligeant les Anglais à une expédition et aboutissant en 1841 au massacre des garnisons anglaises laissées dans le pays. En 1875, c’est, après les négociations de l’émir avec lord Northbrook et lord Lytton, le rapprochement de l’Afghanistan avec la Russie, l’arrêt à la frontière afghane de la mission de sir Neville Bowles, et la guerre de 1878-1879, terminée par le traité de Gaudamak. La même année enfin, après ce traité qui instaurait une sorte de contrôle britannique sur l’Afghanistan, c’est le massacre de la mission Cavagnari, la marche du lieutenant général Roberts sur Caboul, la prise de cette ville après une campagne pénible et la liquidation modeste acceptée par Gladstone en 1879.

Ces efforts successifs et coûteux, plus ou moins actifs suivant que le pouvoir appartenait aux conservateurs ou aux libéraux, n’avaient pas modifié les sentimens du peuple afghan, qui ne s’expliquaient que trop par la nature des mesures employées. Ce n’est que depuis cette époque que la politique britannique, ayant changé de méthode, a vu une détente se produire dans ses rapports avec l’Afghanistan. La mission de sir Mortimer Durand en 1893, le voyage récent à Calcutta du fils de l’émir actuel, la conclusion du dernier traité anglo-afghan sont autant de preuves de la modification de ces sentimens.

Le second obstacle, c’est la Russie et la pénétration russe en Asie centrale. Dès 1870, après les campagnes de Tchernaïef, de Romanowski et de Kaufman, une province russe était constituée au Turkestan avec Tachkent pour capitale. L’annexion de Khiva en 1873, celle du Khokand ou 1876, la soumission des Turkmènes et la prise de Merv, de 1879 à 1884, achevèrent la conquête du Turkestan. Ce jour-là, la question de la frontière russo-afghane fut posée, et ce jour-là aussi la rivalité anglo-russe entra dans sa phase aiguë. On se souvient de l’émotion européenne qui suivit la défaite des Afghans, le 30 mars 1885, par le général Komaroff. L’armée britannique était mobilisée ; tout le monde croyait à la guerre. On l’évita cependant, grâce à un accord du 10 septembre 1885. Depuis lors, et de ce côté encore, les relations se sont améliorées.

Aujourd’hui la lutte d’influence entre la Russie et l’Angleterre à la Cour de Caboul paraît être close au bénéfice de l’Angleterre qui pensionne l’émir, s’est substituée à lui dans la direction des affaires extérieures, a un agent indigène résidant à Caboul et s’est fait céder une partie notable de l’Afghanistan, de manière à permettre à l’empire anglo-indien d’atteindre ce qu’on est convenu d’appeler la frontière scientifique de l’Inde. L’Afghanistan est devenu un des élémens — le principal — de la défense de la péninsule. C’est le cas d’exposer quelle est l’importance militaire de l’Afghanistan en cas d’invasion de l’Inde ; quel rôle il a joué dans le passé à ce point de vue ; à la suite de quelles circonstances le gouvernement britannique, qui l’avait d’abord ignoré, fut amené à reconnaître sa valeur stratégique ; et, depuis lors, quels efforts il a imposés à son armée, quelle politique il a demandée à sa diplomatie pour asseoir l’influence anglaise à Caboul ; enfin quelle est la signification et quelle est la portée du récent traité anglo-afghan, et quelle est, pour les intérêts généraux de la civilisation, la meilleure politique qui puisse présider aux relations anglo-russes en Asie Centrale.


I

Les projets de Napoléon sur l’Inde et les premiers rapports des Anglais avec l’Afghanistan.

Les premières relations de l’Angleterre avec l’Afghanistan ne remontent pas au-delà du commencement du XIXe siècle. Avant cette époque, ce pays n’avait offert aucun intérêt aux Anglais. Occupée à asseoir et à consolider sa domination dans le Bengale et la presqu’île du Dekkan, la Compagnie des Indes avait considéré jusqu’alors l’Afghanistan, — séparé de ses possessions par les vastes étendues de l’empire du Grand-Mogol, de la confédération mahratte, et de l’empire sikh, — comme trop éloigné de son rayon d’action et ne méritant pas à ce titre de fixer sa sollicitude.

L’indifférence de la Compagnie des Indes pour les hommes et les choses d’Afghanistan trouve aussi son explication dans la nature des idées qui dominaient alors en Europe sur le moyen d’assurer la sécurité de l’Hindoustan. Le maître européen de l’Inde n’appréhendait les attaques d’un ennemi que vers le Sud de la péninsule et du côté de la mer. La voie maritime était à ses yeux la seule route possible d’invasion, et le seul moyen de parer à ce danger lui paraissait être de se fortifier sur la côte de Malabar et de Coromandel et d’être maître de la mer. Chacune des nations européennes qui s’étaient disputé la suprématie dans l’Inde avait adopté cette manière de voir et en avait fait l’application à son profit. C’est ainsi que les Portugais, à peine débarqués à Calicut, s’étaient empressés de s’assurer la domination de l’Océan Indien par l’occupation du Cap de Bonne-Espérance, d’Aden et du littoral du golfe Persique ; que les Hollandais, qui leur avaient succédé dans la possession de l’Inde, les avaient remplacés également dans ces postes avancés ; que les Français, devenus maîtres d’une partie du Dekkan, s’étaient établis aux îles Mascareignes et à Madagascar ; que les Anglais enfin, après s’être emparés des établissemens français dans le Dekkan, songeaient à devenir les maîtres du Cap, de Ceylan et de l’île Maurice. Il est juste de reconnaître d’ailleurs que ces nations qui s’emparaient et se chassaient tour à tour de l’Hindoustan étaient toutes des nations maritimes ; qu’elles visaient le monopole du commerce, non la conquête totale du pays ; et que leurs divers établissemens avaient le caractère non d’un empire territorial et politique, mais plutôt d’un empire maritime et commercial, développé sur les côtes, peu étendu dans l’intérieur, et donnant, avec un minimum de dépenses de domination, le maximum de profits.

À la fin du XVIIIe siècle, Bonaparte, qui avait soumis l’Égypte et rêvait de la conquête de l’Inde, adopta tout d’abord les idées ayant cours. C’est en utilisant la voie maritime qu’il comptait, quand il était en Égypte, attaquer les Anglais dans l’Inde, et c’est de la côte de Malabar ou de celle de Coromandel qu’il espérait diriger une armée d’invasion. Des vaisseaux de guerre transformés en flûtes et portant des troupes d’infanterie et d’artillerie devaient traverser l’Océan Indien et donner la main à Tippo-Sahib, sultan de Mysore, l’irréductible adversaire des Anglais. Bonaparte avait écrit du Caire à Tippo-Sahib, et presque tous les princes du Dekkan s’étaient déclarés favorables aux visées françaises. Dans l’attente du grand événement, le Nizam d’Haïderabad avait levé une armée de 14 000 hommes, commandés par des officiers français et notamment par un nommé Raymond. Admirablement équipées et disciplinées, les levées de ces officiers marchaient au combat avec le drapeau de la Révolution française flottant au-dessus de leurs rangs, et le bonnet phrygien gravé sur leurs boutons. Le chef de la plus puissante dynastie mahratte, Scindiah, avait une armée organisée à l’européenne de 30 000 fantassins et de 18 000 cavaliers, que lui avaient créée Boigne, aventurier savoisien, et Perron, officier de marine au temps du bailli de Suffren. Un autre puissant chef mahratte, Holkar, avait réuni une armée de 100 000 hommes. Malheureusement pour les princes indiens qui s’étaient tant avancés, les troupes françaises attendues ne parurent point, et les Anglais en profitèrent pour les écraser tous. Tippo-Sahib mourut sur la brèche de Seringapatam. Le Nizam dut licencier son armée ; Scindiah et Holkar, battus, durent faire leur soumission.

Mais Bonaparte n’avait pas renoncé à son projet d’arracher l’Inde aux Anglais. Devenu premier consul, il croyait toujours que ce n’était guère qu’en Orient qu’on pouvait faire quelque chose de réellement grand. L’Hindoustan le fascinait, et à peine eut-il en mains le pouvoir qu’il s’occupa de réaliser le rêve qu’il avait conçu en Égypte. Seulement, les circonstances n’étaient plus les mêmes qu’en 1798. La flotte française avait été détruite à Aboukir ; l’évacuation de l’Égypte avait eu lieu ; les Anglais dominaient les mers : il ne pouvait plus être question d’utiliser la voie maritime et de débarquer un corps expéditionnaire sur la côte du Dekkan. C’est alors que fut conçu par son génie inventif un projet d’attaque de l’Inde tout différent de celui que les nations européennes avaient adopté jusqu’alors.

Par-dessus les sommets de l’Hindou Kouch, l’Inde est reliée à l’Europe au Nord-Ouest par les steppes du Turkestan. Une armée venant d’Europe peut donc envahir l’Inde dans cette direction en empruntant exclusivement la voie terrestre. C’est ce que comprit Bonaparte, qui, pour réaliser ce projet, s’adressa au tsar, Paul Ier, avec lequel des négociations, restées longtemps secrètes et encore peu connues, furent nouées. Un corps français de 35 000 hommes devait gagner à travers la Russie la région des steppes jusqu’à Astrakan, franchir la Caspienne sur des vaisseaux russes jusqu’à Asterabad, d’où il opérerait sa jonction avec une armée russe de force égale et se diriger par Hérat et Candahar sur l’Afghanistan méridional et l’embouchure de l’Indus. En même temps, une autre armée russe devait partir d’Orenbourg, et, par Khiva, Boukhara et l’Afghanistan septentrional, marcher directement sur le haut Indus. L’armée française du Midi devait être commandée par Masséna, que le tsar, dans un sentiment de délicate courtoisie et d’admiration pour le héros de Zurich, avait demandé lui-même comme généralissime. Ce grand projet reçut un commencement d’exécution. Avec la fougue et l’impétuosité qui le caractérisaient, le tsar Paul, sans attendre l’arrivée de l’armée française, en joignit à l’ataman général des Cosaques du Don, Orloff Denissof, d’établir son quartier général à Orenbourg, d’y concentrer toutes les troupes cosaques, et d’y attendre l’ordre de jeter ses troupes sur l’Inde. Ce dernier franchit la Volga en mars 1801 et se dirigea vers Orenbourg. Mais l’assassinat du tsar Paul Ier vint interrompre ces préparatifs. Les Cosaques repassèrent la Volga et il ne fut plus question d’une invasion franco-russe de l’Hindoustan.

Mais si le plan concerté entre Bonaparte et le tsar Paul ne put être réalisé, la possibilité d’une invasion de l’Inde par la voie terrestre au Nord-Ouest n’en restait pas moins un fait acquis. En même temps, était révélée l’importance exceptionnelle qu’avait l’Afghanistan en cas d’invasion dans cette direction. Qu’un corps expéditionnaire partît d’Astrakan pour se concentrer à Asterabad ou qu’il partît d’Orenbourg pour gagner Boukhara, c’est toujours au massif montagneux de l’Afghanistan qu’il venait se heurter avant de pénétrer dans le bassin de l’Indus. Une autre combinaison qu’imagina Napoléon après la mort de Paul Ier vint de plus faire ressortir le rôle du pays afghan dans l’attaque ou la défense de l’Inde dans la direction du Sud-Ouest et par la voie de la Perse, Inquiété au Nord par les Russes, qui poursuivaient de plusieurs côtés à la fois, par la Géorgie et le Turkestan, leur marche envahissante, le shah Feth-Ali s’était tourné d’abord vers l’Angleterre et en avait sollicité un appui que celle-ci avait bien voulu lui accorder, mais en réclamant pour elle la cession de tous les ports appartenant à la Perse sur la Caspienne, celle de l’île Kharrach dans le golfe Persique, et l’autorisation de construire un fort à Bender-Bouchir. Effrayé de pareilles exigences qui, sous prétexte de le défendre, visaient à l’assujettir, Feth-Ali déchira le traité qu’il avait déjà signé avec l’agent britannique Malcolm et écrivit à Napoléon. Aussitôt ce dernier résolut de faire jouer au shah le rôle qu’il avait réservé d’abord au sultan de Mysore et à l’empereur de Russie. Le comte Jaubert, puis le général Gardanne furent envoyés par lui à la cour de Téhéran, et celui-ci présenta au shah un traité par lequel la France garantissait à la Perse l’intégrité de son territoire et lui fournissait des armes, des ouvriers et des officiers. La Perse promettait en retour de déclarer la guerre aux Anglais et de s’entendre avec l’Afghanistan de manière à ouvrir le chemin à une armée française en cas d’expédition contre l’Hindoustan. En même temps, le général Gardanne envoyait, en décembre 1807, à Napoléon un projet d’invasion de l’Inde par la Perse. Deux chemins conduisent à Delhi, disait notre ambassadeur, le premier, celui de l’Euphrate, par Alexandrette, Bagdad, Ispahan, Yezd, Candahar ; le second, celui de la Mésopotamie, par Alep, Hérat, Caboul et Peïchawer. La première de ces voies emprunte le midi de la Perse et suit la côte du Mékran, la seconde, le nord de ce pays et la région montagneuse du Khorassan. « Il était également facile, ajoutait-il, à une armée française qui suivrait l’une ou l’autre de ces routes, de pénétrer dans l’Afghanistan, d’entraîner à sa suite les tribus guerrières et pillardes de cette région en leur montrant l’Inde comme proie et de tomber avec elles comme une avalanche du haut de leurs montagnes dans le bassin de l’Indus. » Le traité de Tilsitt, en faisant de la France l’amie de la Russie, ennemie de la Perse, vint rompre ces négociations et couper court à ces projets. Le général Gardanne dut partir, et l’Angleterre, qui avait désormais le champ libre devant elle, en profita pour envoyer auprès du shah la mission de sir Gore Ouseley et acquérir une influence prépondérante à la cour de Téhéran.

Mais il ne parut pas suffisant à l’Angleterre, pour contrecarrer les projets de Napoléon, de s’être concilié les bonnes grâces de la Perse. Le rôle capital que devaient jouer dans l’accomplissement de ces projets les tribus du pays afghan fit comprendre à la politique britannique l’intérêt qu’il y avait pour elle à ne plus rester étrangère aux choses de cette région. On connaissait alors d’autant moins l’Afghanistan que cet État était de fondation récente. Province de l’empire du Grand-Mogol, puis, ayant fait partie de la Perse, l’Afghanistan s’était séparé de ce dernier pays en 1747, à la mort de Nadir-shah, et à la suite de la révolte d’un de ses généraux, Ahmed-Khan, chef de la puissante tribu afghane des Barakzaï, lequel se proclama Ahmed-Chah Dourân (perle de son temps), se fit couronner à Candahar, et se tailla un royaume dans le démembrement de l’empire persan. L’année de sa mort, en 1773, il régnait sur le Cachemire et le Pendjab à l’Est et jusqu’à l’Amou-Daria au Nord-Ouest, ayant conquis dans cette direction ce qui s’est appelé depuis lors le Turkestan afghan ; au Midi ses États confinaient au Beloutchistan. Son fils et son successeur, Ahmed-shah, avait transféré le siège de la capitale à Caboul. Au commencement du XIXe siècle, tout ce que savaient les Anglais était que le souverain de l’Afghanistan s’appelait Shah-Soudja ; que son pouvoir s’étendait sur la vallée de Caboul, une partie du Turkestan au nord de l’Hindou-Kouch et le plateau de Candahar au midi et que Caboul était sa résidence. C’est dans ces conditions que fut envoyé en ambassade à la cour de ce prince Mount Stuard Elphinstone. Cette mission fut un véritable voyage de découvertes, tant les informations qu’en rapporta Elphinstone, en même temps que ses observations personnelles, furent riches et précises. Elle eut aussi un résultat politique de premier ordre, car l’agent anglais sut capter la confiance de Shah-Soudja et réussit à conclure avec lui, en 1809, le traité de Calcutta, par lequel l’émir s’engageait à s’opposer au passage d’une armée française, en échange de l’appui de l’Angleterre pour le maintien de l’intégrité de ses États. La mission d’Elphinstone fut complétée par celle du capitaine Grant et par celle du lieutenant Henry Pottinger et du capitaine Christie, qui explorèrent, au cours des années 1809-1810, le Beloutchistan, qui est le prolongement méridional de l’Afghanistan vers l’Océan Indien ; examinèrent au point de vue des communications stratégiques l’état de la contrée, et nouèrent avec les chefs baloutches des relations d’alliance et d’amitié.

Ayant occupé les principaux points stratégiques du littoral de l’Océan Indien et ayant fait entrer dans leur alliance la Perse, l’Afghanistan et le Beloutchistan, les Anglais comptaient bien avoir fermé toutes les voies d’accès, soit maritimes, soit terrestres, vers l’Hindoustan, et avoir pris toutes les mesures nécessaires à la sécurité de leur domination, quand tout se trouva remis en question par un événement extraordinaire et si vraiment étrange qu’il mérite bien d’être noté ici, — d’autant qu’il est très mal connu, que les historiens en Europe l’ignorent, et qu’on en chercherait vainement l’indication dans les ouvrages les plus récens sur l’Asie centrale et l’Inde.

En même temps que Napoléon envoyait Gardanne à Téhéran, il avait chargé un ancien chevalier de Malte, Louis de Lascaris-Vintimille, d’une mission secrète en Syrie. Lascaris devait apprendre l’arabe, entrer en relations avec les Bédouins, dénombre leurs tribus, se ménager parmi eux des alliances jusqu’à la Mésopotamie et au golfe Persique, les grouper en une vaste confédération indépendante de toute sujétion à l’égard de la Sublime Porte, et créer ainsi une organisation en mesure de tenir ouverte à l’Empereur une route sur l’Afghanistan, le Beloutchistan et l’Inde. Parti d’Alep au mois de février 1810, avec un jeune Maronite, nommé Fatalla, qui nous a laissé un récit de l’expédition, Lascaris se rendit chez les Chammars, puissante confédération de tribus nomades venues un siècle auparavant du sud de l’Arabie s’établir dans la partie occidentale de la Syrie. Ayant su capter la confiance d’Ebn-Chalan, chef de la plus importante de ces tribus, qu’on avait surnommé l’exterminateur des Turcs, parce qu’il avait battu le pacha de Bagdad, il lui laissa entrevoir l’alliance et la venue prochaine du grand empereur d’Occident et lui persuada de se mettre à la tête d’une vaste confédération des tribus arabes pour être mieux à même de le recevoir. Ebn-Chalan était un homme de valeur. Il écouta les conseils de Lascaris, et, pour se faire la main, commença par battre les Hanezès, tribu arabe qui vivait sur les confins de la Mésopotamie, le long de l’Euphrate, et ennemis jurés des Chammars. Ebn-Chalan les força à signer un traité d’alliance, puis profita de ce succès pour imposer de gré ou de force son autorité à toutes les tribus chammars, ainsi qu’à toutes les tribus arabes de Syrie et de Mésopotamie.

On en était là lorsqu’une nouvelle incroyable, grossie de bouche en bouche à travers le désert, parvint à Lascaris et à Ebn-Chalan, laquelle, si elle était exacte, remettait tout en question. On racontait qu’une princesse anglaise, la fille même du roi, parcourait la Syrie, avec une suite nombreuse, des richesses immenses qu’elle prodiguait en cadeaux et en fêtes coûteuses ; que le pacha de Damas se multipliait autour d’elle, au point qu’on ne savait plus s’il la protégeait ou lui obéissait et qu’elle avait détaché les Hanezès de leur alliance récente avec les Chammars, ruinant ainsi toutes les combinaisons de l’envoyé français et d’Ebn-Chalan. Ce dernier et Lascaris se hâtèrent vers la Syrie. Le plus étonnant est que la nouvelle se trouva vraie.

Sans doute l’Anglaise n’était pas fille du roi britannique, mais c’était une fort grande dame puisqu’elle n’était rien de moins que la petite-fille du célèbre lord Chatham, premier ministre de la couronne pendant la guerre de Sept-Ans, et la nièce de William Pitt, premier ministre aussi, celui-là même qui avait voué à la France une haine à mort et avait organisé contre elle toutes les coalitions européennes de la fin du XVIIIe siècle et du commencement du XIXe siècle. Bien mieux, elle avait été l’auxiliaire et la plus fidèle collaboratrice de son oncle, avait pris la direction de sa maison et presque partagé avec lui l’exercice du pouvoir, au point que le roi disait à Pitt qu’il avait un ministre meilleur que lui et que c’était sa nièce, lady Esther Stanhope : ce dont convenait Pitt avec orgueil. Ayant perdu son oncle en 1806, puis, le même jour, en 1809 son frère et son fiancé, tous deux tués à la même bataille contre les Français en Espagne, lady Stanhope avait dit adieu à l’Angleterre sans espoir de retour, et s’était embarquée pour le Levant avec l’intention de s’y créer une nouvelle vie. Elle rêvait de révolutionner l’Orient et de s’y tailler un empire, soit en Arabie, soit en Syrie. Y avait-il quelque chose d’impossible pour la nièce de Pitt et n’avait-on point vu un simple lieutenant d’artillerie, issu de médiocre famille, se hisser jusqu’à la pourpre impériale sur le continent ?

Vêtue en Arabe, armée du yatagan, qu’elle remplaça plus tard par une masse d’armes, du poignard et de pistolets, elle fit au printemps de 1812 une entrée triomphale en Syrie, parcourut avec sa suite les villes et les campagnes et vit accourir à elle les populations avides de voir cette princesse lointaine, chrétienne et déjà orientale d’aspect, par qui allaient sans doute se réaliser les mystérieuses prophéties. À Tadmor, aux ruines de l’ancienne Palmyre, 50 000 Bédouins assemblés acclamèrent comme une reine la prophétesse venue d’Occident, pendant que des jeunes filles, juchées en statues sur les piliers encore debout du temple du Soleil, lui lançaient des gerbes de fleurs et chantaient ses louanges. Le pacha de Damas fut subjugué ; le chef des Hanezès devint son agent ; et, quand Lascaris arriva aux environs de Damas, elle le convoqua impérieusement comme ferait un roi pour son sujet. Lascaris, inquiet, obéit. Étrange rencontre en vérité, et bien caractéristique de cette génération si féconde en surprises, que celle de la nièce de Pitt et de l’agent de Napoléon, de l’Anglaise habillée en homme et du Français qui autrefois s’était fait moine chevalier, tous deux devenus Arabes et cherchant à contrecarrer leurs projets ennemis à la lisière du désert.

L’entrevue fut, comme bien on pense, sans résultats. Ebn-Chalan approchait avec les Chammars, brûlant de venger dans le sang la déloyauté des Hanezès et de battre le pacha de Damas comme il avait battu le pacha de Bagdad. On allait en venir aux mains, quand un facteur nouveau intervint dans la lutte d’influence qui se jouait entre l’Angleterre et la France aux confins de la Syrie et imprima à cette lutte des proportions formidables. C’étaient les Wahabites qui arrivaient en masse fin décembre 1812, du centre de l’Arabie. Ils étaient 150 000 guerriers.

C’étaient toutes les tribus du Nedjed qui se ruaient ainsi et comme une avalanche dans le bassin du Haut-Euphrate. Convertis à la fin du XVIIIe siècle à la réforme d’Abd-el-Ouab, elles avaient fait irruption de tous côtés hors de leurs vallées montagneuses et étendu leurs conquêtes, dans un dessein de propagande religieuse. Elles s’étaient emparées des villes saintes, la Mecque et Médine, avaient imposé le tribut à l’iman de Mascate, battu le pacha de Damas. Les Anglais, qui n’avaient pas été longtemps à comprendre que les progrès des Wahabites pouvaient devenir menaçans pour le sultan, alors en termes d’alliance avec Napoléon, leur prêtaient appui et comptaient se servir d’eux pour fermer au conquérant la route de l’Afghanistan et de l’Inde par la vallée de l’Euphrate. À leur instigation, les Wahabites avaient déjà tenté à plusieurs reprises la conquête de Damas et de la Syrie. Repoussés parce qu’ils n’étaient pas en nombre, ils envahissaient maintenant le pays, toutes leurs forces réunies, comme à l’époque des grandes migrations de peuples.

Pour résister à ce torrent, Ebn-Chalan fit appel à tous ses alliés et concentra en peu de temps 65 000 Bédouins entre Hama et Homs, sur l’Oronte. De son côté, le pach de Damas amena une armée de 15 000 soldats turcs, albanais, syriens et égyptiens. La lutte fut acharnée. Pendant trente-sept jours consécutifs, Arabes, Bédouins et Osmanlis essayèrent vainement de forcer les retranchemens derrière lesquels ils s’abritaient en face les uns des autres. Le trente-huitième jour, les Wahabites réussirent à pénétrer dans le camp turc ; les Bédouins et les Osmanlis se réfugièrent derrière l’Oronte. Ainsi 230 000 hommes se livrèrent une bataille inconnue au moment même où dans les plaines saxonnes, des centaines de milliers d’autres hommes allaient jouer le sort de l’Europe. Partout la politique de Napoléon est présente, en Arabie comme en Allemagne.

S’il faut en croire le récit de Fatalla qu’a publié Lamartine, une offensive adroite prise par Ebn-Chalan mit les Wahabites en déroute quand ils se croyaient sûrs de la victoire. La fin est brève. Les Wahabites rentrèrent dans le Nedjed, et lady Stanhope se retira au mont Liban, où elle vécut jusqu’à sa mort, en 1839, dans un isolement farouche. Quand à Ebn-Chalan, il revint en triomphateur sur le Tigre et l’Euphrate. Les Hanezès lui jurèrent à nouveau fidélité. Le pacha de Damas devint son allié. Toutes les tribus bédouines entrèrent dans la confédération qu’il dirigeait. Accompagné de Lascaris, il poussa même plus loin qu’il n’avait jamais été, et, longeant le littoral du golfe Persique, il alla jusqu’au Mékran, aux frontières du Beloutchistan et de l’Afghanistan, compléter ses alliances. Saoud lui-même, le roi des Wahabites, signa avec Ebn-Chalan un traité de paix et d’alliance. D’Alep à l’Inde, la route était libre, prête au passage du conquérant impérial. Le consul français à Bagdad, Raymond, put s’en assurer lui-même et pousser un voyage d’études et d’explorations dans le Beloutchistan, et Lascaris, arrivé en avril 1814 à Constantinople, put annoncer à l’ambassadeur français Andréossy le succès de ses combinaisons. Perdue en Europe, la partie engagée par Napoléon était gagnée en Asie, aux portes de l’Afghanistan et de l’Inde.


II

Les invasions de l’Afghanistan antérieurement au XIXe siècle.

Il est juste de remarquer que le projet d’attaque de l’Inde par l’Afghanistan n’est pas une invention propre du génie de Napoléon. Avant lui, d’autres conquérans avaient conçu ce projet, et, plus heureux que lui, l’avaient fait aboutir. C’est ainsi que, dans la série des âges, on compte jusqu’à sept grandes invasions de l’Inde par l’Afghanistan. La première invasion dont l’histoire ait conservé le souvenir est celle d’Alexandre le Grand, qui ouvrit, pour la première fois, la porte de l’Inde au monde occidental, et qui eut, pour conséquence durable, la fondation, sur le territoire de l’Afghanistan actuel, du royaume gréco-bactrien dont l’existence se prolongea jusqu’au second siècle avant Jésus-Christ. Les grandes invasions scythes, qui eurent lieu dans les premiers siècles de notre ère, vinrent ensuite. La troisième invasion, celle de Mahmoud le Ghaznévide, en 1001, est fameuse dans l’histoire, parce qu’elle marque à la fois la fin de l’isolement et de l’indépendance de l’Inde, et le rattachement de ce pays au reste du monde. Turc par sa naissance, et occupant un petit trône dans l’Afghanistan, Mahmoud, poussé irrésistiblement vers l’Inde par son fanatisme musulman et par le voisinage immédiat du sanctuaire de l’idolâtrie, découvrit et conquit ce pays. Il fut, pour l’Inde, à la fois Christophe Colomb et Cortès. Depuis son invasion, la domination étrangère n’a jamais été interrompue et le chemin de l’Inde, par les passes et les cols de l’Afghanistan, est devenu une route battue par les aventuriers. En 1398, Tamerlan s’y engage pour opérer son œuvre destructrice. En 1524, c’est Baber qui traverse l’Afghanistan, complète l’œuvre de Mahmoud, et fonde sur les bords du Gange et de l’Indus l’empire musulman du Grand-Mogol. Quand, deux siècles après, la décadence de cet empire fut commencée, ce fut au tour de Nadir-Shah qui avait usurpé le trône de Perse de descendre de l’Afghanistan, de saccager Delhi et de porter au Grand-Mogol un coup si rude que celui-ci fut pour toujours incapable de s’en relever. Les malheurs de cette œuvre de destruction n’étaient pas encore réparés, qu’avait lieu, en 1760, une septième invasion entreprise par Chab-Abdali, chef du clan des Douranis, en Afghanistan. Descendu de ses montagnes, ce dernier livra la bataille de Paniput, dans laquelle, dit-on, 200 000 hommes périrent, et brisa la puissance mahratte au moment précis où elle semblait sur le point de réunir l’Inde entière sous sa domination.

On voit, par ces invasions répétées au cours des âges, combien ont été liées les destinées de l’Inde et de l’Afghanistan. Cette dépendance a été tellement étroite que l’on peut dire que, depuis l’aurore des temps historiques jusqu’à l’époque de Vasco de Gama, toute l’histoire des relations extérieures de l’Inde s’est concentrée dans l’Afghanistan. En effet, jusqu’à la fin du XVe siècle, l’Inde, bien qu’entourée par la mer à l’Est, à l’Ouest et au Midi, n’avait pas encore été l’objet d’une invasion par la voie maritime. Entre Néarque, l’amiral d’Alexandre, et Vasco de Gama, aucun capitaine européen n’a navigué sur l’Océan Indien, et ces quelques incursions par mer qu’ont effectuées les Arabes, à partir du calife Omar, paraissent n’avoir eu qu’une importance tout à fait locale et limitée. À cette exception près, les seules relations maritimes qu’ait eues l’Inde ont été avec Java : encore faut-il noter que c’est de l’Inde qu’est parti le mouvement, car le langage kawi, de Java, nous présente, dans sa grammaire et dans sa littérature, les traces les plus apparentes de l’influence hindoue. D’autre part, du côté du Nord, l’énorme barrière de l’Himalaya est pour la plaine du Gange ce qu’est la mer pour la péninsule du Dekkan, et isole l’Inde dans cette direction ; et, si l’influence hindoue s’est répandue par le bouddhisme dans le Thibet, l’histoire n’a à enregistrer ni grandes guerres, ni grandes invasions empruntant cette voie. Ainsi l’Inde a été complètement isolée pendant des milliers d’années ; et c’est ici le cas de rappeler que les indigènes dirent à Alexandre le Grand, quand il parut au milieu d’eux, que leur pays n’avait jamais été envahi avant lui. Cet isolement n’a cessé que le jour où, à travers l’Afghanistan, les envahisseurs vinrent de la Perse ou de l’Asie centrale conquérir l’Hindoustan. Après Vasco de Gama, l’Afghanistan joua un rôle moins exclusif dans l’histoire des destinées de l’Inde. La voie terrestre ne fut plus la seule route que suivirent les conquérans. Ouverte par la circumnavigation de l’Afrique à l’activité des nations maritimes de l’Europe, la presqu’île du Dekkan se trouva exposée aux attaques d’un ennemi venant du côté de la mer et elle eut à subir les attaques des Portugais, des Hollandais, des Anglais et des Français. Mais la découverte de Vasco de Gama, en ouvrant aux envahisseurs l’accès de l’Inde par la voie maritime, ne fit rien perdre à l’Afghanistan de son importance militaire comme voie d’invasion des vallées du Gange et de l’Indus ; les attaques dans cette direction ne discontinuèrent point, et c’est pendant que les Européens se disputaient la domination sur le littoral, qu’eurent lieu les grandes invasions de Baber, de Nadir-Chah et d’Ahmed-Chah, qui dévastèrent les bassins du Gange et de l’Indus.

On se demandera sans doute quelle est la cause qui unit dans une si étroite dépendance les destinées de l’Afghanistan et de l’Inde : il n’y a pas à la rechercher ailleurs que dans la situation géographique des deux pays. Formant la moitié orientale du plateau de l’Iran dont la Perse occupe la moitié occidentale, se reliant aux hautes terres de l’Asie centrale et aux monts Himalaya par l’énorme massif de l’Hindou-Kouch, confinant à ce « Toit du monde » qui est le centre orographique du continent et où confinent également l’Inde, l’Empire chinois et la Russie d’Asie, l’Afghanistan est le lieu de passage obligé des envahisseurs, des marchands et des migrations de peuples. Il sépare les deux foyers de civilisation : l’Inde et le bassin de l’Euphrate, et son importance principale lui vient des chemins qui réunissent les deux contrées. Sans doute ce plateau montagneux est une des plus hautes intumescences de la terre : le socle qui supporte les sommets dépasse en altitude les plus hautes cimes des Pyrénées, et ces sommets eux-mêmes qui dépassent six mille mètres vont se perdre dans la région des neiges éternelles : mais à travers cet entassement de montagnes s’ouvrent des défiles et des passages nombreux, fréquentés de tout temps, qui unissent les chemins du Turkestan, de la Perse et de l’Inde et rattachent le bassin de l’Indus à l’Europe. Ainsi, sur un espace de 200 kilomètres au Sud du col d’Anjouan, la chaîne est coupée d’une vingtaine de brèches dont la hauteur varie de 3 000 à 4 500 mètres. Près de Caboul est un point où convergent dix-huit sentiers qui traversent les montagnes. Certains de ces défilés sont d’une traversée facile. Au nord-ouest de l’Afghanistan, entre Merv et Hérat, il est un espace où le faîte disparaît presque entièrement, où nul obstacle ne s’opposerait aux armées en marche. Il suffirait de quelques journées de travail à des escouades d’ouvriers pour tracer une route qui permettrait de se rendre en voiture des bords de la Caspienne à Candahar. Au col de Baroghil, à 3 650 mètres, on peut traverser facilement le faîte de l’Asie. Quelques-uns de ces cols sont accessibles aux caravanes. Mais même dans les régions de frimas, l’homme arrive à se frayer un passage pendant de courtes semaines d’été. Au col de Noaksan (Pas de malheur) à 5 100 mètres, le sentier qui s’élève vers le col est taillé dans un glacier. Plusieurs de ces cols sont des voies historiques. L’un, le Kawak, vit passer Alexandre. Tamerlan franchit la chaîne au col de Thaï ; le Chibr, à l’Est de Bamiau, est le col où passa Baber. C’est par les cols de l’Hindou-Kouch qu’ont également passé Mahmoud le Ghaznévide, Akbar, Nadir et Ahmed-Chah : et c’est à trop juste raison que cet étagement de monts porte son nom Hindou-Kouch, (massacreur des Hindous).

C’est à ces nombreux passages que l’Afghanistan doit le rôle qu’il a joué dans l’histoire des conquêtes, du commerce et des migrations. C’est à eux qu’il doit son importance militaire et sa valeur stratégique dans l’attaque ou la défense de l’Inde. Là est en effet le point vulnérable de la péninsule. Cette vulnérabilité, longtemps insoupçonnée par les peuples d’Europe, n’apparut clairement qu’avec l’audacieux projet de Napoléon qui montra de quel côté était pour l’Inde le grand péril. Alors les Anglais se rappelèrent que les trois peuples qui, avant eux, avaient fondé des empires territoriaux dans l’Inde : les musulmans avec Mahmoud le Ghaznévide, les Mogols avec Baber, et les Mahrattes, avaient tous reçu le coup mortel d’une puissance qui a soudainement envahi l’Inde par l’Afghanistan ; et ce jour-là fut marqué un instant capital dans l’histoire de la politique étrangère de la Compagnie des Indes. Avant cette période, les Anglais n’appréhendaient les attaques d’un ennemi que du côté de la mer ; depuis, leurs préoccupations se sont tournées du côté du continent et de l’Afghanistan.


III

Les principes directeurs de la politique anglaise en Afghanistan.

Seulement ce n’est pas le Français qui reste pour l’Angleterre l’ennemi redouté. La prise de l’île Maurice en 1810 et surtout les traités de 1815, qui ne nous laissèrent de nos possessions de l’Inde que cinq comptoirs, avaient mis la France hors d’état de lutter désormais pour la suprématie dans l’Inde. Ce fut une autre puissance, celle-là même que Napoléon avait associée à ses projets sur l’Inde, qui prit notre place dans l’appréhension des Anglais. Au péril français succède le péril russe.

On a beaucoup discuté, au cours du XIXe siècle, sur ce dernier péril, et l’on s’est demandé souvent si la crainte qu’en ont les Anglais était bien fondée. Les uns ont soutenu que le péril russe était le plus imaginaire des périls, que c’était une chimère, une construction de rêves qu’un peu de réflexion devrait jeter à bas ; que les Russes étaient dans l’impuissance absolue d’amener assez de troupes, assez de vivres, assez de munitions pour une campagne sérieuse ; qu’entre eux et les Anglais, il y avait l’Himalaya, l’Hindou-Kouch et leurs défilés aussi hauts que le Mont-Blanc, qu’il y avait l’Afghanistan avec ses peuplades guerrières, farouches, capables de causer les plus graves préjudices à l’envahisseur ; mais, sans entrer ici dans l’examen des considérations d’ordre politique, économique et social qui peuvent engager ou détourner le gouvernement russe de tenter une pareille entreprise et en envisageant simplement la possibilité d’une attaque russe par le Nord-Ouest de l’Inde, on est bien obligé de reconnaître, d’après les données de l’histoire et les indications topographiques du sol que nous avons exposées, que cette attaque est réalisable. Ce ne serait pas la première fois qu’une vague formidable qui roulerait du centre de l’Asie viendrait battre les frontières de l’empire des Indes. Les défilés eux-mêmes ne sont pas infranchissables et il n’y a aucune raison qui s’oppose à ce que la grande route suivie par les conquérans de jadis ne soit pas reprise par des conquérans contemporains. Tous les Anglais de l’Inde auxquels l’histoire de ce pays est familière sont d’accord sur ce point. Ils ont constamment dans la mémoire la remarque aussi juste que profonde du célèbre auteur de l’Ayin-Akbari, Abou-Ifazil, qui a écrit à la fin du XVIe siècle : « Depuis la plus haute antiquité, Caboul et Candahar ont été regardées comme les portes de l’Hindoustan, l’une y donnant accès du côté du Touran, l’autre du côté de l’Iran ; si ces deux places sont convenablement gardées, le vaste empire de l’Hindoustan est à l’abri des invasions étrangères ; » et ils ont fait de cette recommandation le pivot de la politique anglaise dans l’Asie centrale.

Un fait certain c’est que pendant tout le cours du XIXe siècle la Russie n’a cessé de reculer ses frontières dans la direction de l’Inde. Le commencement de la grande extension de la Russie en Asie date de la fin même des guerres napoléoniennes. Déjà au traité de Gulistan, en 1813, les Russes avançant dans la direction du Caucase s’étaient fait céder, par la Perse, le Daghestan, le Chirvan, et la côte jusqu’à l’embouchure de l’Araxe. Quelques années plus tard, sous Nicolas Ier, une nouvelle guerre que termina le traité de Tourtmanchaï donnait aux Russes Erivan, Nakhitchevan, les établissait dans l’Arménie persane jusqu’à l’Ararat et l’Araxe, et ne faisait plus de la Perse qu’une voisine inoffensive et docile. L’année 1830 vit la Russie toucher, pour la première fois, l’Iaxarte. Bien que les régions conquises fussent à une grande distance des frontières de l’Afghanistan et de l’Inde, il n’en fallut pas plus cependant pour réveiller toutes les craintes du gouvernement anglo-indien et amener celui-ci à prendre des mesures qui lui parurent dictées par la circonstance. Burnes fut envoyé, en 1830, en ambassade à Caboul, puis de nouveau en 1837, et quand cette année-là même, le shah de Perse vint mettre le siège devant Hérat, un officier anglais, nommé Pottinger, fut envoyé dans la place pour assurer sa défense. En même temps, une flotte anglaise s’emparait des îles Karraks, dans le golfe Persique. Ces mesures mêmes ayant paru insuffisantes à Londres et à Calcutta où l’on estimait que la Russie était l’instigatrice de l’expédition entreprise par le shah de Perse contre Hérat, le gouvernement anglais résolut de s’assurer l’appui de l’Afghanistan et de faire concourir ce pays en vue de certaines éventualités à la politique générale de l’empire anglo-indien.

Le programme qui fut alors formulé pour atteindre ce but, par lord Auckland, alors gouverneur général de l’Inde, est demeuré, depuis, célèbre dans l’histoire des relations extérieures de l’Afghanistan et de l’Inde. Il ne pouvait s’agir, disait lord Auckland, d’annexer directement ce pays comme on l’avait fait pour le Bengale et certaines parties du Dekkan. Il n’y a pas en effet de similitude entre les deux régions. La vallée du Gange est un pays riche, habité par une population sédentaire, adonnée aux travaux de l’agriculture et aux pratiques du commerce et de l’industrie, accoutumée de longue date à obéir à un pouvoir fortement centralisé. Tout autre est le pays Afghan ; c’est une contrée pauvre, toute couverte de rochers et de montagnes, coupée de plaines élevées, froides, arides, où poussent de maigres pâturages et entremêlées çà et là de quelques rares vallées ; elle présente une surface non moins accidentée que la Suisse ; les eaux y sont rares, le climat fort sec, le froid extrêmement rigoureux en hiver, la chaleur excessive en été, l’organisation du pouvoir y était, à l’époque de lord Auckland, encore précaire ; il n’y avait ni unité, ni permanence : près de quatre cents tribus s’y partageaient le sol ; leurs chefs entendaient vivre chacun à sa guise, et, en temps de guerre, étaient prêts à passer sans scrupules d’un service à un autre. Ils considéraient l’émir plutôt comme le premier et le plus puissant d’entre eux, parce qu’il était à la tête de la tribu des Baraksaï, que comme un monarque armé vis-à-vis d’eux de droits réguliers et définis. Ces tribus étaient de plus belliqueuses, indisciplinées, rapaces et pillardes, interceptant les sentiers des montagnes, en infestant les passes, rançonnant les caravanes, et en état d’hostilité perpétuelle les unes contre les autres. L’Afghanistan était d’ailleurs séparé des territoires alors soumis à la Compagnie des Indes par toute l’étendue de l’empire Sikh, du royaume d’Oude et du Scindh. Dans ces conditions, annexer directement l’Afghanistan aurait demandé non seulement un déploiement de forces considérables pour la conquête, mais encore le maintien d’une véritable armée pour faire régner l’ordre dans les tribus, exigé des dépenses annuelles énormes, ne fût-ce que pour assurer les ravitaillemens à une distance si lointaine, nécessité une grande tension d’efforts de la part d’une diplomatie sans cesse en éveil, qui eût été ainsi détournée de porter son attention sur d’autres territoires qui réclamaient sa vigilance ; obligé enfin le gouvernement anglo-indien à une immixtion incessante dans les affaires intérieures des tribus et à assurer la tâche singulièrement ingrate et difficile de faire entrer cette race inculte et indisciplinée dans les voies de la civilisation. Ne valait-il pas mieux, étant donné le présent état des choses, confier à un autre le soin d’organiser, de pacifier, d’unifier le pays, quitte à aider cet autre par tous les moyens dont disposait le gouvernement de l’Inde ? L’Angleterre recueillerait alors les avantages qui résulteraient d’une situation ainsi modifiée sans avoir à supporter les charges et les soucis qu’aurait nécessités cette modification. Organiser et maintenir un État afghan, puissant et allié de l’Angleterre, ayant avec l’Inde des intérêts communs et prêt à agir pour assurer la protection de la frontière contre les agressions ou les intrigues de l’étranger, tels furent les principes directeurs que préconisa lord Auckland, principes qui ont servi et servent encore de guide au gouvernement anglo-indien dans ses rapports avec l’Afghanistan.

Mais comment se fit-il que lord Auckland, qui conçut un programme si avisé et si prudent, prit précisément, dans les mesures d’exécution, le contre-pied de ce qui était nécessaire pour le faire aboutir ? Il y a, comme on sait, deux méthodes pour une puissance européenne d’établir son influence dans un pays d’outremer : la méthode de douceur qu’on est convenu d’appeler aujourd’hui la pénétration pacifique, qui, par des conseils prudens et amicaux, des secours judicieux et donnés à propos, crée entre les indigènes et le pouvoir protecteur un attachement fondé sur l’intérêt ; et la méthode de force qui consiste à employer les moyens violens, y compris l’occupation permanente du pays. La première avait toutes chances de réussir en Afghanistan. L’émir d’alors, Dost-Mohammed, qui avait, à la suite d’une des insurrections si fréquentes dans ce pays, chassé de Caboul Shah-Soudja, était un prince intelligent, avisé, qui ne demandait pas mieux que de s’entendre avec les Anglais pour affermir sa domination menacée au-dedans par les partisans de l’ancien émir, au dehors par les progrès des Sikhs, qui ne cessaient d’empiéter sur ses frontières au Nord-Est. Il sollicitait même l’appui du gouvernement de l’Inde contre Runtjet-Singh, le chef de la confédération shik, qui lui avait enlevé le Cachemire et une partie du Pendjab. Il ne dépendit alors que de lord Auckland de profiter de l’occasion pour asseoir solidement l’influence anglaise à Caboul. Par quelle aberration fut-il amené à rejeter les propositions de l’émir ? Craignit-il d’être entraîné dans des complications avec les Sikhs ou tout au moins de mécontenter Runtjet-Singh, qui s’était déclaré l’ami fidèle des Anglais ? Mais il semble bien qu’il eût pu, en une telle conjoncture, et sans compromettre son prestige, faire entendre des conseils de prudence et de modération et jouer entre les deux partis le rôle de conciliateur. Quoi qu’il en soit, Dost-Mohammed, dépité et inquiet, se décida à cherchera Saint-Pétersbourg l’appui qu’il ne pouvait trouver à Calcutta et s’adressa au tsar, qui s’empressa de faire partir pour Caboul un envoyé extraordinaire, Viktevich. Ce fut le feu mis aux poudres. Aussitôt le gouvernement de l’Inde se rappela les invasions antérieures et les projets de Napoléon et du tsar Paul Ier, et le spectre de la domination russe à Caboul se dressa à ses yeux. Incontinent, les mesures furent prises pour envoyer une grande expédition à Caboul, détrôner Dost-Mohammed, et le remplacer par un ami dévoué par avance aux intérêts de l’Angleterre.

Les hostilités débutèrent dans l’Afghanistan méridional où une armée anglo-indienne de 21 000 hommes pénétra par la passe de Bolân. Candahar fut occupé en avril 1839, et Shah-Soudja, l’ancien émir qu’avait chassé Dost-Mohammed, intronisé à nouveau dans la grande mosquée : Ghasni fut prise d’assaut, et Dost-Mohammed, abandonné de la plupart de ses soldats, s’enfuit avec une poignée de fidèles au-delà de l’Hindou-Kouch, puis dut se rendre finalement aux Anglais, qui l’internèrent dans l’Inde. Le 7 août, Shah-Soudja fit une entrée solennelle à Caboul et Burnes fut installé comme ministre résident auprès de lui.

Mais de cruels déboires ne tardèrent pas à montrer dans quelle erreur était tombé lord Auckland en employant cette méthode brutale d’implanter l’influence anglaise en Afghanistan. Le 2 novembre 1841, la population de Caboul s’insurgea. Burnes fut massacré avec une partie des officiers anglais et leurs partisans, et les troupes anglaises, isolées, ne pouvant vivre dans un pays où les difficultés de ravitaillement étaient extrêmes, durent signer une humiliante capitulation de retraite et quitter Caboul pour rentrer dans l’Inde. Attaquées par les tribus montagnardes maîtresses des défilés, épuisées par le froid et la faim, elles furent écrasées dans une série de combats meurtriers et massacrées en détail. À Gundamak, il ne restait plus que vingt soldats. Seul, le docteur Bryden, blessé, put s’échapper et apporter à Djellalabad la nouvelle de l’épouvantable désastre.

Quelques mois plus tard, il est vrai, une nouvelle armée anglo-indienne pénétrait en Afghanistan et entrait à Caboul ; mais elle se bornait, pour toutes représailles, à détruire la citadelle et à incendier le bazar central, et rentrait dans l’Inde.

C’est qu’on avait compris enfin en Angleterre la lourdeur de la faute commise et qu’un vif sentiment de réaction s’y était produit contre la politique d’aventures et de conquêtes. On s’y était dit que cette politique avait nécessité, pendant trois années, l’emploi en Afghanistan d’une trentaine de mille hommes et une dépense totale de cinq cents millions, et l’on ne voulait plus entendre parler de contraindre les Afghans à accepter un émir imposé par la force, et Shah-Soudja ayant été, au cours des événemens, massacré, le gouvernement de l’Inde se contenta de rendre à la liberté Dost-Mohammed qui remonta sur le trône de Caboul.


IV

Établissement de l’influence anglaise en Afghanistan.

On a prétendu que, sous le coup de ce désastre, le gouvernement britannique avait adopté vis-à-vis de l’Afghanistan une politique d’inaction et d’indifférence, et lord Curzon a écrit même que le peuple anglais conçut pour ce pays un sentiment d’aversion et d’appréhension presque superstitieuse qui n’a pu être vaincu qu’à la longue. Il se peut que ces sentimens, d’ailleurs fort compréhensibles, aient été ceux du peuple anglais ; toutefois, il n’est pas exact que le gouvernement anglo-indien se soit désintéressé, à cette époque, de l’Afghanistan ; seulement il modifia sa politique. Finissant par où il aurait dû commencer, il chercha à s’assurer une base solide d’opérations en plaçant sous l’influence anglaise les régions intermédiaires entre l’Afghanistan et l’Inde. Le Beloutchistan fut d’abord le théâtre où se manifesta son activité. Un petit corps d’armée anglo-indien s’étant présenté sous les murs de Kélat, la capitale du pays, le souverain baloutche dut signer un traité par lequel il se déclara vassal soumis, jura de se laisser guider toujours par les bons offices de l’agent politique anglais résidant à sa cour, concéda au gouvernement britannique le droit de placer des garnisons dans toutes les villes du Beloutchistan où il serait jugé convenable, dut accepter enfin le subside annuel qui le transformait en simple fonctionnaire de l’État voisin. En s’établissant dans le Beloutchistan, les Anglais devenaient les voisins immédiats de l’Afghanistan sur la frontière méridionale et prenaient ce pays à revers. Cette annexion fut complétée, en 1843, par celle du Scindh ou région du Bas-Indus et, en 1845, par celle de la province de Peïchawer, depuis la limite des Yazof-Zaï, un peu au-dessus de la rivière de Caboul, jusqu’à la frontière du Scindh. La même année, lord Hardinge dirigeait la première guerre contre les Sikhs et, par le traité du 9 mars 1848, démembrait leur empire : le Cachemire formant un État autonome, le Moultan et le Pendjab laissés à leur roi. Sous le gouvernement de lord Dalhousie, qui succéda à lord Hardinge, le roi de Lahore était détrôné et le Moultan et le Pendjab définitivement annexés. En 1856, avait lieu l’annexion du royaume d’Aoudh. Aucune région indépendante ne se trouva plus interposée dès lors entre l’Afghanistan et l’Inde anglaise qui devint contiguë à l’Ouest et au Sud avec ce pays. Treize ans avaient suffi pour mener à bien cette besogne.

Et alors le moment fut jugé opportun d’entrer en conversation avec l’émir afghan Dost-Mohammed, qui était encore sur le trône où les Anglais l’avaient laissé remonter et qui, ayant repris ses premiers bons sentimens à leur égard, ne demandait qu’à s’y prêter et cherchait d’ailleurs à réaliser par lui-même ce que le gouvernement de l’Inde avait voulu faire par ses propres forces : un État afghan unifié à l’intérieur et fort au dehors. Déjà, en 1850, il avait repris Balk et raffermi son autorité sur le Turkestan afghan et dans le bassin de l’Oxus. Il convoitait Hérat, et était inquiet des prétentions de la Perse sur cette ville. On tomba facilement d’accord, et, par le traité de Peïchawer (30 mars 1855), il fut stipulé qu’entre « l’Honorable Compagnie des Indes et Sa Hautesse l’émir Dost-Mohammed-Khan, vali de Caboul, il y aurait paix et amitié perpétuelles ; que la Compagnie des Indes s’engageait à respecter les territoires de Sa Hautesse, à n’y jamais intervenir et à être l’ami des amis et l’ennemi des ennemis de ladite Compagnie. » Deux ans après, une nouvelle convention, par laquelle le gouvernement de l’Inde consentait à accorder son appui à Dost-Mohammed dans ses démêlés avec la Perse, acheva la réconciliation. Fort de cette amitié, Dost-Mohammed put rentrer en possession de Candahar et s’empara en 1862 de Hérat. Après sa mort, la même amitié fut continuée à son fils et successeur Shere-Ali, auquel furent fournis des armes, de l’artillerie et trois millions par le traité d’Ambala en 1869.

Cependant, tandis que les Anglais poussaient leurs frontières jusqu’au front Sud et Ouest du plateau afghan et cherchaient à faire graviter ce pays dans l’orbite de l’empire des Indes, les Russes ne demeuraient pas inactifs. Eux aussi avaient compris après l’échec de la mission Vitkevich, en 1839, qu’il était vain de vouloir faire une politique active en Afghanistan, alors que leurs possessions de Sibérie et d’Europe étaient séparées par des centaines de lieues de ce pays. En 1840, les postes russes les plus avancés en Asie centrale étaient sur le Syr-Daria et l’Irtych. Dès 1845, les Kirghiz étaient soumis et des expéditions dirigées contre Khiva. Malgré l’échec de ces dernières, les Russes avaient réussi à prendre pied en 1852 dans le khanat de Kokhand. En 1865, Tachkend était enlevé, quelques mois plus tard, Khodjent, et, en 1868, le général Kaufman s’emparait de Samarcande et obligeait le khan de Boukhara à devenir vassal de la Russie. En 1873 enfin, trois colonnes lancées simultanément contre Khiva avaient raison de la place. Par ces dernières conquêtes, la Russie touchait à l’Amou-Daria, au Pamir et devenait limitrophe de l’Afghanistan sur toute la frontière nord de ce pays ; et dès lors se trouva posée la question de la détermination de la frontière russo-afghane, entre la Russie et l’Angleterre, toute-puissante à Caboul et forte des traités d’amitié conclus avec Dost-Mohammed et Shere-Ali. Par le traité conclu en 1872, la frontière nord de l’Afghanistan fut déterminée, d’un commun accord, par une ligne allant de Sarakhs à Khodja Saleh, bac de l’Oxus sur la route de Boukhara à Balk, puis remontant l’Amou-Daria jusqu’au confluent de la Koktcha, englobant ainsi le Badakchan et le Wakan. Ce traité doit être considéré comme un des plus beaux triomphes de la politique coloniale de Gladstone. En consentant à ce que l’Angleterre fixât exclusivement avec elle la question de la frontière nord du pays afghan, la Russie s’engageait à ne pas dépasser la limite alors tracée et laissait le champ libre à sa rivale. L’Afghanistan était ainsi reconnu implicitement graviter dans l’orbite de l’empire anglo-indien, et ce magnifique résultat, le gouvernement britannique l’obtenait, sans qu’il eût eu à dépenser ni un soldat ni un écu.

Il ne restait plus dès lors au gouvernement de l’Inde qu’à faire accepter par l’émir d’Afghanistan les conséquences de l’accord anglo-russe. Aucune difficulté ne paraissait devoir être soulevée de ce côté. Même Shere Ali, pensant qu’après la signature de cet accord, le meilleur parti pour lui était de prendre les devans, venait d’envoyer, à la fin de 1873, un de ses ministres à Simla, afin de se rendre compte de l’appui qu’il pourrait trouver auprès du gouvernement de l’Inde dans les difficultés d’ordre intérieur ou extérieur qui pourraient surgir. Le vice-roi de l’Inde, lord Northbrook, entrant dans les vues de l’émir, proposa alors au Foreign-Office d’assurer au gouvernement afghan que « à la condition qu’il acceptât de se conduire suivant les avis de la Grande-Bretagne dans toutes ses relations extérieures, on lui fournirait, si cela devenait nécessaire pour repousser une agression non provoquée, de l’argent, des armes et des troupes. » Que l’avis de lord Northbrook prévalût, et c’était la question de l’Afghanistan résolue. Mais l’attitude de M. Gladstone fut tout autre que ne l’espérait le gouvernement de l’Inde. Le Premier, qui avait pourtant apporté tous ses soins à la conclusion du traité anglo-russe, quand il s’agit de tirer les conséquences de cet accord, recula et donna l’ordre de répondre à l’envoyé de l’émir « qu’il convenait de renvoyer à un moment plus opportun la discussion de la question des relations définitives à établir entre l’Afghanistan et l’Inde. »

On a reproché à M. Gladstone la timidité et l’indécision dont il fit preuve en cette occurrence, et l’on a voulu voir dans son attitude la cause première des complications qui advinrent par la suite ; et, certes, ce manque de résolution serait peu explicable, si l’on ne tenait compte de l’état de l’opinion et des idées qui régnaient à cette époque en Angleterre en matière économique et coloniale. L’histoire de la politique coloniale de la Grande-Bretagne entrait alors dans sa troisième phase. Après le système de l’exploitation directe des colonies par la métropole qui avait pris fin avec la proclamation de l’indépendance des États-Unis, après l’abandon du système du paiement de subsides annuels donnés par la mère patrie pour couvrir les frais d’administration de ses possessions, venait de s’ouvrir l’ère de la liberté et de l’autonomie pour les colonies, avec la charge pour elles d’assurer les dépenses de leur administration intérieure. « Donnez aux colonies le self-government, avait dit, en 1849, Cobden à Manchester, et, en même temps, mettez à leur charge les frais de gouvernement ; » et il ajoutait comme corollaire que les colonies ne devenaient être retenues à la métropole que par l’affection et ne devaient être prisées que pour le mouvement commercial auquel elles donnaient lieu. On ne voulait plus faire de sacrifices, soit en hommes, soit en argent, pour les colonies ; on ne voulait plus entendre parler de difficultés et de complications lointaines ; on cherchait surtout à favoriser le développement économique et commercial de la métropole. Le Foreign-Office était entré dans cette voie. Même, dans les Indes, étaient des vice-rois qui estimaient que la meilleure condition de stabilité d’un empire colonial devait reposer, non sur l’acquisition de nouveaux territoires ou l’extension du protectorat britannique sur les contrées adjacentes aux Indes, mais sur la reconnaissance et l’affection qu’auraient les indigènes pour les services rendus, et l’on avait vu lord Lawrence, au cours des querelles intestines qui suivirent la mort de Dost-Mohammed, se refuser à toute intervention, de peur de mécontenter les Afghans, et ne sortir de cette neutralité voulue que lorsque la fortune se fut définitivement déclarée en faveur de Shere-Ali. En fait, le gouvernement anglais était arrivé à cette conception : c’est que les possessions territoriales importent peu pourvu qu’elles aient la porte ouverte et qu’elles offrent un minimum de sécurité pour les choses et les personnes. Le libre-échange avant tout. « C’était la doctrine de l’école de Manchester, a pu dire plus tard lord Salisbury, de considérer les colonies comme un fardeau ; » et M. Gladstone ne craignait pas de dire que le pire malheur qui pût arriver à un État était d’avoir des colonies. Comment, sous l’empire de telles idées, le Premier eût-il pu, en accédant aux désirs de Shere-Ali et aux propositions de lord Northbrook, vouloir obliger l’Angleterre à intervenir d’une manière répétée dans les compétitions et les révoltes alors sans cesse renaissantes à Caboul ? Homme d’État anglais, il avait bien osé, sous la pression des exigences de la politique traditionnelle de la défense de l’Inde, écarter, par le traité de 1872, une puissance étrangère de la frontière du haut Indus ; il ne pouvait, partisan fervent de l’école de Manchester, aller plus loin et laisser l’Angleterre se fourvoyer dans le guêpier afghan.

Sans doute, les doctrines de l’école de Manchester sont bonnes : ne pas employer la violence pour implanter l’influence de la métropole dans une contrée lointaine, n’imposer au contribuable métropolitain aucunes charges militaires ou financières pour l’administration de la colonie, asseoir la sécurité de l’Empire non sur la force, mais sur l’affection des indigènes, on n’a pas mieux trouvé en matière de politique coloniale et c’est l’idéal que toute puissance colonisatrice doit s’efforcer d’atteindre. Encore faut-il ne point se dérober aux responsabilités qu’entraîne l’application de ces principes, sinon, on risque d’aller à l’encontre du but visé et de faire naître les difficultés que l’on avait précisément voulu éviter. L’Angleterre allait faire la cruelle expérience de cette vérité.

Tout d’abord, Shere-Ali, irrité de l’avortement des négociations dont il avait pris l’initiative et supputant qu’il n’y avait aucun fond à faire sur l’appui de l’Angleterre, chercha à se tourner vers la Russie et, dans un accès de mauvaise humeur, refusa au colonel anglais Forsyth, qui revenait de remplir une mission à Kachgar, de traverser le territoire afghan. Puis, le malheur voulut que le cabinet Gladstone fût renversé le 21 juillet 1874, et remplacé par le ministère Disraeli. L’orientation de la diplomatie britannique fut modifiée du coup. Les doctrines de l’école de Manchester furent abandonnées ; l’ère de la politique impériale qui préconise l’emploi de la force comme le meilleur moyen de consolidation de l’Empire fut inaugurée, et tout aussitôt on fit à l’Afghanistan l’application de la nouvelle manière d’agir.

Le 22 janvier 1875, une dépêche de lord Salisbury, sous-secrétaire d’Etat pour l’Inde, avisait lord Northbrook d’avoir à demander à Shere-Ali qu’il consentît à l’établissement dans les principales villes de ses États d’agens anglais chargés de renseigner le vice-roi sur les dispositions des populations et sur les menées qui pourraient être nouées avec ces dernières par une puissance étrangère. En vain le prudent lord Northbrook signala-t-il le danger qu’il y avait à envoyer une telle missive. Lord Salisbury tint bon, ordonna même de faire partir une mission à Caboul pour traiter de l’acceptation de ses propositions et, devant les scrupules persistans de lord Northbrook, le remplaça par lord Lytton. Aussitôt celui-ci, saisissant le premier prétexte venu, s’empressa d’annoncer à l’émir qu’il se proposait de lui faire notifier par une ambassade spéciale la proclamation de la reine Victoria comme impératrice des Indes. Shere-Ali ayant décliné cet honneur en déclarant qu’il ne pouvait répondre de la sécurité de la mission anglaise, les événemens se précipitèrent. Des conférences qui eurent lieu, en février 1877, à Peïchawer entre un envoyé de l’émir et un représentant du vice-roi n’eurent d’autre résultat que de mettre en évidence la tension qui existait entre les deux gouvernemens, et le 17 juillet 1878, Shere-Ali ayant reçu à Caboul la mission russe du général Stoliétoff et refusé d’accueillir la mission anglaise de sir Neville Bowles, que le vice-roi de l’Inde avait envoyée auprès de lui pour déjouer les menées de la mission russe, la guerre fut déclarée.

Trois corps d’armée entrèrent en Afghanistan, l’un par la passe de Khaïber, le second, par celle de Kouroum, le troisième par la vallée de Pishin. Caboul et Candahar furent occupés, Shere-Ali dut se réfugier à Mazar-i-Chérif, à l’extrémité nord de ses États, où il ne tarda pas à mourir, et son fils Yacoub-Khan dut signer, le 26 mai 1879, le traité de Gundamak par lequel il cédait la partie de l’Afghanistan située à l’Orient de la chaîne occidentale des monts Souleïman, c’est-à-dire les vallées de Kouroum, de Pishin, de Sibi et le territoire de Khaïber, acceptait la présence, à titre permanent, à Caboul, d’un agent anglais d’origine européenne, et consentait à placer ses relations extérieures sous le contrôle du gouvernement qui, en échange de ces concessions, s’engageait à lui fournir argent, armes et troupes, en cas d’agression étrangère.

C’étaient l’Afghanistan complètement subordonné et l’émir transformé en feudataire de la cour des Indes. Mais l’amour des Afghans pour leur indépendance, leur humeur farouche, leur répulsion à l’égard de l’étranger, furent plus forts que la politique des gouvernans, et l’on vit se renouveler les scènes tragiques qui avaient ensanglanté Caboul en 1839. Cinq semaines après son entrée à Caboul, le nouveau résident, Cavagnari, était massacré comme l’avait été son prédécesseur Burnes, avec toute son escorte. De nouveau il fallut diriger contre l’Afghanistan une expédition, qui fut la quatrième. Après une marche forcée à travers la passe du Kouroum, le général Roberts occupa Caboul ; l’émir Yacoub, soupçonné de complicité, dut abdiquer et fut interné dans l’Inde, et Abdurrhaman, petit-fils de Dost-Mohammed, proclamé officiellement, le 22 juillet 1880, au nom du gouvernement de Sa Majesté Britannique, en qualité d’émir d’Afghanistan.

Éclairé enfin par l’expérience, le gouvernement anglais renonça à la prétention d’avoir un résident anglais de race européenne à Caboul et se contenta de la présence d’un agent musulman. Mais toutes les autres clauses essentielles du traité de Gundamak furent maintenues, notamment celle qui visait le contrôle des relations extérieures de l’Afghanistan, et celle-ci dut être acceptée par Abdurrhaman avant son élévation au pouvoir. Dans la lettre qu’il adressait à ce dernier, alors qu’il briguait sa succession au trône, le général Roberts précisa nettement les conditions que mettait le gouvernement britannique à la reconnaissance d’Abdurrhaman et à l’entente avec lui. « En ce qui concerne, disait-il, la situation de l’émir de Caboul, vis-à-vis des puissances étrangères, étant bien entendu que le gouvernement de l’Inde n’admet aucun droit d’intervention de ces puissances en Afghanistan, et puisque la Russie et la Perse se sont engagées à s’abstenir de toute intervention politique dans les affaires de ce pays, il est manifeste que l’émir ne peut avoir de relations politiques avec une nation autre que l’Angleterre ; et si une puissance quelconque essayait d’intervenir en Afghanistan et dirigeait une agression non provoquée contre l’émir, le gouvernement anglais devrait, le cas échéant, repousser cette agression à la condition que l’émir se conforme, dans ses relations extérieures, aux avis du gouvernement anglais. »

Telles sont les obligations réciproques qui furent contractées alors par le gouvernement anglo-indien et l’État afghan. Elles furent scrupuleusement observées par Abdurrhaman tout le cours de son règne. D’autre part, le gouvernement anglo-indien ne lui ménagea pas son appui. Il l’aida tout d’abord à triompher de son rival, Eyoub-khan, le frère d’Yakoub, qui lui disputait le pouvoir. Maître d’Hérat, Eyoub, après avoir battu le général Burrow, près du fleuve Helmend, était venu assiéger Candahar et avait attaché à sa cause la moitié de l’Afghanistan. Le général Roberts se porta sur Candahar, débloqua la place le 21 juillet 1880, y fit reconnaître l’autorité d’Abdurrhaman et ne rentra dans l’Inde qu’après avoir rétabli l’ordre dans le pays. Dans une circonstance fort critique se rapportant à un incident de frontière, le gouvernement britannique prêta encore ses bons offices à l’émir. Poursuivant ses conquêtes dans l’Asie centrale, la Russie avait, après la prise de Khiva, étendu son pouvoir sur les Turcomans des steppes, puis sur la région comprise entre la mer Caspienne, l’Amou-Daria et l’Atrek, et occupé enfin Merv au commencement de janvier 1884. Elle prétendait en outre à la possession de tout le pays situé au Sud-Est de cette oasis jusqu’à Zulficar sur l’Hériroud et Bala-Mourghab sur le Mourghab, et l’émir, qu’appuyait la diplomatie anglaise, faisait valoir ses droits sur la région, quand le général Komaroff, brusquant la situation, pénétra sur le territoire en litige, battit les Afghans et s’empara du territoire contesté. Aussitôt le gouvernement britannique, interprétant à la lettre la clause du traité par laquelle il devait à l’émir assistance en cas d’agression non provoquée, fit entendre ses réclamations à Saint-Pétersbourg, activa ses armemens, concentra des troupes à la frontière afghane, et des négociations aboutirent au traité de Saint-Pétersbourg du 22 juillet-3 août 1887, qui fixa une y nouvelle frontière entre l’Afghanistan et la Russie. Si cet accord donna à cette dernière à peu près tout le territoire contesté, du moins l’Angleterre obtint-elle ici encore confirmation de la situation qu’elle tenait, de par les accords antérieurs, en Afghanistan.

Quelques années après d’ailleurs, un dernier règlement de frontière nécessité par des difficultés survenues du côté du Turkestan afghan vint compenser largement pour l’émir la perte du territoire perdu au midi de Merv. Cette fois, les Afghans avaient été les agresseurs. Malgré les stipulations du traité anglo-russe de 1872 qui avait fixé la limite entre l’Afghanistan et le khanat de Boukhara, vassal de la Russie, au cours de l’Amou-Daria, ces derniers, sans attendre qu’une commission eût fixé ces limites sur place, avaient, en 1883, franchi le fleuve et s’étaient emparés du Wakhan, du Chougnan et du Rochan. Par elle-même la région a peu de valeur ; la population y est très clairsemée sur d’immenses espaces : c’est tout au plus si on y compte 35 000 habitans, mais elle a une importance stratégique de premier ordre. C’est le plateau du Pamir, « le Toit du monde, » le nœud orographique de toute l’Asie, d’où s’irradient les cimes les plus altières du globe, le Korakorum, l’Himalaya, l’Hindou-Kouch, l’Altaï. Le possesseur du Pamir est le maître de tous les défilés qui conduisent dans cette direction dans l’Inde, l’Afghanistan, la Chine, le Turkestan et la Russie d’Asie.

On comprend l’intérêt majeur qu’avait la Russie à ne pas se laisser évincer d’une telle région. Pour mettre fin aux empiétemens afghans et fixer une fois pour toutes la frontière dans ces parages, elle entama des pourparlers à Londres. Au cours des négociations qui s’ensuivirent, elle fit preuve, du reste, de modération et de désintéressement. Malgré les clauses du traité de 1872 qui donnait à la Russie les territoires au nord de l’Oxus, à l’Afghanistan, ceux situés au midi de ce fleuve, l’Angleterre insistait pour que le Wakhan fût laissé à l’émir, de manière à rester maîtresse des passes et des défilés qui, à travers la chaîne de l’Hindou-Kouch, aboutissent dans le bassin de l’Indus. C’était demander à la Russie de renoncer à la possession du Petit-Pamir. Pourtant, celle-ci voulant montrer qu’elle n’avait aucune visée qui pût faire craindre pour la sécurité de l’Inde, se prêta de bonne grâce à une pareille cession, et ne se réserva que le Grand-Pamir. Aux termes de l’accord conclu le 11 mars 1895, le Chougnan et le Rochan firent retour à l’empire russe ; le Wakhan fut laissé à l’Afghanistan, sous la réserve toutefois qu’il serait neutralisé, qu’on n’y élèverait aucune fortification, qu’il n’y serait maintenu aucune troupe, de manière que cette bande de terrain jouât le rôle de tampon entre les deux grands empires.

De son côté, Abdurrhaman a rendu à l’Angleterre le plus signalé service en réalisant ce que n’avaient jamais pu faire ses quatre prédécesseurs sur le trône afghan, Chah-Soudja, Dost-Mohammed, Shere-Ali et Yacoub : il a organisé l’État afghan. Il sut obtenir l’obéissance des tribus pourtant si jalouses de leur demi-indépendance et si turbulentes. Il s’attacha en outre à se fortifier contre une attaque possible du dehors en élevant des travaux de fortification le long de la frontière russo-afghane. Hérat et plusieurs autres points de l’Afghanistan furent fortifiés sous la direction d’ingénieurs anglais. Le gouvernement de l’Inde, pour lui faciliter la mise en état de défense de cette région, ayant décidé de lui allouer une somme de deux millions qui fut portée à trois millions en 1893, à la suite de la mission de sir Mortimer Durand à Caboul et pour dédommager l’émir de la cession à l’empire anglo-indien de ses territoires à l’est des monts Souleïman, Abdurrhaman employa loyalement cet argent à organiser une armée et à l’approvisionner d’armes et de munitions.


V

Le dernier traité anglo-afghan et l’avenir des relations anglo-russes dans l’Asie Centrale.

À la mort d’Abdurrhaman survenue en 1901, le but poursuivi depuis un siècle par l’Angleterre, après bien des erreurs, des tâtonnemens et des fautes, était atteint. D’une part, l’Afghanistan était devenu un État organisé et armé ; d’autre part, il était subordonné dans ses relations extérieures à l’Angleterre, et cette subordination était reconnue par la Russie et par la Perse. Tout récemment un dernier accord est intervenu avec son successeur Habibulla. Lord Curzon qui, au cours de sa vice-royauté, avait déjà consolidé l’influence britannique dans le golfe Persique et ouvert le Thibet au commerce anglais, a voulu resserrer les liens d’amitié unissant l’Afghanistan à l’empire anglo-indien et a envoyé à Caboul une mission à la tête de laquelle était M. William Dane, secrétaire général de l’Inde pour les Affaires étrangères. Partie en décembre 1904, la mission, après avoir séjourné trois mois à Caboul, en a rapporté un traité aux termes duquel « Sa Majesté l’émir, par les présentes, s’engage à remplir les clauses des accords conclus par son père avec la Grande-Bretagne au sujet des affaires extérieures et intérieures de l’Afghanistan et à n’y contrevenir par aucune action et aucune promesse ; » et aussi par lequel « l’honorable William Dane confirme les accords conclus au sujet desdites affaires entre le gouvernement britannique et le père de Sa Majesté l’émir et promet de ne rien faire qui soit contraire à ces accords. » Sous ces termes, il faut entendre les accords conclus entre le gouvernement anglo-indien et Abdurrhaman au moment de l’accession au trône de ce dernier et lors de la mission de sir Mortimer Durand en 1893 à Caboul, accords par lesquels l’émir renonce à toutes relations extérieures avec une puissance étrangère et cède la partie de ses États au-delà de la chaîne occidentale des monts Souleïman, et la Grande-Bretagne s’engage à ne jamais s’immiscer dans les affaires intérieures de l’Afghanistan et à payer à l’émir un subside annuel de trois millions.

À la vérité, ce traité a causé un certain désappointement de l’autre côté du détroit parmi les partisans de la politique impériale et de l’expansion à outrance de l’empire britannique. Ceux-ci, escomptant des avantages plus substantiels, avaient espéré que la mission aurait pour résultat l’installation de résidens d’origine européenne à Hérat, à Candahar, à Mazar-i-Chérif, la nomination d’instructeurs anglais pour l’armée afghane, l’ouverture de voies de communication, chemins de fer et télégraphes à travers les États de l’émir. Le traité anglo-afghan ne faisant aucune allusion à ces désidérata, ils l’ont déclaré insuffisant et quelques-uns même ont conclu, dans ces conditions, à l’inutilité de la mission, en faisant remarquer qu’il n’y avait aucune urgence à obtenir de l’émir Habibulla une nouvelle confirmation des traités conclus par son père auquel il a succédé régulièrement, qu’une telle confirmation n’était nécessaire que dans le cas où un aventurier se serait frayé un chemin au trône et n’aurait pas été regardé comme lié par les engagemens pris par son prédécesseur.

Mais pour qui tient compte des données de l’histoire des relations du gouvernement anglo-indien et de l’Afghanistan, il est difficile de se placer à ce point de vue. Considéré en lui-même, le traité est d’abord une preuve du maintien et de la continuation des bons rapports qui existent entre le gouvernement anglo-indien et l’émir, et cette affirmation n’est pas faite pour déplaire à Londres et à Calcutta. Et pour ce qui est de l’installation d’agens européens en Afghanistan, il y a lieu de se demander si de telles mesures ne sont pas, à l’heure actuelle, prématurées et ne seraient pas la source de difficultés dans le présent et de complications dans l’avenir. L’installation de résidens européens auprès d’un souverain indigène n’est indiquée que dans un pays familiarisé déjà avec la civilisation européenne, où la population est de mœurs paisibles, où le pouvoir central est assez conscient des responsabilités qui lui incombent et surtout assez sûr de sa force pour assurer la sécurité du résident. L’histoire coloniale de l’Angleterre montre que, lorsque le gouvernement britannique ne s’est pas conformé à ces indications, s’en sont suivis les pires malheurs. En 1816, l’agent anglais nommé auprès du gouvernement du Népal fut massacré à Khatmandou. En 1820, le résident Lyall fut chassé de Madagascar, après avoir subi de telles épreuves qu’il demeura frappé d’aliénation mentale. Vers la même époque, à Kowéit, le résident anglais, qui venait de prendre possession de son poste, dut se retirer pour échapper aux vexations de la population arabe. En 1839, Burnes, et en 1881, Cavagnari étaient assassinés à Caboul. La leçon paraît avoir été comprise. L’Angleterre a agi sagement au Thibet en ne demandant pas l’installation d’un agent d’origine européenne ; et elle n’a pas voulu se payer le luxe d’une nouvelle expérience à Caboul, d’autant que si le gouvernement afghan est d’accord avec le gouvernement anglo-indien, la population indigène n’est pas entrée en contact avec la civilisation européenne. Sauf quelques médecins et quelques ingénieurs employés par les derniers émirs dans des conditions spéciales, aucun Européen n’a séjourné en Afghanistan. Aucun chemin de fer, aucune ligne télégraphique n’existe encore dans cet État qui est resté aussi isolé de l’Europe que l’a été jusqu’à ces dernières années le Thibet.

Avant d’établir des résidens de race anglaise en Afghanistan, il faut d’abord songer à ouvrir le pays aux Européens, et de ce point la mission s’est préoccupée. Bien que le traité qui vise exclusivement la situation générale respective de l’Afghanistan et de la Grande-Bretagne n’en fasse pas mention, d’autres questions ont été traitées à Caboul. « L’un des buts de la mission a dit M. Brodrick au Parlement britannique, a été d’entretenir des relations amicales avec l’émir, en ce qui concerne certaines questions subsidiaires. Ces questions sont la création d’un chemin de fer stratégique à Dakka, sur la frontière, en vue d’éviter les difficultés du passage de Khaïber et d’assurer une meilleure mobilisation des troupes, la façon dont l’émir peut user de son influence sur les tribus qui bordent la frontière nord-ouest, L’achat et l’importation d’armes en Afghanistan. Elles paraissent avoir été résolues dans le sens anglais, et déjà l’on annonce la mise à l’étude du chemin de fer de Peïchawer à Dakka.

Dans ces derniers temps d’ailleurs, les troupes de l’Inde ont reçu dans leur organisation des modifications profondes qui les mettent à même de rendre possible une marche rapide sur Caboul. Jusqu’en 1893, les forces militaires de l’Inde étaient réparties en trois armées, correspondant aux présidences du Bengale, de Madras et de Bombay. Ces trois groupemens, arbitrairement formés, étaient tout indépendans et avaient gardé leurs traditions et leurs usages locaux. En 1894, les premier, second et troisième corps d’année des Indes étaient réunis et l’on assurait, au moins dans le principe, l’unité d’administration et d’organisation sous l’autorité directe du commandant en chef. D’autre part, les forces éparses sur la frontière du Pendjab formaient un quatrième corps d’armée, fort de 75 515 hommes. Mais l’éparpillement du reste des troupes sur l’immense étendue de l’empire indien rendait problématique la concentration des 230 726 hommes de l’effectif total, au cas d’une agression venant du Nord. L’éparpillement des forces anglaises était d’autant plus fâcheux que l’ouverture de nouvelles voies ferrées dans le Turkestan russe a rendu plus facile cette éventuelle agression. L’ouverture de la ligne Merv-Kouchka, appendice stratégique de la ligne Ouzoun-Ada-Tachkent, s’arrête à proximité de Hérat, d’où une armée peut gagner le Séïstan, Candahar et le cours de l’Indus. D’autre part, la ligne nouvelle Orenbourg-Tachkent, se raccordant à Orenbourg avec le réseau général de l’empire, peut amener le 23e corps d’armée de Russie d’Europe à la frontière afghane, et, comme elle rejoint également le chemin de fer transcaspien, est en mesure d’y déverser le matériel roulant nécessaire venu du réseau général, tandis qu’auparavant le transcaspien était réduit à ses propres forces.

Nomme au commandement en chef de l’armée des Indes, lord Kitchener, en vue de remédier à cet état de choses, a exposé le 28 octobre 1904 un plan nouveau d’organisation et d’entraînement de l’armée des Indes. Ce plan doit avoir pour résultat d’augmenter les forces réparties sur la frontière du Nord-Ouest, sur les voies ferrées conduisant au pont de Sukkur, sur l’Indus, et de là à Quettah et à New-Chaman, et sur les diverses lignes donnant accès, du Sud-Est et du Sud-Ouest, à Rawal-Pindi, Peïchawer et Dera-Ismaïl-khan, et cela en vue de rendre possible une avance rapide vers Candahar, Caboul et les districts de l’Afghanistan septentrional pour parer à l’éventualité d’une marche en avant des Russes venant du Turkestan.

Certes, le plan de lord Kitchener se défend par la logique militaire, et il est bon de tout prévoir ; mais, depuis deux ans, des événemens ont surgi, qui ont modifié la situation générale en Asie. La guerre russo-japonaise a eu lieu, et ses résultats en même temps que le traité anglo-japonais du 12 août qui fait concourir les troupes japonaises à la défense de la frontière de l’Indus, rendent la menace du péril russe plus éloignée que jamais, si tant est que ce péril ait jamais réellement existé. D’ailleurs, les intérêts de la Russie et de l’Angleterre ne sont pas tellement opposés que ces deux États ne puissent vivre de l’un et de l’autre côté de l’Hindou-Kouch, sans que la sécurité de l’un exige comme nécessaire l’exclusion de l’autre de l’Asie. Beaucoup de bons esprits pensent que l’expansion russe n’a pas pour but nécessaire et défini la conquête de l’Inde, pas plus que la sécurité de l’Inde ne commande la conquête du Turkestan russe.

Suzeraine du khan de Béloutchistan, installée dans le district de Quetta, alliée de l’Afghanistan, maîtresse de Tchitral, du Siwistan, du Cafiristan et de la passe de Khaïber, l’Angleterre est désormais en possession des garanties stratégiques qu’elle déclarait indispensables à la sécurité de la voie terrestre de l’Inde, comme par l’annexion de l’Hadramaout, le protectorat récent de Kowéit, la prédominance de son influence à Mascate, elle s’est rendue maîtresse de la voie maritime. Elle est ainsi parvenue à son but qui était de dominer d’une manière exclusive les deux grandes routes de l’Inde. La Russie, de son côté, a, maintenant que la guerre avec le Japon est terminée, à développer dans ses possessions de l’Asie centrale une œuvre surtout économique, moins fertiles en conflits que les délimitations de frontière qui ont rempli les trente dernières années et dont l’ère aujourd’hui paraît close. Il est par conséquent possible autant que désirable d’arriver entre Russes et Anglais à une entente du genre de celle que viennent de négocier la France et l’Angleterre. L’idée seule d’une telle entente provoque d’ordinaire des deux parts des tempêtes de protestations. Ce n’est point un motif suffisant pour renoncer à la soutenir. Elle a en Angleterre et en Russie de chauds partisans. Les défenseurs qu’elle compte en France et qui considèrent le rapprochement anglo-russe comme aussi utile aux deux grandes nations qu’il unirait qu’à notre pays lui-même, restent fidèles à leur opinion. Le temps d’ailleurs semble travailler pour elle et orienter, de plus en plus résolument, les relations anglo-russes dans les voies de la conciliation. Depuis l’accord du 10 septembre 1885 qui mit fin à la crise violente provoquée par l’initiative du général Komaroff, ces relations n’ont jamais cessé de s’améliorer. L’affaire du règlement de frontières du Pamir a été résolue à l’amiable. À cette date, d’un commun accord, Anglais et Russes ont fixé la frontière entre l’Afghanistan et le Beloutchistan. Enfin, la question du Thibet, pas plus que le dernier traité anglo-afghan n’ont donné lieu à des incidens. Et si les Russes, avec leur ligne transcaspienne et ses embranchemens récens, arrivent jusqu’aux portes de Hérat, comme les Anglais, grâce au développement continu de la « frontière scientifique, » parviennent à celles de Candahar, l’attitude d’hostilité des deux peuples concurrens semble s’être apaisée plutôt qu’aigrie. La détente peut aboutir à une entente. C’est là une œuvre de longue haleine qui, à considérer le passé, semble invraisemblable et utopique, mais qui, dans le présent et surtout dans l’avenir, trouvera sa justification. Il est d’une sage politique d’y songer d’avance et d’y voir la future loi des relations anglo-russes en Asie centrale.


Rouire.